Nations Unies

CCPR/C/126/D/2311/2013

Pacte international relatif aux droits civils et politiques

Distr. générale

30 septembre 2019

Français

Original : anglais

Comité des droits de l’homme

Constatations adoptées par le Comité au titre de l’article 5 (par. 4) du Protocole facultatif, concernant la communication no2311/2013 * , **

Communication présentée par :

Bakhytzhan Toregozhina (représentée par un conseil, Anna Smirnova)

Victime(s) présumée(s) :

L’auteure

État partie :

Kazakhstan

Date de la communication:

30 mai 2013 (date de la lettre initiale)

Références:

Décision prise en application de l’article 97 du règlement intérieur du Comité (devenu l’article 92), communiquée à l’État partie le 9 décembre 2013 (non publiée sous forme de document)

Date des constatations :

25juillet 2019

Objet :

Refus d’autoriser une réunion pacifique

Questions de procédure :

Épuisement des recours internes; griefs insuffisamment fondés

Questions de fond :

Liberté de réunion ; non‑discrimination

Articles du Pacte:

21 et 26

Articles du Protocole facultatif:

2 et 5 (par.2b))

1.L’auteure de la communication est Bakhytzhan Toregozhina, de nationalité kazakhe, née en 1962. Elle affirme que l’État partie a violé les droits qu’elle tient des articles 21 et 26 du Pacte. Le Protocole facultatif est entré en vigueur pour l’État partie le 30 septembre 2009. L’auteure est représentée par un conseil.

Rappel des faits présentés par l’auteure

2.1L’auteure dirige l’organisation non gouvernementale « Ar. Rukh. Khak ». Le 1er mars 2012, elle a demandé à l’akimat d’Almaty l’autorisation d’organiser, le 24 mars 2012, de 12 heures à 14 heures, sur la place située devant le Palais de la République, près de la statue d’Abaï Kounanbaïouly, un rassemblement (une réunion) pacifique sur le thème « Cent jours après le massacre de Janaozen », qui devait attirer près d’un millier de participants. Le 6 mars 2012, l’auteure a reçu une réponse écrite des autorités locales l’informant que l’akimat avait décidé de ne pas l’autoriser à organiser la réunion en question au motif que la demande qu’elle avait présentée le 1er mars 2012 « ne comportait aucun renseignement sur le lieu de travail (d’études) de la représentante attitrée (l’organisatrice) [de la réunion] et de la personne responsable du maintien de l’ordre public [pendant le rassemblement] ».

2.2Le 7 mars 2012, l’auteure a présenté une deuxième demande à l’akimat d’Almaty, accompagnée des renseignements demandés, à savoir le lieu de travail de la personne qui organisait la réunion et celui de la personne qui serait responsable du maintien de l’ordre public. En outre, elle a joint une liste de 29 sites autres que celui qu’elle avait initialement désigné, à savoir la place située devant le Palais de la République à Almaty, près de la statue d’Abaï Kounanbaïouly au cas où l’akimat estimerait qu’il n’était pas possible d’organiser la réunion à cet endroit.

2.3Le 19 mars 2012, l’akimat d’Almaty a fait savoir à l’auteure que la réunion en question n’était autorisée dans aucun des 30 lieux que celle‑ci avait indiqués dans sa demande initiale et sa deuxième demande. La décision signée par l’adjoint au maire (vice‑akim) d’Almaty renvoyait à la décision prise par le conseil municipal (maslikhat) de cette ville en date du 29 juillet 2005, autorisant la tenue des manifestations publiques non officielles « de nature sociale ou politique » sur la place située derrière le cinéma « Sary Arka ». Conformément à cette même décision du maslikhat d’Almaty, les manifestations officielles aux niveaux national et local organisées par les organes de l’État compétents, ainsi que les autres manifestations auxquelles participent de hauts fonctionnaires de l’État et des responsables municipaux, doivent se tenir sur la place de la République. Les autres places et jardins doivent servir à l’accueil des activités officielles, culturelles et de divertissement suivant leur destination architecturale et fonctionnelle.

2.4Le 16 mai 2012, l’auteure a saisi le deuxième tribunal du district Almalinsky d’Almaty d’une requête au titre du chapitre 27 du Code de procédure civile, tendant à ce que la décision de l’akimat du 19 mars 2012 soit déclarée illégale et incompatible avec l’article 21 du Pacte et les normes internationales relatives au droit de réunion pacifique. Elle y faisait valoir que l’akimat n’avait pas précisé pour quel motif et dans quel but elle avait décidé de restreindre le droit de réunion pacifique de l’auteure. En outre, comme le refus d’autoriser la réunion était fondé sur un arrêté, à savoir la décision du maslikhat d’Almaty, la restriction du droit de réunion pacifique n’était pas non plus conforme aux critères énoncés à l’article 21 du Pacte en ce qu’elle n’était pas prévue par la loi.

2.5Le 19 juin 2012, le deuxième tribunal du district Almalinsky d’Almaty a jugé que la décision de l’akimat du 19 mars 2012 était légale et justifiée et a donc débouté l’auteure. Il a considéré que l’autorisation d’organiser la réunion avait été refusée pour préserver l’ordre public et protéger la santé publique et les droits et libertés d’autrui, et, partant, que la décision de l’akimat n’était pas incompatible avec les dispositions de l’article 21 du Pacte. Selon le tribunal, la plupart des lieux indiqués dans les demandes de l’auteure se trouvaient à proximité immédiate de rues à forte circulation. Ces rues étaient aussi régulièrement empruntées par les transports publics. En outre, les sites choisis par l’auteure étaient situés à proximité des principales infrastructures de la ville, des liaisons ferroviaires et des lieux de loisirs et de détente fréquentés par de très nombreuses personnes. Le tribunal a conclu qu’étant donné qu’environ un millier de participants étaient attendus, la réunion aurait entravé le fonctionnement normal des services de transport public et engendré des troubles à la sécurité et à l’ordre publics « pendant la période des festivités ».

2.6Le 27 juin 2012, l’auteure a contesté la décision du deuxième tribunal du district Almalinsky d’Almaty devant la chambre d’appel du tribunal municipal d’Almaty, à laquelle elle a demandé d’annuler cette décision de première instance et de déclarer que la décision de l’akimat était illégale au motif qu’elle était contraire à l’article 32 de la Constitution et à l’article 21 du Pacte. Le 14 août 2012, l’appel a été rejeté, la chambre d’appel ayant conclu que la décision de l’akimat était légale, et que le droit de réunion pacifique de l’auteure n’avait pas été violé, car l’intéressée ne s’était pas prévalue de la possibilité d’organiser la réunion au lieu indiqué dans la décision du maslikhat d’Almaty.

2.7Le 7 septembre 2012, l’auteure a contesté devant la chambre de cassation du tribunal municipal d’Almaty les décisions rendues en première instance et en appel. Elle soutenait notamment que les juridictions en question n’avaient pas appliqué correctement la loi sur la procédure relative à l’organisation et à la tenue de rassemblements, réunions, défilés, piquets et manifestations pacifiques, et que leurs décisions contrevenaient aux normes internationales relatives au droit de réunion pacifique. Elle ajoutait que l’akimat d’Almaty ne lui avait jamais proposé d’organiser la réunion au lieu indiqué par le maslikhat d’Almaty dans sa décision. Le 18 octobre 2012, la chambre de cassation a confirmé les décisions du deuxième tribunal du district Almalinsky et de la chambre d’appel du tribunal municipal et rejeté le recours en cassation formé par l’auteure.

2.8Le 16 janvier 2013, l’auteure a saisi la Cour suprême d’une demande de contrôle des décisions de justice antérieures. Le 14 mars 2013, la chambre des affaires civiles et administratives de la Cour suprême a rejeté la demande de l’auteure pour défaut de fondement. À une date non précisée, l’auteure a saisi le Bureau du Procureur général d’un recours au titre de la procédure de contrôle, qui a été rejeté par le Procureur général adjoint le 4 mai 2013. L’auteure soutient par conséquent qu’elle a épuisé tous les recours internes disponibles et utiles.

Teneur de la plainte

3.1L’auteure affirme que l’interdiction d’organiser la réunion en question constitue une violation des droits qu’elle tient de l’article 21 du Pacte. Elle fait valoir en particulier que l’obligation d’obtenir une autorisation préalable des autorités locales pour organiser un rassemblement pacifique constitue une restriction illégale du droit de réunion pacifique au sens de l’article 21 du Pacte. Elle rappelle à cet égard qu’en vertu de la loi sur la procédure relative à l’organisation et à la tenue de rassemblements, réunions, défilés, piquets et manifestations pacifiques, il est nécessaire de présenter une demande à l’autorité exécutive locale (akimat) au moins dix jours avant l’événement prévu et d’obtenir une autorisation écrite pour organiser un rassemblement pacifique en plein air. Elle fait valoir en outre que ni l’akimat d’Almaty, en rejetant la demande d’autorisation, ni les tribunaux de l’État partie n’ont expliqué pour quelle raison et dans quel but ils avaient restreint son droit de réunion pacifique, qui est protégé par l’article 21 du Pacte.

3.2Renvoyant à la jurisprudence du Comité, l’auteure soutient que l’obligation d’avertir à l’avance les autorités qu’un rassemblement pacifique doit avoir lieu pourrait être compatible avec les restrictions autorisées à l’article 21 du Pacte dans le cas où elle « répondrait à la nécessité de protéger la sécurité nationale, la sûreté publique, l’ordre public, la santé ou la moralité publiques, ou de protéger les droits et leslibertés d’autrui ». L’auteure soutient que la réunion en question n’étant constitutive d’aucune menace de ce type, tant l’interdiction prononcée que le fait de n’autoriser la tenue d’une telle manifestation qu’en un seul lieu désigné à cet effet sont contraires à l’article 21 du Pacte.

3.3L’auteure affirme en outre que le lieu proposé est situé loin des rues passantes, ce qui ôterait tout son sens à la tenue de la réunion. Elle soutient donc qu’en ne permettant l’organisation de rassemblements pacifiques qu’en un seul lieu de la périphérie d’Almaty, à savoir la place située derrière le cinéma Sary Arka, l’État partie a violé le droit qu’elle tient de l’article 21 du Pacte. Elle estime que le but d’un rassemblement pacifique n’est pas seulement de réunir des personnes partageant les mêmes idées, mais aussi de permettre à ces personnes de faire part aux autorités gouvernementales, à la société et aux médias de leur opinion et de leur désaccord. Ceci explique pourquoi les rassemblements ont généralement lieu sur les places principales et les manifestations sur les grandes avenues.

3.4L’auteure soutient que la décision du maslikhat d’Almaty a eu pour effet de classer l’ensemble des manifestations publiques organisées à Almaty en deux catégories, à savoir les manifestations organisées par l’État et les manifestations organisées par des acteurs non gouvernementaux et, en fonction de leur objet, de créer une distinction supplémentaire entre les manifestations de nature « sociale et politique » et celles d’une autre nature. En conséquence, conformément à la décision du maslikhat d’Almaty, toutes les manifestations organisées et gérées par l’État, ainsi que les manifestations n’ayant pas un caractère politique (par exemple, les manifestations sportives, les compétitions, les concerts, les manifestations commerciales et les foires), peuvent se tenir sur toute place ou dans tout jardin, parc ou rue qui s’y prête. Par contre, toutes les manifestations de nature « sociale et politique » ne peuvent se tenir que sur la place située derrière le cinéma Sary Arka. Étant donné que ces manifestations sont principalement organisées et tenues par des représentants de l’opposition politique, des organisations non gouvernementales et des militants de la société civile qui soulèvent des questions de caractère social et politique, les personnes concernées voient leur droit à la liberté de réunion pacifique restreinte pour des motifs exclusivement politiques. Par conséquent, le fait pour les autorités de l’État partie d’autoriser des manifestations « de nature sociale ou politique » en un seul endroit désigné à cet effet, tout en permettant la tenue de manifestations publiques organisées par l’État ou n’ayant pas un caractère politique en d’autres lieux, répond à des motivations politiques et constitue une discrimination et une violation par l’État partie des droits que l’auteure tient de l’article 26 du Pacte.

Observations de l’État partie sur la recevabilité et sur le fond

4.1Dans une note verbale du 29 janvier 2014, l’État partie rappelle les faits sur lesquels repose la présente communication et affirme que celle-ci devrait être déclarée irrecevable par le Comité pour défaut manifeste de fondement.

4.2L’État partie fait valoir que l’article 32 de la Constitution garantit aux citoyens le droit de se réunir pacifiquement et d’organiser des réunions, des rassemblements, des manifestations, des défilés et des piquets de grève. La loi peut toutefois restreindre l’exercice de ce droit afin de garantir la sûreté de l’État ou l’ordre public ou de protéger la santé ou les droits et libertés d’autrui. La manière dont peuvent être exprimés les intérêts de la société, d’un groupe ou de personnes dans les lieux publics, ainsi que la forme que peut revêtir cette expression et les restrictions qui peuvent être imposées sont définies par la loi sur la procédure relative à l’organisation et à la tenue de rassemblements, réunions, défilés, piquets et manifestations pacifiques. L’article 7 de cette loi habilite les organes exécutifs locaux à interdire la tenue de manifestations publiques si, notamment, celles-ci menacent « l’ordre public et la sécurité des citoyens ».

4.3En ce qui concerne les décisions de ses tribunaux internes, l’État partie explique que la décision prise par le maslikhat d’Almaty, le 29 juillet 2005, d’autoriser la tenue de toutes les manifestations publiques non officielles « de nature sociale ou politique » sur la place située derrière le cinéma Sary Arka n’est pas incompatible avec l’article 21 du Pacte, qui autorise des restrictions à l’exercice du droit de réunion pacifique qui sont conformes à la loi et nécessaires dans une société démocratique, dans l’intérêt de la sécurité nationale, de la sûreté publique, de l’ordre public ou pour protéger la santé ou la moralité publiques, ou les droits et les libertés d’autrui.

4.4L’État partie affirme que le refus d’autoriser la réunion est également justifié par le fait que les lieux indiqués dans les demandes de l’auteure se trouvent à proximité immédiate de rues à forte circulation. Ces rues sont aussi empruntées régulièrement par les transports publics. En outre, les lieux choisis par l’auteure sont destinés aux activités de loisirs et de détente. Étant donné qu’environ un millier de participants étaient attendus, la réunion aurait entravé le fonctionnement normal des services de transport public et engendré des troubles à la sécurité et à l’ordre publics.

4.5L’État partie fait valoir que la tenue de rassemblements, de réunions, de défilés et de manifestations pacifiques n’est pas interdite sur le territoire. Toutefois, conformément à la loi sur la procédure relative à l’organisation et à la tenue de rassemblements, réunions, défilés, piquets et manifestations pacifiques, la tenue d’une manifestation publique est soumise à l’autorisation préalable des organes exécutifs locaux.

4.6L’État partie fait valoir que l’auteure ne s’est pas prévalue de la possibilité d’organiser la réunion au lieu indiqué dans la décision du maslikhat d’Almaty. En conséquence, après avoir examiné les éléments de preuve présentés par l’auteure, les juridictions internes ont décidé de rejeter les recours formés par l’intéressée.

4.7L’État partie affirme en outre que l’examen de la pratique de plusieurs autres États l’a amené à constater que, dans certains pays, les restrictions à l’organisation de manifestations publiques étaient plus sévères qu’au Kazakhstan. Par exemple, dans la ville de New York, il est nécessaire de demander une autorisation quarante-cinq jours avant la tenue de la manifestation, et d’en préciser le trajet. Les autorités municipales ont le droit de modifier le lieu de la manifestation si celui qui est proposé n’est pas acceptable. Différents pays, comme la Suède, tiennent une liste noire des organisateurs de manifestations qui ont été interdites ou dispersées par le passé. En France, les autorités locales peuvent interdire n’importe quelle manifestation et, au Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord, elles peuvent prononcer des interdictions temporaires, et les manifestations sur la voie publique ne peuvent avoir lieu qu’avec l’accord de la police. En Allemagne, toute « manifestation ou réunion de grande ampleur », en intérieur ou en extérieur, ne peut avoir lieu qu’avec l’aval des autorités. D’une manière générale, pour avoir permis à certains groupes d’exercer leur droit d’organiser des manifestations publiques ces dernières années, les pays européens ont perdu « des milliards » en raison des dommages causés à des biens publics et privés au cours de « multiples émeutes ». Ces événements ont de plus perturbé les services de transport en commun et la circulation sur la voie publique.

4.8Afin de protéger les droits et libertés d’autrui, l’ordre public et le système de transport ainsi que les autres infrastructures, les autorités de l’État partie ont désigné des lieux où peuvent se tenir les manifestations publiques non officielles. À l’heure actuelle, presque toutes les capitales régionales et quelques districts comportent de telles zones, qui ont été désignées sur la base des décisions prises par les organes exécutifs locaux.

4.9L’État partie considère donc que ses lois et règlements internes sont conformes aux prescriptions du droit international applicable et aux pratiques des autres États, et qu’en refusant à l’auteure l’autorisation d’organiser la réunion en question les autorités et tribunaux internes ont respecté les dispositions des articles 21 et 26 du Pacte.

4.10L’État partie soutient en outre que l’auteure n’a pas épuisé les recours internes. Il rappelle que, le 4 mai 2013, le Procureur général adjoint a rejeté le recours introduit par l’intéressée au titre de la procédure de contrôle. En vertu des articles 384 et 385 du Code de procédure civile, celle-ci avait toutefois le droit de demander au Procureur général de saisir la Cour suprême d’une requête au titre de la procédure de contrôle. L’auteure n’ayant pas effectué cette démarche, sa communication devrait être déclarée irrecevable au regard du paragraphe 2 b) de l’article 5 du Protocole facultatif.

Commentaires de l’auteure sur les observations de l’État partie concernant la recevabilité et le fond

5.1Le 14 avril 2014, l’auteure a présenté ses commentaires sur les observations de l’État partie. Elle soutient que, si l’État partie affirme que le droit de réunion pacifique prévu à l’article 21 du Pacte est garanti au Kazakhstan et ne peut être restreint que dans des circonstances bien précises, aucune de ces circonstances ne s’applique en l’espèce, étant donné le caractère totalement pacifique de la réunion prévue le 24 mars 2012. L’auteure souligne à cet égard que l’État partie n’a pas démontré que la réunion envisagée visait l’une des fins proscrites par le droit interne. Elle fait valoir que le refus d’autoriser la réunion en raison d’un simple soupçon non fondé selon lequel celle-ci pourrait inciter à la violence, ne saurait être considéré comme une mesure proportionnée.

5.2En ce qui concerne l’argument supplémentaire par lequel l’État partie justifie le refus d’autoriser la réunion (voir par. 4.4 ci-dessus), l’auteure fait observer que l’akimat d’Almaty n’a pas expliqué quel était le but légitime auquel avait obéi son refus d’autoriser la tenue de la réunion dans les 30 lieux qu’elle avait indiqué dans sa demande d’autorisation. Elle fait également observer que l’akimat d’Almaty n’a pas expliqué en quoi la restriction de son droit de réunion pacifique, à savoir le refus d’autoriser la réunion, était « nécessaire » pour protéger l’un de ces buts légitimes. Selon l’auteure, en justifiant la restriction du droit de réunion pacifique par la nécessité d’assurer le fonctionnement ininterrompu des transports publics ou de protéger les espaces verts, l’État partie avance un argument qui ne peut être considéré comme pertinent et proportionné, car il est contraire à la nature-même de ce droit. Par conséquent, cette restriction ne répond pas au critère de la « nécessité » de protéger un but légitime.

5.3L’auteure affirme que l’interprétation que fait l’État partie de la pratique d’autres États dans le domaine de la réglementation de l’exercice du droit de réunion pacifique (voir plus haut, par. 4.7) est erronée car aucun des États mentionnés dans les observations de l’État partie n’a prévu que toutes les manifestations ou réunions publiques non officielles de nature sociale et politique devaient se dérouler dans des lieux précis, très à l’écart du grand public.

5.4L’auteure fait valoir que, dans le cadre du droit de réunion pacifique, toute manifestation publique devrait être considérée comme une utilisation légitime des lieux publics, tels que les places, les rues, les parcs, etc., pour une durée raisonnable, au même titre que leur utilisation à des fins « habituelles », telles que permettre aux transports et aux piétons de circuler librement.

Observations complémentaires de l’État partie et de l’auteure

6.Le 17 juin 2014, l’État partie a rappelé ses observations initiales. Le 19 septembre 2014, l’auteure a soumis ses commentaires sur les observations complémentaires de l’État partie, répétant ses griefs initiaux.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

7.1Avant d’examiner tout grief formulé dans une communication, le Comité doit, conformément à l’article 97 de son règlement intérieur, déterminer si la communication est recevable au regard du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.

7.2Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément au paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif, que la même question n’était pas déjà en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

7.3Le Comité prend note de l’argument de l’État partie selon lequel l’auteure n’a pas épuisé tous les recours internes disponibles étant donné qu’elle n’a pas demandé au Bureau du Procureur général de saisir la Cour suprême d’une requête au titre de la procédure de contrôle. Le Comité rappelle sa jurisprudence, dont il ressort que l’introduction auprès du ministère public d’une demande de contrôle visant des décisions de justice devenues exécutoires et subordonnées au pouvoir discrétionnaire d’un procureur constitue un recours extraordinaire, et que l’État partie doit montrer qu’il existe des chances raisonnables que ces demandes constituent un recours utile dans les circonstances de l’espèce. L’État partie n’a toutefois pas démontré si, et dans combien d’affaires, les demandes adressées au Procureur général pour qu’il saisisse la Cour suprême d’une requête au titre de la procédure de contrôle avaient été accueillies dans des affaires relative au droit de réunion pacifique. Le Comité constate que, le 16 janvier 2013, l’auteure a saisi la Cour suprême d’une demande de contrôle des décisions judiciaires antérieures. Le 14 mars 2013, la demande de l’auteure a été rejetée par la Cour suprême pour défaut de fondement. À une date non précisée, l’auteure a saisi le Bureau du Procureur général au titre de la procédure de contrôle et a été déboutée par le Procureur général adjoint le 4 mai 2013. Le Comité considère que l’État partie n’a pas démontré en quoi une nouvelle demande adressée au Procureur général pour qu’il saisisse la Cour suprême au titre de la procédure de contrôle aurait constitué un recours utile en l’espèce. En conséquence, le Comité considère que les dispositions du paragraphe 2 b) de l’article 5 du Protocole facultatif ne font pas obstacle à l’examen de la présente communication.

7.4Le Comité estime que l’auteure a suffisamment étayé, aux fins de la recevabilité, les griefs qu’elle tire des articles 21 et 26 du Pacte. Il déclare donc cette partie de la communication recevable et procède à son examen au fond.

Examen au fond

8.1Conformément au paragraphe 1 de l’article 5 du Protocole facultatif, le Comité des droits de l’homme a examiné la présente communication en tenant compte de toutes les informations que lui ont soumises les parties.

8.2Il ressort des informations dont dispose le Comité qu’en n’autorisant l’auteure à organiser un rassemblement (une réunion) pacifique dans aucun des 30 lieux que celle-ci avait proposés, l’akimat d’Almaty s’est fondé sur la décision antérieure adoptée par le maslikhat d’Almaty le 29 juillet 2015 selon laquelle toutes les manifestations publiques non officielles de « nature sociale ou politique » devaient se tenir dans un lieu précis désigné à cet effet, à savoir la place située derrière le cinéma Sary Arka. Le Comité fait observer en outre que la décision de l’akimat d’Almaty a été confirmée par les juridictions internes de l’État partie, jusqu’à la Cour suprême. Les tribunaux ont également conclu qu’étant donné qu’environ un millier de participants étaient attendus, la réunion aurait entravé le fonctionnement normal des services de transport public et aurait engendré des troubles à l’ordre et à la sécurité publics.

8.3Le Comité constate également que l’auteure affirme que le droit de réunion pacifique qu’elle tient de l’article 21 du Pacte a été violé en ce que les autorités exécutives locales ne l’ont autorisée à organiser une réunion dans aucun des 30 lieux qu’elle avait proposés et lui ont imposé l’obligation générale de tenir cette réunion uniquement dans un lieu éloigné, désigné à cet effet. Étant donné le caractère totalement pacifique de la réunion envisagée, l’auteure soutient que les autorités de l’État partie auraient dû expliquer en quoi la restriction de son droit de réunion pacifique, à savoir le refus d’autoriser la réunion, était « nécessaire » pour protéger l’un des buts légitimes énoncés à l’article 21 du Pacte.

8.4Le Comité rappelle que le droit de réunion pacifique, garanti par l’article 21 du Pacte, est un droit de l’homme fondamental essentiel à l’expression publique des points de vue et opinions de chacun et indispensable dans une société démocratique. Ce droit suppose la possibilité d’organiser une réunion pacifique dans un lieu public, et d’y participer. Les organisateurs d’une réunion ont en règle générale le droit de choisir un lieu qui soit à portée de vue et d’ouïe du public cible et l’exercice de ce droit ne peut faire l’objet que des seules restrictions imposées conformément à la loi et nécessaires dans une société démocratique, dans l’intérêt de la sécurité nationale, de la sûreté publique ou de l’ordre public ou pour protéger la santé ou la moralité publiques ou les droits et libertés d’autrui. Lorsqu’il impose des restrictions au droit de réunion d’un particulier afin de concilier ce droit avec l’intérêt général, un État partie doit s’efforcer d’en faciliter l’exercice et non le restreindre par des moyens qui ne sont ni nécessaires ni proportionnés. L’État partie est donc tenu de justifier la limitation du droit garanti à l’article 21 du Pacte.

8.5Le Comité fait observer en outre que, si l’obligation d’obtenir une autorisation préalable pour tenir une réunion pacifique peut être considérée par les autorités comme importante pour le bon déroulement des manifestations publiques, son application ne saurait devenir une fin en soi ni porter atteinte à l’essence même du droit de réunion pacifique. Dans ce contexte, le Comité prend note de l’argument de l’État partie qui affirme que la Constitution consacre le droit de réunion pacifique et que la réalisation de ce droit ne peut être restreinte que par la loi pour garantir la sécurité ou l’ordre publics, pour protéger la santé ou les droits et libertés d’autrui ainsi que le fonctionnement normal des services de transport ou pour préserver les infrastructures. Le Comité constate également que, selon l’auteure, la réunion prévue devait avoir un caractère pacifique et l’État partie n’a fourni aucun élément de preuve établissant que l’objectif visé était l’un de ceux qui sont proscrits par le droit interne. Le Comité rappelle que, même si elles sont autorisées par le droit interne, les restrictions au droit de réunion pacifique doivent également être justifiées dans chaque cas particulier au regard des critères énoncés à l’article 21 du Pacte. Il considère, à la lumière des éléments d’information dont il est saisi, qu’en l’espèce l’État partie n’a pas justifié son refus ni expliqué en quoi, dans la pratique, la réunion pacifique voulue par l’auteure aurait porté atteinte à la sécurité nationale, à la sûreté ou l’ordre publics, à la protection de la santé ou de la moralité publiques ou à la protection des droits et libertés d’autrui, au sens de l’article 21 du Pacte. En conséquence, le Comité conclut que les faits dont il est saisi constituent une violation des droits que l’auteure tient de l’article 21 du Pacte.

8.6Le Comité prend note de l’affirmation de l’auteure selon laquelle le fait pour les autorités de l’État partie de n’autoriser des manifestations « de nature sociale ou politique » qu’en un seul endroit désigné à cet effet, tout en permettant la tenue de manifestations publiques organisées par l’État ou n’ayant pas de caractère politique en d’autres lieux, répond à des motivations politiques et constitue une discrimination et une violation par l’État partie des droits qu’elle tient de l’article 26 du Pacte. Bien que l’État parte n’ait pas répondu à cette affirmation précise, il a reconnu, dans les communications qu’il a adressées au Comité, que conformément à ses loi et règlements internes, la tenue de manifestations de nature « sociale et politique » n’était autorisée que dans les lieux qui avaient été désignés à cet effet, sur la base des décisions prises par les organes exécutifs locaux (voir par. 4.2, 4.3 et 4.8 ci-dessus).

8.7Le Comité rappelle qu’au paragraphe 1 de son observation générale no 18 (1989) concernant la non-discrimination, il souligne que l’article 26 du Pacte dispose que toutes les personnes sont égales devant la loi et ont droit à une égale protection de la loi, que la loi doit interdire toute discrimination et garantir à toutes les personnes une protection égale et efficace contre toute discrimination, notamment de race, de couleur, de sexe, de langue, de religion, d’opinion politique et de toute autre opinion, d’origine nationale ou sociale, de fortune, de naissance ou de toute autre situation. Il rappelle en outre sa jurisprudence selon laquelle une différence de traitement fondée sur les motifs énumérés à l’article 26 du Pacte ne constitue pas systématiquement une discrimination, pour autant qu’elle repose sur des critères objectifs et raisonnables et vise un but légitime au regard du Pacte. Le Comité constate toutefois qu’en l’espèce, ni l’État partie ni les tribunaux internes n’ont montré que la décision du maslikhat d’Almaty de n’autoriser la tenue de manifestations publiques non officielles de « nature sociale et politique » à Almaty, y compris celle organisée par l’auteur, que dans un seul endroit désigné à cet effet était fondée sur des critères raisonnables et objectifs et visait un but légitime au regard du Pacte. En outre, l’État partie n’a avancé aucun élément qui tendrait à montrer l’existence de facteurs susceptibles de justifier une distinction entre la réglementation applicable aux manifestations de « nature sociale et politique » organisées par des organisations non gouvernementales et celle applicable aux manifestations organisées par l’État ou n’ayant pas un caractère politique.

8.8Compte tenu des circonstances susmentionnées, le Comité considère que le refus de l’Akimat d’Almaty d’autoriser un rassemblement pacifique dans l’un quelconque des 30 lieux proposés par l’auteure, en se fondant sur la décision antérieure adoptée par le maslikhat d’Almaty selon laquelle toutes les manifestations publiques non officielles de « nature sociale et politique » doivent se tenir dans un lieu précis désigné à cet effet, a constitué une violation des droits que l’auteure tient de l’article 21, lu seul et conjointement avec l’article 26 du Pacte.

9.Le Comité des droits de l’homme, agissant en vertu du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif, constate que les faits dont il est saisi font apparaître une violation par l’État partie des droits que l’auteure tient de l’article 21, lu seul et conjointement avec l’article 26 du Pacte.

10.Conformément au paragraphe 3 a) de l’article 2 du Pacte, l’État partie est tenu d’assurer à l’auteure un recours utile. Il a l’obligation d’accorder une réparation intégrale aux individus dont les droits garantis par le Pacte ont été violés. En conséquence, l’État partie est tenu, entre autres, d’accorder à l’auteure une indemnisation adéquate et de lui rembourser tous frais de justice qu’elle aura engagés. Il est en outre tenu de prendre toutes les mesures nécessaires pour éviter que des violations analogues ne se reproduisent. À cet égard, le Comité réaffirme que, conformément aux obligations qui lui incombent au titre du paragraphe 2 de l’article 2 du Pacte, l’État partie devrait revoir sa législation, en particulier la loi sur la procédure relative à l’organisation et à la tenue de rassemblements, réunions, défilés, piquets et manifestations pacifiques, ainsi que les décisions des organes exécutifs locaux adoptées en vertu de cette loi, telles qu’elles ont été appliquées en l’espèce, afin de faire en sorte que les droits garantis à l’article 21 et 26 du Pacte puissent être pleinement exercés sur son territoire.

12.Étant donné qu’en adhérant au Protocole facultatif, l’État partie a reconnu que le Comité a compétence pour déterminer s’il y a ou non violation du Pacte et que, conformément à l’article 2 du Pacte, il s’est engagé à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant de sa juridiction les droits reconnus dans le Pacte et à assurer un recours utile et une réparation exécutoire lorsqu’une violation a été établie, le Comité souhaite recevoir de l’État partie, dans un délai de cent-quatre-vingts jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet aux présentes constatations. L’État partie est invité en outre à rendre celles-ci publiques et à les diffuser largement dans ses langues officielles.