Nations Unies

CCPR/C/128/D/2789/2016

Pacte international relatif aux droits civils et politiques

Distr. générale

24 juin 2020

Français

Original : anglais

Comité des droits de l’homme

Constatations adoptées par le Comité au titre de l’article 5 (par. 4) du Protocole facultatif, concernant la communication no 2789/2016 * , **

Communication présentée par :

Gennady Yakovitsky et Aleksandra Yakovitskaya (représentés par un conseil, Andrei Paluda)

Victime(s) présumée(s) :

Gennady Yakovitsky (décédé) et Aleksandra Yakovitskaya (sa fille)

État partie :

Bélarus

Date de la communication :

15 juillet 2016 (date de la lettre initiale)

Références :

Décision prise en vertu de l’articles 92 du Règlement intérieur du Comité, transmise à l’État partie le 19 juillet 2016 (non publiée sous forme de document)

Date des constatations :

12 mars 2020

Objet :

Condamnation à mort à l’issue d’un procès inéquitable

Question(s) de procédure :

Défaut de coopération de l’État partie ; non‑respect de la demande de mesures provisoires formulée par le Comité ; non‑épuisement des recours internes

Question(s) de fond :

Privation arbitraire de la vie ; habeas corpus ; droit à un procès équitable devant un tribunal indépendant et impartial ; droit à la présomption d’innocence

Article(s) du Pacte :

6 (par. 1 et 2), 9 (par. 1 à 4) et 14 (par. 1, 2 et 3 a), b) et d))

Article(s) du Protocole facultatif :

1, 2 et 5 (par. 2 b))

1.1L’auteure de la communication est Aleksandra Yakovitskaya, de nationalité bélarussienne, née en 1989. Elle présente cette communication au nom de son père, Gennady Yakovitsky, de nationalité bélarussienne, né en 1967, qui, au moment de la soumission de la communication, se trouvait dans le quartier des condamnés à mort dans l’attente de son exécution, après avoir été condamné à la peine capitale. L’auteure affirme que l’État partie a violé les droits garantis à son père par les articles 6 (par. 1 et 2), 9 (par. 1 à 4) et 14 (par. 1, 2 et 3 a), b) et d)) du Pacte. Le Protocole facultatif est entré en vigueur pour le Bélarus le 30 décembre 1992. L’auteure est représentée par un conseil.

1.2Le 19 juillet 2016, le Comité, agissant par l’intermédiaire de son Rapporteur spécial chargé des nouvelles communications et des mesures provisoires, a décidé de demander des mesures provisoires au titre de l’article 92 (devenu l’article 94) de son règlement intérieur et a prié l’État partie de surseoir à l’exécution de la peine de mort prononcée contre M. Yakovitsky tant que la communication serait à l’examen.

1.3Le 29 novembre 2016, le Comité a été informé que le père de l’auteure avait été exécuté malgré la demande de mesures provisoires. Le même jour, il a demandé à l’État partie d’apporter des éclaircissements à ce sujet, en appelant son attention sur le fait que le non-respect d’une demande de mesures provisoires constitue une violation de l’obligation qui est faite aux États parties de coopérer de bonne foi au titre du Protocole facultatif. Aucune réponse n’a été reçue à ce jour de l’État partie.

Rappel des faits présentés par l’auteure

2.1Le 28juillet 2015, le père de l’auteure a tué T. A. Il a commis ce crime après avoir consommé de l’alcool, sous l’empire de la jalousie. Au cours d’une dispute, il a violemment battu T. A. et lui a infligé 46 coups très violents, sur des parties vitales de son corps. Quand il s’est réveillé, il a vu le cadavre à côté de lui et a appelé la police.

2.2.Le même jour, le père de l’auteure a été arrêté parce qu’il était soupçonné du meurtre et a été placé en garde à vue dans les locaux du Bureau des affaires intérieures de Vileika. Deux jours plus tard, il a été placé officiellement en détention provisoire sur ordre d’un procureur. L’ordonnance du procureur ne lui a été notifiée que le 31 juillet 2015. Il n’a été présenté devant un juge ou une autre autorité habilitée par la loi à exercer des fonctions judiciaires ni le 28 juillet ni le 31 juillet 2015. Il a été traduit devant un juge pour la première fois en décembre 2015, dans le cadre de son procès pénal.

2.3Le 5 janvier 2016, le tribunal régional de Minsk a déclaré le père de l’auteure coupable d’homicide résultant d’actes intentionnels d’une extrême cruauté, en signalant qu’il avait déjà commis un meurtre et s’était dérobé au versement d’une pension alimentaire, et l’a condamné à mort. Le 19 janvier 2016, un recours en cassation a été formé devant la Cour suprême contre la décision du tribunal régional de Minsk. Ce recours a été modifié le 8 février 2016. Le 8 avril 2016, la Cour suprême a rejeté le recours et a confirmé le jugement rendu le 5 janvier 2016 en première instance. L’auteure affirme que la décision du tribunal régional est devenue exécutoire immédiatement après cela.

2.4En avril 2016, le père de l’auteure a sollicité la grâce du Président du Bélarus et a saisi le Procureur général d’une demande de réexamen au titre de la procédure de contrôle. Sa demande a toutefois été rejetée le 25 juin 2016.

2.5Le 7 juillet 2016, le père de l’auteure a également fait appel auprès du Vice‑Président de la Cour suprême dans le cadre de la procédure de contrôle. Il n’a pas reçu de décision mais il note que, selon la jurisprudence bien établie du Comité, ce recours peut ne pas être considéré comme efficace. En outre, la décision ne serait communiquée au condamné, à ses avocats et à ses proches qu’au moment de l’exécution. L’auteure déclare que son père a épuisé tous les recours internes disponibles.

2.6L’auteure affirmait également au moment où elle a soumis la communication que son père pouvait être exécuté à tout moment car sa condamnation était devenue exécutoire. MmeYakovitskayaa donc demandé qu’à titre de mesure provisoire, il soit sursis à l’exécution de la peine de mort tant que la communication serait à l’examen. Malgré la décision du Comité d’accéder à la demande de mesures provisoires, l’exécution a eu lieu en novembre 2016.

Teneur de la plainte

3.1L’auteure affirme que l’État partie a violé les droits que son père tenait des articles 6 (par. 1 et 2), 9 (par. 1 à 4) et 14 (par. 1, 2 et 3 a), b) et d)) du Pacte, en particulier le droit à la vie consacré par l’article 6 du Pacte. Elle affirme aussi que le procès de son père, qui n’a pas été assorti des garanties d’une procédure régulière et qui a abouti à une condamnation à mort, a violé en soi les droits garantis à son père par l’article 6 (par. 1 et 2) du Pacte.

3.2L’auteure affirme en outre que les droits garantis à son père par l’article 9 (par. 1 à 4) ont été violés étant donné qu’il n’a pas été présenté sans délai devant un juge après son arrestation initiale. Son père a vu un juge pour la première fois en décembre 2015 dans le cadre de son procès pénal, plus de cent cinquante jours après son arrestation. Un tel retard constitue une violation des droits consacrés par l’article 9 (par. 3) du Pacte.

3.3L’auteure dénonce une violation des droits que son père tenait de l’article 14 (par. 1) du Pacte. Elle affirme qu’au cours de la procédure judiciaire, le tribunal s’est montré partial et n’a pas fait preuve d’objectivité. Elle ajoute que, pendant le procès en appel, la Cour s’est également montrée partiale en tolérant que le Procureur exprime son opinion personnelle au sujet de l’affaire et de la personnalité de son père.

3.4L’auteure affirme que son père a été placé dans le « couloir de la mort » avant même que la condamnation à la peine capitale ait acquis l’autorité de la chose jugée. Tant devant le tribunal de première instance que devant la Cour suprême, son père a été menotté et placé dans une cage. Les audiences de première instance se sont tenues en public dans la ville de Vileika et le public a pu le voir comme un « criminel dangereux ». Au cours de l’audience, le juge s’est exprimé d’une manière qui a permis aux observateurs de constater qu’il n’était pas impartial. Pendant le recours en cassation, le père de l’auteure a dû comparaître vêtu de la tenue spéciale réservée aux condamnés à mort, marquée du sigle les désignant. En outre, il a été amené aux audiences par un convoi de six gardes dans la position dite « tête aux genoux », qui lui a causé des douleurs, une hypertension artérielle accrue, des vertiges et des maux de tête. Les médias d’État n’ont pas respecté la présomption d’innocence et ont diffusé des informations perverties concernant le père de l’auteure. Ils ont exprimé une opinion catégorique sur la culpabilité de l’intéressé avant que la décision du tribunal n’ait acquis l’autorité de la chose jugée. L’auteure affirme en outre qu’après la décision du tribunal de première instance, le personnel du centre de détention no 1, où son père avait été placé, a adopté une attitude humiliante à l’égard de celui-ci. Il a fait l’objet de railleries et de pressions psychologiques. L’auteure affirme que cela constitue une violation du droit à la présomption d’innocence consacré par l’article 14 (par. 2) du Pacte.

3.5L’auteure invoque également une violation des droits consacrés par l’article 14 (par. 3 a)) du Pacte, son père n’ayant pas été informé sans délai de la nature et des motifs des accusations portées contre lui. Elle affirme que son père a été arrêté le 28 juillet 2015 à 20 h 35, tandis que l’enquêteur n’a établi le procès-verbal de détention qu’à 2 h 45 passées (le 29 juillet), c’est-à-dire plus de six heures plus tard. De plus, le procès-verbal n’indiquait pas à quel moment le père de l’auteure avait été informé de son contenu.

3.6En outre, l’auteure affirme que son père n’a pas eu suffisamment de temps pour préparer sa défense et qu’il n’a eu qu’un accès limité à son avocat, en violation des droits garantis par l’article 14 (par. 3 b) et d)) du Pacte. Il n’a pas été informé de ses droits, y compris de son droit à un avocat, rapidement après son arrestation. On ne lui a commis un conseil d’office qu’à 2 h 5 le 29 juillet 2015, soit près de six heures après son arrestation. Entre-temps, plusieurs actes de procédure avaient déjà été accomplis − il avait été interrogé et soumis à des pressions psychologiques et à des tentatives visant à le persuader de s’avouer coupable. Le père de l’auteure ne se sentait pas bien pendant l’interrogatoire car il n’était pas encore dégrisé, et il n’était pas en mesure de comprendre ce qui se passait. De plus, il n’a pas eu le temps de s’entretenir avec son avocat en privé. Au stade du recours en cassation, il n’a pas non plus pu s’entretenir avec son conseil dans des conditions de confidentialité, des membres de l’administration pénitentiaire étant toujours présents. En conséquence, il lui a été impossible de produire des éléments complémentaires à l’appui de son recours en cassation. En outre, sa fille et son avocat n’ont jamais reçu la procuration qu’il avait envoyée pour autoriser sa représentation devant le Comité. Il n’a donc pas été en mesure d’exercer efficacement son droit à la défense.

Observations de l’État partie sur la recevabilité et sur le fond

4.1Par une note verbale en date du 19septembre 2016, l’État partie a fait connaître ses observations sur la recevabilité et sur le fond. Il affirme que la communication est irrecevable parce que le père de l’auteure n’a pas épuisé tous les recours internes qui lui étaient ouverts, du fait notamment qu’il n’a pas déposé de demande de réexamen aux fins de contrôle auprès du Procureur général et du Président du la Cour suprême. L’avocat, M.Kremko, a saisi le Procureur général adjoint et le Vice-Président de la Cour suprême d’une telle demande, respectivement en avril 2016 et le 7juillet 2016 ; celle-ci a été rejetée dans les deux cas. Les article 175 et 175(1) du Code de procédure pénale disposent que la présentation d’une demande de réexamensuspend l’exécution de la peine de mort pour toute la durée de l’examen.

4.2L’État partie fait valoir que le père de l’auteure a également sollicité la grâce du Président et qu’il n’avait toujours pas reçu de réponse au moment de la soumission de la communication. L’article 175 du Code pénal dispose que l’exécution de la peine prononcée contre un condamné à mort est suspendue pendant l’examen de la demande de grâce.

4.3Sur le fond, l’État partie explique que le 5 janvier 2016, le tribunal régional de Minsk a déclaré le père de l’auteure coupable et l’a condamné pour infraction aux articles 139 (par. 2, 6 et 16) et 174 (par. 3) du Code pénal. Le tribunal de première instance a prononcé la peine de mort par balle. Le 8 avril 2016, la Cour suprême a confirmé la décision du tribunal régional de Minsk et rejeté les recours en cassation formés par le père de l’auteure et par son conseil, M. Lapitsky.

4.4L’État partie affirme que la culpabilité du père de l’auteure a été prouvée et corroborée par l’ensemble des éléments de preuve, examinés et évalués par le tribunal. Il affirme que le tribunal a examiné de manière exhaustive, complète et objective les circonstances de l’affaire, qui ont révélé que le père de l’auteure représentait un danger particulier pour la société. Par conséquent, la peine de mort prononcée était raisonnable et juste. Les allégations formulées dans la communication présentée au nom du père de l’auteure concernant la violation des articles 6, 9 et 14 du Pacte ne sont pas fondées sur les éléments du dossier pénal. L’affaire a été jugée par un tribunal compétent, indépendant et impartial. Aucune demande de récusation des juges n’a été présentée par les parties au cours du procès. Le père de l’auteure a bénéficié de l’assistance d’un conseil tout au long de la procédure.

4.5En ce qui concerne les violations alléguées de l’article 9 du Pacte, l’État partie précise que le père de l’auteure a été arrêté parce qu’il était soupçonné de meurtre conformément aux dispositions du Code de procédure pénale. Il a été informé de ses droits et obligations en tant que suspect ainsi que de la possibilité de contester sa détention.

4.6L’État partie affirme en outre que le père de l’auteure n’a déposé aucune plainte pour violation de son droit de s’entretenir en privé avec ses conseils, pour utilisation de méthodes d’enquête illégales ou pour toute autre violation de ses droits.

4.7L’État partie invite le Comité à tenir compte de l’article 6 (par. 2) du Pacte, qui dispose que dans les pays où la peine de mort n’a pas été abolie, celle-ci ne peut être prononcée que pour les crimes les plus graves, conformément à la législation en vigueur au moment où le crime a été commis, qui ne doit pas être en contradiction avec les dispositions du Pacte.

4.8L’État partie fait valoir que la communication devrait être considérée comme constituant un abus du droit de présenter des communications et devrait donc être déclarée irrecevable au regard de l’article 3 du Protocole facultatif.

Commentaires de l’auteure sur les observations de l’État partie

5.1Dans ses commentaires du 20novembre 2016, l’auteure fait observer que les personnes qui soumettent une communication au Comité ne sont pas tenues d’épuiser tous les recours internes disponibles, mais seulement ceux qui peuvent être considérés comme utiles. Elle fait valoir que le Comité a une jurisprudence bien établie selon laquelle la procédure de réexamen aux fins de contrôleest inefficace. En outre, elle rappelle que l’avocat de son père a déposé une demande de réexamen, qui a été rejetée par le Procureur général adjoint et par le Vice‑Président de la Cour suprême. Elle ajoute que la présentation d’une telle demande ne peut que retarder l’exécution de la peine de mort, puisqu’elle la suspend pour la durée de l’examen, mais qu’elle ne constitue pas un recours utile à d’autres égards.

5.2L’auteure souligne que, conformément à l’article 5 (par. 2 b)) du Protocole facultatif, le Comité n’examine pas les communications tant qu’il ne s’est pas assuré que leur auteur a épuisé tous les recours internes disponibles. Toutefois, la jurisprudence du Comité prévoit que la règle de l’épuisement ne s’applique que si la protection juridique est effective et disponible. L’auteure rappelle la jurisprudence du Comité, dont il ressort que la procédure de contrôle de décisions de justice devenues exécutoires constitue un recours extraordinaire de nature discrétionnaire qui est limité aux questions de droit, et n’est donc pas un recours utile au sens de l’article 5 (par. 2 b)) du Protocole facultatif. Elle rappelle en outre qu’un système de contrôle juridictionnel qui ne vise que les condamnations dont l’exécution a commencé ne satisfait pas aux prescriptions énoncées à l’article 14 (par. 5), que ce recours puisse être exercé par la personne qui a été condamnée ou que son exercice soit laissé à la discrétion d’un juge ou d’un procureur.

5.3L’auteure affirme qu’une personne condamnée à mort au Bélarus n’apprend en général s’il a été fait droit à sa demande de réexamen au titre de la procédure de contrôle que quelques minutes avant l’exécution. Elle affirme que la peine de mort au Bélarus est exécutée dans le secret. Jusqu’à l’exécution, le condamné, son avocat et sa famille ne sont pas informés de l’issue de la demande. Par conséquent, la personne condamnée à la peine de mort n’a pas le temps de saisir le Comité des droits de l’homme si les recours internes échouent.

5.4Quant à l’argument de l’État partie selon lequel le recours interne consistant à demander la grâce présidentielle n’a pas été épuisé, l’auteure fait observer que cette procédure ne constitue pas un recours qu’il convient d’épuiser avant de saisir le Comité étant donné qu’il s’agit d’une procédure juridique à caractère humanitaire et non d’une voie de recours en cas de violation des droits. L’auteure rappelle que, selon la jurisprudence bien établie du Comité, la demande de grâce ne fait pas partie des recours utiles qui doivent être épuisés. Elle précise qu’en vertu du Règlement relatif à la procédure de grâce en République du Bélarus, l’exécution d’une condamnation à mort est suspendue pendant l’examen de la demande de grâce et jusqu’au rejet de cette demande. Elle affirme qu’une personne condamnée à mort au Bélarus n’apprend en général s’il a été fait droit à sa demande de grâce que quelques minutes avant l’exécution.

Défaut de coopération de l’État partie

6.1Le Comité note que l’État partie n’a pas respecté la demande de mesures provisoires qu’il lui avait adressée en procédant à l’exécution du père de l’auteure avant que le Comité ait achevé l’examen de la communication.

6.2Le Comité rappelle que l’article 39 (par. 2) du Pacte l’autorise à établir son propre règlement intérieur, que les États parties sont convenus d’accepter. Il fait observer en outre que tout État partie au Pacte qui adhère au Protocole facultatif reconnaît que le Comité a compétence pour recevoir et examiner des communications émanant de particuliers relevant de sa juridiction qui prétendent être victimes d’une violation de l’un quelconque des droits énoncés dans le Pacte (préambule et art. 1 du Protocole facultatif). En adhérant au Protocole facultatif, les États parties s’engagent implicitement à coopérer de bonne foi avec le Comité pour lui permettre et lui donner les moyens d’examiner les communications qui lui sont soumises et, après l’examen, de faire part de ses constatations à l’État partie et à l’intéressé (art. 5 (par. 1 et 4)). Un État partie contrevient aux obligations qui lui incombent au titre de l’article premier du Protocole facultatif s’il adopte une mesure, quelle qu’elle soit, qui empêche le Comité de prendre connaissance de communications, d’en mener l’examen à bonne fin et de faire part de ses constatations.

6.3En l’espèce, le Comité fait observer que lorsqu’elle lui a soumis la communication, le 15 juillet 2016, l’auteure l’a informé que son père avait été condamné à mort et que la peine pouvait être exécutée à tout moment. Le 19 juillet 2016, le Comité a demandé à l’État partie de ne pas procéder à l’exécution du père de l’auteure tant que son cas serait à l’examen. En novembre 2016, il a été informé que M. Yakovitsky avait été exécuté, malgré la demande de mesures provisoires de protection. Le Comité note qu’il n’est pas contesté que l’exécution en question a eu lieu, au mépris total de la demande de mesures provisoires de protection adressée à l’État partie.

6.4Le Comité réaffirme qu’indépendamment de toute violation du Pacte qui lui est imputée dans une communication, l’État partie contrevient gravement aux obligations qui lui incombent au titre du Protocole facultatif s’il prend une mesure qui empêche le Comité de mener à bonne fin l’examen d’une communication faisant état d’une violation du Pacte ou qui rend l’action du Comité sans objet et l’expression de ses constatations sans valeur et de nul effet. En l’espèce, l’auteure a affirmé que les droits que son père tenait de plusieurs articles du Pacte avaient été violés d’une manière qui influait directement sur la légalité de sa condamnation à mort. Ayant été notifié de la communication et de la demande de mesures provisoires de protection formulée par le Comité, l’État partie a commis une violation grave des obligations mises à sa charge par le Protocole facultatif en exécutant la victime présumée avant que le Comité ait achevé l’examen de la communication.

6.5Le Comité rappelle que les mesures provisoires prévues à l’article 94 de son règlement intérieur, adopté conformément à l’article 39 du Pacte, sont essentielles au rôle qui lui a été confié en vertu du Protocole facultatif afin d’éviter qu’un préjudice irréparable ne soit causé à la victime d’une violation présumée. Le non-respect de cet article, en particulier par une action irréversible comme, en l’espèce, l’exécution de M. Yakovitsky, compromet la protection des droits consacrés par le Pacte qui est assurée par le Protocole facultatif.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

7.1Avant d’examiner tout grief formulé dans une communication, le Comité des droits de l’homme doit, conformément à l’article 97 de son règlement intérieur, déterminer si la communication est recevable au regard du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.

7.2Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément à l’article 5 (par. 2 a)) du Protocole facultatif, que la même question n’était pas déjà en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

7.3Le Comité prend note de l’affirmation de l’État partie selon laquelle le père de l’auteure n’a pas épuisé les recours internes disponibles étant donné qu’il n’a pas lui-même saisi le Procureur général et la Cour suprême d’une demande de réexamen au titre de la procédure de contrôle. Il note que son conseil, M. Kremko, a déposé une telle demande, qui a été rejetée par des décisions signées par le Procureur général adjoint et par le Vice‑Président de la Cour suprême. Le Comité renvoie à sa jurisprudence et rappelle que l’introduction auprès d’un procureur d’une demande de contrôle d’une décision de justice devenue exécutoire ne constitue pas un recours qui doive être épuisé aux fins de l’article 5 (par. 2 b)) du Protocole facultatif. Il considère également que le dépôt auprès du président d’un tribunal d’une demande de contrôle visant des décisions judiciaires devenues exécutoires, dont l’issue dépend du pouvoir discrétionnaire d’un juge, constitue un recours extraordinaire et que l’État partie doit montrer qu’il existe une possibilité raisonnable qu’une telle demande constitue un recours utile dans les circonstances de l’espèce. Or l’État partie n’a pas montré que les demandes adressées au Président de la Cour suprême au titre de la procédure de contrôle étaient accueillies dans des affaires concernant le droit à un procès équitable et n’a pas indiqué, le cas échéant, dans combien d’affaires elles avaient abouti. Dans ces circonstances, le Comité conclut que les dispositions de l’article 5 (par. 2 b)) du Protocole facultatif ne l’empêche pas d’examiner la communication.

7.4En ce qui concerne les conditions énoncées à l’article 5 (par. 2 b)) du Protocole facultatif, le Comité prend aussi note de l’argument de l’État partie qui affirme que M. Yakovitsky n’avait pas épuisé tous les recours internes au moment de la soumission de la communication, étant donné en particulier que sa demande de grâce présidentielle était toujours en instance. À cet égard, et au vu des informations relatives à l’exécution de M. Yakovitsky, le Comité rappelle sa jurisprudence et réaffirme que la grâce présidentielle est une voie de recours extraordinaire et extrajudiciaire et, de ce fait, ne constitue pas un recours utile au sens de l’article 5 (par. 2 b)) du Protocole facultatif. De surcroît, en l’espèce, la grâce n’aurait pu à elle seule constituer un recours utile pour les violations alléguées. Le Comité considère par conséquent qu’il n’est pas empêché par les dispositions de l’article 5 (par. 2 b)) du Protocole facultatif d’examiner la communication.

7.5Le Comité note que l’auteure affirme que la présence d’enquêteurs ou de membres de l’administration pénitentiaire a empêché son père de s’entretenir en toute confidentialité avec ses avocats. À cet égard, il prend note de l’objection de l’État partie, qui souligne que le père de l’auteure n’a pas déposé de plainte pour violation de son droit de s’entretenir en privé avec ses conseils. En l’absence d’informations complémentaires, le Comité n’est pas en mesure de déterminer si les recours internes ont été épuisés en ce qui concerne ce grief au regard de l’article 14 (par. 3b) et d)) du Pacte et considère que les dispositions de l’article 5 (par. 2b)) du Protocole facultatif s’opposent à ce qu’il examine cette partie de la communication.

7.6Le Comité prend note des allégations selon lesquelles les droits que le père de l’auteure tenait de l’article 9 (par. 1, 2 et 4) et de l’article 14 (par. 1 et 2), concernant les vêtements spéciaux portés par les condamnés à mort, et l’article 14 (par. 3 a), b) et d)) du Pacte ont été violés. Il note que l’État partie a indiqué que le père de l’auteure n’avait déposé aucune plainte pour d’autres violations de ses droits. En l’absence d’informations complémentaires, le Comité n’est pas en mesure de déterminer si les recours internes ont été épuisés en ce qui concerne les griefs tirés de l’article 9 (par. 1, 2 et 4) et de l’article 14 (par. 1 et 2), pour ce qui est des vêtements spéciaux portés par les condamnés à mort, et de l’article 14 (par. 3 a), b) et d)) du Pacte et considère que les dispositions de l’article 5 (par. 2 b)) du Protocole facultatif s’opposent à ce qu’il examine cette partie de la communication.

7.7Le Comité considère que les autres griefs de l’auteure, qui soulèvent des questions au regard des articles 6 (par. 1 et 2), 9 (par. 3) et 14 (par. 2) du Pacte, ont été suffisamment étayés aux fins de la recevabilité, et procède donc à leur examen quant au fond.

Examen au fond

8.1Conformément à l’article 5 (par. 1) du Protocole facultatif, le Comité des droits de l’homme a examiné la présente affaire en tenant compte de toutes les informations que lui ont communiquées les parties.

8.2En ce qui concerne le grief selon lequel le père de l’auteure n’a pas bénéficié des droits énoncés à l’article 9 (par. 3) du Pacte, le Comité rappelle que, conformément à cette disposition du Pacte, tout individu arrêté ou détenu du chef d’une infraction pénale doit être traduit dans le plus court délai devant un juge ou une autre autorité habilitée par la loi à exercer des fonctions judiciaires. Il rappelle également que, si le sens exact à donner à l’expression « dans le plus court délai » peut varier selon les circonstances objectives, le laps de temps ne devrait pas dépasser quelques jours à compter de l’arrestation. De l’avis du Comité, quarante-huit heures suffisent généralement pour transférer la personne et préparer l’audience judiciaire ; tout délai supérieur à quarante-huit heures doit rester absolument exceptionnel et être justifié par les circonstances. Le Comité note que d’après les allégations de l’auteure, qui n’ont pas été contestées, M. Yakovitsky a été arrêté le 28 juillet 2015 et officiellement notifié de son placement en détention provisoire par un procureur le 31 juillet 2015, mais n’a été présenté devant un juge qu’en décembre 2015. Il rappelle que, dans son observation générale no 35 (2014) sur la liberté et la sécurité de la personne, il a déclaré qu’il était inhérent à l’exercice approprié du pouvoir judiciaire que ce pouvoir soit exercé par une autorité indépendante, objective et impartiale par rapport aux questions traitées, et qu’un procureur ne pouvait être considéré comme une autorité habilitée à exercer des fonctions judiciaires au sens de l’article 9 (par. 3). Dans ces circonstances, le Comité considère que les faits dont il est saisi montrent que le père de l’auteure n’a pas été traduitdans le plus court délai devant un juge ou une autre autorité habilitée par la loi à exercer des fonctions judiciaires, comme l’exige l’article 9 (par. 3) du Pacte. En conséquence, il conclut que les faits susmentionnés font apparaître une violation des droits reconnus à M. Yakovitsky par l’article 9 (par. 3) du Pacte.

8.3Le Comité prend aussi note du grief selon lequel le principe de la présomption d’innocence n’a pas été respecté dans le cas du père de l’auteure, qui a été menotté et enfermé dans une cage pendant les audiences, avant que la décision le concernant ne soit passée en force de chose jugée. À cet égard, il rappelle sa jurisprudence, telle qu’elle ressort également du paragraphe 30 de son observation générale no 32 (2007) sur le droit à l’égalité devant les tribunaux et les cours de justice et à un procès équitable, selon laquelle, du fait de la présomption d’innocence, qui est indispensable à la protection des droits de l’homme, la charge de la preuve incombe à l’accusation, nul ne peut être présumé coupable tant que l’accusation n’a pas été établie au-delà de tout doute raisonnable, l’accusé a le bénéfice du doute et les personnes accusées d’avoir commis une infraction pénale ont le droit d’être traitées selon ce principe. Dans la même observation générale, le Comité affirme en outre que les accusés ne devraient normalement pas être entravés ou enfermés dans une cage pendant les audiences, ni présentés au tribunal d’une manière laissant penser qu’ils peuvent être des criminels dangereux, et que les États parties devraient faire en sorte que les médias rendent compte des procès d’une façon qui ne porte pas atteinte à la présomption d’innocence. Compte tenu des informations dont il dispose et en l’absence de toute autre information ou explication pertinente de l’État partie concernant la pratique consistant à menotter et enfermer dans une cage les personnes accusées d’une infraction pénale et le recours à cette pratique en l’espèce, en particulier la nécessité de maintenir le père de l’auteure menotté et enfermé dans une cage tout au long de son procès, le Comité considère que les faits tels qu’ils ont été présentés font apparaître une violation du droit du père de l’auteure à la présomption d’innocence, garanti par l’article 14 (par. 2) du Pacte.

8.4Le Comité prend note de l’argument de l’État partie selon lequel les dispositions de l’article 6 (par. 2) du Pacte n’interdisent pas la peine de mort pour les « crimes les plus graves » (voir plus haut, par. 4.7). Il rappelle son observation générale no 36 (2018) sur le droit à la vie, dans laquelle il déclare que l’expression « crimes les plus graves » désigne les homicides volontaires. Le père de l’auteure a été condamné à mort après avoir été reconnu coupable de meurtre, ce qui relève des crimes les plus graves. Toutefois, le Comité souligne également que toutes les normes relatives à un procès équitable énoncées dans le Pacte doivent avoir été strictement respectées pour que l’imposition de la peine de mort puisse être conforme à l’article 6 du Pacte.

8.5L’auteure affirme qu’il y a eu violation du droit à la vie garanti par l’article 6 du Pacte puisque son père a été condamné à la peine capitale à l’issue d’un procès inéquitable. À cet égard, le Comité, rappelant sa jurisprudence, réaffirme que le fait de prononcer une condamnation à la peine capitale à l’issue d’un procès au cours duquel les dispositions de l’article 14 du Pacte n’ont pas été respectées constitue une violation de l’article 6 du Pacte. Se référant à son observation générale no 32, il souligne que, dans le cas de procès qui aboutissent à une condamnation à mort, le respect scrupuleux des garanties d’une procédure régulière est particulièrement important. Il rappelle aussi qu’il a établi dans son observation générale no 36 sur le droit à la vie qu’une violation des garanties d’une procédure régulière énoncées à l’article 14 du Pacte qui aboutit à l’imposition de la peine de mort peut rendre l’exécution arbitraire et contraire à l’article 6 du Pacte. Une telle violation peut consister notamment dans le non-respect de la présomption d’innocence, qui peut résulter du fait que l’accusé est placé dans une cage ou menotté pendant le procès. Étant donné qu’il a établi une violation de l’article 14 (par. 2) du Pacte en ce qui concerne le non-respect de la présomption d’innocence, le Comité conclut que la condamnation définitive de M. Yakovitsky à la peine de mort et son exécution ne satisfaisaient pas aux conditions énoncées à l’article 14, et qu’il y a donc aussi eu violation du droit à la vie consacré par l’article 6 du Pacte.

9.Le Comité des droits de l’homme, agissant en vertu de l’article 5 (par. 4) du Protocole facultatif, constate que les faits dont il est saisi font apparaître une violation des droits garantis au père de l’auteure par les articles 6, 9 (par. 3) et 14 (par. 2) du Pacte. Le Comité conclut également que l’État partie, en ne respectant pas la demande de mesures provisoires qu’il lui avait adressée, a manqué aux obligations qui lui incombent au titre de l’article premier du Protocole facultatif.

10.Conformément à l’article 2 (par. 3 a)) du Pacte, l’État partie est tenu d’assurer à l’auteure un recours utile. Il a l’obligation d’accorder une réparation intégrale aux individus dont les droits garantis par le Pacte ont été violés. L’État partie est en outre tenu, entre autres, de prendre toutes les mesures nécessaires pour empêcher que des violations analogues ne se reproduisent.

11.Étant donné qu’en adhérant au Protocole facultatif, l’État partie a reconnu que le Comité a compétence pour déterminer s’il y a ou non violation du Pacte et que, conformément à l’article 2 du Pacte, il s’est engagé à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant de sa juridiction les droits reconnus dans le Pacte et à assurer un recours utile et une réparation exécutoire lorsqu’une violation a été établie, le Comité souhaite recevoir de l’État partie, dans un délai de cent quatre-vingts jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet aux présentes constatations. L’État partie est invité en outre à rendre celles-ci publiques et à les diffuser largement dans ses langues officielles.