Nations Unies

CCPR/C/121/D/2168/2012

Pacte international relatif aux droits civils et politiques

Distr. générale

21 décembre 2017

Français

Original : anglais

Comité des droits de l’homme

Constatations adoptées par le Comité au titre de l’article 5 (par. 4) du Protocole facultatif, concernant la communication no 2168/2012 * , * *

Communication présentée par :

Dmitry Koreshkov (représenté par un conseil, Leonid Sudalenko)

Au nom de :

L’auteur

État partie :

Bélarus

Date de la communication :

12 mai 2012 (date de la lettre initiale)

Références :

Décision prise en application de l’article 97 du Règlement intérieur du Comité, communiquée à l’État partie le 3 juillet 2012 (non publiée sous forme de document)

Date des constatations :

9 novembre 2017

Objet :

Sanction pour participation à une réunion pacifique ; liberté d’expression ; droit à un recours utile

Question(s) de procédure :

Épuisement des recours internes ; défaut de coopération de l’État partie

Question(s) de fond :

Liberté d’expression ; liberté de réunion ; droit à un recours utile

Article(s) du Pacte :

2 (par. 2 et 3), 19 et 21

Article(s) du Protocole facultatif :

2 et 5 (par. 2 b))

1.L’auteur de la communication est DmitryKoreshkov, de nationalité bélarussienne, né en 1976. Il affirme que l’État partie a violé les droits qu’il tient des articles 19 et 21 du Pacte, lus conjointement avec les paragraphes 2 et 3 de l’article 2. Le Protocole facultatif est entré en vigueur pour le Bélarus le 30 décembre 1992. L’auteur est représenté par un conseil.

Rappel des faits présentés par l’auteur

2.1À l’automne 2011, des citoyens bélarussiens ont tenté d’organiser des rassemblements pacifiques dans plusieurs villes pour protester contre la situation sociale et économique du pays.

2.2L’auteur a participé à l’un de ces rassemblements le 8 octobre 2011, dans la ville de Gomel. Il a été arrêté par des policiers pendant le rassemblement et accusé d’avoir violé la loi relative aux manifestations publiques.

2.3Le 28 novembre 2011, le tribunal du district Jeleznodorojny a condamné l’auteur à une amende de 1,75 million de roubles bélarussiens (50 unités de salaire de base) pour violation du paragraphe 3 de l’article 23.34 du code administratif. Le tribunal a considéré que l’auteur avait participé à une manifestation de masse pour laquelle aucune autorisation préalable n’avait été accordée par les autorités locales.

2.4Le 29 novembre 2011, l’auteur a fait appel de la décision du tribunal de district auprès du tribunal régional de Gomel, en avançant qu’il n’avait pas participé à une manifestation de masse mais plutôt à une assemblée de citoyens, laquelle relevait d’une autre loi, relative aux assemblées nationales et locales et que par conséquent, il ne pouvait pas être condamné en vertu de l’article 23.34 du code administratif. Le 16 décembre 2011, le tribunal régional de Gomel a débouté l’auteur au motif que l’article 23.34 s’appliquait également aux assemblées. Il a déclaré que l’auteur n’avait pas satisfait aux prescriptions de la loi relative aux assemblées nationales et locales, qui prévoit qu’une assemblée doit être organisée à l’initiative d’au moins 10 % des citoyens résidant de façon permanente sur le territoire considéré, lesquels doivent aviser les autorités quinze jours au moins avant la date prévue. La demande de procédure de contrôle que l’auteur avait déposée auprès du tribunal régional de Gomel a été rejetée le 1er février 2012 et son recours devant la Cour suprême du Bélarus a été rejeté le 3 avril 2012, dans les deux cas au motif que l’auteur avait admis avoir participé à ce rassemblement qui s’était tenu sans autorisation préalable des autorités locales. L’auteur indique en outre qu’il n’a pas formé de demande de procédure de contrôle auprès du Bureau du Procureur général parce qu’il ressort de la jurisprudence établie du Comité qu’une telle demande ne constitue pas un recours interne utile.

Teneur de la plainte

3.1L’auteur dit que ni les policiers qui l’ont arrêté ni les tribunaux n’ont montré en quoi la restriction de son droit à la liberté d’expression était justifiée par l’un au moins des critères énoncés au paragraphe 3 de l’article 19 et à l’article 21 du Pacte. En l’absence d’une telle justification, il affirme que les droits qu’il tient des articles 19 et 21 du Pacte ont été violés.

3.2L’auteur souligne en outre qu’en ratifiant le Pacte, l’État partie s’est engagé à « respecter et à garantir » à tous les individus les droits énoncés dans le Pacte, ainsi qu’à veiller à ce que toute personne dont les droits et libertés ont été violés dispose d’un recours utile.

3.3L’auteur affirme qu’en l’arrêtant et en lui infligeant une amende, et en ne lui offrant pas de recours utile pour les violations subies, l’État partie a violé le droit à la liberté d’expression et de réunion pacifique qu’il tient des articles 19 et 21 du Pacte, lus conjointement avec les paragraphes 2 et 3 de l’article 2.

3.4Dans une lettre datée du 14 juillet 2012, l’auteur prie le Comité, s’il constate qu’il y a eu violation du Pacte, de recommander à l’État partie de mettre sa législation relative aux manifestations de masse en conformité avec les normes internationales énoncées dans le Pacte.

Observations de l’État partie sur la recevabilité

4.1Dans une note verbale datée du 20 juillet 2012, puis à nouveau le 4 janvier 2013, l’État partie a soumis des observations sur la recevabilité de la communication. Il y fait valoir que l’auteur n’a pas épuisé tous les recours internes disponibles puisqu’il n’a pas saisi le Bureau du Procureur général d’une demande au titre de la procédure de contrôle. De plus, après que le Vice‑Président de la Cour suprême a rejeté sa demande au titre de la procédure de contrôle, l’auteur aurait pu déposer une nouvelle requête du même ordre auprès du Président de la Cour suprême, mais il ne l’a pas fait. Par conséquent, sa communication a été enregistrée en violation de l’article 2 du Protocole facultatif.

4.2L’État partie indique en outre qu’il a mis fin à la procédure concernant la communication et se dissociera des constatations qui pourraient être adoptées par le Comité concernant la communication.

Commentaires de l’auteur sur les observations de l’État partie concernant la recevabilité

5.Dans une lettre datée du 4 septembre 2012, l’auteur a commenté les observations de l’État partie. Renvoyant à la jurisprudence du Comité, il fait valoir que la saisine du Procureur général au titre de la procédure de contrôle ne constitue pas un recours utile. S’agissant du droit de soumettre sa plainte au Président de la Cour suprême, l’auteur avance que sa plainte initiale était bien adressée à ce dernier, et que le fait que son affaire ait été examinée par un autre juge de la Cour suprême, et non par le Président de la Cour, montre bien que la procédure de contrôle n’est pas un recours interne utile.

Délibérations du Comité

Défaut de coopération de l’État partie

6.1Le Comité prend note de l’argument de l’État partie qui objecte qu’il n’existe pas de fondement juridique à l’examen de la communication de l’auteur, étant donné que celle‑ci a été enregistrée en violation des dispositions du Protocole facultatif, et que ses autorités se « dissocieront » des constatations du Comité concernant la présente communication.

6.2Le Comité fait observer que tout État partie au Pacte qui adhère au Protocole facultatif reconnaît que le Comité a compétence pour recevoir et examiner des communications émanant de particuliers qui se déclarent victimes d’une violation de l’un quelconque des droits énoncés dans le Pacte (préambule et article premier du Protocole facultatif). En adhérant au Protocole facultatif, les États parties s’engagent implicitement à coopérer de bonne foi avec le Comité pour lui permettre et lui donner les moyens d’examiner les communications qui lui sont soumises et, après examen, de faire part de ses constatations à l’État partie et au particulier concerné (art.5 (par.1 et 4)). Pour un État partie, l’adoption d’une mesure, quelle qu’elle soit, qui empêche le Comité de prendre connaissance d’une communication et d’en mener l’examen à bonne fin, et de faire part de ses constatations, est incompatible avec ces obligations. C’est au Comité qu’il appartient de déterminer si une affaire doit être enregistrée. En déclarant à l’avance qu’il n’acceptera pas la décision du Comité concernant la recevabilité et le fond de la communication, l’État partie manque aux obligations qui lui incombent au titre de l’article premier du Protocole facultatif.

Examen de la recevabilité

7.1Avant d’examiner tout grief formulé dans une communication, le Comité des droits de l’homme doit, conformément à l’article 99 de son règlement intérieur, déterminer si la communication est recevable au regard du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.

7.2Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément au paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif, que la même question n’était pas déjà en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

7.3Le Comité prend note de l’argument de l’État partie selon lequel l’auteur n’a pas demandé au Président de la Cour suprême ni au Bureau du Procureur général d’engager une procédure de contrôle des décisions rendues par les juridictions nationales. Il renvoie à sa jurisprudence et rappelle que l’introduction auprès du ministère public d’une demande de contrôle visant des décisions judiciaires devenues exécutoires ne fait pas partie des recours qui doivent être épuisés aux fins du paragraphe 2 b) de l’article 5 du Protocole facultatif. Il considère également que le dépôt auprès du président d’un tribunal d’une demande de contrôle visant des décisions judiciaires devenues exécutoires, dont l’issue dépend du pouvoir discrétionnaire d’un juge, constitue un recours extraordinaire et que l’État partie doit montrer qu’il existe une possibilité raisonnable qu’une telle demande constitue un recours utile dans les circonstances de l’espèce. Dans la présente affaire, le Comité constate que l’État partie n’a formulé aucune nouvelle observation après que le Vice‑Président de la Cour suprême a rejeté la demande de contrôle déposée par l’auteur. En conséquence, le Comité considère que les dispositions du paragraphe 2 b) de l’article 5 du Protocole facultatif ne font pas obstacle à l’examen de la présente communication.

7.4Le Comité note que l’auteur affirme que l’État partie a manqué à ses obligations au titre du paragraphe 2 de l’article 2 du Pacte, lu conjointement avec les articles 19 et 21. Il considère que les dispositions de l’article 2 ne peuvent pas être invoquées dans une communication soumise en vertu du Protocole facultatif en conjonction avec d’autres articles du Pacte, sauf lorsque le non‑respect par l’État partie de ses obligations au titre de l’article 2 est la cause immédiate d’une violation distincte du Pacte portant directement atteinte à la personne qui se dit victime. Le Comité note toutefois que l’auteur a déjà allégué une violation des droits qu’il tient des articles 19 et 21, qui résulterait de l’interprétation et de l’application des lois en vigueur dans l’État partie, et estime que l’examen d’un manquement aux obligations générales de l’État partie découlant du paragraphe 2 de l’article 2 du Pacte, lu conjointement avec les articles 19 et 21, n’est pas différent de l’examen d’une violation des droits de l’auteur au titre des articles 19 et 21 du Pacte. Le Comité considère donc que les griefs de l’auteur à cet égard ne sont pas compatibles avec le paragraphe 2 de l’article 2 du Pacte et sont irrecevables au regard de l’article 3 du Protocole facultatif.

7.5Le Comité considère que l’auteur a suffisamment étayé, aux fins de la recevabilité, le grief soulevé au titre des articles 19 et 21 du Pacte, lus conjointement avec le paragraphe 3 de l’article 2. Par conséquent, il déclare recevable cette partie de la communication et procède à son examen quant au fond.

Examen au fond

8.1Conformément au paragraphe 1 de l’article 5 du Protocole facultatif, le Comité des droits de l’homme a examiné la communication en tenant compte de toutes les informations que lui ont communiquées les parties.

8.2Le Comité note que l’auteur affirme que ni les policiers qui l’ont arrêté ni les tribunaux n’ont expliqué en quoi la restriction de son droit à la liberté d’expression était justifiée par l’un au moins des critères énoncés au paragraphe 3 de l’article 19 du Pacte. Il note également que l’auteur affirme qu’en l’absence d’une telle justification, les droits qu’il tient de l’article 19 ont été violés.

8.3Le Comité renvoie à son observation générale no 34 (2011) sur la liberté d’opinion et la liberté d’expression, dans laquelle il indique que la liberté d’opinion et la liberté d’expression sont des conditions indispensables au développement complet de l’individu, et que ces libertés sont essentielles pour toute société et constituent le fondement de toute société libre et démocratique. Le Comité rappelle que le paragraphe 3 de l’article 19 du Pacte autorise certaines restrictions, qui doivent toutefois être expressément fixées par la loi et être nécessaires : a) au respect des droits ou de la réputation d’autrui ; et b) à la sauvegarde de la sécurité nationale, de l’ordre public, de la santé ou de la moralité publiques. Toute restriction à l’exercice de ces libertés doit répondre aux critères stricts de nécessité et de proportionnalité. Les restrictions doivent être appliquées exclusivement aux fins pour lesquelles elles ont été prescrites et doivent être en rapport direct avec l’objet spécifique qui les inspire. Le Comité rappelle que c’est à l’État partie qu’il incombe de démontrer que les restrictions apportées aux droits que l’auteur tient de l’article 19 du Pacte étaient nécessaires et proportionnées.

8.4Le Comité note que l’auteur a été sanctionné pour avoir participé à des discussions sur la situation sociale et économique du pays, sur la base d’une décision du tribunal de district selon laquelle le rassemblement auquel avait participé l’auteur s’était tenu sans autorisation préalable, en violation de la loi relative aux manifestations publiques. Il note également que ni l’État partie ni les juridictions nationales n’ont expliqué en quoi ces restrictions étaient justifiées au regard des conditions de nécessité et de proportionnalité énoncées au paragraphe 3 de l’article 19 du Pacte, ou si la peine imposée, à savoir une amende administrative, même fondée en droit, était nécessaire et proportionnée et correspondait à l’un des buts légitimes énumérés dans cette disposition. En l’absence de toute explication de la part de l’État partie, le Comité conclut que les droits que l’auteur tient du paragraphe 2 de l’article 19 du Pacte, lu conjointement avec le paragraphe 3 de l’article 2, ont été violés.

8.5Le Comité rappelle également que le droit de réunion pacifique, garanti par l’article 21 du Pacte, est un droit de l’homme fondamental essentiel à l’expression publique des points de vue et des opinions de chacun et indispensable dans une société démocratique. Ce droit comprend la possibilité d’organiser, collectivement, une réunion pacifique dans un lieu public ou d’y participer. Les organisateurs d’une réunion ont, en règle générale, le droit de choisir un lieu qui soit à portée de vue et à portée de voix du public ciblé, et l’exercice de ce droit ne peut faire l’objet que des seules restrictions : a) imposées conformément à la loi ; et b) nécessaires dans une société démocratique, dans l’intérêt de la sécurité nationale, de la sûreté publique, de l’ordre public ou pour protéger la santé ou la moralité publiques, ou les droits et libertés d’autrui. Lorsqu’il impose des restrictions au droit de réunion d’un particulier afin de concilier ce droit avec l’intérêt général, un État partie doit s’efforcer d’en faciliter l’exercice et non s’employer à le restreindre par des moyens qui ne sont ni nécessaires ni proportionnés. L’État partie est donc tenu de justifier la limitation du droit garanti à l’article 21 du Pacte.

8.6En l’espèce, le Comité doit déterminer si les restrictions imposées au droit de l’auteur à la liberté de réunion sont justifiées au regard de l’un quelconque des critères énoncés dans la deuxième phrase de l’article 21 du Pacte. Il constate, à la lumière des informations versées au dossier, que l’État partie et les tribunaux nationaux n’ont pas justifié leur décision ni expliqué en quoi, dans la pratique, les rassemblements pacifiques auraient porté atteinte à la sécurité nationale ou à la sûreté publique, à l’ordre public, à la protection de la santé ou de la moralité publiques ou à la protection des droits et des libertés d’autrui, au sens de l’article 21 du Pacte.

8.7Le Comité note qu’il a déjà examiné des affaires analogues concernant les mêmes lois et pratiques de l’État partie dans plusieurs communications antérieures. Il conclut, de la même façon que précédemment et en l’absence de toute explication de l’État partie sur cette question, qu’en l’espèce, l’État partie a violé les droits garantis à l’auteur par l’article 21 du Pacte, lu conjointement avec le paragraphe 3 de l’article 2.

9.Le Comité des droits de l’homme, agissant en vertu du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte, constate que les faits dont il est saisi font apparaître une violation des droits que l’auteur tient des articles 19 et 21 du Pacte, lus conjointement avec le paragraphe 3 de l’article 2.

10.Conformément au paragraphe 3 a) de l’article 2 du Pacte, l’État partie est tenu d’assurer à l’auteur un recours utile, sous la forme d’une réparation intégrale. Dans le cas présent, l’État partie a l’obligation, entre autres, d’accorder à l’auteur une indemnisation adéquate, y compris le remboursement des frais juridiques ou autres frais engagés, et des mesures de satisfaction appropriées. L’État partie est également tenu de prendre toutes les mesures voulues pour que des violations analogues ne se reproduisent pas. À cet égard, le Comité réaffirme que l’État partie devrait revoir sa législation, en particulier la loi du 30 décembre 1997 sur les manifestations publiques, telle qu’appliquée en l’espèce, afin de garantir la pleine jouissance, dans l’État partie, des droits consacrés par les articles 19 et 21 du Pacte.

11.Étant donné qu’en adhérant au Protocole facultatif, l’État partie a reconnu que le Comité a compétence pour déterminer s’il y a ou non violation du Pacte et que, conformément à l’article 2 du Pacte, il s’est engagé à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant de sa juridiction les droits reconnus dans le Pacte et à assurer un recours utile et une réparation exécutoire lorsqu’une violation a été établie, le Comité souhaite recevoir de l’État partie, dans un délai de cent quatre‑vingts jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet aux présentes constatations. L’État partie est invité en outre à rendre celles‑ci publiques et à les diffuser largement dans le pays en biélorusse et en russe.