Nations Unies

CCPR/C/126/D/2542/2015−CCPR/C/126/D/2543/2015

Pacte international relatif aux droits civils et politiques

Distr. générale

26 août 2019

Français

Original : anglais

Comité des droits de l’homme

Constatations adoptées par le Comité au titre de l’article 5 (par. 4) du Protocole facultatif, concernant les communications nos2542/2015 et 2543/2015 * , **

Communication présentée par :

Dilnar Insenova (représentée par un conseil, Bakhytzhan Toregozhina)

Victime(s) présumée(s) :

L’auteure

État partie :

Kazakhstan

Date de la communication :

2 septembre 2014 (date de la lettre initiale)

Références :

Décision prise en application de l’article 97 du Règlement intérieur du Comité (devenu l’article 92), communiquée à l’État partie le 22 janvier 2015 (non publiée sous forme de document)

Date des constatations :

26 juillet 2019

Objet :

Application d’une sanction à l’auteure pour sa participation à un rassemblement pacifique et pour l’expression d’une opinion ; procès équitable

Question(s) de procédure :

Épuisement des recours internes ; fondementdes griefs

Question(s) de fond :

Liberté d’opinion et d’expression ; liberté de réunion ; procès équitable

Article(s) du Pacte :

14 (par. 1 et 3 d) et g)), 19 (par. 2) et 21

Article(s) du Protocole facultatif :

2, 3 et 5 (par. 2 b))

1.1L’auteure des deux communications est Dilnar Insenova, de nationalité kazakhe, née en 1972. Elle affirme que le Kazakhstan a violé les droits qu’elle tient des articles 14 (par. 1 et 3 d) et g)), 19 (par. 2) et 21 du Pacte. Elle est représentée par un conseil. Le Protocole facultatif est entré en vigueur pour le Kazakhstan le 30 septembre 2009.

1.2Le 8 juillet 2019, le Comité a décidé, en application du paragraphe 3 de l’article 97 de son règlement intérieur, d’examiner conjointement les deux communications aux fins de sa décision, compte tenu des fortes similarités qu’elles présentent sur le plan des faits et du droit.

Exposé des faits

Communication no 2542/2015

2.1Le 5 septembre 2013, à environ 18 heures, l’auteure, mère au chômage de trois enfants mineurs, a été appréhendée par la police pour avoir distribué des invitations à une réunion de sans-abri, prévue le 9 septembre 2013. Après son arrestation, l’auteure a demandé l’assistance d’un avocat. Il n’a pas été donné suite à cette demande. Le 8 septembre 2013, le tribunal administratif interdistricts spécialisé du district de Karassaï (région d’Almaty), l’a déclarée coupable d’une violation de la partie 1 de l’article 373 du Code des infractions administratives (infraction à la loi relative à l’organisation et à la tenue de rassemblements, réunions, défilés, piquets et manifestations pacifiques). Le tribunal a jugé que l’auteure distribuait une invitation à une réunion non autorisée et lui a infligé une amende de 10 fois le montant de l’indice de calcul mensuel (17 310 tenge).

2.2Le 16 septembre 2013, l’auteure a formé un recours devant le tribunal régional d’Almaty. Elle arguait que la réunion prévue le 9 septembre 2013 devait se tenir dans des locaux fermés, de sorte qu’une autorisation des autorités locales n’était pas nécessaire, et que la décision rendue par le tribunal le 8 septembre 2013 constituait une violation de son droit de réunion pacifique, garanti par la Constitution kazakhe et les traités internationaux ratifié par le Kazakhstan, notamment le Pacte. Son recours a été rejeté le 3 octobre 2013. Le tribunal régional d’Almaty a confirmé les conclusions du tribunal de première instance selon lesquelles l’auteure avait participé à l’organisation d’un rassemblement non autorisé. Le tribunal a estimé que l’amende infligée à l’auteure était dans les limites des sanctions prévues par la partie 1 de l’article 373 du Code des infractions administratives. Le 8 octobre 2013, l’auteure a demandé au Procureur régional d’Almaty d’engager un réexamen de la décision du tribunal administratif interdistricts spécialisé au titre de la procédure de contrôle. Sa demande a été rejetée le 5 novembre 2013. Le 22 janvier 2014, l’auteure a soumis une demande de réexamen au titre de la procédure de contrôle au Procureur général. Elle avançait que, en sus du droit de réunion pacifique, le droit à la liberté de répandre des informations que lui garantit l’article 19 du Pacte n’avait pas été respecté. Le Procureur général a renvoyé à la loi du 17 mars 1995 relative à l’organisation et à la tenue de rassemblements, réunions, défilés, piquets et manifestations pacifiques, qui oblige les organisateurs d’événements publics à demander une autorisation aux autorités exécutives locales, ce que l’auteure n’avait pas fait. Le Procureur général a rejeté la demande de l’auteure le 17 juillet 2014.

Communication no 2543/2015

2.3Le 15 février 2014, l’auteure a participé à un rassemblement spontané pour protester contre une dévaluation soudaine de 30 % de la monnaie kazakhe. Le même jour, à environ 18 h 30, elle a de nouveau été appréhendée par la police. Au moment de son arrestation, elle a demandé l’assistance d’un avocat, mais ne l’a pas obtenue. Le 15 février 2014, le tribunal administratif interdistricts spécialisé d’Almaty l’a déclarée coupable d’une violation de la partie 1 de l’article 373 du Code des infractions administratives et lui a infligé une amende de trois fois le montant de l’indice de calcul mensuel (5 556 tenge).

2.4Le 25 février 2014, l’auteure a contesté la décision du tribunal administratif interdistricts spécialisé devant le tribunal municipal d’Almaty. Elle s’appuyait sur les dispositions pertinentes de la Constitution et sur les articles 19 et 21 du Pacte et soutenait avoir été arrêtée pour avoir exprimé son opinion et participé à une manifestation pacifique. L’auteure affirmait dans son appel qu’au moment de son arrestation, elle avait demandé l’assistance d’un avocat, mais qu’elle ne l’avait pas obtenue. Le 6 mars 2014, le tribunal municipal l’a déboutée sur la base de l’article 2 de la loi du 17 mars 1995.

2.5Le 31 mars 2014, l’auteure a demandé au Procureur de la ville d’Almaty d’engager un réexamen de la décision du tribunal administratif au titre de la procédure de contrôle. Le 5 mai 2014, elle a présenté une demande similaire au Procureur général. Les deux demandes ont été rejetées, le 11 avril et le 14 juillet 2014, respectivement.

Teneur de la plainte

3.1L’auteure soutient, s’agissant des deux communications, que, lorsqu’elles l’ont sanctionnée pour avoir exprimé son opinion et participé à une réunion pacifique, les juridictions nationales ont méconnu les droits que lui reconnaissent les articles 19 et 21 du Pacte, en violation de l’article 14 du Pacte. Elle avance également que, malgré sa demande et en violation du paragraphe 3 d) de l’article 14 du Pacte, elle n’a pas bénéficié de l’assistance d’un avocat lorsqu’elle a été arrêtée. L’auteure affirme que le droit de se défendre en la présence d’un avocat qui lui est garanti par le paragraphe 3 d) de l’article 14 a été violé. Elle affirme aussi qu’il y a eu violation des droits qu’elle tient du paragraphe 3 g) de l’article 14 du Pacte.

3.2Dans la communication no 2542/2015, l’auteure affirme que les droits qu’elle tient du paragraphe 2 de l’article 19 et de l’article 21 du Pacte ont été violés. Dans la communication no 2543/2015, elle se dit victime d’une violation de l’article 21 du Pacte.

3.3L’auteure demande que les responsables de la violation soient traduits en justice ; elle demande une indemnisation pour le préjudice moral et matériel qui lui a été causé (le montant des amendes) et pour les frais de justice engagés. Elle prie le Comité d’inviter l’État partie à adopter des mesures pour abroger, dans sa législation, les restrictions existantes au droit de réunion pacifique et à la liberté d’expression et à adopter des mesures pour mettre fin aux violations du droit à un procès équitable tel qu’il est protégé par le paragraphe 3 d) et g) de l’article 14 du Pacte ; et d’encourager instamment l’État partie à faire en sorte que les manifestations pacifiques ne soient pas suivies d’atteintes injustifiées de la part des autorités publiques et de poursuites contre les participants.

Observations de l’État partie sur la recevabilité et sur le fond

Communication no 2542/2015

4.1Dans une note verbale datée du 17 mars 2015, l’État partie a présenté ses observations sur la communication no 2542/2015 et a argué que l’auteure n’avait pas demandé au Procureur général de présenter une contestation à la Cour suprême et n’avait donc pas épuisé les recours internes.

4.2Le 30 juillet 2015, l’État partie a présenté des observations sur le fond de la communication. En ce qui concerne les griefs que l’auteure tire de l’article 14 du Pacte, l’État partie affirme que l’auteure avait les mêmes droits que les autres participants et que ses recours ont été examinés par des juridictions supérieures.

4.3L’État partie rappelle que les droits consacrés par les articles 19 et 21 du Pacte sont soumis à certaines restrictions. Il précise que les réunions pacifiques ne sont pas interdites au Kazakhstan mais qu’il existe une certaine procédure à suivre pour organiser un rassemblement en toute sécurité et dans l’ordre. La procédure est régie par la loi du 17 mars 1995 relative à l’organisation et à la tenue de rassemblements, réunions, défilés, piquets et manifestations pacifiques. Selon l’article 2 de cette loi, tout événement public doit faire l’objet d’une demande d’autorisation auprès des autorités exécutives locales dix jours avant la date prévue. Les autorités locales sont tenues de répondre au plus tard cinq jours avant la date à laquelle l’événement public est prévu.

4.4L’État partie répond à l’argument formulé par l’auteure concernant le caractère privé du lieu prévu pour l’événement du 9 septembre 2013 et l’inapplicabilité de la disposition prévoyant l’obligation de demander une autorisation aux autorités dans un tel cas. Il explique que la loi dispense uniquement les associations professionnelles et publiques (même non enregistrées) de demander une autorisation pour une manifestation publique organisée dans des locaux privés fermés. La réunion pour laquelle l’auteure distribuait des invitations était ouverte au public et devait se tenir au complexe sportif Dzharylgapov à Almaty. Le complexe comprend des locaux fermés et un stade ouvert. L’administration du complexe a déclaré n’avoir reçu aucune demande en vue de la tenue d’un événement public le 9 septembre 2013.

4.5L’État partie conclut que les griefs que l’auteure tire des articles 14, 19 et 21 du Pacte ne sont pas étayés.

Communication no 2543/2015

4.6Le 23 décembre 2015, l’État partie a présenté des observations concernant la communication no 2543/2015. En ce qui concerne les griefs que l’auteure tire de l’article 14 du Pacte, il affirme que l’auteure a bénéficié de toutes les garanties procédurales prévues par la législation nationale. L’État partie conteste l’allégation de l’auteure selon laquelle elle a demandé l’assistance d’un avocat au moment de son arrestation ou devant le tribunal de première instance.

4.7L’État partie affirme qu’aucune demande d’autorisation n’a été soumise aux autorités locales en vue de l’événement public du 15 février 2014, auquel l’auteure a participé. L’événement en question faisait peser une menace sur l’ordre et la sécurité publics et sur le fonctionnement des infrastructures publiques dans une ville aussi grande qu’Almaty.

4.8L’État partie affirme que le droit de réunion pacifique est garanti par la Constitution et la législation nationale. Les dispositions législatives en vigueur visent à réglementer et non à restreindre les manifestations publiques. L’État partie présente les dispositions de la loi du 17 mars 1995 loi relative aux manifestations publiques et soutient que la législation nationale est pleinement conforme aux principes énoncés à l’article 21 du Pacte concernant les restrictions qui peuvent être appliquées au droit de réunion pacifique. Compte tenu de ce qui précède, l’État partie affirme que les griefs que l’auteure tire des articles 14 et 21 du Pacte sont dépourvus de fondement.

Commentaires de l’auteure sur les observations de l’État partie concernant la recevabilité et le fond

Communication no 2542/2015

5.1Le 8 avril 2015, l’auteure a répondu aux observations de l’État partie concernant le non-épuisement des recours internes pour ce qui est de la communication no 2542/2015. Elle affirme que, malgré le caractère inutile de la procédure permettant de demander au Procureur général qu’il présente une contestation à la Cour suprême, elle a formé ce recours auprès du Bureau du Procureur général.

5.2Le 15 septembre 2015, l’auteure a présenté des commentaires sur les observations de l’État partie concernant le fond de la communication no 2542/2015. Elle réaffirme qu’elle n’avait pas besoin d’autorisation pour tenir une réunion dans un établissement privé tel que le complexe sportif en question. Elle soutient que le fait de l’avoir sanctionnée pour l’organisation d’une manifestation publique non autorisée était illégal et qu’une telle mesure préventive à l’égard des organisateurs visait à produire un effet dissuasif et les a empêchés d’exprimer leurs opinions ou leur insatisfaction. L’auteure renvoie au rapport établi par le Rapporteur spécial sur les droits à la liberté de réunion pacifique et à la liberté d’association après la mission qu’il a effectuée au Kazakhstan en janvier 2015, dans lequel il a critiqué l’approche restrictive de la liberté de réunion adoptée dans le pays. L’auteure présente des propositions sur la manière d’améliorer la législation de l’État partie relative à l’organisation des manifestations publiques. Elle affirme que l’État partie continue d’adopter une politique agressive à l’égard des organisateurs de manifestations publiques et à l’égard des participants à ces manifestations.

Communication no 2543/2015

5.3Le 31 janvier 2016, l’auteure a soumis ses commentaires sur les observations de l’État partie concernant la communication no 2543/2015. Elle conteste l’affirmation de l’État partie selon laquelle la législation est conforme aux principes énoncées à l’article 21 du Pacte. Elle soutient que l’obligation de demander une autorisation aux autorités exécutives locales pour organiser une manifestation publique prive les gens de leur droit de réunion pacifique.

5.4En ce qui concerne la violation du paragraphe 3 d) de l’article 14, l’auteure affirme que les policiers ont l’obligation de demander à la personne qu’ils ont arrêtée si elle a besoin de l’assistance d’un avocat, ce qui n’a pas été fait dans son cas. Toutefois, parce qu’elle connaissait ses droits, elle a demandé l’assistance d’un avocat, en vain.

Correspondance complémentaire des parties

L’État partie

6.1Le 5 novembre 2015, l’État partie, en substance, a repris ses observations initiales sur le fond de la communication no 2542/2015.

6.2Dans une note verbale datée du 15 mars 2016, l’État partie a déclaré s’en tenir à ses observations initiales concernant les deux communications. Il réaffirme que l’auteure n’a demandé à être assistée d’un avocat ni au moment de son arrestation ni devant le tribunal de première instance.

L’auteure

7.1Le 18 novembre 2015, l’auteure a soumis des observations complémentaires concernant la communication no 2542/2015, reprenant les faits exposés dans sa lettre initiale et affirmant que, pendant les deux années précédentes, elle avait été sanctionnée à plusieurs reprises par les tribunaux pour avoir participé à des manifestations pacifiques. Elle affirme que l’État partie poursuit sa pratique de restriction des réunions pacifiques au moyen d’amendes et de détentions administratives pouvant aller jusqu’à quinze jours.

7.2Le 16 mars 2016, l’auteure a répondu en rappelant les griefs qu’elle avait formulés précédemment dans les deux communications.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

8.1Avant d’examiner tout grief formulé dans une communication, le Comité des droits de l’homme doit, conformément à l’article 97 de son règlement intérieur, déterminer si la communication est recevable au regard du Protocole facultatif.

8.2Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément au paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif, que la même question n’était pas déjà en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

8.3Le Comité note que l’auteure dit avoir épuisé toutes les voies de recours internes qui lui étaient ouvertes. Il relève par ailleurs que, d’après l’État partie, s’agissant de la communication no 2542/2015, l’auteure n’a pas demandé au Procureur général d’engager un réexamen au titre de la procédure de contrôle devant la Cour suprême et n’a donc pas épuisé les recours internes. À titre général, Le Comité rappelle sa jurisprudence, dont il ressort qu’une demande de réexamen de décisions de justice devenues exécutoires qui est introduite auprès d’une juridiction ou du ministère public et subordonnée au pouvoir discrétionnaire d’un juge ou d’un procureur constitue un recours extraordinaire, et que l’État partie doit montrer qu’il existe des chances raisonnables que cette demande constitue un recours utile dans les circonstances de l’affaire. En l’espèce, le Comité note que, le 22 janvier 2014, l’auteure a soumis au Bureau du Procureur général une demande de réexamen au titre de la procédure de contrôle, et qu’elle a été déboutée le 17 juillet 2014. En conséquence, il considère que les recours internes ont été épuisés et que les dispositions du paragraphe 2 b) de l’article 5 du Protocole facultatif ne l’empêchent pas d’examiner la présente communication.

8.4Le Comité note que l’auteure affirme que les droits qu’elle tient du paragraphe 1 de l’article 14 ont été violés parce que les juridictions internes n’ont pas tenu compte des griefs qu’elle a formulés au titre des articles 19 et 21 du Pacte. En l’absence de toute autre information pertinente, cependant, le Comité considère que l’auteure n’a pas suffisamment étayé ce grief aux fins de la recevabilité. En conséquence, il conclut que cette partie de la communication est irrecevable au regard de l’article 2 du Protocole facultatif.

8.5Le Comité prend note de l’allégation de l’auteure, qui affirme que les droits qui lui sont reconnus au paragraphe 3 d) de l’article 14 du Pacte n’ont pas été respectés parce qu’elle n’a pas eu accès à un avocat lorsqu’elle a été arrêtée le 3 septembre 2013 et que son droit de se défendre en présence d’un avocat a été violé. Il observe que l’auteure a été accusée d’une infraction administrative ; or le paragraphe 3 d) de l’article 14 définit les garanties applicables à la détermination de charges pénales retenues contre des individus. Le Comité rappelle toutefois que, bien qu’une accusation en matière pénale se rapporte en principe à des actes qui sont réprimés par la loi pénale interne, la notion d’« accusation en matière pénale » doit être comprise au sens du Pacte. Selon le paragraphe 15 de l’observation générale du Comité no 32 (2007) sur le droit à l’égalité devant les tribunaux et les cours de justice et à un procès équitable, la notion peut également être étendue à des sanctions qui, indépendamment de leur qualification en droit interne, doivent être considérées comme pénales en raison de leur finalité, de leur caractère ou de leur sévérité. Dans les présentes affaires, l’auteure a été arrêtée, traduite en justice, déclarée coupable et punie d’une amende élevée pour avoir répandu pacifiquement des informations et pour avoir participé à une manifestation publique. Le Comité observe que cette sanction a été précédée d’une privation de liberté, certes brève, et avait pour objectif de punir l’auteure pour ses actes et de prévenir, par son effet dissuasif, de futures infractions similaires, objectifs analogues au but général de la législation pénale. Dans ces conditions, le Comité estime que le grief de l’auteur relève de la protection garantie par le paragraphe 3 d) de l’article 14 du Pacte. Il note toutefois que l’auteure n’a pas fourni de précisions ni de documents pour étayer le grief selon lequel on lui a refusé l’assistance d’un avocat dans le cadre de la procédure engagée contre elle et déclare ce grief irrecevable au regard de l’article 2 du Protocole facultatif.

8.6Le Comité note que l’auteure n’a donné aucune information précise pour étayer les griefs qu’elle tire du paragraphe 3 g) de l’article 14 du Pacte. Il estime par conséquent que cette partie de la communication est irrecevable au regard de l’article 3 du Protocole facultatif.

8.7Le Comité considère que l’auteure a suffisamment étayé, aux fins de la recevabilité, les griefs qu’elle tire des articles 19 (par. 2) et 21 du Pacte dans la communications no 2542/2015 et de l’article 21 dans la communication no 2543/2015. Il les déclare donc recevables et procède à leur examen au fond.

Examen au fond

9.1Conformément au paragraphe 1 de l’article 5 du Protocole facultatif, le Comité des droits de l’homme a examiné les présentes communications en tenant compte de toutes les informations que lui ont communiquées les parties.

Communication no 2542/2015

9.2Le Comité relève que l’auteure argue que le droit de répandre des informations, protégé par le paragraphe 2 de l’article 19 du Pacte, a été violé parce qu’elle a été sanctionnée pour avoir distribué des invitations à une réunion publique le 3 septembre 2013. Il doit donc déterminer si les restrictions imposées à l’auteure font partie de celles qui sont autorisées par le paragraphe 3 de l’article 19 du Pacte.

9.3Le Comité renvoie à son observation générale no 34 (2011) sur la liberté d’opinion et la liberté d’expression, dont il ressort que la liberté d’opinion et la liberté d’expression sont des conditions indispensables au développement complet de l’individu. Ces libertés sont essentielles pour toute société et constituent le fondement de toute société libre et démocratique (par. 2). Toutes les restrictions à l’exercice de la liberté d’expression doivent répondre aux critères stricts de nécessité et de proportionnalité, « doivent être appliquées exclusivement aux fins pour lesquelles elles ont été prescrites » et « doivent être en rapport direct avec l’objectif spécifique qui les inspire » (par. 22).

9.4Le Comité prend note de l’argument de l’État partie, qui soutient que la législation nationale est conforme aux dispositions du paragraphe3 de l’article19 du Pacte et vise à réglementer et non à restreindre la liberté d’expression. Il observe toutefois que l’État partie n’a pas expliqué en quoi les actes de l’auteure mettaient en danger les droits ou la réputation d’autrui, la sécurité nationale ou l’ordre public, ou la santé ou la moralité publiques, comme le prévoit le paragraphe3 de l’article19 du Pacte. En l’absence d’explication, le Comité estime que la sanction appliquée à l’auteure pour avoir distribué des invitations à un événement public pacifique, quoique non autorisé, n’était ni nécessaire ni proportionnée, compte tenu des conditions énoncées au paragraphe3 de l’article19 du Pacte. Il conclut dès lors que les droits que l’auteure tient du paragraphe2 de l’article19 du Pacte ont été violés.

9.5Quant aux allégations de l’auteure, qui se dit victime d’une violation des droits qu’elle tient de l’article 21 du Pacte, le Comité rappelle que le droit de réunion pacifique est un droit de l’homme fondamental essentiel à l’expression publique des points de vue et opinions de chacun et indispensable dans une société démocratique. Ce droit suppose la possibilité d’organiser une réunion pacifique dans un lieu accessible au public et d’y participer. Les organisateurs d’une réunion ont, en règle générale, le droit de choisir un lieu qui soit à portée de vue et d’ouïe du public cible, et l’exercice de ce droit ne peut faire l’objet que des seules restrictions : a) imposées conformément à la loi ; b) qui sont nécessaires dans une société démocratique, dans l’intérêt de la sécurité nationale, de la sûreté publique, de l’ordre public ou pour protéger la santé ou la moralité publiques, ou les droits et les libertés d’autrui. Lorsqu’il impose des restrictions afin de concilier le droit de réunion d’un particulier avec les éléments d’intérêt général précités, un État partie doit s’efforcer de faciliter l’exercice de ce droit plutôt que de s’employer à le restreindre par des moyens qui ne sont ni nécessaires ni proportionnés. L’État partie est donc tenu de justifier toute limitation du droit garanti à l’article 21 du Pacte et de montrer qu’elle ne fait pas obstacle de manière disproportionnée à l’exercice de ce droit.

9.6Le Comité fait observer que l’obligation de notification ou l’obligation de demander une autorisation aux autorités, dans le cadre d’un régime d’autorisation qui équivaut en fait à un système de notification et où l’autorisation d’organiser une manifestation publique est accordée d’office, ne viole pas en soi l’article 21 du Pacte, si son application est conforme aux dispositions de celui-ci. En tout état de cause, lorsqu’un régime de notification ou d’autorisation est en vigueur, les procédures ne devraient pas être trop contraignantes. Même dans le cas d’une réunion non autorisée, toute atteinte au droit de réunion pacifique doit être justifiée au regard de la deuxième phrase de l’article 21.

9.7Le Comité constate que l’État partie s’est appuyé uniquement sur les dispositions de la loi relative aux manifestations publiques, conformément à laquelle il faut, pour tenir une réunion pacifique, soumettre une demande dix jours à l’avance et obtenir l’autorisation des autorités locales, ce qui, en soi, restreint déjà le droit de réunion pacifique. L’État partie n’a pas tenté de démontrer que l’arrestation de l’auteure, son procès et sa condamnation à une amende pour l’organisation d’une réunion pacifique étaient nécessaires dans une société démocratique, dans l’intérêt de la sécurité nationale, de la sûreté publique, de l’ordre public ou pour protéger la santé ou la moralités publiques, ou les droits et les libertés d’autrui, et proportionnés à ces intérêts, comme l’exige l’article 21 du Pacte. Le Comité conclut par conséquent que l’État partie a violé l’article 21 du Pacte.

Communication no 2543/2015

9.8Le Comité note que, le 15 février 2014, l’auteure a participé à une réunion, selon elle spontanée, pour protester contre la dévaluation soudaine de la monnaie nationale de 30 %. Il prend note du grief de l’auteure qui affirme que l’obligation de soumettre une demande d’autorisation dix jours à l’avance prévue par la législation de l’État partie prive les gens de leur droit de tenir des réunions pacifiques (par.5.2 ci-dessus) et que l’État partie a violé le droit qu’elle tient de l’article 21 en lui infligeant une amende pour sa participation à une réunion spontanée non autorisée. Le Comité relève par ailleurs que, selon l’État partie, aucune demande d’autorisation de l’événement en question n’avait été soumise aux autoritéslocales, contrairement à ce qu’exige la législation nationale, et que la manifestationavait constitué une menace pour l’ordre et la sécurité publics et pour le fonctionnement des infrastructures publiques. Le Comité observe toutefois que l’État partie n’a donné aucune autre information à l’appui de cette allégation.

9.9Le Comité fait observer que l’obligation d’obtenir l’autorisation des autorités pour organiser une manifestation publique ne viole pas en soi l’article 21 du pacte. En l’espèce, le Comité note que l’obligation de demander une autorisation prévue par la législation nationale exclut la possibilité de rassemblements spontanés, qui, de par leur nature même, ne peuvent pas faire l’objet d’une longue procédure de demande d’autorisation préalable. Le Comité note par conséquent qu’il n’existe pas de base légale permettant de réglementer les rassemblements spontanés dans l’État partie.

9.10Le Comité note que, même dans le cas d’un rassemblement non autorisé, toute atteinte au droit de réunion pacifique doit être justifiée par l’État partie au regard de la deuxième phrase de l’article 21. Il observe que l’État partie n’a pas cherché à démontrer que le fait d’imposer à l’auteure une sanction à raison de la participation à une réunion spontanée pacifique était nécessaire dans une société démocratique, dans l’intérêt de la sécurité nationale, de la sûreté publique, de l’ordre public, ou pour protéger la santé ou la moralité publiques ou les droits et les libertés d’autrui, et proportionné à ces intérêts, ainsi que l’exige l’article 21 du Pacte. En conséquence, le Comité conclut que l’État partie a violé l’article 21 du Pacte en ce qui concerne la communication no 2543/2015.

10.Le Comité, agissant en vertu du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif, constate que les faits dont il est saisi font apparaître une violation par l’État partie des droits garantis à l’auteure par les articles 19 (par. 2) et 21 du Pacte en ce qui concerne la communication no 2542/2015 et par l’article 21 du Pacte en ce qui concerne la communication no 2543/2015.

11.Conformément au paragraphe 3 a) de l’article 2 du Pacte, l’État partie est tenu d’assurer à l’auteure un recours utile. Il a l’obligation d’accorder une réparation intégrale aux individus dont les droits garantis par le Pacte ont été violés. En conséquence, l’État partie est tenu, entre autres, d’assurer à l’auteure une réparation adéquate, dont le remboursement de tous les frais de justice qu’elle a engagés. Il est également tenu de veiller à ce que des violations analogues ne se reproduisent pas. À cet égard, le Comité rappelle que, conformément aux obligations qui lui incombent au titre du paragraphe 2 de l’article 2 du Pacte, l’État partie devrait réviser sa législation de façon à garantir sur son territoire la pleine jouissance des droits consacrés par les articles 19 et 21 du Pacte, notamment du droit d’organiser et de tenir des rassemblements, réunions, défilés, piquets et manifestations pacifiques, y compris des rassemblements, réunions, défilés, piquets et manifestations spontanés.

12.Étant donné qu’en adhérant au Protocole facultatif, l’État partie a reconnu que le Comité a compétence pour déterminer s’il y a ou non violation du Pacte et que, conformément à l’article 2 du Pacte, il s’est engagé à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant de sa juridiction les droits reconnus dans le Pacte et à assurer un recours utile lorsqu’une violation a été établie, le Comité souhaite recevoir de l’État partie, dans un délai de cent-quatre-vingts jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet aux présentes constatations. L’État partie est invité en outre à rendre celles-ci publiques et à les diffuser largement dans ses langues officielles.