Nations Unies

CCPR/C/120/D/2173/2012

Pacte international relatif aux droits civils et politiques

Distr. générale

23 août 2017

Français

Original : anglais

Comité des droits de l’homme

Constatations adoptées par le Comité au titre de l’article 5 (par. 4) du Protocole facultatif, concernant la communication no 2173/2012 * , **

Communication p résentée par :

Dzhuraboy Boboev (représenté par un conseil, Sergei Romanov)

Au nom de :

L’auteur et son défunt fils, Ismonboy Boboev

État partie :

Tadjikistan

Date de la communication :

9 juillet 2012 (date de la lettre initiale)

Références :

Décision prise en application de l’article 97 du règlement intérieur du Comité, communiquée à l’État partie le 17 juillet 2012 (non publiée sous forme de document)

Date des constatations :

19 juillet 2017

Objet :

Torture et décès du fils de l’auteur pendant sa garde à vue

Question(s) de procédure :

Griefs non étayés

Question(s) de fond :

Droit à la vie ; torture ; enquête immédiate et impartiale en cas de torture

Article(s) du Pacte :

6 (par. 1) et 7, lus seuls et conjointement avec l’article 2 (par. 3)

Article(s) du Protocole facultatif :

2 et 5 (par. 2 b))

1.L’auteur de la communication est Dzhuraboy Boboev, de nationalité tadjike, né en 1954. M. Boboev soumet la présente communication en son propre nom et au nom de son défunt fils, Ismonboy Boboev. Il affirme que le Tadjikistan a commis, à l’égard de son fils, une violation des droits garantis au paragraphe 1 de l’article 6 et à l’article 7 du Pacte, lus seuls et conjointement avec le paragraphe 3 de l’article 2, et, à son égard, une violation des droits garantis par l’article 7, lu seul et conjointement avec le paragraphe 3 de l’article 2. Le Protocole facultatif est entré en vigueur pour l’État partie le 4 avril 1999. L’auteur est représenté par un conseil.

Rappel des faits présentés par l’auteur

2.1Depuis plusieurs années, le fils de l’auteur, Ismonboy Boboev, résidait en Fédération de Russie et avait acquis la nationalité de ce pays. Il s’est rendu au Tadjikistan pour rendre visite à ses parents et ramener sa fille, qui était alors en visite chez ses grands-parents.

2.2Le 19 février 2010, vers midi, le fils de l’auteur a été arrêté dans la ville d’Isfara. L’arrestation a eu lieu près de la principale mosquée de la ville, et les policiers qui ont procédé à l’arrestation ont informé le fils de l’auteur qu’il était soupçonné d’appartenir à une organisation extrémiste dénommée « Mouvement islamique du Turkestan ». Lorsque les amis du fils de l’auteur ont remarqué son absence, ils l’ont appelé sur son téléphone portable. La personne qui a répondu à leur appel s’est présentée comme étant le fonctionnaire de police F. S. et les a informés qu’Ismonboy Boboev avait été arrêté puis transféré vers la ville de Khudzhand.

2.3L’auteur affirme qu’il a immédiatement pris contact avec la police d’Isfara et avec celle de Khudzhand mais que, d’un côté comme de l’autre, on a refusé de lui donner la moindre information quant à l’endroit où se trouvait son fils. Le 20 février 2010, il a été informé de son décès.

2.4Lorsqu’il a appris la nouvelle, l’auteur s’est rendu au poste de police de Khudzhand où il a demandé à voir le procès-verbal de l’arrestation de son fils. La police a refusé de lui fournir le moindre document. L’auteur ayant ensuite réclamé de voir le corps de son fils, il a été conduit au département de criminalistique, où se trouvait la dépouille.

2.5Le corps du fils de l’auteur présentait des marques évidentes de coups, des contusions étaient visibles au-dessous des genoux et les doigts portaient des marques sombres que l’auteur a attribuées à des brûlures d’origine électrique. Il a demandé que soient consignés par écrit l’existence de ces traces de torture et le fait que son fils avait été battu à mort. Les médecins légistes ont refusé de délivrer un tel document. Ils ont soutenu avec insistance qu’à son arrivée au poste de police, le fils de l’auteur portait déjà des ecchymoses et des marques de brûlures électriques et qu’il était mort en « s’étouffant avec sa propre langue ».

2.6Le 23 février 2010, l’auteur a demandé à la police de Khudzhand de l’informer de l’état d’avancement de l’enquête relative au décès de son fils. Les policiers lui ont dit qu’ils n’avaient démarré aucune enquête à ce sujet parce qu’aucun rapport médico-légal n’avait encore été établi. L’auteur a demandé qu’une enquête soit tout de même ouverte. Il a rencontré l’administration locale et a adressé une lettre au Président du Tadjikistan, au Procureur général et à d’autres responsables.

2.7L’enquête pénale sur la mort d’Ismonboy Boboev a finalement été ouverte le 5 mars 2010, soit quatorze jours après son décès. Les soupçons des enquêteurs se sont portés sur F. S. et A. M., les deux policiers de la région de Sughd qui l’avaient arrêté.

2.8Le 10 mars 2010, les médecins légistes ont rendu leur premier rapport, dans lequel il était indiqué que le défunt était mort par « asphyxie mécanique » en avalant sa propre langue. Le rapport n’expliquait toutefois pas pourquoi le fils de l’auteur avait avalé sa langue. Le 29 mars 2010, après une première inculpation de meurtre, les suspects F. S. et A. M. ont été accusés d’abus de pouvoir ; le 31 mars 2010, ils ont également été accusés d’extorsion. À une date inconnue, les trois procédures en question ont été regroupées dans une seule affaire pénale.

2.9L’auteur a demandé qu’une autre autopsie soit réalisée. Celle-ci a été conduite par le Centre public régional de criminalistique, qui a rendu ses conclusions le 6 avril 2010. Cette deuxième autopsie a établi que le fils de l’auteur avait succombé à un choc électrique et à un grave accident cardiorespiratoire, preuve évidente, selon l’auteur, que son fils avait été torturé et que sa mort était le résultat d’actes de torture et de mauvais traitements.

2.10La procédure pénale a été « suspendue » le 25 juin 2010 en raison de l’état de santé des deux suspects, les policiers F. S. et A. M. À la date de la soumission de la présente communication, la procédure était toujours en suspens. Entre‑temps, F. S. a quitté la police de son plein gré. A. M. a été promu et a exercé les fonctions de chef adjoint de la police de la région de Sughd. Il a été révoqué en 2011.

2.11L’auteur a présenté au Bureau du Procureur, au Président du Tadjikistan et à d’autres organismes publics, de nombreuses requêtes par lesquelles il leur demandait de faciliter l’enquête sur la mort de son fils. Le Bureau du Procureur de la région de Sughd lui a répondu à deux reprises, le 15 juillet 2010 et le 7 février 2012, qu’il poursuivait l’enquête. Il a informé l’auteur qu’il prenait des mesures en vue d’interroger un témoin essentiel, N. M., qui résidait en Fédération de Russie.

2.12Le 3 octobre 2011, l’auteur a pu bénéficier d’une aide juridique dispensée par l’organisation non gouvernementale dénommée « Independent Centre for the Protection of Human Rights ». Le 7 octobre 2011, le conseil de l’auteur a demandé au Bureau du Procureur de la région de Sughd et au Bureau du Procureur général l’autorisation d’accéder au dossier de l’enquête pénale. Cette demande a été rejetée en vertu du paragraphe 2 8) de l’article 42 du Code de procédure pénale du Tadjikistan, qui dispose que dans le cadre des procédures pénales les victimes ne peuvent avoir accès aux dossiers qu’une fois l’enquête achevée.

2.13Le 20 octobre 2011, l’auteur a adressé au Tribunal constitutionnel du Tadjikistan, une requête par laquelle il demandait à cette instance de statuer sur la constitutionnalité du paragraphe 2 8) de l’article 42 du Code de procédure pénale et sur sa conformité avec les articles 6 et 7 du Pacte, lus conjointement avec le paragraphe 3 de l’article 2, et avec le paragraphe 3 de l’article 2 de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants. Le 15 mai 2012, le Tribunal constitutionnel a rejeté la requête de l’auteur, en déclarant que les dispositions de l’article 42 étaient conformes à la Constitution et en affirmant que la consultation du dossier relatif à la procédure pénale pendant l’enquête préliminaire « affaiblirait » l’enquête.

Teneur de la plainte

3.1L’auteur affirme qu’il y a eu violation des droits que son fils tenait du paragraphe 1 de l’article 6 et de l’article 7 du Pacte, étant donné que son fils a succombé aux actes de torture commis par les policiers et que les insuffisances de l’enquête menée par les autorités de l’État partie correspondaient à une tentative de dissimulation des crimes commis par les agents de l’État. À l’appui de ses arguments, il renvoie à la jurisprudence du Comité dans l’affaire Eshonov c. Ouzbékistan et à l’observation générale no 6 (1982) sur le droit à la vie.

3.2L’auteur soutient également que compte tenu de la mort violente de son fils, l’État partie avait l’obligation d’ouvrir une enquête sur les circonstances du décès et notamment d’interroger les témoins et de punir les personnes reconnues coupables ; le fait que l’État partie ait manqué à cette obligation constitue une violation des droits du fils de l’auteur et des droits de l’auteur au titre du paragraphe 3 de l’article 2 du Pacte, lu conjointement avec le paragraphe 1 de l’article 6 et l’article 7.

3.3L’auteur soutient en outre que les droits qu’il tient de l’article 7 du Pacte ont été violés car il vit depuis deux ans dans un état d’anxiété permanente lié au fait qu’il ignore ce qui est exactement arrivé à son fils, ce qui constitue selon lui un traitement cruel et inhumain.

3.4L’auteur affirme qu’il y a eu violation de ses droits au titre du paragraphe 1 de l’article 6 et de l’article 7 du Pacte, pris isolément et lus conjointement avec le paragraphe 3 de l’article 2, eu égard à l’application du paragraphe 2 8) de l’article 42 du Code de procédure pénale du Tadjikistan, qui l’a privé du droit d’accéder au dossier relatif à la procédure pénale. L’auteur se réfère à la jurisprudence du Comité dans l’affaire Sathasivam et Saraswathi c. Sri Lanka , ainsi qu’à son observation générale no 31 (2004) sur la nature de l’obligation juridique générale imposée aux États parties au Pacte, pour étayer son argument selon lequel les enquêtes pénales et les poursuites qui en découlent doivent faire partie des recours disponibles en cas de violation des droits de l’homme protégés notamment par les articles 6 et 7 du Pacte. Il affirme également que les dossiers relatifs à la procédure pénale devaient être accessibles pour que l’enquête en l’espèce soit efficace.

Observations de l’État partie sur la recevabilité et le fond

4.1Le 22 août 2013 et le 3 avril 2014, l’État partie a soumis ses observations sur la recevabilité et le fond de la présente communication.

4.2L’État partie indique que, le 19 février 2010, le fils de l’auteur a été arrêté par plusieurs policiers parce qu’il était soupçonné de faire partie du groupe criminel connu sous le nom de « Mouvement islamique du Turkestan ». L’intéressé a été conduit au poste de police et il est décédé le jour même dans le bureau du chef de l’unité de police. Le Bureau du Procureur de la ville a été informé de ces faits.

4.3L’État partie signale également qu’un examen médico-légal a été ordonné et qu’il a été mené entre le 20 février et le 2 mars 2010. Cet examen a établi que le décès d’Ismonboy Boboev résultait d’une « asphyxie mécanique » due au fait qu’il avait avalé sa langue, et non d’un choc électrique. Les ecchymoses présentes sur les mains et les genoux de M. Boboev étaient qualifiées de « lésions corporelles légères ».

4.4Le décès d’Ismonboy Boboev étant survenu au poste de police, et en réponse aux requêtes présentées par les proches du défunt, le Bureau du Procureur a ouvert une enquête pénale en application de l’article 104 du Code pénal du Tadjikistan (relatif à l’homicide volontaire).

4.5Les proches de M. Boboev ont contesté les conclusions de la première autopsie et demandé un deuxième examen, qui a été réalisé le 3 avril 2010 et dont les résultats ont été connus le 6 avril 2010. Les médecins légistes n’ont pas pu déterminer avec certitude la cause du décès mais n’ont pas exclu qu’il ait résulté d’un choc électrique.

4.6Le Bureau du Procureur a également interrogé les deux suspects, les policiers F. S. et A. M. Tous deux ont affirmé qu’ils ne disposaient d’aucune information sur la cause du décès d’Ismonboy Boboev et qu’ils ne l’avaient pas torturé pendant sa détention.

4.7L’enquête pénale a ensuite été suspendue en raison de l’état de santé des deux suspects. Le 29 août 2012, le Bureau du Procureur général a rouvert l’enquête pénale et l’a renvoyée au Bureau du Procureur de la région de Sughd. Le Bureau du Procureur, qui n’a pu aplanir les différences entre les deux rapports d’autopsie, a envisagé « d’ordonner un examen médico-légal complet ».

4.8L’État partie déclare en outre que le Bureau du Procureur avait également envisagé « des mesures d’instruction complémentaires ». Sur la base de ce qui précède, l’enquête est toujours en cours et le fait que des actes de torture aient entraîné la mort d’Ismonboy Boboev n’est pas établi. L’enquête a démarré avec retard en raison du « caractère non évident des circonstances de l’événement », de l’« absence de témoins » et de la « nécessité de rassembler des éléments de preuve appropriés ».

4.9L’État partie soutient que l’auteur n’a pas épuisé toutes les voies de recours internes disponibles et que la communication doit être déclarée irrecevable.

4.10L’État partie rejette les allégations de l’auteur selon lesquelles ce dernier n’a pas eu accès aux résultats de l’enquête pénale relative à la mort de son fils. Il affirme que les proches d’Ismonboy Boboev « ont été informés » des résultats des deux autopsies. Toutes les plaintes et requêtes adressées par ses proches à différents organismes gouvernementaux ont été soigneusement examinées et des « réponses appropriées » leur ont été données.

4.11L’article 42 du Code de procédure pénale du Tadjikistan dispose que, dans le cadre d’une procédure pénale, ni la victime ni ses représentants ne peuvent avoir accès au dossier de l’enquête avant que celle-ci ne soit terminée. Ceci a été confirmé par le Tribunal constitutionnel du Tadjikistan.

Commentaires de l’auteur sur les observations de l’État partie concernant la recevabilité et le fond

5.1Le 4 novembre 2013 et le 3 juillet 2014, l’auteur a fait part de ses commentaires sur les observations de l’État partie concernant la recevabilité et le fond. S’agissant en particulier de l’argument de l’État partie selon lequel la communication devrait être déclarée irrecevable, l’auteur soutient qu’il a épuisé tous les recours internes.

5.2En plus des requêtes adressées au Bureau du Procureur les 7 et 27 juillet 2012, l’auteur a déposé auprès du tribunal régional de Sughd, le 27 mars 2013, une plainte dans laquelle il affirmait que la suspension de l’enquête relative aux allégations selon lesquelles son fils aurait été torturé était illégale. Le 10 avril 2013, le tribunal régional de Sughd lui a donné raison et a ordonné au Bureau du Procureur de relancer l’enquête. La formation de cassation du tribunal régional de Sughd et la Cour suprême du Tadjikistan ont confirmé cette décision. Malgré cela, le Bureau du Procureur n’a mené aucune activité d’enquête.

5.3L’auteur rappelle qu’il a présenté une requête au Tribunal constitutionnel du Tadjikistan au sujet de la dénégation de son droit d’accès aux pièces de l’enquête pénale.

5.4Pour ce qui est du fond de la communication, l’auteur affirme que l’État partie n’a fourni aucune information susceptible d’expliquer la mort d’Ismonboy Boboev. L’État partie soutient que le fils de l’auteur a été arrêté parce qu’il était soupçonné de faire partie du « Mouvement islamique du Turkestan ». Pourtant, ni l’auteur ni ses représentants n’ont à ce jour reçu le moindre élément de preuve confirmant que le fils de l’auteur ait fait partie de ce groupe extrémiste ou qu’il ait commis un quelconque crime.

5.5L’auteur déclare qu’au vu des conclusions de l’autopsie du 6 avril 2010, la mort d’Ismonboy Boboev pourrait être due à un choc électrique.

5.6Les observations de l’État partie montrent également que les autorités ne souhaitaient pas mener une enquête rapide, impartiale et efficace à propos des allégations de torture formulées par l’auteur. Les autorités n’ont mené aucune activité d’enquête avant ou après que le Comité eut été saisi, et ce malgré les nombreuses demandes de l’auteur.

Réponses complémentaires des parties

Réponses complémentaires de l’État partie

6.1Le 19 septembre 2014, l’État partie a réaffirmé sa position concernant la présente communication, en insistant sur le fait qu’il avait tout mis en œuvre pour enquêter sur les circonstances de la mort d’Ismonboy Boboev. Les enquêteurs avaient interrogé tous les témoins pertinents, y compris les policiers A. M. et F. S. qui l’avaient arrêté, lesquels avaient nié toute responsabilité dans son décès.

6.2L’État partie a reconnu que l’enquête avait été suspendue et relancée à plusieurs reprises mais a affirmé que ces suspensions étaient dues à l’état de santé des deux suspects. L’enquête, qui avait repris le 6 février 2014, suivait actuellement son cours. Comme indiqué précédemment, les proches du défunt avaient été tenus informés de son évolution.

Réponses complémentaires de l’auteur

7.1L’auteur a affirmé que l’enquête ne pouvait à la fois être reportée indéfiniment et être considérée comme un recours utile. Il a attiré l’attention du Comité sur le fait qu’elle avait été suspendue à trois reprises, à chaque fois en raison de l’« état de santé » des suspects.

7.2L’auteur a dit qu’il avait demandé l’accès au dossier de l’enquête relative à ses allégations de torture sur la personne de son fils mais qu’à ce jour, ses demandes avaient été rejetées. Toutes les requêtes qu’il avait adressées en ce sens au Bureau du Procureur, entre 2010 et la date des présentes observations au Comité, avaient été soit ignorées soit rejetées.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

8.1Avant d’examiner tout grief formulé dans une communication, le Comité des droits de l’homme doit, conformément à l’article 93 de son règlement intérieur, déterminer si la communication est recevable au regard du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.

8.2Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément au paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif, que la même question n’était pas déjà en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

8.3Le Comité prend note de l’argument de l’État partie selon lequel l’auteur n’a pas épuisé tous les recours internes disponibles, puisqu’une enquête sur les allégations de torture ayant entraîné la mort de son fils est en cours. Le Comité rappelle sa jurisprudence, dont il ressort que l’État partie « ne peut pas empêcher le Comité d’examiner une communication simplement en affirmant qu’une enquête […] est en cours », et ce, sans fournir de détails au sujet de ladite enquête, de ses résultats, ou encore des perspectives qui s’en dégagent et de la date à laquelle il est prévu qu’elle soit achevée. Dans ces circonstances, et compte tenu du fait que sept années se sont écoulées depuis le décès d’Ismonboy Boboev, le Comité estime que les recours internes ont excédé des délais raisonnables. En conséquence, il considère qu’il n’est pas empêché par le paragraphe 2 b) de l’article 5 du Protocole facultatif d’examiner la communication.

8.4Le Comité estime qu’aux fins de la recevabilité, l’auteur a suffisamment étayé les griefs qu’il tire du paragraphe 1 de l’article 6 et de l’article 7 du Pacte, lus séparément et conjointement avec le paragraphe 3 de l’article 2, concernant ses droits et ceux de son fils ainsi que l’accès aux informations contenues dans le dossier de l’enquête. Par conséquent, il déclare ces griefs recevables et procède à leur examen quant au fond.

Examen au fond

9.1Conformément au paragraphe 1 de l’article 5 du Protocole facultatif, le Comité a examiné la présente communication en tenant compte de toutes les informations que lui avaient communiquées les parties.

9.2Le Comité relève l’affirmation de l’auteur, qui soutient que son fils est mort à la suite des mauvais traitements et des actes de torture qu’il aurait subis en garde à vue. Il relève également que deux autopsies ont été effectuées et que, selon la deuxième, en date du 6 avril 2010, le décès pourrait être dû à un choc électrique. L’État partie conteste ces allégations, sans pour autant fournir d’autre explication plausible sur les circonstances du décès d’Ismonboy Boboev, ni expliquer la présence des marques qualifiées de « lésions corporelles légères », ni apporter de pièces à l’appui de sa position. Le Comité fait observer que l’État partie ne lui a pas communiqué les résultats de son enquête sur le décès d’Ismonboy Boboev. L’État partie prétend par exemple avoir interrogé des témoins, parmi lesquels deux suspects, mais il n’a pas fait part des résultats de ces interrogatoires. En outre, on ne sait pas bien si les autorités de l’État partie ont interrogé l’auteur de la présente communication, qui a constaté que le corps de son fils portait de nombreux signes de torture.

9.3Le Comité prend note également du grief de l’auteur, selon lequel les mauvais traitements et les actes de torture infligés à son fils ont entraîné la privation arbitraire de sa vie, ainsi que de la référence que fait l’auteur à l’observation générale no 6 du Comité relative au droit à la vie. Le Comité renvoie à sa propre jurisprudence, dont il ressort qu’il incombe aux États parties de prendre soin de la vie des individus qu’ils arrêtent et placent en détention, et qu’il est indispensable de mener une enquête pénale suivie de poursuites judiciaires pour remédier aux violations de droits de l’homme tels que ceux qui sont protégés par l’article 6 du Pacte. Le Comité rappelle en outre son observation générale no 31, dans laquelle il a déclaré que lorsque les enquêtes révèlent la violation de certains droits reconnus dans le Pacte, tels que ceux énoncés aux articles 6 et 7, les États parties doivent veiller à ce que les responsables soient traduits en justice. Bien que l’obligation de traduire en justice les responsables de violations des articles 6 et 7 soit une obligation de moyens et non une obligation de résultats, les États parties doivent enquêter de bonne foi, sans délai et de manière approfondie, sur toutes les allégations de violations graves du Pacte formulées contre eux et contre leurs représentants.

9.4Le Comité rappelle que la charge de la preuve concernant les questions factuelles ne saurait incomber uniquement à l’auteur de la communication, d’autant plus que celui-ci et l’État partie n’ont pas toujours un accès égal aux éléments de preuve et que, souvent, seul l’État partie dispose des informations nécessaires. À cet égard, le Comité fait en particulier observer que les autorités ont refusé à l’auteur l’accès aux dossiers de l’enquête.

9.5Le Comité conclut qu’au vu de l’incapacité de l’État partie à s’appuyer sur une enquête adéquate et probante pour contester les allégations de l’auteur selon lesquelles son fils est mort des suites des actes de torture qu’il a subis lorsqu’il était en garde à vue, ainsi que des informations figurant dans le deuxième rapport d’autopsie, qui concordent avec la version des faits présentée par l’auteur, il y a eu violation du paragraphe 1 de l’article 6 et de l’article 7 du Pacte en ce qui concerne les droits du fils de l’auteur.

9.6Eu égard aux griefs de l’auteur tirés du paragraphe 3 de l’article 2 du Pacte, lu conjointement avec le paragraphe 1 de l’article 6 et l’article 7, tenant au fait que l’État partie a manqué à son obligation de conduire une enquête en bonne et due forme sur la mort du fils de l’auteur et sur les allégations de torture formulées par l’auteur, et de prendre les mesures de réparation appropriées, le Comité rappelle que, selon sa jurisprudence constante, une enquête pénale suivie de poursuites est indispensable pour remédier aux violations de droits de l’homme tels que ceux qui sont protégés par le paragraphe 1 de l’article 6 et l’article 7 du Pacte. Le Comité relève que l’enquête sur les allégations de torture et sur le décès d’Ismonboy Boboev n’a pas été suffisamment rapide et efficace et que, bien que deux suspects aient été identifiés, elle a été suspendue à trois reprises en raison de l’« état de santé » des suspects. Aucune autre explication n’a été fournie à ce sujet. Le Comité relève également que l’auteur a demandé des informations au sujet de l’enquête sur les tortures ayant entraîné la mort de son fils et que ces demandes ont été rejetées. Il souligne que lorsque le dossier de l’affaire est « inaccessible aux proches parents de la victime », l’enquête proprement dite ne saurait être considérée comme une enquête efficace susceptible « de conduire à l’identification et la punition des responsables des événements en cause ». Constatant que l’État partie n’a pas expliqué en quoi il était nécessaire de ne pas communiquer certaines informations à l’auteur et qu’aucun résultat concret de l’enquête n’a été révélé, et ce malgré la durée prolongée de la procédure, le Comité conclut que l’État partie n’a pas justifié son refus de fournir des informations pertinentes à l’auteur. Au vu de ces circonstances, et compte tenu du fait que l’enquête a été suspendue à plusieurs reprises sans explications, le Comité conclut que l’État partie n’a pas lancé une enquête immédiate, impartiale et efficace sur les circonstances du décès du fils de l’auteur et sur les allégations de torture et de mauvais traitements dont celui-ci aurait été victime. De ce fait, l’État partie n’a pas fourni de recours utile, en violation des droits de l’auteur et de son fils au titre du paragraphe 3 de l’article 2 du Pacte, lu conjointement avec le paragraphe 1 de l’article 6 et l’article 7.

9.7Le Comité relève que, bien que plus de sept années se soient écoulées depuis la mort du fils de l’auteur, ce dernier ne connaît toujours pas les circonstances exactes du décès de son fils et que cette mort survenue en détention dans des circonstances extrêmement suspectes n’a donné lieu à aucune inculpation, aucunes poursuites et aucun procès. Le Comité comprend l’angoisse et la souffrance morale que vit l’auteur, père du détenu décédé, parce qu’il demeure dans une incertitude encore aggravée par le refus de l’État partie de communiquer toute information concernant l’enquête. Selon le Comité, cela équivaut à un traitement inhumain à l’égard de l’auteur, contraire à l’article 7 du Pacte.

10.Le Comité des droits de l’homme, agissant en vertu du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques, constate que les faits dont il est saisi font apparaître une violation par l’État partie des droits d’Ismonboy Boboev au titre du paragraphe 1 de l’article 6 et de l’article 7 du Pacte, pris isolément et lus conjointement avec le paragraphe 3 de l’article 2, et des droits de l’auteur au titre de l’article 7, lu seul et conjointement avec le paragraphe 3 de l’article 2.

11.Conformément au paragraphe 3 a) de l’article 2 du Pacte, l’État partie est tenu d’assurer aux individus dont les droits garantis par le Pacte ont été violés un recours utile et de leur accorder une réparation intégrale. En conséquence, l’État partie est tenu, entre autres, de prendre les mesures appropriées en vue : a) de faire procéder à une enquête prompte et impartiale sur les actes de torture infligés à Ismonboy Boboev et sur sa mort, et de poursuivre et sanctionner les responsables ; b) de tenir l’auteur informé en tout temps des progrès de l’enquête ; et c) d’accorder à l’auteur réparation pour la perte de son fils, pour les actes de torture que celui-ci a subis et pour la douleur et l’angoisse qu’il a lui-même endurées du fait de la mort de son fils. L’État partie est également tenu de veiller à ce que des violations analogues ne se reproduisent pas.

12.Étant donné qu’en adhérant au Protocole facultatif, l’État partie a reconnu que le Comité a compétence pour déterminer s’il y a ou non violation du Pacte et que, conformément à l’article 2 du Pacte, il s’est engagé à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant de sa juridiction les droits reconnus dans le Pacte et à assurer un recours utile et une réparation exécutoire lorsqu’une violation a été établie, le Comité souhaite recevoir de l’État partie, dans un délai de cent quatre-vingts jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet aux présentes constatations. L’État partie est en outre invité à rendre celles-ci publiques et à les diffuser largement dans ses langues officielles.