Nations Unies

CCPR/C/128/D/2339/2014

Pacte international relatif aux droits civils et politiques

Distr. générale

12 juin 2020

Français

Original : anglais

Comité des droits de l’homme

Constatations adoptées par le Comité au titre de l’article 5 (par. 4) du Protocole facultatif, concernant la communication no 2339/2014 * , * *

Communication présentée par :

Rizvan Taysumov, Salman Temirbulatov, Khamit Barakhayev, Arzu Yusupov, Magamed Alarkhanov et Tamerlan Yashuev (représentés par un conseil de TRIAL International et de Stichting Russian Justice Initiative)

Victime(s) présumée(s) :

Les auteurs

État partie :

Fédération de Russie

Date de la communication :

28 octobre 2013 (date de la lettre initiale)

Références :

Décision prise en vertu de l’article 92 du règlement intérieur du Comité, transmise à l’État partie le 30 janvier 2014 (non publiée sous forme de document)

Date des constatations :

11 mars 2020

Objet :

Détention illégale ; actes de torture et mauvais traitements infligés aux auteurs

Question(s) de procédure :

Défaut de fondement des griefs ; abus du droit de présenter une communication

Question(s) de fond :

Torture ; arrestation arbitraire ; détention; présomption d’innocence ; procès équitable ; préparation de la défense ; services d’interprétation

Article(s) du Pacte :

7, lu seul et conjointement avec 2 (par. 3), 9 (par. 1 à 4) et 14 (par. 2 et 3 a), b) et g))

Article(s) du Protocole facultatif :

2, 3 et 5 (par. 2 b))

1.Les auteurs de la communication sont Rizvan Taysumov, ressortissant russe d’origine tchétchène, né en 1979 ; Salman Temirbulatov, ressortissant russe d’origine tchétchène, né en 1972 ; Khamit Barakhayev, de nationalité kazakhe, né en 1954 ; Arzu Yusupov, ressortissant russe d’origine tchétchène, né en 1985 ; Magamed Alarkhanov, ressortissant russe d’origine tchétchène, né en 1973 ; Tamerlan Yashuev ressortissant russe d’origine tchétchène, né en 1983. Les auteurs se disent victimes d’une violation par la Fédération de Russie de l’article 7, lu seul et conjointement avec les articles 2 (par. 3), 9 (par. 1 à 4) et 14 (par. 2 et 3 a), b) et g)) du Pacte. Le Protocole facultatif est entré en vigueur pour la Fédération de Russie le 1er janvier 1992. Les auteurs sont représentés par des conseils.

Rappel des faits présentés par les auteurs

2.1Les auteurs sont Rizvan Taysumov, qui a été privé de liberté le 29 septembre 2004 par des membres du bataillon de renseignement indépendant de la ville de Khasavyurt (République du Daghestan) ; Salman Temirbulatov, qui a été privé de liberté le 29 septembre 2004 par un agent en civil de la police municipale de Khasavyurt ; Khamit Barakhayev, qui a été privé de liberté le 3 octobre 2004 par des membres du 2e régiment du Service de patrouille de la police et emmené au Département municipal des affaires intérieures de la ville de Gudermes ; Arzu Yusupov, qui a été privé de liberté le 28 octobre 2004, dans la ville de Souvorovsky (Tchétchénie), par des membres du Bureau d’enquête et de recherche no 2 ; Magamed Alarkhanov, qui a été privé de liberté le 19 février 2005 dans la région d’Astrakhan par des membres du Bureau d’enquête et de recherche no 2 ; Tamerlan Yashuev, qui a été privé de liberté le 7 novembre 2004 par des agents des Kadyrovtsy (forces tchétchènes profédérales placées sous le commandement effectif de Ramzan Kadyrov qui était à l’époque Président de la Tchétchénie) à Tuchkar (République du Daghestan).

2.2Aucun des auteurs n’a été informé des motifs de leur arrestation après leur appréhension par les forces tchétchènes. Ils ont été placés en détention non reconnue et maintenus au secret, et soumis à des actes de torture visant à les contraindre à avouer leur implication dans des activités terroristes. Les méthodes de torture utilisées contre eux consistaient notamment à les battre à l’aide de divers objets, à les électrocuter, à les asphyxier à l’aide d’un sac en plastique ou d’un masque à gaz, à proférer des menaces contre leur famille et à les priver de sommeil. En outre, ils n’ont pas été assistés d’un avocat, ni d’un interprète, et certains d’entre eux ont été contraints de signer une renonciation à l’aide juridique. Quelque temps après leur arrestation, certains d’entre eux ont eu accès à un avocat. Ils ont déposé plusieurs plaintes portant sur les actes de torture et le traitement qu’ils subissaient, mais il n’a jamais été mené d’enquête efficace et approfondie.

2.3Dans le cas de M. Yashuev, le 15 décembre 2004, un examen médical a révélé des blessures à la tête et une déficience auditive du côté droit, lesquelles cadraient avec ses allégations de torture ; cependant, le Bureau du Procureur de la Tchétchénie et le Bureau du Procureur général ont tous deux refusé d’ouvrir une enquête. M. Barakhaev a été appréhendé le 3 octobre 2004, mais sa famille n’a pas été informée du lieu où il se trouvait avant le 18 octobre 2004. Pendant cette période, il a été frappé de manière prolongée avec des manches de bêche, des bâtons de caoutchouc et un fouet en fer, a été battu à coups de poings, et a été électrocuté. Il a été hospitalisé pour des blessures, telles qu’une fracture ouverte de la jambe droite et deux côtes cassées. M. Taysumov a été appréhendé le 29 septembre 2004 et a été détenu illégalement jusqu’au 8 octobre 2004. Pendant cette période, des actes de torture visant à lui extorquer des aveux lui ont été infligés ; il a notamment été frappé à coups de bottes et roué de coups de bâton, électrocuté et asphyxié à l’aide d’un masque à gaz.

2.4M. Temirbulatov a été appréhendé le 29 septembre 2004, mais sa détention a été officiellement reconnue le 10 octobre 2004. Lors des premiers interrogatoires, il n’était pas toujours assisté d’un interprète. Pendant sa détention au secret, on l’a torturé pour le forcer à s’avouer coupable d’activités terroristes. Il a été battu, privé de sommeil et asphyxié à l’aide d’un masque à gaz. M. Yusupov a été appréhendé le 28 octobre 2004, mais a été maintenu au secret jusqu’au 1er novembre 2004. Il a été électrocuté, asphyxié à l’aide d’un sac en plastique et battu, et des menaces ont été proférées contre son frère. Pendant le premier interrogatoire, il n’était pas assisté d’un avocat ou d’un interprète.

2.5M. Alarkhanov a été appréhendé le 19 février 2005 et maintenu au secret jusqu’au 21 février 2005. Pendant cette période, on l’a torturé afin de lui arracher des aveux. Pendant son premier interrogatoire officiel il n’était pas assisté d’un avocat, et il n’a bénéficié de l’assistance d’un interprète que le 11 juin 2005.

2.6Le 10 juillet 2006, la Cour suprême de la République de Tchétchénie a déclaré les six auteurs coupables et les a condamnés à diverses peines d’emprisonnement devant être accomplies dans des prisons de haute sécurité. MM. Yashuev, Barakhaev, Taysumov, Temirbulatov, Yusupov et Alarkhanov ont été condamnés à des peines d’emprisonnement de treize, quinze, vingt et un, vingt, seize et seize ans, respectivement. Les aveux des auteurs obtenus sous la torture ont été invoqués comme élément de preuve devant la Cour, qui les a jugés valables et les a retenus.

2.7Les six auteurs ont recouru contre le jugement de la Cour suprême de la République de Tchétchénie auprès de la Cour suprême de la Fédération de Russie. Ils affirmaient avoir été soumis à la torture et forcés à s’avouer coupables. Ils affirmaient en outre ne pas avoir bénéficié d’un procès équitable.

2.8Le 2 mai 2007, la Cour suprême de la Fédération de Russie a rejeté leurs recours, sauf dans le cas de M. Temirbulatov, dont le jugement prononcé à son encontre a été partiellement modifié. Sa peine a été ramenée à dix-neuf ans de privation de liberté. Cependant, les auteurs affirment que la Cour suprême, en l’espèce, n’a pas non plus tenu compte de leurs allégations de torture, et que les aveux obtenus sous la torture ont été retenus comme élément de preuves valables.

2.9Le 14 mai 2007, les auteurs, conjointement avec d’autres requérants, ont saisi la Cour européenne des droits de l’homme. Le 27 septembre 2012, un juge, statuant en qualité de juge unique, a déclaré la requête irrecevable parce qu’elle ne remplissait pas les conditions fixées par les articles 34 et 35 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (Convention européenne des droits de l’homme). Aucune autre explication n’a été donnée par la Cour.

2.10Les auteurs affirment que les faits décrits ci-dessus doivent être considérés dans le contexte des violations flagrantes des droits de l’homme commises en Fédération de Russie. En effet, plusieurs organes internationaux compétents en matière de droits de l’homme, dont le Comité des droits de l’homme, ont dénoncé le recours systématique aux pratiques de la détention non reconnue et de la torture dans le cadre des enquêtes sur des affaires prétendument liées au terrorisme, ainsi que l’absence d’enquête effective sur les faits et l’impunité qui en résulte pour les auteurs de ceux-ci.

Teneur de la plainte

3.1Les auteurs affirment qu’ils ont déposé plusieurs plaintes et qu’il y avait des éléments de preuve qui cadraient avec leurs allégations de torture ou de traitements cruels, inhumains ou dégradants au titre de l’article 7, lu seul et conjointement avec l’article 2 (par. 3) du Pacte. Malgré cela, les auteurs allèguent que leurs allégations n’ont pas donné lieu à une enquête efficace, indépendante, impartiale et approfondie, et que les responsables n’ont été ni poursuivis ni sanctionnés. Dans certains cas, les auteurs ont expressément indiqué l’identité des agents de l’État partie responsables des actes de torture qu’ils ont subis et ont demandé que des examens médicaux soient pratiqués. Dans le cas de Yashuev, l’examen médical a révélé une blessure qui cadrait avec ses allégations. Dans les autres cas, aucun examen médical n’a été effectué, sans qu’il soit fourni de justification. Dans les cas où les autorités ont entrepris certaines actions, l’enquête a été confiée à l’un des principaux suspects. De même, la Cour suprême de la République de Tchétchénie et la Cour suprême de la Fédération de Russie n’ont pas expressément examiné les griefs des auteurs concernant leurs aveux forcés et le fait qu’ils étaient victimes de violations du droit à un procès équitable.

3.2Les auteurs affirment également que leurs droits à la liberté et à la sécurité de leur personne, qu’ils tiennent de l’article 9 (par. 1 à 4) du Pacte, ont été violés par l’État partie car ils ont été arrêtés et détenus arbitrairement ; ils n’ont pas été informés des motifs de leur arrestation, ni été rapidement informés des accusations portées contre eux. De plus, ils ont été maintenus au secret et n’ont pas été présentés dans les plus brefs délais devant un juge ou une autre autorité habilitée par la loi à exercer des fonctions judiciaires. En outre, à plusieurs reprises, ils n’ont pas bénéficié de l’assistance d’un interprète, en particulier pendant les interrogatoires.

3.3Les auteurs affirment que leur droit à un procès équitable, qu’ils tiennent de l’article 14 (par. 2 et 3 a), b) et g)), ont été violés. Ils affirment qu’ils n’ont pas été présumés innocents jusqu’à ce que leur culpabilité ait été légalement établie, qu’ils n’ont pas été informés dans le plus court délai, dans une langue qu’ils comprennent, de la nature et des motifs de l’accusation portée contre eux, qu’ils n’ont pas disposé du temps et des facilités nécessaires à la préparation de leur défense et qu’ils n’ont pas pu communiquer avec le conseil de leur choix. De plus, ils ont tous été contraints, sous la torture, de s’avouer coupable.

Observations de l’État partie sur la recevabilité et sur le fond

4.1Dans une note verbale en date du 11 avril 2014, l’État partie a indiqué que les auteurs avaient effectivement été condamnés, le 10 juillet 2006, à diverses peines d’emprisonnement par la Cour suprême de la République de Tchétchénie. MM. Yashuev, Barakhaev, Taysumov, Temirbulatov, Yusupov et Alarkhanov ont été condamnés à des peines d’emprisonnement de treize, quinze, vingt et un, vingt, seize et seize ans, respectivement. Par une décision rendue en cassation, la Cour suprême de la Fédération de Russie a modifié le jugement rendu et la peine prononcée en première instance. Bien que tous les auteurs aient été déclarés coupables de terrorisme, défini comme le fait de porter atteinte à l’ordre public et de menacer l’ensemble de la population, en application de l’article 205 3) du Code pénal de la Fédération de Russie, la Cour a écarté le chef de terrorisme pour tous les auteurs. En outre, la Cour a annulé, pour cause de prescription, le jugement de culpabilité rendu contre M. Temirbulatov pour avoir déclenché une explosion dans la ville de Noiber le 8 novembre 2000 ; sa peine a donc été ramenée à dix-neuf ans d’emprisonnement.

4.2À plusieurs reprises, entre le 27 novembre 2007 et le 20 janvier 2014, les juges et le Vice-Président de la Cour suprême de la Fédération de Russie ont rejeté les plaintes présentées par les auteurs au titre de la procédure de contrôle. En vertu du chapitre 48 du Code de procédure pénale de la Fédération de Russie (en vigueur au moment des faits), les personnes reconnues coupables ont le droit de demander, au titre de la procédure de contrôle, le réexamen de la peine prononcée contre eux. Cette procédure prévoit qu’en pareil cas, le juge, conformément à l’article 406 (par. 3), rend une décision par laquelle cette procédure est engagée, ou rejette la demande. Le Président de la Cour suprême ainsi que les Vice-Présidents ont le droit de contester un tel refus et de rendre leur propre décision sur le point de savoir s’il y a lieu ou non d’engager une procédure de contrôle. Étant donné que ni M. Taysumov ni M. Temirbulatov, ni leur avocat, n’ont présenté de demande de contrôle, leurs plaintes auprès du Comité devraient être considérées comme irrecevables.

4.3Trois des auteurs, MM. Yashuev, Taysumov et Yusupov, affirment que pendant l’enquête préliminaire on a usé contre eux de violence et de menaces. Ils auraient ainsi été contraints de témoigner contre eux-mêmes et les uns contre les autres. Ces affirmations ont été examinées par les juridictions de première instance et de cassation et ont été jugées sans fondement. Comme il ressort de la décision de la Cour suprême de la République de Tchétchénie, le Bureau du Procureur de la République de Tchétchénie, à la demande du juge, a procédé à un examen. Au cours de celui-ci, plusieurs personnes ont été interrogées, dont les auteurs, d’autres témoins, les agents concernés des forces de l’ordre et des experts en médecine légale. Au terme de cet examen, les autorités ont, les 3, 13 et 19 mars 2006, refusé d’ouvrir une enquête pénale. Le Bureau du Procureur de la République tchétchène a procédé à des examens similaires au cours de l’enquête préliminaire, à la suite desquels aucune enquête pénale n’a été ouverte. La Cour a avalisé ces conclusions, ainsi que le témoignage de H. A. S, chef du groupe chargé d’enquêter sur les infractions en question.

4.4La Cour a également tenu compte du fait que les auteurs n’avaient fourni aucun des documents de procédure obtenus au stade de l’enquête préliminaire, à l’époque où auraient été commises les violences dont ils disent avoir été victimes. Tous les actes d’enquête ont été accomplis en présence d’avocats de la défense et, dans de nombreux cas, selon l’État partie, avec la participation d’interprètes. Le fait que, conformément à l’article 51 de la Constitution de la Fédération de Russie, les auteurs auraient pu refuser de témoigner ou modifier leur témoignage montre le manque de fiabilité des informations fournies par les auteurs. La Cour a donc considéré que les témoignages donnés par les accusés pendant l’enquête préliminaire corroboraient les autres éléments de preuve relatifs aux « circonstances factuelles » et étaient pertinents et recevables comme éléments de preuve. Ces éléments de preuve ont ensuite constitué le fondement de la décision rendue et de la peine prononcée. Pendant les audiences, les auteurs sont revenus sur les déclarations qu’ils avaient faites pendant l’enquête.

4.5En outre, lors des audiences, M. Temirbulatov et M. Alarkhanov ont déclaré qu’aucune violence ou autre méthode supposant un contact physique n’avait été utilisée contre eux. M. Barakhaev a indiqué qu’au cours de l’instruction, il avait déposé une plainte, qui avait donné lieu à une enquête, et qu’il considérait que les résultats de cette enquête étaient suffisants, conformes au droit et étayés.

4.6Lors du recours en cassation, la Cour suprême de la Fédération de Russie a également jugé que les déclarations faites par les auteurs pendant l’enquête l’avaient été conformément à la loi et a souligné que ces déclarations étaient en outre confirmées par les déclarations de victimes et d’autres témoins, par les rapports établis sur les lieux du crime, par les rapports établis par les experts en balistique et en explosifs et par d’autres éléments de preuve. Le fait que les auteurs se soient rétractés ne signifie pas que leurs aveux soient irrecevables comme éléments de preuve, puisqu’ils ont été obtenus en présence d’un avocat et de témoins ordinaires.

4.7Lors des audiences, M. Temirbulatov et M. Barakhaev ont confirmé qu’ils parlaient le russe et qu’ils n’avaient pas besoin de l’assistance d’un interprète. Les autres accusés ont déclaré qu’ils ne parlaient pas bien le russe, et un interprète a pris part aux audiences de la Cour. Le juge a demandé si tous les accusés avaient reçu une copie de l’acte d’accusation dressé contre eux, et ceux-ci ont confirmé l’avoir reçue le 13 septembre 2005, MM. Yusupov, Taysumov, Alarkhanov et Yashuev en ayant également reçu une version en langue tchétchène. Pendant les audiences, tous les accusés étaient représentés par des avocats. D’autres avocats, engagés par les auteurs ou nommés par la Cour, ont également participé à des audiences ultérieures. Les auteurs n’ont jamais demandé à la Cour de révoquer un avocat ou de leur accorder un délai supplémentaire pour préparer leur défense.

4.8En conclusion, l’État partie fait valoir que l’enquête et les audiences se sont déroulées dans le strict respect de sa législation nationale et de ses obligations internationales. Dans ces conditions, la communication soumise par les auteurs au Comité peut, conformément à l’article 3 du Protocole facultatif, être considérée comme un abus du droit de présenter une communication.

Commentaires des auteurs sur les observations de l’État partie concernant la recevabilité et le fond

5.1Dans une note en date du 13 juin 2014, les auteurs ont fait valoir que leur communication devait être déclarée recevable. L’État partie lui-même ne semble pas contester le fait que quatre auteurs, à savoir MM. Yashuev, Barakhaev, Yusupov et Alarkhanov, ont épuisé les recours internes. M. Taysumov et M Temirbulatov soutiennent que la procédure de contrôle ne saurait être considérée comme un recours utile, car elle a un caractère entièrement discrétionnaire. La Cour européenne des droits de l’homme a adopté la même position concernant la procédure de contrôle. En outre, la Cour européenne des droits de l’homme a aussi estimé que les demandes de contrôle créaient une insécurité juridique car elles n’étaient pas soumises à des délais.

5.2La position du Comité concernant l’exigence d’épuisement des recours internes est très claire : les auteurs ne sont pas tenus d’épuiser les recours qu’ils considèrent comme n’ayant objectivement aucune chance d’aboutir. Dans sa réponse, l’État partie confirme que ceux des auteurs qui ont engagé cette procédure n’ont obtenu aucun résultat concret. Dans la majorité des cas de demande de contrôle, la Cour suprême refuse d’examiner les plaintes.

5.3Les auteurs de la communication soulignent également que l’État partie ne conteste pas certains de leurs griefs et que, par conséquent, le Comité doit considérer les faits s’y rapportant comme établis. Ainsi, l’État partie ne conteste pas qu’il y ait eu des violations de l’article 9 (par. 1 à 4), à savoir que les auteurs ont été arrêtés et détenus illégalement, qu’ils n’ont pas été informés des accusations portées contre eux ni des motifs de leur arrestation, ou qu’ils n’ont pas été présentés dans les plus brefs délais devant un juge. L’État partie ne peut pas contester le fait que M. Yashuev a été maintenu au secret du 7 novembre au 1er décembre 2004. Celui-ci a présenté un rapport détaillé sur la torture et les traitements inhumains dont il avait été victime, ainsi qu’un certificat médical comportant un avis concernant ses blessures. M. Barakhaev a été maintenu au secret du 3 au 25 octobre 2004, et a également fourni un rapport détaillé sur les tortures et les traitements cruels qu’il avait subis. M. Taysumov a été maintenu au secret du 29 septembre au 20 octobre 2004, et a rendu compte en détail des tortures qu’il avait subies. M. Temirbuatov a été maintenu au secret du 29 septembre au 20 octobre 2004, et a fourni une description détaillée des tortures qui lui avaient été infligées. M. Yusupov a été maintenu au secret du 28 octobre au 1er novembre 2004, et a également fourni une telle description détaillée, de même que M. Alarkhanov, qui a été maintenu à l’isolement du 19 au 21 février 2005. En outre, les médias ont qualifié M. Taysumov et M. Temirbulatov de terroristes, ce qui constitue une violation de leur droit à la présomption d’innocence.

5.4En ce qui concerne le refus de l’État partie d’ouvrir une enquête sur les plaintes pour torture déposées par les auteurs, il convient de noter que la vérification préliminaire ne saurait être considérée comme constituant une enquête approfondie ou efficace. Le même enquêteur qui était impliqué dans les faits relatés dans les plaintes des auteurs, H. A. S, a décidé de ne pas ouvrir d’enquête pénale pour donner suite aux allégations des auteurs. Par conséquent, on ne saurait considérer que cet examen avait, comme l’exigent les normes internationales relatives aux droits de l’homme, un caractère indépendant ou impartial. Cette situation s’est produite malgré les renseignements détaillés donnés par les auteurs et l’existence des certificats médicaux correspondants.

5.5Dans une affaire portant sur des griefs similaires à ceux soulevés par les auteurs, la Cour européenne des droits de l’homme a conclu qu’elle n’était pas convaincue que l’enquête menée par les autorités l’avait été avec la célérité voulue et avait été suffisamment approfondie et efficace. La Cour a souligné, à titre d’exemple, que l’administration du centre de détention savait que le requérant avait des blessures mais que ce n’était qu’un an après qu’une enquête avait été ouverte sur ces blessures. Le bureau du procureur chargé d’enquêter sur les allégations n’avait pas pris en considération les documents médicaux établis par le centre de détention. Les tribunaux n’avaient pas remédié à ces insuffisances mais s’étaient bornés à accepter les résultats de l’enquête.

5.6Les auteurs relèvent que l’État partie affirme également que pendant les audiences, M. Temirbulatov et M. Alarkhanov ont déclaré n’avoir subi aucune forme de pression physique. M. Barakhaev a déclaré que sa plainte avait été dûment examinée. À cet égard, M. Temirbulatov, M. Alarkhanov et M. Barakhaev soulignent qu’à l’époque, ils étaient inquiets pour leur sécurité et celle de leur famille. L’État partie n’est pas en mesure de fournir des détails sur la manière dont, dans la pratique, les plaintes pour torture des six auteurs ont été examinées, ni d’indiquer précisément quel a été l’organe de l’État chargé de l’examen.

5.7À cet égard, les auteurs soulignent que le Comité devrait adopter la même approche que celle qu’il a suivie dans l’affaire Usaev c. Fédération de Russie où il a conclu à une violation de l’article 7 et de l’article 14 (par. 3 g)), l’État partie n’ayant fourni aucune explication sur la manière dont les plaintes de l’auteur avaient été examinées, et par qui. Le Comité est parvenu à la même conclusion dans l’affaire Khoroshenko c. Fédération de Russie. Dans cette affaire également, après que l’auteur s’est plaint de mauvais traitements, l’État partie n’a interrogé que les fonctionnaires concernés et l’enquêteur. Aucune enquête pénale sur la plainte pour torture n’a été ouverte. Ces circonstances ont amené le Comité à estimer que lorsque l’auteur a fait tout son possible pour collecter des preuves à l’appui de ses allégations et que tout éclaircissement supplémentaire dépend de renseignements que l’État partie est seul à détenir, le Comité peut estimer que ces allégations sont fondées si l’État partie ne les réfute pas en apportant des preuves ou des explications satisfaisantes.

5.8Les auteurs réaffirment qu’ils ont porté plainte pour les tortures qu’on leur a infligées pour les contraindre à s’avouer coupables. Dans certains cas, ils ont fourni les noms des fonctionnaires concernés. Les auteurs ont demandé à subir un examen médical. Dans certains cas, ces examens ont été effectués, et il a été conclu que les lésions présentées par les intéressés confirmaient leurs griefs. Dans d’autres cas, l’examen médical a été refusé, sans qu’il soit donné de justification. Lorsque l’État partie a pris des mesures pour enquêter, l’enquête a été confiée à l’un des fonctionnaires soupçonnés d’avoir infligé des tortures.

5.9En ce qui concerne la question des services d’interprétation, les auteurs affirment qu’ils se sont plaints de l’absence de tels services immédiatement après leur arrestation et pendant l’enquête préliminaire, en particulier pendant les interrogatoires, et que l’État partie n’a fourni aucune explication à ce sujet.

5.10Dans sa réponse, l’État partie affirme que tous les auteurs ont reçu une copie de l’acte d’accusation dressé contre eux le 13 septembre 2005. Les auteurs expliquent qu’ils n’ont jamais contesté ce point ; mais ils affirment qu’ils n’ont jamais été informés des motifs de leur arrestation ni des accusations portées contre eux, et qu’ils n’ont pas été présentés dans les plus brefs délais devant un juge. En outre, lors de l’arrestation et de la détention initiale, les auteurs n’ont pas reçu en temps voulu l’assistance d’un avocat et d’un interprète. En vertu de l’article 14 (par. 3 a)) du Pacte, l’accusé a le droit d’être informé, dans une langue qu’il comprend, des accusations portées contre lui. Dans l’affaire Khoroshenko c. Fédération de Russie, le Comité a conclu à une violation de l’article 14 (par. 3 a)) du Pacte, l’auteur n’ayant été informé de certaines des accusations portées contre lui que vingt-cinq jours après son arrestation.

5.11Les auteurs ne contestent pas non plus le fait qu’ils ont été assistés par des avocats pendant les audiences. Cependant, ils affirment qu’ils n’ont pas bénéficié des services d’un avocat immédiatement après l’arrestation, en particulier pendant les interrogatoires. Par exemple, M. Yashuev, qui a été arrêté le 7 novembre 2004, n’a pas pu consulter un avocat avant le 1er décembre 2004. M. Taysumov a été arrêté le 29 septembre 2004, et a pu consulter un avocat le 20 octobre 2004 ; M. Barakhaev a été arrêté le 3 octobre 2004, mais a pu consulter un avocat le 11 novembre 2004 seulement ; M. Temirbulatov a été arrêté le 29 septembre 2004, mais n’a pu consulter un avocat que le 12 octobre 2004 ; M. Yusupov a été arrêté le 28 octobre 2004, mais n’a pu consulter un avocat qu’en décembre 2004. Enfin, M. Alarkhanov a été arrêté le 19 février 2005, mais n’a pu consulter un avocat que le 21 février 2005.

Observations complémentaires

Observations complémentaires de l’État partie

6.1Par une note verbale en date du 29 janvier 2016, l’État partie a fourni des renseignements complémentaires. Il y relève que les auteurs affirment notamment qu’ils n’ont pas été informés des motifs de leur arrestation ni des accusations portées contre eux, qu’ils n’ont pas été présentés devant un juge et que pendant les interrogatoires, ils ne bénéficiaient pas des services d’un interprète. L’article 91 du Code de procédure pénale dispose qu’un agent de la force publique, par exemple un enquêteur, a le droit de placer en détention une personne soupçonnée d’avoir commis une infraction dans l’un des cas suivants : lorsque la personne est prise en flagrant délit ; lorsqu’une victime ou des témoins oculaires identifient la personne comme étant l’auteur d’une infraction ; lorsque la personne ou ses vêtements présentent des signes manifestes de commission d’une infraction. Un suspect peut également être détenu s’il tente de fuir ou s’il n’a pas de domicile fixe, ou si son identité ne peut être confirmée. En outre, une personne peut être détenue si l’enquêteur dépose une demande auprès d’un tribunal (qui doit également être approuvée par un procureur).

6.2L’article 92 du Code de procédure pénale prescrit les mesures supplémentaires qui doivent être prises. Lorsque le suspect ou l’accusé est présenté à l’organe d’instruction, l’agent responsable doit soumettre un rapport dans les trois heures qui suivent. Il doit être mentionné dans ce rapport que la personne détenue a reçu des informations sur les droits qui lui sont garantis par l’article 46 du Code de procédure pénale, relatif aux droits du suspect. En vertu de cette disposition, tout suspect a le droit de savoir de quoi il est accusé et de recevoir une copie de la décision d’engagement d’une action pénale ou une copie du mandat d’arrêt initial ou de l’ordonnance de placement en détention. Le suspect a également le droit de donner des explications et des informations concernant les soupçons qui pèsent sur lui, ou de refuser de fournir de telles informations. Lorsqu’il fournit de telles informations, le suspect est averti que ces informations peuvent être utilisées contre lui, y compris s’il revient par la suite sur ses déclarations initiales, à l’exception des cas qui relèvent de l’article 75 2 1) du Code de procédure pénale. En outre, le suspect a le droit d’être assisté d’un avocat et de rencontrer son avocat en toute confidentialité avant le premier interrogatoire qu’il subira en tant que suspect. De plus, le suspect peut fournir des preuves ; déposer des requêtes et faire des demandes de récusation ; faire des déclarations dans sa langue maternelle ou dans une langue qu’il parle ; bénéficier gratuitement des services d’un interprète ; examiner, avec l’aide de l’interprète, les rapports sur les actes d’enquête ; consigner des observations à ce sujet ; participer à des actions d’enquête réalisées à sa demande ou à la demande de son avocat ou de son représentant ; présenter des plaintes concernant l’action ou l’inaction des tribunaux, du bureau du procureur, de l’enquêteur ou de l’agent d’instruction.

6.3Un suspect qui a été initialement arrêté en vertu de l’article 91 du Code alors qu’il commettait une infraction doit être interrogé dans les vingt-quatre heures. Une personne peut être détenue pendant quarante-huit heures au maximum, après quoi elle doit être remise en liberté, à moins qu’un tribunal ne décide de la placer en détention provisoire. En vertu de l’article 108 du Code, un tribunal peut imposer une mesure de détention provisoire si une mesure préventive moins contraignante ne peut être utilisée. Comme l’indique le dossier, les auteurs de la présente communication étaient accusés de plusieurs infractions, notamment celles prévues par l’article 209 du Code relatif au banditisme, et encouraient donc une peine d’emprisonnement de dix ans ou plus. Les auteurs ont été arrêtés sur la base de déclarations de témoins oculaires. Lors de l’arrestation, ils ont été informés des droits que leur conféraient l’article 46 du Code et l’article 51 de la Constitution, concernant le droit de ne pas témoigner contre soi-même. Les auteurs ont aussi été informés de leurs droits avant d’être interrogés. M. Yusupov et M. Yashuev ont été interrogés par l’intermédiaire d’un interprète. Selon les dossiers examinés par l’État partie, les auteurs n’ont pas fait consigner de commentaires avant, pendant ou après leurs interrogatoires. Dans la plainte qu’ils ont présentée au Comité, ils n’ont pas prétendu qu’ils avaient demandé à bénéficier des services d’un interprète pendant l’enquête, et n’ont pas dit non plus que leur demande avait été rejetée.

6.4La mesure de détention prise à l’encontre des auteurs a été ordonnée par un tribunal, dans les délais prescrits par l’article 94 2) du Code de procédure pénale. En conséquence, l’État partie, s’appuyant sur les arguments exposés ci-dessus, fait valoir qu’aucune violation du Pacte n’a été commise pendant la détention des auteurs.

6.5L’État partie relève que les auteurs affirment qu’ils ne sont pas tenus d’épuiser les recours internes s’il n’y a pas de raison objective de penser que ces recours aboutiront. Or un simple doute quant aux chances de succès ou à l’utilité d’un recours ne dispense pas les auteurs d’épuiser tous les recours internes.

6.6La législation nationale permet à quiconque d’engager une action au civil (isk) contre tout organisme d’État, par exemple, contre le Bureau du Procureur pour son refus d’ouvrir une enquête pénale sur les faits de torture allégués par les auteurs. M. Taysumov n’a pas déposé une telle plainte. En conséquence, l’État partie soutient qu’il n’a pas épuisé tous les recours internes disponibles et que cette partie de la communication doit être déclarée irrecevable.

Observations complémentaires des auteurs

7.1Dans une lettre datée du 20 mai 2016, les auteurs réaffirment que quatre d’entre eux, à savoir M. Yashuev, M. Barakhaev, M. Yusupov et M. Alarkhanov, ont présenté des demandes de contrôle. M. Taysumov et M. Temirbulatov ne se sont pas prévalus de ce recours car ils n’avaient aucun nouvel élément de preuve à présenter et parce que la procédure de contrôle est considérée comme inefficace.

7.2En ce qui concerne le nouvel argument selon lequel ils auraient pu déposer une plainte pour le refus du Bureau du Procureur de la République de Tchétchénie d’engager une procédure à l’issue de son examen des griefs de torture, les auteurs font observer que l’État partie n’a pas invoqué cet argument dans ses observations initiales, en date du 11 avril 2014. En outre, dans l’affaire Usaev c. Fédération de Russie, le Comité a déclaré une plainte similaire recevable.

7.3Les auteurs de la communication soulignent également que l’État partie ne conteste pas certaines de leurs affirmations et que, par conséquent, le Comité doit considérer les faits pertinents comme établis. Dans ses nouvelles observations, l’État partie ne conteste pas les faits suivants :

a)Que les six auteurs, ayant été victimes de mauvais traitements pendant l’enquête, ont tous été victimes de violations de l’article 7, lu seul et conjointement avec l’article 2 (par. 3) du Pacte ;

b)Que deux des auteurs, M. Taysumov et M. Temirbulatov, ont été qualifiés de terroristes, en violation de leur droit à la présomption d’innocence ;

c)Que les auteurs ont été forcés de témoigner contre eux-mêmes ;

d)Que les auteurs n’ont pas bénéficié de l’assistance d’un avocat en temps utile.

7.4L’État partie, dans ses observations, fait valoir que tous les actes d’enquête ont été accomplis conformément à la loi. L’État partie décrit comment les auteurs ont été formellement inculpés et placés en état d’arrestation, alors que ceux-ci dénoncent le fait d’avoir été arrêtés illégalement avant l’engagement officiel de poursuites, des faits qui n’ont pas été attestés par des pièces et qui ne figurent donc pas parmi les éléments du dossier pénal. L’État partie n’ayant pas répondu à ces allégations, il convient de leur accorder le poids voulu.

7.5En outre, dans ses observations en date du 29 janvier 2016, l’État partie a indiqué que pendant les interrogatoires, les auteurs étaient assistés par des interprètes. Or les auteurs ont expliqué qu’aucun service d’interprétation n’avait été fourni :

a)À M. Yashuev lors de son interrogatoire du 1er décembre 2004 ;

b)À M. Taysumov lors de l’audience le concernant, tenue le 9 novembre 2004 ;

c)À M. Yusupov lors de son interrogatoire du 16 juin 2005 ;

d)À M. Alarkhanov pendant plusieurs des interrogatoires auxquels il a été soumis, jusqu’à ce qu’il obtienne les services d’un interprète le 11 juin 2005.

7.6Les auteurs relèvent que l’État partie fait valoir qu’ils n’ont pas fait de demande de services d’interprétation. Ils soulignent cependant que le Pacte et la législation de la Fédération de Russie n’exigent pas qu’une demande officielle soit faite pour pouvoir être assisté d’un interprète. Le fait que lors d’une des audiences, lorsque le Président a demandé aux auteurs s’ils avaient besoin d’un interprète, tous les auteurs, sauf M. Temirbulatov et M. Barakhaev, en ont demandé un, prouve que quatre des auteurs, à savoir M. Yashuev, M. Taysumov, M. Yusupov et M. Alarkhanov, avaient besoin d’une telle assistance.

7.7En ce qui concerne l’affirmation selon laquelle le choix de la mesure de contrainte imposée par un tribunal, à savoir la détention provisoire, a été fait conformément au Code de procédure pénale, les auteurs font observer que l’État partie fait référence à la décision prise après qu’ils ont été formellement inculpés et placés en état d’arrestation, et qu’il ne donne pas d’éclaircissements sur leur arrestation illégale avant leur inculpation formelle.

7.8Compte tenu de l’absence de réponses de l’État partie concernant les questions susmentionnées soulevées par les auteurs dans leurs observations, y compris dans leur communication initiale, les auteurs demandent instamment au Comité de déclarer leur plainte recevable, de formuler ses constatations sur le fond et de demander à l’État partie de prendre des mesures de réparation adéquates.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

8.1Avant d’examiner tout grief formulé dans une communication, le Comité des droits de l’homme doit, conformément à l’article 97 de son règlement intérieur, déterminer si la communication est recevable au regard du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.

8.2Le Comité prend note de l’argument de l’État partie selon lequel la communication constitue un abus du droit de présenter une communication, eu égard à l’article 3 du Protocole facultatif, les auteurs n’ayant pas suffisamment étayé leurs griefs. Il estime que les éléments dont il est saisi ne montrent pas que les auteurs ont présenté leur communication de mauvaise foi, et relève qu’ils ont fourni toutes les informations et tous les documents dont ils disposaient. Compte tenu de ce qui précède, ainsi que des éléments figurant dans le dossier, le Comité n’estime pas que, eu égard à l’article 3 du Protocole facultatif, les auteurs ont abusé de leur droit de présenter une communication.

8.3Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément à l’article 5 (par 2 a)) du Protocole facultatif, que la même question n’était pas déjà en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement. Il note qu’une communication analogue a été présentée au nom des auteurs à la Cour européenne des droits de l’homme qui l’a cependant déclarée irrecevable le 27 septembre 2012, comme ne remplissant pas les conditions fixées par les articles 34 et 35 de la Convention européenne des droits de l’homme. Dans ces conditions, le Comité conclut que les dispositions de l’article 5 (par. 2 a)) du Protocole facultatif ne l’empêchent pas d’examiner la communication.

8.4Le Comité prend note de l’argument de l’État partie selon lequel deux des auteurs − M. Taysumov et M. Temirbulatov − n’ont pas épuisé tous les recours internes disponibles car ils n’ont pas déposé de demande de contrôle auprès de la Cour suprême de la Fédération de Russie. L’État partie ne conteste pas que les quatre auteurs restants ont épuisé les recours internes disponibles.

8.5Le Comité rappelle sa jurisprudence, selon laquelle les demandes de contrôle de décisions judiciaires devenues exécutoires adressées à un tribunal et subordonnées au pouvoir discrétionnaire du juge constituent un recours extraordinaire, et que l’État partie doit montrer qu’il existe des chances raisonnables que ces demandes constituent un recours utile dans les circonstances de l’espèce. Le Comité constate que, dans le cas présent, l’État partie n’a pas indiqué si l’introduction d’une demande de contrôle auprès du Président de la Cour suprême avait déjà constitué un recours utile dans des affaires où il est allégué que des actes de torture et des mauvais traitements ont été infligés et, le cas échéant, dans combien d’affaires de ce type. En conséquence, le Comité conclut qu’il n’est pas empêché par les dispositions de l’article 5 (par. 2 b)) du Protocole facultatif d’examiner la communication en ce qui concerne les six auteurs.

8.6Le Comité prend note également de l’argument de l’État partie selon lequel les auteurs n’ont pas porté plainte pour le refus du Bureau du Procureur d’engager une action pénale contre les auteurs présumés des actes de torture. Le Comité constate que les auteurs ont déjà exercé leur droit de porter plainte devant les tribunaux dans le cadre de la procédure pénale engagée contre eux, lors du procès initial et par la voie d’un recours en deuxième instance devant la Cour suprême de la Fédération de Russie, et que leurs recours ont été rejetés le 2 mai 2007. En conséquence, le Comité conclut qu’il n’est pas empêché par les dispositions de l’article 5 (par. 2 b)) du Protocole facultatif d’examiner cet aspect de la communication en ce qui concerne les six auteurs.

8.7Le Comité a pris note des griefs de deux des auteurs, M. Taysumov et M. Temirbulatov, affirmant qu’ils ont été qualifiés de terroristes, en violation de leur droit à la présomption d’innocence qu’ils tiennent du paragraphe 2 de l’article 14 du Pacte (voir par. 5.3 et 7.3 ci-dessus) et du paragraphe 3 a) et b) de ce même article. Toutefois, en l’absence de toute autre explication ou d’informations pertinentes dans le dossier, le Comité considère que les auteurs n’ont pas suffisamment étayé ces griefs aux fins de la recevabilité. En conséquence, il déclare cette partie de la communication irrecevable au regard de l’article 2 du Protocole facultatif.

8.8Le Comité considère que les auteurs ont suffisamment étayé, aux fins de la recevabilité, leurs autres griefs au titre de l’article 7, lu seul et conjointement avec les articles 2 (par. 3), 9 (par. 1 à 4) et 14 (par. 3 g)) du Pacte. Il déclare ces griefs recevables et procède à leur examen au fond.

Examen au fond

9.1Conformément à l’article 5 (par. 1) du Protocole facultatif, le Comité a examiné la présente communication en tenant compte de toutes les informations qui lui ont été communiquées par les parties.

9.2Le Comité note tout d’abord que les auteurs affirment qu’on les a torturés pour les contraindre à s’avouer coupables, et que, par la suite, ces aveux ont été retenus par un tribunal comme preuve à charge, malgré leurs nombreuses rétractations et les plaintes pour torture qu’ils ont déposées, y compris pendant le procès et dans le cadre de leur recours en cassation. Le Comité prend note des affirmations des auteurs selon lesquelles, notamment, M. Yashuev a été battu de manière prolongée avec des manches de pelle et électrocuté, M. Barakhaev a été frappé avec des bâtons de caoutchouc et un fouet en fer, battu à coups de poings et électrocuté, M. Taysumov a été frappé à coups de bottes, roué de coups de bâton et asphyxié à l’aide d’un masque à gaz, M. Temirbulatov a été privé de sommeil et asphyxié, M. Yusupov a été asphyxié à l’aide d’un sac en plastique et on l’a menacé de s’en prendre à un membre de sa famille, et M. Alarkhanov a été battu et des membres de sa famille ont été menacés. Le Comité prend note de ce que selon les auteurs, ces actes se sont produits alors qu’ils étaient tous détenus au secret, leur arrestation initiale n’ayant été reconnue que plusieurs jours et dans certains cas, des semaines, plus tard (voir par. 2.3 à 2.5 ci-dessus). Le Comité note également que l’État partie fait valoir que les griefs des auteurs ont été examinés comme il se devait par les tribunaux, sans fournir d’autres explications. Il considère que, dans les circonstances de l’espèce, et en particulier eu égard au fait que l’État partie n’est pas en mesure de donner des explications détaillées concernant le traitement auquel les auteurs ont été soumis lors de leur arrestation initiale, il convient d’accorder le poids voulu aux allégations de l’auteur.

9.3En ce qui concerne l’obligation qui incombe à l’État partie d’enquêter comme il se doit sur les allégations de torture formulées par les auteurs, le Comité rappelle sa jurisprudence, selon laquelle une enquête pénale suivie de poursuites est indispensable pour remédier aux violations de droits de l’homme tels que ceux qui sont protégés par l’article 7 du Pacte. Le Comité constate que les éléments figurant au dossier ne lui permettent pas de conclure que l’enquête sur les allégations de torture a été menée promptement et avec l’efficacité voulue ni que des responsables ont été identifiés, malgré les renseignements détaillés donnés par les auteurs, les dépositions de témoins, les demandes d’examen médical formulées et, dans le cas d’un des auteurs, M. Yashuev, un certificat médical faisant état de signes de lésions.

9.4Le Comité considère qu’en l’espèce, l’enquête menée en 2005 sur les allégations de torture des auteurs manquait d’impartialité (voir par. 5. 4 ci-dessus), cette enquête ayant été confiée à H. A. S., l’enquêteur même qui aurait été impliqué dans les tortures dont les auteurs disaient avoir été victimes. Le Comité note également que les auteurs affirment que leur culpabilité a été établie dans le cadre d’une procédure judiciaire fondée en partie sur les aveux qu’ils avaient faits sous la torture, qui ont été retenus comme élément de preuve par les tribunaux. En conséquence, dans les circonstances décrites par les parties, le Comité conclut que les faits dont il est saisi font apparaître une violation des droits que les auteurs tiennent de l’article 7, lu seul et conjointement avec l’article 2 (par. 3) et l’article 14 (par. 3 g)) du Pacte.

9.5Le Comité doit ensuite examiner les allégations des auteurs selon lesquelles, à diverses reprises en 2004 et 2005, ils ont été détenus illégalement et leur arrestation et leur détention n’ont été officialisées que plus tard. Le Comité prend note des affirmations des auteurs selon lesquelles MM. Yashuev, Barakhaev, Taysumov, Temirbulatov, Yusupov et Alarkhanov ont été détenus illégalement, respectivement, du 7 novembre au 1er décembre 2004, du 2 au 25 octobre 2004, du 29 septembre au 20 octobre 2004, du 29 septembre au 10 octobre 2004, du 28 octobre au 1er novembre 2004 et du 19 au 21 février 2005. Le Comité prend également note des affirmations des auteurs selon lesquelles lorsqu’ils ont été arrêtés illégalement, ils n’ont pas été informés des motifs de leur arrestation et n’ont pas été présentés rapidement à un juge. L’État partie ne fournit aucune explication concernant ces dates précises, qu’il ne conteste pas non plus, et se borne à affirmer que les auteurs ont été arrêtés et traités conformément aux dispositions du Code de procédure pénale de la Fédération de Russie.

9.6Le Comité rappelle son observation générale no 35 (2014) sur la liberté et la sécurité de la personne, dans laquelle il fait référence à l’interdiction de toute privation arbitraire ou illégale de liberté, c’est-à-dire de toute privation de liberté qui n’est pas imposée pour les motifs et selon la procédure prévus par la loi. Les deux interdictions se chevauchent en ce qu’une arrestation ou une détention peut être en violation de la loi applicable mais ne pas être arbitraire, ou être autorisée par la loi mais être arbitraire, ou encore à la fois arbitraire et illégale. Une arrestation ou une détention qui est effectuée sans fondement juridique est également arbitraire. L’article 9 oblige aussi à respecter les règles de la législation nationale qui déterminent quand l’autorisation d’un juge ou d’une autre autorité doit être obtenue pour maintenir quelqu’un en détention, les cas où un suspect peut être placé en détention, les cas où le détenu doit être déféré devant un tribunal et les limites imposées par la loi à la durée de la détention. Les personnes privées de liberté doivent être aidées pour obtenir l’accès à un recours utile leur permettant de faire valoir leurs droits, y compris un réexamen judiciaire de la décision initiale de placement puis, périodiquement, de la légalité du maintien en détention, afin d’éviter des conditions de détention incompatibles avec le Pacte.

9.7En l’espèce, le Comité constate, au vu des éléments figurant au dossier, que les auteurs n’ont pas été informés, au moment de leur arrestation, des motifs de celle-ci ni des accusations portées contre eux, et qu’ils n’ont pas été présentés dans les plus brefs délais devant un juge afin qu’il contrôle la légalité de leur détention. Dans ces conditions, et en l’absence d’informations ou d’explications supplémentaires de l’État partie à ce sujet, le Comité conclut que l’État partie a violé les droits que les auteurs tiennent de l’article 9 (par. 2 et 3).

9.8Compte tenu de cette conclusion, le Comité décide qu’il n’examinera pas séparément les autres griefs que les auteurs tirent de l’article 9 du Pacte.

10.Le Comité des droits de l’homme, agissant en vertu de l’article 5 (par. 4) du Protocole facultatif, constate que les faits dont il est saisi font apparaître une violation par l’État partie de l’article 7, lu seul et conjointement avec l’article 2 (par. 3), l’article 9 (par. 2 et 3) et l’article 14 (par. 3 g)) du Pacte.

11.Conformément à l’article 2 (par. 3 a)) du Pacte, l’État partie est tenu d’assurer aux auteurs un recours utile. Il a l’obligation d’accorder une réparation intégrale aux individus dont les droits garantis par le Pacte ont été violés. En conséquence, l’État partie est tenu, entre autres, de prendre les mesures voulues pour procéder rapidement à une enquête approfondie et impartiale sur les allégations de torture formulées par les auteurs et, si celles-ci sont confirmées, de poursuivre les responsables de ces faits, et d’accorder une réparation intégrale aux auteurs pour les violations commises, y compris sous la forme d’une indemnisation équitable et d’autres mesures pouvant donner satisfaction. L’État partie est également tenu de prendre toutes les mesures nécessaires pour que des violations analogues ne se reproduisent pas.

12.Étant donné qu’en adhérant au Protocole facultatif, l’État partie a reconnu que le Comité a compétence pour déterminer s’il y a ou non violation du Pacte et que, conformément à l’article 2 du Pacte, il s’est engagé à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant de sa juridiction les droits reconnus dans le Pacte et à assurer un recours utile lorsqu’une violation a été établie, le Comité souhaite recevoir de l’État partie, dans un délai de cent quatre-vingts jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet aux présentes constatations. L’État partie est invité en outre à rendre celles-ci publiques et à les diffuser largement dans sa langue officielle.