Nations Unies

CCPR/C/127/D/2724/2016

Pacte international relatif aux droits civils et politiques

Distr. générale

10 décembre 2019

Français

Original : anglais

Comité des droits de l’homme

Constatations adoptées par le Comité au titre de l’article 5 (par. 4) du Protocole facultatif, concernant la communication no 2724/2016*,**

Communication présentée par  :

Konstantin Zhukovsky (non représenté par un conseil)

Victime(s) présumée(s) :

L’auteur

État partie  :

Bélarus

Date de la communication  :

21 septembre 2015 (date de la lettre initiale)

Références  :

Décision prise en application de l’article 97 du règlement intérieur du Comité, communiquée à l’État partie le 9 février 2016 (non publiée sous forme de document)

Date de s constatations :

8 novembre 2019

Objet  :

Liberté de répandre des informations ; infliction d’une amende pour participation à une réunion pacifique

Question(s) de procédure  :

Épuisement des recours internes ; défaut de coopération de l’État partie

Question(s) de fond  :

Liberté d’expression

Article(s) du Pacte  :

2 (par. 2 et 3), 19 et 21

Article(s) du Protocole facultatif  :

2 et 5 (par. 2 b))

1.L’auteur de la communication est Konstantin Zhukovsky, de nationalité bélarussienne, né en 1975. Il affirme que l’État partie a violé les droits qu’il tient de l’article 19, lu conjointement avec les paragraphes 2 et 3 de l’article 2, et l’article 21 du Pacte. Le Protocole facultatif est entré en vigueur pour le Bélarus le 30 décembre 1992. L’auteur n’est pas représenté par un conseil.

Exposé des faits

2.1Le 25 novembre 2014, l’auteur, en compagnie d’une autre personne, filmait un piquet que tenait, sur la place principale de la ville de Svetlogorsk, une personne en fauteuil roulant, qui brandissait une banderole portant le slogan « Halte au mépris de la loi » pour protester contre les violations des droits des personnes handicapées. L’auteur avait aidé la personne handicapée à organiser l’événement et à transporter la banderole. Au moment où la personne handicapée était appréhendée par des policiers, l’auteur a quitté le lieu du piquet. Un procès-verbal administratif a néanmoins été dressé contre lui et il a été inculpé de participation à une manifestation de masse non autorisée en violation de l’article 23.34 du Code des infractions administratives du Bélarus, sur la base de la loi sur les manifestations publiques du 30 décembre 1997.

2.2Le 23 janvier 2015, le tribunal de district de Svetlogorsk a constaté que l’auteur avait violé les articles 2, 9 et 10 de la loi sur les manifestations publiques, qui exige une autorisation préalable pour l’organisation d’une réunion. Le tribunal a relevé que la demande préalable présentée par la personne handicapée en vue de tenir un piquet dans le centre-ville avait été rejetée sur la base de la décision no 494 du Comité exécutif du district de Svetlogorsk, qui indique l’endroit précis de la ville où peuvent se tenir des rassemblements pacifiques. Le tribunal a établi que l’auteur avait aidé la personne handicapée à organiser l’événement non autorisé, l’a déclaré coupable d’une infraction administrative sur le fondement de l’article 23.34 du Code des infractions administratives, et l’a condamné à une amende de 900 000 roubles biélorusses.

2.3Le 30 janvier 2015, l’auteur a interjeté appel auprès du tribunal régional de Gomel. Dans sa plainte, il fait valoir que la Constitution du Bélarus donne la primauté aux principes de droit international universellement reconnus et garantit la conformité des lois nationales avec ces principes. La Constitution, en ses articles 23, 33 et 34, garantit la liberté d’expression et de réunion pacifique et impose des limites à ces droits, uniquement s’ils constituent une menace pour la sécurité nationale, l’ordre public, la santé ou les droits et libertés d’autrui. Selon l’auteur, rien de tout cela n’était pertinent en l’espèce. Dans ce contexte, l’auteur soutient que la décision par laquelle le tribunal de district a constaté qu’il avait enfreint la loi sur les manifestations publiques était incompatible avec la Constitution et avec les articles 19 et 21 du Pacte.

2.4Le 20 février 2015, le tribunal régional de Gomel a rejeté l’appel interjeté par l’auteur et a confirmé la décision du tribunal de première instance. Les 3 mars, 27 mars et 6 juin 2015, respectivement, l’auteur a saisi le Président du tribunal régional de Gomel, le Président de la Cour suprême et le Procureur général du Bélarus d’un recours au titre de la procédure de contrôle. Ces recours ont été rejetés les 26 mars, 12 mai et 18 août 2015 respectivement. L’auteur affirme qu’il a ainsi épuisé tous les recours internes.

Teneur de la plainte

3.1L’auteur dénonce une violation du droit à la liberté d’expression reconnu à l’article19, lu conjointement avec les paragraphes 2 et 3 de l’article 2 du Pacte, faisant valoir qu’il a été condamné à une amende pour avoir filmé un piquet qui ne constituait pas une menace pour la sécurité nationale, l’ordre public, la santé ou les droits et libertés d’autrui.

3.2L’auteur renvoie à l’article 8 de la Constitution, qui dispose que le Bélarus reconnaît la primauté des principes de droit international universellement reconnus et veille à la conformité des lois avec ces principes. Il affirme que le Bélarus a fait primer sa législation nationale sur les obligations internationales découlant du Pacte, en violation des articles 26 et 27 de la Convention de Vienne sur le droit des traités, qui dispose qu’un État partie ne peut invoquer les dispositions de son droit interne pour justifier un manquement.

3.3L’auteur argue que la loi sur les manifestations publiques et son application devraient être mises en conformité avec les obligations internationales incombant au Bélarus en vertu des articles 19 et 21 du Pacte.

Observations de l’État partie sur la recevabilité

4.1Le 22 juillet 2016, l’État partie a contesté la recevabilité de la communication au motif que l’auteur n’avait pas épuisé les recours internes. À cet égard, l’État partie fait observer que, après le rejet de son recours par le Vice-Président de la Cour suprême, l’auteur aurait dû saisir le Président de la Cour suprême d’une nouvelle demande de réexamen, ce recours n’étant pas soumis à prescription.

4.2L’État partie affirme que les droits garantis à l’auteur par l’article 19 du Pacte n’ont pas été violés, et que la législation nationale en vigueur régissant les manifestations de masse crée les conditions de la réalisation des droits et libertés constitutionnels des citoyens du Bélarus et assure la sécurité et l’ordre publics dans les manifestations. L’État partie fait observer que les restrictions à ce droit sont prévues dans la législation nationale et sont conformes à celles qui sont prescrites dans le Pacte, c’est-à-dire nécessaires au respect des droits ou de la réputation d’autrui, ainsi qu’à la protection de la sécurité nationale, de l’ordre public, et de la santé ou de la moralité publiques.

Commentaires de l’auteur sur les observations de l’État partie concernant la recevabilité

5.1Le 30 août 2016, l’auteur a fait part de ses commentaires sur les observations de l’État partie. Il indique qu’il a fait appel des décisions rendues en saisissant le Président de la Cour suprême dans le cadre de la procédure de contrôle, mais que ce recours a été rejeté par le Vice-Président. Dans ce contexte, il fait valoir que l’État partie n’a pas expliqué lequel des cinq Vice-Présidents aurait dû être saisi pour que le recours soit examiné par le Président de la Cour. L’auteur dit qu’il ne considère pas la procédure de contrôle comme un recours utile et ajoute que la législation nationale n’autorise pas les particuliers à saisir la Cour constitutionnelle.

5.2Le 22 septembre 2016, l’auteur a présenté des commentaires supplémentaires, dans lesquels il indique qu’en réponse aux observations de l’État partie, il a de nouveau saisi le Président de la Cour suprême d’un recours dans le cadre de la procédure de contrôle. Ce recours a été rejeté sans être examiné le 12 septembre pour cause de prescription, contrairement à ce que l’État partie avait dit dans ses observations. L’auteur affirme donc qu’il a épuisé tous les recours internes disponibles, y compris dans le cadre de la procédure de contrôle.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

6.1Avant d’examiner tout grief formulé dans une communication, le Comité des droits de l’homme doit, conformément à l’article 97 de son règlement intérieur, déterminer si la communication est recevable au regard du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.

6.2Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément au paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif, que la même question n’était pas déjà en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

6.3Le Comité prend note de l’argument de l’État partie selon lequel l’auteur n’a pas demandé de réexamen par le Président de la Cour suprême des décisions des tribunaux internes. À cet égard, le Comité considère que le dépôt auprès du président d’un tribunal d’une demande au titre de la procédure de contrôle visant des décisions judiciaires devenues exécutoires, dont l’issue dépend du pouvoir discrétionnaire d’un juge, constitue un recours extraordinaire et que l’État partie doit montrer qu’il y a des chances raisonnables qu’une telle demande assurerait un recours utile dans les circonstances de l’espèce. Le Comité prend note en outre de l’argument de l’auteur qui affirme qu’il a bel et bien fait appel, sans succès, de ces décisions dans le cadre de la procédure de contrôle, auprès du Président du tribunal régional de Gomel, du Président de la Cour suprême et du Procureur général du Bélarus, et qu’il a fourni tous les éléments pertinents à cet égard. Le Comité observe que, en l’espèce, l’auteur a épuisé tous les recours internes disponibles, ainsi que la procédure de contrôle, et considère donc qu’il n’est pas empêché par les dispositions du paragraphe 2 b) de l’article 5 du Protocole facultatif d’examiner la présente communication.

6.4Le Comité prend également note du grief de l’auteur qui affirme que les droits qu’il tient de l’article 19, lu conjointement avec le paragraphe 2 de l’article 2 du Pacte, ont été violés. Le Comité renvoie à sa jurisprudence, selon laquelle les dispositions de l’article énoncent une obligation générale à la charge des États parties et ne peuvent pas être invoquées isolément dans une communication présentée en vertu du Protocole facultatif. Il considère également que les dispositions de l’article 2 ne peuvent pas être invoquées dans une communication soumise en vertu du Protocole facultatif en conjonction avec d’autres articles du Pacte, sauf lorsque le non-respect par l’État partie de ses obligations au titre de l’article 2 est la cause immédiate d’une violation distincte du Pacte portant directement atteinte à la personne qui se dit victime. Le Comité note toutefois que l’auteur a déjà allégué une violation des droits consacrés à l’article 19, résultant de l’interprétation et de l’application des lois en vigueur dans l’État partie, et considère que l’examen d’une violation des obligations générales de l’État partie au titre du paragraphe 2 de l’article 2 du Pacte lu conjointement avec l’article 19 n’est pas différent de l’examen d’une violation des droits que l’auteur tient de l’article 19 du Pacte. En conséquence, le Comité considère que les griefs que l’auteur tire de l’article 19, lu conjointement avec le paragraphe 2 de l’article 2 du Pacte, sont incompatibles avec l’article 2 du Pacte et, dès lors, irrecevables au regard de l’article 3 du Protocole facultatif.

6.5Le Comité considère également que l’auteur n’a pas étayé les griefs qu’il tire de l’article 19, lu conjointement avec le paragraphe 3 de l’article 2 du Pacte, et déclare dès lors cette partie de la communication irrecevable.

6.6Le Comité considère que l’auteur a suffisamment étayé, aux fins de la recevabilité, les griefs soulevés au titre de l’article 19 du Pacte.

6.7Le Comité considère que, bien que l’auteur, qui n’est pas représenté par un conseil, n’ait pas, dans le résumé de sa communication, dénoncé de violation de l’article 21 du Pacte, les allégations qu’il fait dans le corps de sa plainte font apparaître une violation potentielle de cet article, dans le cadre de la participation de l’auteur à un rassemblement pacifique. Ce dernier a été inculpé, par l’État partie, d’une infraction à la loi sur les manifestations publiques, et il a expressément dénoncé la violation de l’article 21 devant les tribunaux nationaux. L’État partie dit dans ses observations que les droits de l’auteur ont été soumis aux restrictions prévues par la législation nationale sur les manifestations publiques. Par conséquent, le Comité considère que l’auteur a suffisamment démontré l’existence d’un grief relevant de l’article 21 et procède à l’examen au fond.

Examen au fond

7.1Conformément au paragraphe 1 de l’article 5 du Protocole facultatif, le Comité des droits de l’homme a examiné la présente communication en tenant compte de toutes les informations que lui ont communiquées les parties.

7.2Le Comité note que l’auteur affirme que les tribunaux n’ont pas expliqué en quoi la restriction de son droit à la liberté d’expression était justifiée par l’un au moins des critères énoncés au paragraphe 3 de l’article 19 du Pacte. Il note également que l’auteur affirme qu’en l’absence d’une telle justification, les droits qu’il tient de l’article 19 du Pacte ont été violés.

7.3Le Comité renvoie à ce sujet à son observation générale no 34 (2011) sur la liberté d’opinion et la liberté d’expression, dans laquelle il affirme notamment que la liberté d’expression est essentielle pour toute société et constitue le fondement de toute société libre et démocratique. Il fait observer que le paragraphe 3 de l’article 19 du Pacte autorise l’application de restrictions à la liberté d’expression, y compris à la liberté de répandre des informations et des idées, dans la seule mesure où ces restrictions sont fixées par la loi et sont nécessaires : a) au respect des droits ou de la réputation d’autrui ; ou b) à la sauvegarde de la sécurité nationale, de l’ordre public, de la santé ou de la moralité publiques. Enfin, aucune restriction de la liberté d’expression ne doit avoir une portée trop large : elle doit constituer le moyen le moins perturbateur parmi ceux qui pourraient permettre d’obtenir le résultat recherché, et doit être proportionnée à l’intérêt à protéger. Le Comité rappelle que c’est à l’État partie qu’il incombe de démontrer que les restrictions imposées aux droits que l’auteur tient de l’article 19 du Pacte étaient nécessaires et proportionnées. En l’absence de toute explication de la part de l’État partie, le Comité conclut que les droits garantis à l’auteur par le paragraphe 2 de l’article 19 du Pacte, ont été violés.

7.4Le Comité rappelle que le droit de réunion pacifique, garanti par l’article 21 du Pacte, est un droit de l’homme fondamental. Il est essentiel à l’expression publique des points de vue et des opinions de chacun et indispensable dans une société démocratique. Ce droit comprend la possibilité d’organiser, collectivement, une réunion pacifique dans un lieu public ou d’y participer. Les organisateurs d’une réunion ont, en règle générale, le droit de choisir un lieu qui soit à portée de vue et à portée de voix du public ciblé, et l’exercice de ce droit ne peut faire l’objet que des seules restrictions : a) imposées conformément à la loi ; b) qui sont nécessaires dans une société démocratique, dans l’intérêt de la sécurité nationale, de la sûreté publique, de l’ordre public ou pour protéger la santé ou la moralité publiques, ou les droits et les libertés d’autrui. Lorsqu’il impose des restrictions afin de concilier le droit de réunion d’un particulier avec les éléments d’intérêt général précités, un État partie doit s’efforcer de faciliter l’exercice de ce droit plutôt que de s’employer à le restreindre par des moyens qui ne sont ni nécessaires ni proportionnés. L’État partie est donc tenu de justifier la limitation du droit garanti à l’article 21 du Pacte.

7.5Le Comité observe que l’auteur a été sanctionné pour avoir participé à un piquet organisé pour défendre les droits des personnes handicapées. Le tribunal de district a conclu que l’auteur avait aidé à organiser le rassemblement. Ni l’État partie ni les juridictions internes n’ont fourni d’explications sur la manière dont la restriction imposée à l’auteur était justifiée au regard des conditions de nécessité et de proportionnalité énoncées à l’article 21.En l’espèce, le Comité doit déterminer si les restrictions imposées au droit à la liberté de réunion de l’auteur sont justifiées au regard de l’un quelconque des critères énoncés dans la deuxième phrase de l’article 21 du Pacte. Il relève, à la lumière des informations disponibles dans le dossier, que les autorités de l’État partie et les tribunaux nationaux n’ont fourni aucune justification ou explication quant à la manière dont, dans la pratique, le fait de sanctionner la participation de l’auteur au rassemblement pacifique était une restriction légitime au sens de l’article 21 du Pacte.

7.6En l’absence de toute explication de l’État partie sur cette question, le Comité conclut que, en l’espèce, l’État partie a violé les droits garantis à l’auteur par l’article 21 du Pacte.

7.7Le Comité des droits de l’homme, agissant en vertu du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif, considère que les faits dont il est saisi font apparaître une violation, par l’État partie, des droits que l’auteur tient des articles 19 et 21 du Pacte.

8.Conformément au paragraphe 3 a) de l’article 2 du Pacte, l’État partie est tenu d’assurer à l’auteur un recours utile. Il a l’obligation d’accorder une réparation intégrale aux individus dont les droits garantis par le Pacte ont été violés. En conséquence, l’État partie est tenu, entre autres, de prendre les mesures nécessaires pour rembourser à l’auteur toutes les dépenses qu’il a engagées et pour lui verser une indemnisation appropriée. Il est en outre tenu de prendre toutes les mesures nécessaires pour que des violations analogues ne se reproduisent pas, notamment en revoyant sa législation et l’application de celle-ci, afin d’assurer leur compatibilité avec l’obligation qui lui incombe d’adopter des mesures propres à donner effet aux droits reconnus par les articles 19 et 21.

9.Étant donné qu’en adhérant au Protocole facultatif, l’État partie a reconnu que le Comité a compétence pour déterminer s’il y a ou non violation du Pacte et que, conformément à l’article 2 du Pacte, il s’est engagé à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant de sa juridiction les droits reconnus dans le Pacte et à assurer un recours utile et une réparation exécutoire lorsqu’une violation a été établie, le Comité souhaite recevoir de l’État partie, dans un délai de cent quatre-vingts jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet aux présentes constatations. L’État partie est invité en outre à rendre celles-ci publiques et à les diffuser largement dans ses langues officielles.