Nations Unies

CCPR/C/121/D/2403/2014

Pacte international relatif aux droits civils et politiques

Distr. générale

15 janvier 2018

Français

Original : anglais

Comité des droits de l’homme

Constatations adoptées par le Comité au titre de l’article 5 (par. 4) du Protocole facultatif, concernant la communication no 2403/2014*, **, ***

Communication présentée par :

Andrei Androsov (représenté par un conseil, Irina Vasilchenko, puis Anastasia Miller)

Au nom de :

L’auteur

État partie :

Kazakhstan

Date de la communication:

20 janvier 2013(date de la lettre initiale)

Références:

Décision prise en application de l’article 97du règlement intérieur du Comité, communiquéeà l’État partie le 28 mai 2014(non publiée sous forme de document)

Date des constatations:

7 novembre 2017

Objet :

Torture en détention

Question(s) de procédure :

Griefs non étayés

Question(s) de fond :

Torture ; ouverture immédiate d’une enquête impartiale ; arrestation et détention arbitraires ; procès équitable

Article(s) du Pacte :

2 (par. 3), 7, 9 (par. 1, 3 et 4) et 14 (par. 1)

Article(s) du Protocole facultatif :

2

1.L’auteur de la communication est Andrei Androsov, né en 1980, de nationalité kazakhe. Il affirme que l’État partie a violé les droits qu’il tient de l’article 7, lu seul et conjointement avec le paragraphe 3 de l’article 2, des paragraphes 1, 3 et 4 de l’article 9, et du paragraphe 1 de l’article 14 du Pacte. Le Protocole facultatif est entré en vigueur pour l’État partie le 30 septembre 2009. L’auteur est représenté par un conseil.

Rappel des faits présentés par l’auteur

2.1L’auteur dit être un toxicomane en voie de désintoxication qui ne se trouvait sous l’influence d’aucune drogue le 8 avril 2010, lorsqu’il a été arrêté et conduit au commissariat central de la ville de Roudny. Là, un policier, M. B., et son assistant ont fait pression sur lui pour lui faire avouer plusieurs cambriolages. Ils lui ont montré les lieux où se trouvaient les appartements cambriolés. L’un des policiers lui a donné des coups de poing à la tête et à l’abdomen et a menacé de le jeter en prison en affirmant que sa culpabilité était déjà établie et qu’il ne serait pas difficile de l’attraper à nouveau. L’interrogatoire n’a donné lieu à l’établissement d’aucun document officiel et n’a pas été enregistré ; l’auteur n’a pas fait d’aveux et a été libéré le jour même.

2.2L’auteur a été arrêté une nouvelle fois le 12 avril 2010. Les policiers l’ont fouillé et ont trouvé sur lui plusieurs reçus portant la mention « achat contrôlé » (voir par. 3.3), ainsi qu’une certaine quantité d’héroïne. Le policier chargé de l’enquête a informé le procureur qu’il avait l’intention de demander le placement de l’auteur en détention provisoire. Le 13 avril, le policier M. B. est entré dans la cellule de l’auteur et lui a promis de l’héroïne s’il s’accusait de plusieurs infractions qu’il n’avait pas commises. L’auteur a accepté et lui‑même et deux de ses codétenus ont consommé l’héroïne. Cette consommation a été découverte au cours d’un examen médical effectué plus tard dans la journée par le personnel médical du centre de détention temporaire. Il ressort du compte rendu établi le 16 avril qu’au moment de l’examen, l’auteur ne présentait aucune blessure.

2.3Étant donné que l’intoxication narcotique n’a pas été constatée par écrit comme il se devait et qu’il n’a été procédé à aucune analyse médico-légale, l’auteur n’a pas été en mesure de se plaindre des agissements du policier concerné. D’autres policiers ont néanmoins fait l’objet de sanctions disciplinaires pour n’avoir pas procédé à une fouille personnelle approfondie.

2.4Le 14 avril 2010, le tribunal municipal de Roudny a ordonné le placement en détention de l’auteur dans l’attente de son procès pour trafic de drogues, sans préciser la durée de la détention. Le même jour, un policier est entré dans la cellule de l’auteur, lui a passé des menottes, l’a frappé deux fois à l’abdomen et lui a dit qu’il était transféré au centre de détention no 161/1 de la ville de Kostanaï. L’auteur affirme qu’il est resté menotté pendant le trajet, qui a duré environ une heure. Pendant les deux mois qui ont suivi, il n’a cessé d’être transféré entre les centres de détention de Roudny et celui de Kostanaï.

2.5Le 15 avril 2010, alors que l’auteur était en détention à Kostanaï, des codétenus lui ont dit qu’ils étaient les « chefs » de la cellule du fait de leur statut d’« assistants » de l’administration du centre de détention. L’auteur affirme que ses codétenus se sont mis à le frapper régulièrement deux semaines après son arrivée. Le 29 mai, les coups ont été particulièrement violents. L’administration de la prison a fait pression sur lui pour qu’il déclare par écrit s’être accidentellement cogné contre le cadre métallique d’un lit.

2.6Le 7 juin 2010, l’auteur a présenté, « en vain », une plainte contre les « actes illégaux » du personnel du centre de détention de Kostanaï. Le même jour, il a été transféré au centre de détention de Roudny afin qu’il puisse prendre connaissance de l’acte d’accusation le visant et l’étudier. Sa mère, qui le représentait, a remarqué qu’il présentait des ecchymoses et des blessures et a demandé un examen médical. Le 8 juin, l’auteur a été conduit dans un centre de traumatologie à Roudny, où a été constatée la présence d’ecchymoses sur sa poitrine. Sa plainte au sujet des coups qu’il avait reçus n’a jamais été dûment examinée. Le 9 juin, le conseil de l’auteur a porté plainte officiellement.

2.7La plainte a été envoyée au bureau du procureur, qui l’a transmise aux services de police centraux de la région de Kostanaï, mais ceux-ci ont refusé d’ouvrir une enquête pénale au motif qu’ils avaient établi que le personnel du centre de détention de Kostanaï n’avait commis aucune infraction.

2.8Le 9 juillet 2010, lors du procès, le conseil de l’auteur a demandé au tribunal de prendre en considération le certificat médical établi le 8 juin. Ce document a été versé au dossier. Le même jour, le tribunal a rendu une décision ordonnant l’examen des griefs de l’auteur concernant les coups et la consommation de drogues par des détenus dans les centres de détention de Roudny et de Kostanaï. Le tribunal a demandé aux autorités de procéder à cet examen avant le 20 juillet.

2.9Le 15 juillet 2010, les services de police de Kostanaï ont refusé d’ouvrir une enquête pénale au motif qu’aucune infraction n’avait été commise, l’auteur ayant lui-même affirmé être tombé de son lit superposé. Le 25 juillet, les griefs concernant le centre de Roudny ont également été rejetés, l’auteur étant revenu sur sa déposition. Alors qu’il s’était initialement plaint d’avoir été roué de coups pendant deux mois, l’auteur s’est ensuite rétracté en expliquant qu’il s’était blessé en tombant de son lit. Les deux décisions en question ont été regroupées dans un courrier adressé au tribunal, dans lequel le bureau du procureur approuvait la décision de ne pas ouvrir d’enquête pénale officielle au motif qu’il avait été établi que le personnel des centres de détention n’avait commis aucune infraction.

2.10Le 3 septembre 2010, après que l’auteur et son conseil eurent déposé plusieurs requêtes et plaintes, le procureur de la ville de Kostanaï a décidé de reprendre l’examen préliminaire des griefs relatifs aux mauvais traitements infligés à l’auteur. Le 22 septembre 2011, l’examen préliminaire a été de nouveau suspendu. L’auteur et son conseil n’ont jamais reçu copie de ces décisions, ni des pièces du dossier.

Teneur de la plainte

3.1L’auteur affirme que l’État partie a violé les droits qu’il tient de l’article 7 du Pacte, lu seul et conjointement avec le paragraphe 3 de l’article 2. Au cours de sa détention à Roudny, il a subi des pressions psychologiques et s’est vu proposer de l’héroïne en contrepartie de son auto-incrimination. Au centre de détention no 161/1 de Kostanaï et à Roudny, il a été systématiquement roué de coups par ses codétenus parce qu’il refusait de se plier aux ordres de l’administration du centre. L’auteur affirme que l’État partie n’a chargé aucun organisme compétent et impartial de mener une enquête digne de ce nom concernant les plaintes qu’il a déposées, car celles-ci ont toutes été transmises aux services de police de la région de Kostanaï, dont relève le centre de détention no 161/1, et ont été examinées par les mêmes fonctionnaires. En outre, au cours de l’enquête pénale, l’auteur et son conseil n’ont pas eu accès à tous les documents de procédure voulus.

3.2L’auteur affirme également qu’il y a eu violation des droits qu’il tient des paragraphes 1, 3 et 4 de l’article 9 du Pacte. Il avance notamment que, le 8 avril 2010, il a été retenu en garde à vue pendant quatre heures, mais que cette détention n’a pas été consignée et qu’il n’a pas été informé des accusations portées contre lui. L’auteur fait valoir que le paragraphe 1 de l’article 134 du Code de procédure pénale du Kazakhstan exige que la police enregistre toute garde à vue d’une durée supérieure à trois heures. Le 12 avril il a été placé en garde à vue à 18 h 55, mais le registre indique 20 h 40. Le 14 avril, le tribunal a ordonné son placement en détention dans l’attente du procès en invoquant la gravité des chefs d’accusation, sans préciser d’emblée la durée de cette détention.

3.3L’auteur affirme en outre que l’État partie a violé les droits qu’il tient du paragraphe 1 de l’article 14 du Pacte. L’article 11 de la loi sur les enquêtes pénales énonce les mesures que peut prendre la police lorsqu’elle enquête sur une infraction pénale. La police peut organiser un « achat contrôlé » de stupéfiants en présence d’éléments faisant soupçonner une activité criminelle, mais de tels éléments ne suffisent pas pour ouvrir une instruction. La Cour européenne des droits de l’homme a conclu que si le recours à des informateurs dont l’identité reste confidentielle n’est pas en soi contraire aux droits consacrés par la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (Convention européenne des droits de l’homme), les tribunaux ne devraient pas utiliser les témoignages de ces informateurs pour fonder le verdict de culpabilité.

Observations de l’État partie sur la recevabilité et sur le fond

4.1Le 25 novembre 2014 et le 30 mars 2015, l’État partie a présenté ses observations sur la recevabilité et sur le fond de la communication. Il confirme que le 12 avril 2010 à 15 h 30, la police a procédé à un achat contrôlé de stupéfiants. Le même jour, à 20 h 40, l’auteur a été conduit à Roudny par la police pour être placé en garde à vue. Le 14 avril, le tribunal municipal de Roudny a ordonné le maintien en détention de l’auteur dans l’attente du procès. L’instruction ouverte contre l’auteur le 15 avril s’est achevée le 9 juin. Le 18 juin, le dossier d’instruction a été transmis au tribunal pénal régional de Kostanaï.

4.2Le 25 août 2010, l’auteur a été condamné pour trafic de drogues à quatorze ans d’emprisonnement dans un établissement pénitentiaire à régime spécial. Le jury a fondé son verdict de culpabilité sur les dépositions des témoins, la fouille de l’auteur et les pièces à conviction saisies sur lui, et sur un enregistrement vidéo de « l’achat contrôlé ». L’analyse médico-légale du 12 avril 2010 a révélé que la substance trouvée en possession de l’auteur était de l’héroïne.

4.3Le 3 novembre 2010, la juridiction de cassation de la région de Kostanaï a confirmé en appel le verdict et la condamnation prononcés par la juridiction de première instance. Le 10 janvier 2011, la Cour suprême du Kazakhstan a refusé d’ouvrir une procédure de contrôle.

4.4Les juridictions saisies ont examiné les griefs de l’auteur relatifs aux mauvais traitements qu’il aurait subis, mais les ont estimés dénués de fondement. En outre, l’auteur a porté plainte auprès du bureau du procureur, qui a également examiné ses griefs et a répondu en fournissant une justification et des explications détaillées.

4.5Le 13 avril 2010, l’auteur a été interrogé par le procureur de Roudny. Lors de cet interrogatoire, il n’a formulé aucune plainte contre la police et n’a pas dit avoir été torturé ou maltraité. Il a affirmé qu’il était innocent des infractions dont on l’accusait.

4.6Il a également été établi, le 13 avril 2010, que l’auteur et deux autres détenus avaient consommé des stupéfiants. Sur la base de cette constatation, le bureau du procureur a diligenté une enquête interne à la suite de laquelle le chef de l’unité d’isolement temporaire et ses adjoints ont fait l’objet d’une procédure disciplinaire.

4.7Dans le cadre de l’enquête sur les allégations de mauvais traitements formulées par l’auteur, les autorités ont interrogé A. A., chef de l’unité d’isolement temporaire de Roudny. Celui-ci a affirmé que l’auteur avait été admis le 12 avril 2010, après avoir été examiné par le personnel médical, qui n’avait pas constaté de blessures. Par la suite, le tribunal a ordonné la détention de l’auteur dans l’attente de son procès, et l’intéressé a été transféré au centre de détention provisoire no 161/1 à Kostanaï. Au bout d’un certain temps, l’auteur a été renvoyé à l’unité d’isolement temporaire à Roudny. Là, il a été constaté lors de l’examen d’admission que l’auteur présentait des blessures, qui lui avaient été infligées à Kostanaï. Ces informations, qui concernaient la plainte déposée par l’auteur, ont été transmises au centre no 161/1.

4.8Les autorités ont également interrogé M. B., adjoint au chef des services de police de Roudny. Celui-ci a déclaré que l’auteur avait bien été amené dans ses services pour être interrogé, sur la base d’informations selon lesquelles il vendait de la drogue. L’auteur avait refusé de coopérer. Le chef adjoint du service a nié que l’auteur ait été torturé ou maltraité au cours de sa garde à vue.

4.9Les plaintes de l’auteur n’ont pas donné lieu à l’ouverture d’une enquête pénale. L’auteur avait lui-même expliqué dans sa déposition que ses ecchymoses étaient dues à une chute de son lit superposé, dans sa cellule.

4.10Sur la base des arguments exposés ci-dessus, le Comité devrait déclarer irrecevables les griefs soulevés par l’auteur.

Commentaires de l’auteur sur les observations de l’État partieconcernant la recevabilité et le fond

5.1L’État partie affirme que l’« achat contrôlé » de stupéfiants a été dûment consigné, sans toutefois préciser par qui. L’enregistrement vidéo de la scène n’est pas horodaté. Il ne permet pas d’identifier clairement les policiers qui ont appréhendé et arrêté l’auteur.

5.2En outre, les autorités n’ont jamais dûment enquêté sur le fait que l’auteur et ses codétenus ont pu se procurer et consommer de l’héroïne dans le centre de détention. L’État partie n’a jamais diligenté d’enquête en bonne et due forme au sujet des griefs de torture et de mauvais traitements formulés par l’auteur.

Observations complémentaires

De l’État partie

6.1Le 6 août 2015, les 26 février et 16 août 2016, et le 27 juin 2017, l’État partie a présenté des observations complémentaires sur la recevabilité et le fond de la communication. Il réaffirme les positions qu’il a déjà exprimées. Il dit que l’enquête sur les coups que l’auteur affirme avoir reçus a été classée pour les motifs suivants : plusieurs témoins, parmi lesquels des policiers et les codétenus de l’auteur, ont déclaré qu’ils n’avaient jamais vu personne frapper l’auteur et que celui-ci s’était blessé à la poitrine et à l’épaule en tombant de son lit superposé ; l’auteur a lui-même confirmé ces récits dans une déclaration écrite datée du 8 juin 2010 ; le fait que l’auteur ait été blessé n’a jamais été tenu secret et a même été consigné dans le registre médical du centre de détention no 161/1 de Kostanaï à la date du 9 juin 2010 ; l’affirmation de l’auteur selon laquelle il a été roué de coups par ses codétenus, auxquels l’administration du centre de détention no 161/1 aurait ordonné d’agir ainsi, « n’a pas été corroborée » et a été infirmée par certains témoignages, comme indiqué ci-dessus.

6.2Pour ce qui est de la consommation d’héroïne par l’auteur et ses codétenus le 13 avril 2010, les autorités ont mené une enquête approfondie qui a donné lieu à des sanctions disciplinaires contre plusieurs agents de l’unité d’isolement temporaire de Roudny. Ainsi, l’un des chefs adjoints de l’unité a été licencié et un autre a reçu un avertissement sérieux. L’agent M. B. qui, aux dires de l’auteur, lui aurait fourni l’héroïne, a nié les faits. Aucun autre témoin n’a assisté au transfert supposé de la drogue. En l’absence d’éléments de preuve d’une quelconque infraction, aucune enquête n’a été ouverte.

6.3L’État partie a repris l’enquête sur les plaintes déposées par l’auteur en avril 2015, après que la présente communication a été soumise au Comité. Une enquête officielle sur les allégations de torture a été ouverte sur la base des articles 347-1, paragraphe 2 a) (torture) et 307, paragraphe 2 (abus de pouvoir). Dans le cadre de cette enquête, le bureau du procureur a examiné 11 requêtes de l’auteur ou de ses conseils, et l’auteur a reçu pour chacune une réponse écrite. L’auteur a usé de son droit de faire appel de toute décision prise dans le cadre d’une procédure en cas de désaccord avec l’issue de celle-ci. Aucun élément ne permettant de conclure qu’une quelconque infraction ait été commise, l’enquête a été classée le 2 juillet 2015.

6.4Les juridictions internes ont également examiné les plaintes déposées par l’auteur. Dans son verdict, la juridiction de première instance a indiqué, par exemple, que l’auteur n’avait pas soulevé de griefs de torture avant un stade avancé de la procédure, à savoir au moment où son conseil, Mme Vasilchenko, avait porté plainte. L’auteur avait alors modifié le contenu de sa déposition et déclaré qu’il avait été forcé de rédiger des aveux parce qu’il était frappé par ses codétenus sur ordre de l’administration du centre de détention. La Cour suprême a confirmé la décision de la juridiction de première instance le 10 janvier 2011, approuvant le verdict prononcé par le jury et confirmant le respect du principe de l’égalité des armes au cours des audiences.

De l’auteur

7.1Le 13 décembre 2015, le 11 avril 2016 et le 17 février 2017, l’auteur a présenté des commentaires supplémentaires au sujet des observations de l’État partie. Il dit que, si l’État partie a bien ouvert une autre enquête après la présentation de la communication au Comité, cette enquête n’a pas été efficace et a été suspendue. L’auteur indique que sa première plainte pour actes de torture remonte au 7 juin 2010 et que c’est seulement après cette date qu’il a été examiné et que la présence d’ecchymoses sur son corps a été constatée. Il n’y a toutefois pas eu de véritable enquête. Au contraire, le 9 juin, l’auteur a été forcé à déclarer qu’il n’avait pas été torturé mais qu’il était tombé de son lit superposé.

7.2En ce qui concerne les stupéfiants qui lui ont été donnés ainsi qu’à ses codétenus, l’auteur maintient qu’ils leur ont été fournis par les policiers, qui voulaient ainsi lui faire avouer des infractions qu’il n’avait pas commises. S’il admet avoir consommé des stupéfiants, l’auteur fait observer que les autorités de l’État partie n’ont pas ouvert d’enquête digne de ce nom sur ses allégations selon lesquelles cette drogue lui avait été donnée en échange de sa déposition, et qu’elles n’ont pas pris de mesures en vue, notamment, d’ordonner une analyse médico-légale de ses cheveux et de ses ongles ou une fouille approfondie du centre de détention. L’auteur indique également que M. B., le policier qui a fait pression sur lui pour qu’il s’accuse et lui a donné la drogue, a été reconnu coupable le 15 août 2015 de diverses infractions liées à des stupéfiants et des armes.

7.3L’auteur affirme en outre que l’enquête sur ses allégations de torture n’a pas été menée efficacement au regard du Manuel pour enquêter efficacement sur la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (Protocole d’Istanbul). Premièrement, le Protocole d’Istanbul prévoit que l’enquête doit être prompte. La plainte de l’auteur a été transmise au bureau du procureur le 15 juin 2010, mais elle n’a donné lieu à aucune enquête en bonne et due forme pendant plus d’un an. Deuxièmement, l’enquête doit être adéquate, c’est-à-dire que les autorités doivent prendre toutes les mesures voulues pour faire constater les blessures. Or, l’État partie n’a pas ordonné qu’il soit procédé à un examen médico-légal complet de l’auteur. Troisièmement, les résultats de l’enquête doivent aussi être transparents, autrement dit l’État partie doit communiquer tous les renseignements qu’il a obtenus au cours de l’enquête.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

8.1Avant d’examiner tout grief formulé dans une communication, le Comité des droits de l’homme doit, conformément à l’article 93 de son règlement intérieur, déterminer si la communication est recevable au regard du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.

8.2Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément au paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif, que la même question n’était pas déjà en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

8.3Le Comité note que l’auteur affirme avoir épuisé tous les recours internes utiles qui lui étaient ouverts pour faire valoir ses griefs relatifs aux mauvais traitements qu’il aurait subis en détention. En l’absence d’objection de l’État partie à cet égard, le Comité estime que les conditions énoncées au paragraphe 2 b) de l’article 5 du Protocole facultatif sont remplies.

8.4Le Comité a pris note des griefs que l’auteur tire des paragraphes 1, 3 et 4 de l’article 9, et du paragraphe 1 de l’article 14 du Pacte. Toutefois, en l’absence d’autres renseignements pertinents dans le dossier, le Comité considère que l’auteur n’a pas suffisamment étayé ces allégations aux fins de la recevabilité. Il déclare donc cette partie de la communication irrecevable au regard de l’article 2 du Protocole facultatif.

8.5Le Comité considère que l’auteur a suffisamment étayé, aux fins de la recevabilité, les griefs qu’il tire de l’article 7 du Pacte, lu seul et conjointement avec le paragraphe 2 de l’article 3 ; il les déclare recevables et procède à leur examen au fond.

Examen au fond

9.1Conformément au paragraphe 1 de l’article 5 du Protocole facultatif, le Comité des droits de l’homme a examiné la communication en tenant compte de toutes les informations qui lui ont été communiquées par les parties.

9.2Le Comité prend note du grief de l’auteur selon lequel le traitement qui lui a été infligé dans l’unité d’isolement temporaire à Roudny et au centre de détention à Kostanaï, associé à l’incapacité de l’État partie de mener une enquête efficace sur les allégations qu’il avait formulées à cet égard, sont constitutifs de torture et de violation de l’article 7 du Pacte, lu seul et conjointement avec le paragraphe 3 de l’article 2. Le Comité relève qu’en réponse aux allégations de l’auteur, l’État partie a fourni une description détaillée des actions qu’il a entreprises et des mesures qu’il a prises. Le Comité note que les griefs de l’auteur ont été examinés par le bureau du procureur, la police et surtout la juridiction de première instance et la Cour suprême du Kazakhstan. L’État partie a assorti sa description détaillée de copies des dépositions des témoins et des experts, des décisions rendues par les juridictions saisies et des décisions émanant du bureau du procureur, ainsi que d’autres documents. Le Comité prend note de l’argument de l’État partie selon lequel, s’il avait bien été constaté que l’auteur présentait des blessures, il n’avait pas été possible d’établir au cours de l’enquête, décrite en détail, que celles-ci lui avaient été infligées par le personnel de l’unité d’isolement temporaire de Roudny ou du centre de détention de Kostanaï. Le Comité note en outre que la description des faits et les autres éléments produits pas l’auteur ne constituent pas des éléments de preuve propres à étayer ses griefs, et que l’auteur n’a pas non plus établi que ses blessures étaient dues à une surveillance insuffisante des conditions de détention. En pareilles circonstances, et compte tenu des informations dont il dispose, le Comité n’est pas en mesure de conclure que l’auteur a subi un traitement contraire à l’article 7 et que l’État partie a failli à l’obligation, qui lui incombait en vertu du paragraphe 3 de l’article 2, de mener une enquête sur les allégations de l’auteur.

10.Le Comité, agissant en vertu du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif, constate que les faits dont il est saisi ne font apparaître aucune violation par l’État partie des dispositions du Pacte.

Annexe

[Original : français]

Opinion individuelle (dissidente) d’Olivier de Frouville

1.Dans cette affaire, le Comité a estimé qu’il n’était pas en mesure de conclure que l’État partie avait failli à l’obligation qui lui incombait, en vertu du paragraphe 3 de l’article 2, de mener une enquête sur les allégations de l’auteur (par. 9.2). Cette conclusion s’appuie sur des motifs qui ne sont pas conformes à la jurisprudence du Comité en matière d’évaluation des enquêtes menées sur des allégations de violation de l’article 7 du Pacte. Le Comité considère de manière constante que dès lors qu’une plainte concernant des mauvais traitements prohibés par l’article7 a été déposée, elle doit faire l’objet d’une enquête rapide et impartiale de la part des autorités de l’État partie. Or, il ressort clairement des faits tels que rapportés par l’auteur de la communication et par l’État partie que ce dernier n’a pas respecté son obligation de mener une enquête rapide sur les allégations de l’auteur.

2.Dans les paragraphes 2.5 à 2.10 des constatations, il est fait état des très nombreuses réclamations ou plaintes de l’auteur ou de son conseil au sujet des mauvais traitements que l’auteur aurait subis dans le centre de détention de Kostanaï à partir de début mai 2010. Aucune de ces réclamations ou plaintes n’a abouti à l’ouverture d’une enquête, comme le reconnaît d’ailleurs l’État partie (par. 4.9). Selon l’État partie, l’auteur aurait reconnu que les ecchymoses, relevées sur son corps et ayant fait l’objet d’un certificat médical en date du 8 juin, seraient en fait dues à une chute de son lit superposé, dans sa cellule. Mais l’auteur explique qu’il a été forcé de donner cette explication, au demeurant assez ridicule (par. 2.5 et 7.1). Les faits tels qu’exposés montrent que, dès qu’il a été libre de s’exprimer, l’auteur a maintenu ses allégations de mauvais traitements, et cela jusque dans la communication qu’il a adressée au Comité.

3.Finalement, ce n’est qu’en avril 2015, soit cinq ans après les premières plaintes, en réaction au dépôt par l’auteur de sa communication au Comité, qu’une enquête officielle sur les allégations de torture a été ouverte mais classée sans suite compte tenu de l’absence de preuve de la commission d’une quelconque infraction (par. 6.3). Outre le fait qu’on peut douter de l’impartialité d’une enquête qui semble se fonder uniquement sur les témoignages des personnes accusées d’avoir infligé les mauvais traitements ou de les avoir tolérés (par. 6.1), cette enquête est tardive et ne saurait par conséquent être considérée comme respectant les exigences posées par le paragraphe 3 de l’article 2, en lien avec des allégations de violations de l’article 7 du Pacte.

4.Comme le Comité n’a pas pris en compte sa propre jurisprudence, ni ne l’a d’ailleurs même citée, son évaluation des faits dans le cas d’espèce s’en trouve faussée. Le Comité a également omis de se référer à l’évaluation plus générale qu’il avait faite de la situation au Kazakhstan dans ses observations finales de juin 2016 (CCPR/C/KAZ/CO/2). Dans ce document, le Comité avait pourtant relevé, au paragraphe 23 :

a)Le nombre élevé de cas de torture signalés et le grand nombre de plaintes pour torture rejetées d’emblée en raison de critères semble-t-il excessifs en ce qui concerne les éléments de preuve nécessaires pour qu’une enquête soit ouverte en vertu du nouveau Code de procédure pénale ; […] c) La très faible proportion d’affaires dans lesquelles des poursuites sont effectivement engagées, la légèreté des peines prononcées et le fait que les institutions chargées de l’application des lois participent aux enquêtes sur des allégations de torture ou de mauvais traitements qui les concernent.

5.De même, le Comité n’a pas non plus jugé utile de se référer à d’autres instruments ou normes, qui pourtant vont dans le même sens que sa propre jurisprudence, comme les Principes relatifs aux moyens d’enquêter efficacement sur la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants pour établir la réalité des faits ou le Manuel pour enquêter efficacement sur la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (Protocole d’Istanbul), largement cité par l’auteur (par. 7.3). Le Comité a également ignoré les conclusions d’autres organes compétents (voir A/HRC/13/39/Add.3, par. 76) ainsi que la jurisprudence du Comité contre la torture dans des cas individuels similaires concernant le même État partie. Dans ces affaires, le Comité contre la torture est arrivé à la conclusion que l’État partie avait violé l’article 12 de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, notamment au motif que l’enquête avait été tardive. En vertu de l’article 12, l’enquête doit être immédiate, impartiale et efficace, la rapidité étant essentielle autant pour éviter que la victime continue de subir les actes prohibés que parce que, à moins que les tortures n’entraînent des effets permanents et graves, d’une façon générale, selon les méthodes employées, les marques physiques de la torture et, à plus forte raison, des traitements cruels, inhumains ou dégradants, disparaissent à brève échéance.

6.La sécurité juridique implique la cohérence dans l’interprétation du droit. À cet égard, il est important que le Comité des droits de l’homme non seulement se fonde sur sa propre jurisprudence − ce qui devrait aller de soi − mais aussi qu’il prête attention à l’évolution du droit international et à la jurisprudence d’autres organes compétents statuant dans des cas similaires.