Nations Unies

CERD/C/101/D/64/2018

Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale

Distr. générale

25 août 2020

Français

Original : anglais

Comité pour l’élimination de la discrimination raciale

Décision adoptée par le Comité en vertu de l’article 14 de la Convention, concernant la communication no 64/2018 * , **

Communication présentée par :

M. T.

Victime(s) présumée(s) :

L’auteur

État partie :

Estonie

Date de la communication :

2 août 2018 (date de la lettre initiale)

Date de la décision :

6 août 2020

Objet :

Discrimination raciale due à la non‑inscription du patronyme sur les papiers d’identité

Question(s) de procédure :

Recevabilité ; épuisement des recours internes ; irrecevabilité ratione materiae ; griefs insuffisamment étayés

Question(s) de fond :

Discrimination fondée sur l’origine nationale ou ethnique

Article(s) de la Convention :

2 (par. 2)

1.L’auteur de la communication est M. T., ressortissant estonien d’origine russe, né en 1981. Il affirme que l’État partie a violé les droits qu’il tient du paragraphe 2 de l’article 2 de la Convention. L’Estonie a adhéré à la Convention le 21 octobre 1991 et fait la déclaration prévue à l’article 14 le 21 juillet 2010.

Rappel des faits présentés par l’auteur

2.1Le 27 juillet 2016, l’auteur a sollicité le renouvellement de sa carte d’identité auprès du Service de la police et des gardes frontière d’Estonie. Il a demandé que son patronyme figure sur sa nouvelle carte d’identité. Le 31 août 2016, le Service de la police et des gardes frontière a décidé d’établir une nouvelle carte d’identité sans y faire figurer le patronyme de l’auteur. Le rejet de la demande de l’auteur a été motivé par les dispositions légales en vigueur, qui disposent que seuls les nom et prénom sont inscrits sur les pièces d’identité. L’inscription du patronyme n’est pas prévue.

2.2Le 20 septembre 2016, l’auteur a saisi le tribunal administratif de Tallinn d’un recours, en demandant à celui-ci d’exiger du Service de la police et des gardes frontière qu’il lui délivre une carte d’identité indiquant son patronyme, et en renvoyant aux obligations souscrites par l’État partie au titre de l’article 11 de la Convention-cadre pour la protection des minorités nationales, du Conseil de l’Europe, ainsi qu’aux observations finales du Comité. Le 23 février 2017, le tribunal administratif de Tallinn a rejeté ce recours. Le 10 mars 2017, l’auteur a fait appel du jugement devant le tribunal de circuit de Tallinn. Le 15 novembre 2017, celui‑ci a débouté l’auteur. Les deux juridictions se fondent sur le raisonnement suivant : la législation interne, en particulier la loi relative à la dénomination des personnes et la loi sur les documents d’identité, ne prévoit pas la possibilité d’inscrire le patronyme sur la carte d’identité ; la Convention-cadre n’est pas directement applicable par les tribunaux et ne s’applique que dans la mesure où elle ne contredit pas le droit interne ; les recommandations du Comité ne sont pas contraignantes et ce sont les autorités nationales qui décident lesquelles elles appliquent. Le 27 novembre 2017, l’auteur a saisi la Cour suprême, qui l’a débouté le 12 février 2018.

2.3L’auteur affirme que ses ancêtres sont des vieux‑croyants russes arrivés sur le territoire de l’Estonie moderne au XVIIe siècle. Depuis trois siècles, les vieux‑croyants russes préservent leur langue et leur culture nationale sans être assimilés dans la population estonienne. Pour ces personnes, un nom complet sans patronyme réduit à néant leur identité nationale et porte atteinte à leur dignité nationale. Selon les traditions russes, l’absence de patronyme dans un nom complet est perçue comme un signe d’irrespect ; elle peut signifier que la personne appartient à une classe sociale inférieure, ou qu’elle est née de père inconnu.

Teneur de la plainte

3.Dans les griefs qu’il soumet au Comité, l’auteur affirme que le refus des autorités de l’État partie d’inscrire son patronyme sur ses papiers d’identité a constitué une violation des droits qu’il tient du paragraphe 2 de l’article 2 de la Convention.

Observations de l’État partie sur la recevabilité

4.1Le 12 avril 2019, l’État partie a présenté ses observations sur la recevabilité, en faisant valoir que la communication devrait être déclarée irrecevable au regard des alinéas b), c) et e) de l’article 91 du règlement intérieur du Comité.

4.2Renvoyant aux alinéas b) et c) de l’article 91, l’État partie soutient que l’auteur ne saurait être considéré comme victime d’une violation de l’un quelconque des droits énoncés dans la Convention et que la communication elle-même est incompatible avec les dispositions de cet instrument. L’auteur dénonce une violation des droits qu’il tient du paragraphe 2 de l’article 2 de la Convention et affirme que la non-inscription de son patronyme sur sa carte d’identité constitue une violation de son droit à l’identité, mais ne renvoie à aucune disposition essentielle de la Convention garantissant un tel droit. L’État partie note que la Convention ne consacre aucun droit particulier de faire inscrire un patronyme sur une carte d’identité.

4.3L’État partie souligne que la Convention-cadre pour la protection des minorités nationales invoquée par l’auteur ne relève pas du champ d’application de la Convention ni de la compétence du Comité. S’agissant des observations finales susmentionnées, on ne saurait déduire de la recommandation invitant l’État partie à faciliter l’utilisation des patronymes que le Comité a expressément prescrit d’adopter une loi prévoyant la mention du patronyme sur la carte d’identité. Le Comité invite l’État partie à faciliter l’utilisation des patronymes, notamment par des mesures administratives appropriées. L’État partie fait observer qu’il existe une différence entre la procédure de soumission de rapports au Comité et l’examen des communications émanant d’un particulier. Il rappelle que la Convention, même en son article 5, qui énumère notamment des droits politiques et civils, ne consacre aucun droit qui justifierait que l’auteur demande à bénéficier de mesures positives spéciales en application du paragraphe 2 de l’article 2 de la Convention. Par conséquent, la communication devrait être déclarée irrecevable ratione materiae.

4.4L’État partie ajoute que l’auteur n’a pas épuisé tous les recours internes utiles qui lui étaient ouverts. Étant donné que celui-ci conteste essentiellement la légalité, plutôt que l’interprétation faite par les tribunaux, de la loi relative à la dénomination des personnes et de la loi sur les papiers d’identité, sur la base desquelles la demande d’inscription de son patronyme a été rejetée, il avait la possibilité de déposer une requête au titre de la procédure de contrôle de constitutionnalité. Ce droit est prévu à l’article 15 de la Constitution, qui dispose que, lors de l’examen judiciaire d’une affaire qui la concerne, quiconque peut demander qu’une loi, une disposition législative ou une décision ou mesure administrative applicable soit déclarée inconstitutionnelle. Ce contrôle est effectué par la Chambre de la Cour suprême chargée du contrôle de constitutionnalité.

4.5Dans l’arrêt rendu le 6 juin 2017 dans l’affaire no 3-4-1-7-17, la Cour suprême a estimé qu’en application de la deuxième phrase de l’article 15 de la Constitution, une demande de contrôle de constitutionnalité visant une loi applicable ou une absence de réglementation et présentée dans le cadre d’une procédure en cours constituait un recours suffisamment efficace aux fins de la protection des droits fondamentaux. Dans l’arrêt rendu le 8 mars 2010 dans l’affaire no 3-3-1-98-09, la Cour suprême a considéré qu’un tribunal était tenu de prendre position sur toute demande de vérification de la constitutionnalité d’une disposition légale applicable présentée par une partie à la procédure. Il ressort de la jurisprudence de la Cour suprême que, si une partie à une procédure en cours demande à un tribunal de vérifier la constitutionnalité d’une disposition légale applicable, celui‑ci ne peut en faire abstraction.

4.6L’État partie décrit la procédure du contrôle de constitutionalité et précise qu’elle peut être engagée de deux manières. En application de l’article 15 de la Constitution, elle peut l’être à l’initiative d’une partie à la procédure. Selon les paragraphes 1 et 2 de l’article 9 de la loi sur la procédure de contrôle de constitutionnalité, si une juridiction de première instance ou d’appel, en statuant sur une affaire, exclut d’appliquer un acte législatif ou réglementaire ou un accord international applicable et déclare cet acte ou cet accord contraire à la Constitution, elle est tenue de transmettre son jugement ou son ordonnance à la Cour suprême. L’État partie note que de 2010 à 2017, la Cour suprême a reconnu l’inconstitutionnalité de dispositions légales ou de l’absence de réglementation dans 117 affaires judiciaires, ce qui montre clairement que le mécanisme de contrôle de constitutionnalité est une voie de recours disponible et efficace que l’auteur n’a pas épuisée.

Commentaires de l’auteur sur les observations de l’État partie

5.1Le 9 mai 2019, l’auteur a présenté ses commentaires sur les observations de l’État partie. Il fait observer que, dans sa communication, il a dénoncé la violation de ses droits. Il ne représente personne, et ne défend les intérêts d’aucun groupe dans une affaire qui ne le concerne pas personnellement (actio popularis). Par conséquent, l’affirmation de l’État partie selon laquelle la communication est contraire à l’article 91 b) du règlement intérieur du Comité est dénuée de fondement.

5.2En ce qui concerne l’argument de l’État partie selon lequel la communication est contraire à l’article 91 c) du règlement, l’auteur maintient qu’il est victime d’une violation du paragraphe 2 de l’article 2 de la Convention. Il conteste l’affirmation de l’État partie selon laquelle cette disposition ne garantit pas un droit à un nom complet reflétant l’origine d’une personne, notamment un droit au patronyme. Dans son rapport valant dixième et onzième rapports périodiques, qui devait être présenté au Comité en 2012, l’État partie a rendu compte de la manière dont il se conformait à l’article 2 de la Convention, notamment en indiquant qu’il avait ratifié et qu’il appliquait la Convention-cadre pour la protection des minorités nationales. On peut en déduire que l’article 2 de la Convention couvre les droits énoncés dans la Convention-cadre, en particulier le droit au patronyme. Il est impossible de dresser la liste complète des droits énoncés dans la Convention, mais le paragraphe 2 de l’article 2 fixe un tel cadre.

5.3L’auteur déclare que, dans ses observations finales sur la mise en œuvre de la Convention par l’Estonie, le Comité n’aurait pas recommandé à l’État partie de faciliter l’utilisation du patronyme par les minorités s’il n’avait pas eu compétence pour lui adresser pareille recommandation. L’existence de cette recommandation permet de conclure de manière incontestable que l’auteur a le droit de soumettre une communication au titre du paragraphe 2 de l’article 2 de la Convention.

5.4En ce qui concerne l’observation de l’État partie selon laquelle l’auteur n’a pas épuisé les recours internes comme l’exige l’article 91 e) du règlement intérieur, celui-ci soutient que seule la Constitution prévoit la possibilité de saisir la Cour suprême d’une demande de contrôle de constitutionnalité. Les codes de procédure, notamment le Code de procédure administrative, qui prévoit un mécanisme de dépôt de plainte, ne contiennent pas de dispositions en la matière. En outre, l’État partie n’a pas indiqué la disposition de la Constitution à laquelle dérogerait la loi relative à la dénomination des personnes. La Constitution ne garantit pas un droit au patronyme.

5.5L’auteur soutient en outre que, dans l’arrêt no 3-4-1-7-17, mentionné par l’État partie, la Cour suprême fait remarquer qu’elle n’accepte pas les requêtes émanant de particuliers si une autre procédure judiciaire est ouverte pour protéger les droits constitutionnels, même dans les cas où la personne touchée n’a pas recouru à cette autre procédure. La Cour suprême n’examine pas la conformité à la Constitution des décisions de justice déjà adoptées et n’intervient pas dans les procédures judiciaires en cours. Dans l’affaire no 3-4-1-7-17, la Cour suprême a rejeté la demande présentée par l’auteur au motif qu’en dernier ressort celui-ci aurait eu la possibilité de la saisir en tant que juridiction supérieure. L’auteur soutient que sa demande de contrôle de constitutionnalité ne serait donc pas acceptée.

5.6L’auteur affirme que, conformément à l’article 152 de la Constitution, c’est au tribunal appelé à statuer qu’il revient d’engager une procédure de contrôle de constitutionnalité. En l’espèce, les tribunaux n’ont rien fait de tel. Ils n’ont pas non plus informé l’auteur qu’il avait la possibilité de présenter une demande de contrôle de constitutionnalité. L’État partie tente par conséquent d’imputer à l’auteur des erreurs commises par les juridictions de première et de deuxième instances, qui ont appliqué non pas la Constitution ni les traités internationaux mais des lois contraires à ces textes.

5.7L’auteur soutient que la jurisprudence de la Cour suprême à laquelle l’État partie renvoie ne contient pas un seul exemple de cas dans lequel une procédure de contrôle de constitutionnalité a été engagée par un particulier. On peut en conclure que, contrairement à ce qu’affirme l’État partie, les demandes de contrôle de constitutionnalité émanant de particuliers ne sont pas acceptées. L’initiative d’engager une procédure de contrôle de constitutionnalité ne peut être prise que par un tribunal mais, en l’espèce, les tribunaux n’ont rien fait de tel, raison pour laquelle la présente communication a été soumise au Comité.

5.8L’auteur note que l’État partie renvoie à la jurisprudence de la Cour suprême concernant l’application directe de la Constitution et des traités internationaux par les tribunaux. À cet égard, il conteste la nécessité d’une demande de contrôle de constitutionnalité en tant que recours à épuiser, quand les tribunaux auraient pu appliquer directement la Constitution ou la Convention-cadre. Il soutient avoir invoqué un traité international devant les tribunaux, qui n’ont pas objecté à l’application directe de la Convention-cadre, mais ont au contraire mal interprété celle-ci.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

6.1Avant d’examiner toute plainte soumise dans une communication, le Comité doit déterminer si la communication est recevable au regard du paragraphe 7) a) de l’article 14 de la Convention.

6.2Le Comité prend note de l’argument tiré par l’État partie de l’article 91 b) du règlement intérieur du Comité selon lequel l’auteur ne dénonce la violation d’aucune disposition essentielle de la Convention et n’a donc pas la qualité de victime. Il note également les arguments soulevés par l’État partie, l’un au titre de l’article 91 c) du règlement intérieur, selon lequel la communication est irrecevable ratione materiae, l’autre au titre de l’article 91 e), selon lequel l’auteur n’a pas épuisé les recours internes. Il constate également que l’auteur se dit en désaccord avec les observations de l’État partie et affirme que l’impossibilité d’inscrire son patronyme sur sa pièce d’identité est constitutive de discrimination raciale.

6.3Le Comité note qu’il ressort clairement de la définition énoncée au paragraphe 1 de l’article premier de la Convention que l’un des éléments fondamentaux de la discrimination raciale est que celle-ci a pour but ou pour effet de détruire ou de compromettre la reconnaissance, la jouissance ou l’exercice, dans des conditions d’égalité, des droits de l’homme ou des libertés fondamentales dans les domaines politique, économique, social et culturel ou dans tout autre domaine de la vie publique. Il est donc nécessaire de déterminer si les droits de l’auteur dans le domaine de la vie publique ont été bafoués et, dans l’affirmative, quels sont les droits ou les libertés qui ont été violés lorsque l’auteur s’est vu opposer l’impossibilité d’inscrire son patronyme sur sa carte d’identité. Cela amène le Comité à examiner le premier argument de l’État partie, soulevé au titre de l’article 91 b) du règlement intérieur, selon lequel l’auteur n’a pas précisé quel droit protégé par la Convention avait été violé en l’espèce.

6.4Le Comité note que l’auteur appartient à la minorité russe, plus précisément, celle des vieux-croyants russes, pour qui le patronyme constitue une partie essentielle du nom. Il prend note de l’argument de l’auteur, qui soutient qu’en n’inscrivant pas son patronyme sur ses papiers d’identité, l’État partie réduit à néant son droit à une identité nationale et porte atteinte à sa dignité nationale, en sa qualité de membre de la communauté des vieux‑croyants. Parallèlement, le Comité note qu’au-delà de cet argument général, l’auteur n’a pas fourni d’exemples concrets montrant que l’absence de patronyme sur la carte d’identité l’empêchait d’exercer ses droits dans le domaine de la vie publique dans des conditions d’égalité avec les autres ressortissants de l’État partie. L’auteur n’a pas non plus fourni d’exemples concrets des effets négatifs que l’absence de patronyme sur les papiers d’identité officiels a eus sur ses relations privées au sein de la minorité russe et en particulier avec les vieux-croyants russes.

6.5Au vu de ce qui précède, le Comité estime que l’auteur n’a pas donné d’indications suffisantes pour démontrer qu’il était victime de discrimination raciale. Il considère que l’auteur n’a pas suffisamment établi quels étaient les droits énoncés dans la Convention dont il dénonçait la violation, comme l’exige l’article 91 b) du règlement intérieur. Il déclare donc la communication irrecevable au regard du paragraphe 1 de l’article 14 de la Convention. À la lumière de cette conclusion, le Comité décide qu’il n’est pas nécessaire d’examiner d’autres motifs d’irrecevabilité soulevés par l’État partie.

7.Par conséquent, le Comité pour l’élimination de la discrimination raciale décide :

a)Que la communication est irrecevable ;

b)Que la présente décision sera communiquée à l’État partie et à l’auteur.