Nations Unies

CCPR/C/123/D/2274/2013/Rev.1

Pacte international relatif aux droits civils et politiques

Distr. générale

22 octobre 2018

Français

Original : anglais

Comité des droits de l’homme

Constatations révisées adoptée par le Comité au titre de l’article 5 (par.4) du Protocole facultatif, concernant la communication no 2274/2013 * , ** , ***

Communication présentée par :

Seyma Türkan (non représentée par un conseil)

Au nom de :

Seyma Türkan

État partie :

Turquie

Date de la communication :

26 juin 2012 (date de la lettre initiale)

Références :

Décision prise en application de l’article 97 du règlement intérieur du Comité, communiquée à l’État partie le 19 juillet 2013 (non publiée sous forme de document)

Date des constatations :

17 juillet 2018

Objet :

Refus d’admission à l’université de l’auteure, qui portait une perruque en remplacement d’un foulard

Question(s) de procédure :

Défaut de fondement des griefs

Question(s) de fond :

Absence de recours utiles ; discrimination fondée sur le sexe ; procès équitable ; liberté de religion ; participation à la direction des affaires publiques

Article(s) du Pacte :

2, 3, 14, 18, 25 et 26

Article(s) du Protocole facultatif :

2 et 3

1.L’auteure de la communication est Seyma Türkan, de nationalité turque, née en 1987. Elle affirme que la Turquie a violé les droits qu’elle tient des articles 2, 3, 14, 18, 25 et 26 du Pacte. Le Protocole facultatif est entré en vigueur pour la Turquie le 24 février 2007. L’auteure n’est pas représentée par un conseil.

Exposé des faits

2.1L’auteure est une musulmane qui porte un foulard couvrant son cou et ses cheveux, conformément à ses convictions religieuses. En 2006, elle a réussi le concours d’entrée à l’université (examen de sélection et de répartition des étudiants) à l’issue duquel les diplômés de fin d’études secondaires sont affectés à un établissement universitaire en fonction de leur classement. Elle était en droit de s’inscrire à l’école des sciences économiques et administratives de l’université Kahramanmaraş Sütçü İmam. Pour passer le concours d’entrée à l’université, l’auteure avait mis une perruque pour couvrir ses cheveux. Bien que cela ait provoqué chez elle un sentiment d’infériorité et d’inconfort, elle n’avait pas le choix puisque le règlement du concours interdisait l’entrée dans la salle d’examen des candidates portant un foulard.

2.2Le 9 mai 2006, l’auteure a réglé ses frais de scolarité et s’est rendue à l’université pour les formalités d’inscription. Elle a de nouveau mis une perruque. Deux administrateurs de l’enseignement ont successivement refusé de l’inscrire, au motif que le Président de l’université avait donné pour instructions de refuser l’inscription d’étudiantes portant une perruque et que l’auteure refusait d’enlever la sienne. L’auteure insiste sur le fait qu’elle avait alors exactement la même apparence que lorsqu’elle avait été autorisée à se présenter au concours d’entrée, c’est-à-dire qu’elle avait le cou dégagé mais les cheveux cachés sous la perruque. Elle n’a pas pu rencontrer le chef du service des inscriptions comme elle le demandait.

2.3Le 7 septembre 2006, l’école a refusé la demande du père de l’auteure concernant l’inscription de sa fille, faisant valoir que les étudiants de l’enseignement supérieur devaient respecter les prescriptions réglementaires fondées sur les décisions des juridictions supérieures relatives à l’apparence. Le 4 octobre 2006, après avoir reçu de l’université une proposition de remboursement de ses frais de scolarité, l’auteure a répondu qu’elle refusait cette proposition et demandait à être inscrite.

2.4Le 21 octobre 2006, l’auteure a engagé une action devant le deuxième tribunal administratif de Gaziantep. Elle a également demandé un sursis à l’exécution de la décision de l’université. Elle faisait valoir qu’aucune disposition légale n’interdisait expressément le port d’une perruque, et que les instructions données oralement par le recteur étaient donc arbitraires puisque l’université voyait dans le fait qu’elle porte une perruque une intention religieuse. L’auteure affirmait qu’elle avait été victime de discrimination concernant son droit à l’éducation puisque, après avoir été reçue au concours d’entrée, elle s’était vu refuser l’accès à l’université sous le seul prétexte que ses cheveux n’étaient pas visibles.

2.5Le 20 février 2007, le deuxième tribunal administratif de Gaziantep a rejeté la demande de sursis à l’exécution de la décision. Le 16 avril 2007, l’auteure a présenté au tribunal des arguments supplémentaires, affirmant qu’elle n’avait pas reçu copie des pièces présentées en défense par l’université, ce qui portait atteinte à son droit à un procès équitable. Elle affirmait que les coupures de presse produites par l’université contenaient une photo d’elle portant un foulard qui avait été prise le lendemain de sa tentative d’inscription à l’université et ne correspondait donc pas à l’apparence qu’elle avait lorsqu’elle s’était présentée à l’université. L’auteure soutenait aussi que, conformément aux articles 13 et 42 de la Constitution, un droit fondamental comme le droit à l’éducation ne pouvait être restreint que par la loi.

2.6Le 7 décembre 2007, le deuxième tribunal administratif de Gaziantep a rejeté le recours de l’auteure. Il s’est référé à l’arrêt rendu par la Cour constitutionnelle le 9 avril 1991 concernant l’interprétation de l’article 17 provisoire de la loi relative à l’enseignement supérieur (loi no 2547), dans lequel la Cour avait déclaré que « [d]ans les établissements de l’enseignement supérieur, se couvrir le cou et les cheveux avec un voile ou un foulard pour des raisons de conviction religieuse est contraire aux principes de laïcité et d’égalité. ».

2.7Le 14 mars 2008, l’auteure a soumis un recours au Conseil d’État, faisant valoir que le tribunal administratif de Gaziantep avait commis une erreur sur les faits, vu qu’il était dit dans sa décision que l’auteure portait un foulard lorsqu’elle avait demandé son inscription, alors qu’elle portait en fait une perruque. L’auteure soulignait aussi que le tribunal avait déduit du fait qu’elle portait une perruque une intention de sa part de contourner le principe de laïcité, alors qu’elle n’avait en réalité jamais exprimé une telle intention, et que la décision de refuser son inscription devait donc être considérée comme arbitraire. L’auteure estimait que ses droits à l’éducation, à la liberté d’expression, à la liberté de religion et au respect de la vie privée, qui lui étaient garantis par le Pacte et par la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes, avaient été violés.

2.8Le 20 avril 2011, l’auteure a été informée que, le 2 mars 2011, la huitième chambre du Conseil d’État avait rejeté son recours sans plus d’explication. Selon l’article 155 1) de la Constitution turque de 1982, le Conseil d’État est l’instance d’examen en dernier ressort des décisions et jugements rendus par les tribunaux administratifs.

Teneur de la plainte

3.1L’auteure soutient que l’État partie a violé les droits qu’elle tient des articles 2, 3, 14, 18, 25 et 26 du Pacte.

3.2S’agissant de l’article 18 du Pacte, l’auteure fait valoir que la restriction de sa liberté de religion n’était pas prévue par la loi, car aucune disposition légale n’interdit officiellement le port du foulard dans l’État partie. Elle soutient que l’on ne peut attribuer aucune signification particulière au port d’une perruque, mais que l’université et les juridictions internes y ont néanmoins vu une intention religieuse, voire politique, de sa part. Elle a insisté sur le fait qu’en couvrant ses cheveux, elle n’essayait pas de contester la laïcité dans l’État partie, ni d’exprimer aucune revendication. Lui interdire de s’inscrire à l’université ne peut passer pour une mesure visant à atteindre un objectif légitime au sens de l’article 18, tout comme le port d’une perruque ne peut être censé représenter une menace pour la sécurité, l’ordre et la santé publique ou pour la morale, et l’auteure ne peut être accusée de porter atteinte aux droits d’autrui, étant donné que sa perruque lui donne une apparence totalement naturelle.

3.3L’auteure allègue une discrimination de l’État partie à son égard, fondée sur son sexe et sa religion. Elle soutient que bien qu’elle ait été reçue au même concours que celui passé par des garçons ayant les mêmes convictions religieuses, elle n’a même pas été autorisée, pendant cinq ans, à entrer à l’université. Vu qu’il n’existait aucune autre possibilité pour elle de faire des études supérieures, elle a dû rester chez elle. L’auteure souligne que l’interdiction du port du foulard touche de manière disproportionnée les musulmanes et entraîne des inégalités en matière d’accès à l’éducation, l’emploi et la participation à la vie publique. Elle affirme aussi que les tribunaux sont inefficaces pour ce qui est de protéger contre la discrimination les femmes portant un foulard, parce qu’ils sont influencés par le Gouvernement et l’armée, et s’appuient sur la jurisprudence de la Cour constitutionnelle. L’auteure allègue une violation par l’État partie des articles 2, 3, 25 et 26 du Pacte.

3.4L’auteure allègue une violation par l’État partie de l’article 14 du Pacte. Elle fait valoir que les pièces que l’université a soumises à titre de preuves au tribunal administratif ne lui avaient pas été communiquées avant l’audience, en violation de son droit à se défendre. Elle affirme par ailleurs que les tribunaux n’ont pas répondu à ses allégations relatives à la violation des droits que lui garantit le Pacte et que la procédure a excédé une durée raisonnable puisqu’il a fallu cinq ans au Conseil d’État pour se prononcer sur son recours.

Observations de l’État partie sur la recevabilité et sur le fond

4.1Dans une note verbale du 20 janvier 2014, l’État partie a présenté ses observations sur la communication, exposant les faits de la cause et les dispositions constitutionnelles pertinentes. L’État partie affirme que l’inscription de l’auteure a été refusée par l’université conformément aux dispositions légales en vigueur et aux arrêts de la Cour constitutionnelle, qui ont un effet contraignant. L’agent du service des inscriptions a prié l’auteure de se conformer à la réglementation en vigueur relative à la tenue vestimentaire et à l’apparence, et de retirer la perruque qu’elle portait à des fins religieuses. L’auteure n’ayant pas obtempéré, sa demande d’inscription a été rejetée. Le respect de la législation nationale relative à la tenue vestimentaire et à l’apparence, élaborée sur la base des décisions des juridictions supérieures, était l’une des conditions énoncées sous la rubrique « Conditions d’inscription » du « Guide 2006 du système de sélection et de répartition des étudiants, des programmes et des quotas ». La légalité de la mesure administrative a été confirmée par le deuxième tribunal administratif de Gaziantep dans une décision du 7 décembre 2007. Le tribunal a estimé que les règlements relatifs à la tenue vestimentaire et à l’apparence adoptés par les établissements d’enseignement supérieur conformément à la loi no 2547 avaient un caractère obligatoire.

4.2L’État partie précise que la loi no 2547 a été modifiée le 25 février 2011 et le 12 juillet 2012. En vertu des nouvelles dispositions, les étudiants qui ont quitté volontairement un établissement d’enseignement supérieur, ceux qui en ont été renvoyés pour tout autre motif que la commission d’une infraction liée au terrorisme, et ceux qui, ayant obtenu le droit de s’inscrire dans un établissement d’enseignement supérieur, ne l’ont pas fait, ont le droit de faire une demande à l’établissement en question et de reprendre leurs études pour l’année universitaire qui suit. Du fait de ces modifications, l’auteure a le droit de s’inscrire à l’université Kahramanmaraş Sütçü İmam et d’y étudier si elle en fait la demande à l’administration de l’université. L’État partie soutient qu’il n’y a eu aucune violation des droits de l’auteure. Il affirme aussi que, même s’il y a eu violation, l’auteure a à présent le droit de demander une restitution en nature, ce dont l’administration universitaire l’a avisée par écrit dans une lettre datée du 19 septembre 2013. Vu ce qui précède, l’État partie conclut que la communication devrait être déclarée irrecevable puisque les griefs de l’auteure ne sont plus fondés en droit en raison des modifications législatives précitées.

Commentaires de l’auteure sur les observations de l’État partie

5.1Le 27 février 2014, l’auteure a présenté ses commentaires sur les observations de l’État partie, dans lesquels elle affirmait que, malgré les modifications législatives visées par l’État partie, ses droits, violés en 2006 par le refus de l’université de l’inscrire, ne pouvaient être rétablis. Si elle avait été dûment inscrite, elle aurait été diplômée en 2011 et, compte tenu de ses bons résultats scolaires et de sa bonne maîtrise de l’anglais, aurait déjà travaillé dans une institution financière. De plus, les modifications législatives mentionnées ne pouvaient garantir qu’une violation analogue ne se reproduirait pas si elle entamait des études universitaires. L’auteure affirme qu’il n’existe pas de dispositions juridiques claires interdisant le port du foulard et que la pratique a changé à plusieurs reprises au fil des ans. Elle donne des exemples concrets montrant que l’interdiction du foulard était pratiquée en 1987, a cessé de 1988 à 1997, puis a repris. À partir de 2014, l’interdiction du port du foulard a été levée de facto, mais aucune disposition légale n’a été adoptée pour empêcher qu’elle soit à nouveau imposée à l’avenir. L’auteure ajoute que les modifications apportées à la loi no 2547 par les lois no 6111 et no 6353, auxquelles l’État partie se réfère, concernent une amnistie générale des étudiants et non la question du foulard, et ne réparent donc pas le traitement qu’elle a subi. En outre, ayant perdu huit années depuis le moment où elle a pour la première fois essayé de s’inscrire à l’université, elle n’est plus capable de fréquenter un établissement d’enseignement supérieur et restera diplômée de l’enseignement secondaire uniquement.

5.2L’auteure soutient que le deuxième tribunal administratif de Gaziantep n’a pas tenu compte du fait qu’elle portait, non pas un foulard, mais une perruque, et affirme que les juges ne voulaient pas conclure à une violation dans des cas analogues par peur des répercussions.

5.3L’auteure répond aux arguments de l’État partie fondés sur la Constitution en affirmant qu’elle a été victime de discrimination en raison de ses convictions religieuses, en violation de l’article 10 de la Constitution, parce qu’elle se couvre les cheveux. Parce qu’elle se couvre les cheveux, elle a été empêchée de faire des études, contrairement à d’autres étudiants ayant réussi le même concours d’entrée. De plus, le droit au respect de sa vie privée que lui garantit l’article 20 de la Constitution a été violé par l’interdiction du port du foulard appliquée dans le pays. L’auteure allègue aussi que la liberté de religion consacrée par l’article 24 de la Constitution a été violée par l’interdiction de porter un foulard par conviction religieuse, puisque cette interdiction ne s’applique pas à ceux qui portent un foulard en raison d’une calvitie ou d’un cancer. L’auteure soutient en outre avoir subi une atteinte à sa liberté de pensée et d’opinion, consacrée par l’article 25 de la Constitution, parce qu’elle n’a pas été autorisée à entrer dans les locaux de l’université et qu’il a fallu que son père aille parler en son nom à l’administration, et à son droit à l’éducation, garanti par l’article 42 de la Constitution, parce qu’elle a été empêchée d’étudier. Selon l’auteure, l’interdiction de porter le foulard énoncée dans le Guide du système de sélection et de répartition des étudiants, des programmes et des quotas n’était conforme ni à la Constitution, ni à la loi relative à l’enseignement supérieur.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

6.1Avant d’examiner tout grief formulé dans une communication, le Comité des droits de l’homme doit, conformément à l’article 93 de son règlement intérieur, déterminer si la communication est recevable au regard du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.

6.2Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément au paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif, que la même question n’était pas déjà en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

6.3Le Comité prend note de l’affirmation de l’auteure selon laquelle tous les recours internes disponibles ont été épuisés. En l’absence d’objection de l’État partie à cet égard, le Comité considère que le paragraphe 2 b) de l’article 5 du Protocole facultatif ne l’empêchent pas d’examiner la présente communication.

6.4Le Comité prend note de l’affirmation de l’État partie selon laquelle l’auteure n’a pas actuellement le statut de victime parce que les modifications apportées en 2011 à la loi no 2547 lui ont permis de s’inscrire à l’université et de demander une restitution en nature, ce dont elle a été informée en 2013. Le Comité note également que l’État partie ne précise pas le sens ou la teneur de cette restitution en nature. Il note en outre la réponse de l’auteure selon laquelle, entre le moment où elle a pour la première fois voulu s’inscrire, en 2006, et celui où elle a été informée qu’elle avait une nouvelle occasion de le faire, en 2013, elle a perdu huit années durant lesquelles il lui aurait été possible de s’inscrire à l’université et de bénéficier des avantages économiques et professionnels résultant d’une formation universitaire, et il ne lui est plus possible de faire des études universitaires. Le Comité note que même si l’auteure a finalement eu la possibilité de s’inscrire, cela ne règle en rien le fond de l’affaire, à savoir le fait que l’inscription lui a été refusée en 2006 parce qu’elle avait couvert ses cheveux pour des raisons religieuses et les préjudices qui en ont découlé pour elle. Le Comité constate également que l’auteure n’a pas été indemnisée pour les préjudices subis. En conséquence, le Comité considère que l’auteure est bien une victime au sens des articles 1 et 2 du Protocole facultatif.

6.5Le Comité prend note de l’affirmation de l’auteure selon laquelle les droits qu’elle tient de l’article 2 du Pacte ont été violés parce que les tribunaux nationaux subissaient des pressions politiques. Le Comité rappelle que l’article 2 du Pacte, qui énonce les obligations générales des États parties, ne peut être invoqué par des particuliers qu’en relation avec d’autres articles du Pacte et ne peut être invoqué isolément dans une communication soumise en vertu du Protocole facultatif. En conséquence, le Comité estime que cette partie de la communication est irrecevable au regard de l’article 3 du Protocole facultatif.

6.6S’agissant du grief de l’auteure au titre de l’article 14 du Pacte, le Comité note que l’auteure ne donne pas suffisamment de précisions concernant le fait que le deuxième tribunal administratif de Gaziantep ne lui a pas communiqué les pièces présentées en défense par l’université ou son affirmation selon laquelle les tribunaux n’ont pas réussi à protéger ses droits parce qu’ils subissaient des pressions politiques. En conséquence, le Comité estime que cette partie de la communication n’est pas suffisamment étayée et la déclare irrecevable au regard de l’article 2 du Protocole facultatif.

6.7Le Comité constate que l’auteure n’a pas fourni suffisamment de détails pour étayer le grief qu’elle tire de l’article 25 du Pacte. En l’absence de toute autre information ou explication dans le dossier, le Comité estime que cette partie de la communication n’est pas suffisamment étayée et la déclare irrecevable au regard de l’article 2 du Protocole facultatif.

6.8Le Comité considère que les autres griefs que l’auteure tire des articles 3, 18 et 26 du Pacte sont suffisamment étayés aux fins de la recevabilité. Il déclare donc la communication recevable. Bien que l’auteure semble invoquer séparément l’article 3 du Pacte, le Comité conclut, à la lecture des pièces versées au dossier, qu’il convient de l’examiner conjointement avec l’article 18 du Pacte, et procédera en conséquence à l’examen au fond.

Examen au fond

7.1Conformément au paragraphe 1 de l’article 5 du Protocole facultatif, le Comité des droits de l’homme a examiné la présente communication en tenant compte de toutes les informations que lui avaient été communiquées par les parties.

7.2Le Comité prend note du grief que l’auteure tire de l’article 18 du Pacte, à savoir qu’elle n’a pas été autorisée à s’inscrire ni à aller à l’université Kahramanmaraş Sütçü İmam, à laquelle elle avait été régulièrement admise à l’issue d’un concours, parce qu’elle portait une perruque à la place d’un foulard pour couvrir ses cheveux. L’auteure affirme que les autorités ont ainsi imposé une restriction à son droit à la liberté de religion. Le Comité note que selon l’auteure, cette restriction n’était ni prévue par la loi, ni nécessaire à la protection de la sécurité, de l’ordre et de la santé publique, ou de la morale ou des libertés et droits fondamentaux d’autrui, en violation du paragraphe 3 de l’article 18 du Pacte.

7.3Le Comité rappelle que conformément à son observation générale no 22 (1993), relative à la liberté de pensée, de conscience et de religion, l’accomplissement des rites et la pratique de la religion ou de la conviction peuvent comprendre le port de vêtements ou de couvre-chefs distinctifs. Le Comité remarque que, bien qu’elle ait porté une perruque et non un foulard, l’auteure affirme qu’elle voulait ainsi couvrir ses cheveux pour se conformer à ses convictions religieuses. Le Comité prend note en outre de l’affirmation de l’auteure selon laquelle l’université a vu une intention religieuse dans le fait qu’elle portait une perruque et on lui a refusé l’inscription pour des raisons religieuses. L’auteure soutient en outre qu’une telle interdiction ne s’appliquerait pas aux personnes portant une perruque en raison d’un cancer ou d’une calvitie. L’État partie ne réfute pas ces arguments. Le Comité considère que, même si le port d’une perruque n’est pas communément interprété comme ayant une signification dans l’islam, l’intention de l’auteure en l’occurrence, à savoir couvrir ses cheveux pour des raisons religieuses, fait que la présente affaire relève du champ d’application du paragraphe 1 de l’article 18 du Pacte. Il estime donc que le refus d’inscrire l’auteure à l’université parce qu’elle portait une perruque pour couvrir ses cheveux à des fins religieuses constitue une restriction du droit de l’auteure de manifester sa religion.

7.4Le paragraphe 3 de l’article 18 du Pacte n’autorise les restrictions aux manifestations de la religion ou des convictions que si lesdites restrictions sont prévues par la loi et sont nécessaires pour protéger la sécurité, l’ordre et la santé publique, ou la morale ou les libertés et droits fondamentaux d’autrui. Le Comité rappelle sa jurisprudence selon laquelle le paragraphe 3 de l’article 18 doit être interprété au sens strict. Les restrictions ne peuvent être appliquées qu’aux fins pour lesquelles elles ont été prescrites et doivent être en rapport direct avec l’objectif précis qui les inspire et proportionnelles à celui-ci. Des restrictions ne peuvent être imposées à des fins discriminatoires ou de façon discriminatoire.

7.5En l’espèce, s’agissant du critère selon lequel une restriction doit être prescrite par la loi, le Comité note que, selon l’auteure, ni le port d’une perruque ni le port d’un foulard n’étaient interdits par la loi. Il prend également note de l’argument de l’État partie, qui affirme que cette restriction était prévue dans le « Guide 2006 du système de sélection et de répartition des étudiants, des programmes et des quotas », fondé sur la loi no 2547 telle qu’interprétée par les tribunaux, et qu’elle était donc bien prescrite par la loi. Le Comité n’a pas à résoudre cette question puisque les restrictions aux droits énumérés au paragraphe 1 de l’article 18 doivent être également conformes aux autres dispositions du paragraphe 3 du même article.

7.6Le Comité constate que l’État partie n’a pas tenté d’expliquer comment la restriction apportée à la manifestation de la religion ou des convictions satisfait aux exigences du paragraphe3 de l’article18, c’est-à-dire en quoi elle servait un objectif légitime de protection de la sécurité, de l’ordre et de la santé publique ou de la morale ou des droits et libertés fondamentaux d’autrui, et était nécessaire pour atteindre cet objectif et proportionnelle à celui-ci. Le Comité constate aussi qu’une restriction aussi large, dont l’objet n’est pas clairement justifié, a eu des conséquences disproportionnées pour l’auteure, qui n’a pas pufaire d’études universitaires. Dans ces circonstances, le Comité est d’avis que les faits dont il est saisi font apparaître une violation des droits que l’auteure tient de l’article 18 du Pacte.

7.7Le Comité prend note du griefque l’auteuretire des articles3 et 26, selon lequel la restriction imposée par l’université au fait de se couvrir la têtepour des raisons de conviction religieuseconstituait une discriminatoire fondée sur la religion et le sexe parce qu’elle la touchait de manière disproportionnée en tant quemusulmane choisissant de se couvrir les cheveux dans l’exercice de ses convictions religieuses. Le Comité prend note de l’argument de l’auteure selon lequel la restriction empêchant de se couvrir la tête dans une université concernerait de nombreuses étudiantes musulmanes dans le payset qu’en raison de cette restriction, les femmes qui se couvrent les cheveux conformément à leursconvictions religieuses pourraient être effectivement empêchées de faire des études supérieures à l’université, comme l’a été l’auteure.

7.8Le Comité rappelleque les règles qui régissent la tenue vestimentaire devant être adoptée par les femmes dans les lieux publics peuvent constituer une violation de plusieurs droits garantis par le Pacte, notamment la non‑discrimination. Le Comité constate que l’État partie n’a pas expliquéen quoi la restriction en question était fondée sur des critères raisonnables et objectifs et devait lui permettre d’atteindre un but légitime au regard du Pacte. Le Comité conclut que la restriction empêchant de se couvrir la tête dans une université constitue une forme de discrimination croisée à l’égard de l’auteure,musulmanequi choisit de se couvrir la tête, et donc une violation de l’article26 et de l’article 3,lu conjointement avec l’article18 du Pacte.

8.Agissant en vertu du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif, le Comité constate que l’information dont il est saisi fait apparaître une violation par l’État partie des articles 18 et 26, et de l’article 3, lu conjointement avec l’article 18 du Pacte.

9.Conformément au paragraphe 3 a) de l’article 2 du Pacte, l’État partie est tenu d’accorder un recours utile aux personnes dont les droits garantis par le Pacte ont été violés. Par conséquent, l’État partie est tenu, entre autres, d’accorder à Mme Türkan une réparation appropriée pour les violations qu’elle a subies, y compris du fait des possibilités d’emploi qu’elle a perdues, et de faire en sorte qu’elle ait la pleine possibilité de faire des études supérieures si elle le souhaite. L’État partie est également tenu de prendre toutes les mesures nécessaires pour que des violations analogues ne se reproduisent pas.

10.Étant donné qu’en adhérant au Protocole facultatif, l’État partie a reconnu que le Comité a compétence pour déterminer s’il y a ou non violation du Pacte et que, conformément à l’article 2 du Pacte, il s’est engagé à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant de sa juridiction les droits reconnus dans le Pacte et à assurer un recours utile et une réparation exécutoire lorsqu’une violation a été établie, le Comité souhaite recevoir de l’État partie, dans un délai de cent quatre-vingts jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet aux présentes constatations. L’État partie est également invité à rendre les présentes constatations publiques et à les diffuser largement dans la langue officielle du pays.

Annexe

[Original : français]

Opinion individuelle (concordante) d’Olivier de Frouville

1.Je regrette de ne pas pouvoir me rallier entièrement au raisonnement suivi par le Comité dans cette affaire.

2.La question spécifique examinée − celle du port de signes religieux à l’université et plus largement de la laïcité turque − fait l’objet de controverses particulièrement tendues au sein de la société turque et cela depuis de nombreuses années. Cela aurait dû inciter le Comité à davantage de prudence et à un examen plus approfondi du contexte et de son évolution.

3.Tout d’abord, le Comité aurait dû prendre note − comme l’avait d’ailleurs fait la Cour européenne des droits de l’homme dans son arrêt Leyla Şahin − des origines et de la signification de la laïcité turque. La Cour européenne avait pris soin de rappeler que la République turque s’était construite autour de la laïcité et que la période de fondation de la République avait été concomitante avec une période de progrès pour les droits des femmes : « L’idéal républicain était défini à travers la visibilité publique de la femme et sa participation active à la société. Par conséquent, à l’origine, l’émancipation de la femme à l’égard des contraintes religieuses et la modernisation de la société ont été pensées ensemble.». Les premières mesures de réglementation des tenues vestimentaires dans les institutions publiques s’inscrivaient dans ce combat pour la défense des valeurs de la modernité, y compris l’égalité des droits entre hommes et femmes. Ce n’est que dans les années 1980 et 1990 que le débat s’est radicalisé, et que des mesures plus restrictives ont été adoptées, y compris la prohibition du voile à l’université.

4.Cependant, l’arrivée au pouvoir du parti politique AKP (Parti de la justice et du développement) et de son leader, le Président Recep Tayyip Erdogan, a conduit à l’adoption d’une politique diamétralement opposée : d’une politique ouvertement hostile au port des tenues religieuses, la Turquie a évolué vers une politique de promotion de telles tenues, en particulier du foulard islamique, y compris au sein de l’armée, l’institution qui pouvait être considérée comme la gardienne par excellence des valeurs du kémalisme et de la laïcité.

5.Compte tenu de l’évolution du contexte, il n’est guère étonnant que l’État partie n’ait même pas essayé, dans cette affaire, de défendre une mesure restrictive qui non seulement a été définitivement abandonnée, mais en fait a été complètement dépassée par une politique allant dans le sens contraire. M. Erdogan avait d’ailleurs dénoncé l’arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme de 2005 comme étant contraire à la liberté religieuse. Nul doute par conséquent que la décision prise aujourd’hui par le Comité sera plutôt bien accueillie par les autorités. Or, c’est justement là que le bât blesse, car lesdites autorités promeuvent une vision conservatrice de la religion qui va elle-même à l’encontre du principe de l’égalité entre hommes et femmes établi sur le fondement de la laïcité turque et reconnu par les instruments internationaux, y compris le Pacte.

6.Les nombreuses déclarations de M. Erdogan et des membres de l’AKP montrent en effet que le pouvoir en place en Turquie cherche à imposer une vision profondément dégradante et discriminatoire à l’égard des femmes, qui est en elle-même incompatible avec le Pacte, en particulier son article 3, mais aussi ses articles 2 et 26. Dans ce contexte, le Comité aurait dû faire preuve de davantage de prudence dans son approche.

7.Sur le fond, je suis persuadé, comme le Comité, qu’il y avait bien une violation de l’article 18, non seulement dans le cas d’espèce, mais même au regard de l’interdiction générale de porter le voile à l’université. L’université est un lieu où la liberté d’expression doit faire l’objet d’une protection maximale. À cet égard, une distinction nette doit être opérée avec l’école publique : même si la liberté d’expression des enfants doit être garantie, il convient de les protéger contre toute forme de prosélytisme ou d’endoctrinement. Par ailleurs, l’imposition de règles vestimentaires peut aussi être un moyen de protéger les enfants contre la discrimination, particulièrement dans un contexte tendu entre différentes communautés. L’université, par contraste, est le lieu même du développement de l’esprit critique : les jeunes adultes qui la fréquentent ont suffisamment de maturité pour se faire leur propre opinion et la confrontation d’idées, même extrêmes, dérangeantes ou choquantes, fait partie de la formation. Les limitations doivent donc être envisagées de manière particulièrement restrictive, en conformité avec le paragraphe 3 de l’article 19 et l’article 20 du Pacte. Sur le plan des tenues vestimentaires, il convient en particulier de distinguer le foulard ou le turban des vêtements qui couvrent entièrement le visage, comme le niqab ou la burqa, dont le port est prôné par des groupes fondamentalistes et dont le message est clairement discriminatoire à l’égard des femmes, quels que puissent être par ailleurs la perception subjective et le discours des femmes qui les portent.

8.Le cas d’espèce offrait un cas de violation encore plus flagrant, puisque l’auteure ne portait même pas un voile, mais une perruque, preuve qu’elle avait, en l’occurrence, fait l’effort louable de chercher à concilier la réglementation restrictive et ses convictions religieuses. Le fait pour les autorités de l’université de refuser son inscription, en cherchant à déceler derrière le port de cette perruque une pratique contraire à l’interdiction du port du voile constituait clairement une restriction excessive au regard du but légitime poursuivi.

9.J’estime toutefois que, compte tenu du contexte tel que décrit plus haut, il aurait été plus sage pour le Comité de s’en tenir à un constat de violation de l’article 18 fondé sur l’absence de base légale de la restriction. En effet, la réglementation en vigueur à l’université à l’époque était fondée sur un arrêt de la Cour constitutionnelle interdisant le port du voile sur la base de convictions religieuses. L’interdiction ne portait donc nullement sur le port de la perruque. Sur ce seul fondement, le refus d’inscription pouvait être déclaré contraire à l’article 18 (le paragraphe 3 de cet article exigeant que toute restriction à la liberté de religion soit « prévue par la loi »). De même, une distinction fondée sur le port d’une perruque ne pouvait être considérée comme étant basée sur des critères « objectifs et raisonnables » et constituait donc une violation de l’article 26, sans qu’il soit nécessaire, dans le cas d’espèce, d’aborder la question de la prohibition du voile à l’université, qui n’a plus cours aujourd’hui en Turquie.

10.Ce faisant, le Comité aurait rendu justice à l’auteure − qui a été authentiquement victime en l’espèce et méritait réparation − sans pour autant tenir un raisonnement qui risque d’être exploité pour justifier la promotion d’une politique radicalement contraire au principe d’égalité entre hommes et femmes.

11.Pour terminer, j’ajouterai deux points qui tiennent davantage à la « politique juridictionnelle » que devrait suivre le Comité. D’une part, le Comité devrait prendre garde à assurer la cohérence de ses interprétations avec celle des autres cours, y compris régionales, et il ne devrait s’en détacher qu’après mûre réflexion et pour des raisons dirimantes, qui devraient de préférence être explicitées dans les motifs. Le Comité n’a pas suffisamment fait l’effort de montrer qu’en l’espèce de telles raisons existaient et justifiaient d’adopter une position contraire à celle de la Cour européenne dans l’affaire Leyla Ş ahin. D’autre part, je réitère ce que j’ai déjà dit dans mon opinion individuelle dans l’affaire Rabbae et autres c. Pays-Bas :dans la perspective qui est celle du Pacte − et qui devrait donc être celle du Comité − il convient de s’opposer tout autant aux fondamentalismes religieux – quelle que soit la religion considérée − qu’aux mouvements et aux discours qui prônent la haine de l’autre, et en particulier aujourd’hui, en Europe, la haine de l’islam et des musulmans. Le Comité doit être attentif à ce contexte plus global, qui fait que les droits de l’homme sont en quelque sorte « pris entre deux feux ». Il doit non seulement défendre les victimes de violations, mais aussi veiller à ce qu’« [a]ucune disposition du présent Pacte ne [puisse] être interprétée comme impliquant […] un droit quelconque de se livrer à une activité ou d’accomplir un acte visant à la destruction des droits et des libertés reconnus dans le présent Pacte » (art. 5, par. 1).