Nations Unies

CCPR/C/126/D/2570/2015

Pacte international relatif aux droits civils et politiques

Distr. générale

20 août 2019

Français

Original : anglais

Comité des droits de l’homme

Décision adoptée par le Comité en vertu du Protocole facultatif, concernant la communication no 2570/2015 * , **

Communication présentée par :

A. L. (représenté par un conseil, Andrea Saccucci)

Au nom de :

A. L.

État partie :

Italie

Date de la communication :

9 octobre 2014 (date de la lettre initiale)

Références :

Décision prise en application de l’article 92 du règlement intérieur du Comité, communiquée à l’État partie le 16 février 2015(non publiée sous forme de document)

Date de la décision :

26 juillet 2019

Objet:

Extradition vers l’Ukraine

Question (s) de procédure :

Fondement des griefs

Question (s) de fond :

Droit à la vie ; risque d’être soumis à la torture et à des peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants ; non-refoulement

Article ( s ) du Pacte :

7, 9 (par. 1, 3 et 4) et 10 (par. 1 et 2)

Article (s) du Protocole facultatif :

2

1.1L’auteur de la communication est A. L., de nationalité ukrainienne, né le 20 novembre 1979. Au moment où la présente communication a été soumise, il se trouvait sous le coup d’une mesure d’extradition vers l’Ukraine en vue de sa traduction en justice pour un vol qualifié qu’il était accusé d’avoir commis en 2000. Il affirme qu’en l’extradant vers l’Ukraine, l’Italie violerait les droits qu’il tient de l’article 7, des paragraphes 1, 3 et 4 de l’article 9 et des paragraphes 1 et 2 de l’article 10 du Pacte. Le Protocole facultatif est entré en vigueur pour l’État partie le 15 septembre 1978. L’auteur est représenté par un conseil.

1.2Le 16 février 2015, conformément à l’article 94 du Règlement intérieur du Comité, le Rapporteur spécial chargé des nouvelles communications et des mesures provisoires a décidé de ne pas formuler de demande de mesures provisoires. Il a de plus refusé, le 7 décembre 2017, d’accéder aux demandes de l’auteur visant à obtenir des mesures provisoires.

Rappel des faits présentés par l’auteur

2.1À une date non précisée, l’auteur est venu à Vicence (Italie) « pour des raisons liées au travail ». Le 4 juin 2010, le Tribunal de District de Sosnivisky, Oblast de Tcherkassy (Ukraine), a délivré contre lui un mandat d’arrêt à raison d’un vol qualifié qu’il aurait commis le 9 mai 2000 dans une maison individuelle du village de Falęcice-Wola (Pologne). Un nouveau mandat a été émis le 30 mai 2011. Le 20 juillet 2011, des policiers italiens ont pénétré au domicile de l’auteur et l’ont arrêté. Le 2 août 2011, l’Ukraine a transmis une demande d’extradition aux autorités italiennes. Les deux États sont parties à la Convention européenne d’extradition du 13 décembre 1957.

2.2Le 2 septembre 2011, l’auteur est sorti de prison et il a été assigné à résidence. Dans l’intervalle, les autorités ukrainiennes ont produit des documents à l’appui de la demande d’extradition, à savoir un mandat d’arrêt, un résumé des faits pertinents de l’affaire et la « qualification juridique des faits correspondants à l’infraction présumée ». Le 27 septembre 2011, le Procureur général près la Cour d’appel de Venise a engagé la procédure d’extradition de l’auteur. Le 21 novembre 2011, celui-ci a contesté son extradition en affirmant : qu’il n’y avait pas d’indices sérieux de sa culpabilité ; qu’en vertu de la législation des deux États concernés, eu égard au temps écoulé, l’infraction présumée n’était plus susceptible de donner lieu à des poursuites ; qu’aucune décision du Ministère de la justice, ni aucune plainte de la victime n’avait été enregistrée, comme l’exigeait la législation italienne ; et qu’il courrait un risque réel de subir des traitements cruels, inhumains ou dégradants, et même d’être soumis à la torture, en cas d’extradition vers l’Ukraine. Le 28 novembre 2011, la Cour d’appel de Venise a rejeté la demande d’extradition de l’auteur, au motif que les conditions requises par le droit international et le droit interne n’étaient pas remplies. Elle a estimé, en particulier, que l’infraction présumée était prescrite.

2.3Le Procureur s’est pourvu contre cette décision auprès de la Cour de cassation, en faisant valoir que la Cour d’appel avait fait une interprétation erronée des dispositions internes régissant la prescription. Il soutenait que l’infraction alléguée aurait dû être qualifiée, selon le droit italien, de vol qualifié et non de vol aggravé, comme l’avait indiqué la Cour d’appel. Il en découlait qu’en vertu de la législation italienne le délai de prescription de l’infraction expirait seulement le 9 mai 2015. L’article 10 de la Convention européenne d’extradition prévoit que l’extradition est refusée si l’infraction est prescrite « d’après la législation soit de la Partie requérante, soit de la Partie requise ». Le Procureur soutenait que la prescription de l’infraction présumée n’était pas acquise en vertu de la législation ukrainienne non plus, car le délai de prescription avait été suspendu par l’émission d’un mandat d’arrêt le 3 septembre 2007. Concernant la question des violations flagrantes des droits de l’homme dont seraient victimes les détenus en Ukraine, le Procureur s’est contenté de rappeler la jurisprudence antérieure de la Cour de cassation, laquelle a déjà fait droit à des demandes d’extradition vers l’Ukraine par le passé.

2.4Devant la Cour de cassation, l’auteur a fait valoir que : a) tant les autorités ukrainiennes, dans le mandat d’arrêt initial, que les autorités italiennes, au cours de la procédure devant la Cour d’appel de Venise, avaient formulé l’accusation de vol, et que les circonstances aggravantes ne pouvaient pas être appliquées ad libitum ; b) le premier mandat d’arrêt délivré le 3 septembre 2007 ne lui avait pas été signifié ni communiqué et, qu’en tout état de cause, la demande d’extradition était fondée sur un mandat ultérieur, qui avait été émis après l’expiration du délai de prescription ; c) s’il était extradé, l’auteur risquerait d’être victime de violations graves de ses droits fondamentaux.

2.5Le 17 avril 2012, la Cour de cassation a fait droit au pourvoi du Procureur et a annulé la décision précédente, renvoyant l’affaire à une autre section de la Cour d’appel de Venise afin qu’elle examine dûment la « pertinence en droit » de chaque élément de l’espèce et, en particulier, « les circonstances aggravantes mentionnées dans les documents produits à l’appui de la demande d’extradition [qui] sont pertinentes pour déterminer le délai de prescription de l’infraction présumée ».

2.6Le 26 octobre 2012, la Cour d’appel de Venise a confirmé que les conditions de l’extradition n’étaient pas réunies car « aucune preuve de culpabilité [ne pouvait être] trouvée dans les documents produits à l’appui de la demande ». Le 8 mars 2013, la Cour de cassation a cependant accueilli un nouveau pourvoi formé par le Procureur et annulé la deuxième décision de la Cour d’appel de Venise, renvoyant l’affaire devant une autre section de cette juridiction, en concluant notamment que « si la demande officielle d’extradition et les documents qui l’accompagnaient n’offraient pas d’indices de la culpabilité, la Cour d’appel aurait dû demander un complément d’informations [aux autorités de l’État requérant] comme le prévoit l’article 13 de la Convention européenne d’extradition ».

2.7Le 21 novembre 2013, la Cour d’appel de Venise a de nouveau rejeté la demande d’extradition au motif qu’elle ne satisfaisait pas aux conditions définies par le droit interne et le droit international. Selon elle, il convenait de refuser l’extradition car « des éléments de preuve concordants confirmaient la possibilité qu’en cas de remise de [l’auteur] aux autorités ukrainiennes [celui-ci] serait selon toute vraisemblance soumis à un régime pénitentiaire contraire aux droits fondamentaux afférents à sa sûreté personnelle et pourrait être privé de recours utile susceptible de lui permettre d’obtenir une limitation de la durée de sa détention provisoire, [comme en attestent] les alertes récurrentes concernant la violence physique exercée contre les détenus en Ukraine et l’inadéquation de l’assistance médicale qui leur est prodiguée dans les établissements pénitentiaires, [ce qui] rend la perspective d’une détention dans ce pays encore plus alarmante ».

2.8Le 8 avril 2014, la Cour de cassation a, pour la troisième fois, accueilli le pourvoi du Procureur et annulé la décision de la juridiction inférieure. Elle ne lui a toutefois pas renvoyé l’affaire, mais a statué sur le fond et autorisé l’extradition de l’auteur par une décision définitive et contraignante, concluant que l’intéressé ne courrait pas de risque réel de subir des traitements cruels, inhumains et dégradants en cas d’extradition vers l’Ukraine. Selon l’auteur, la Cour de cassation est parvenue à cette conclusion en ignorant la majeure partie des éléments qu’il a produits au motif qu’ils « ne proviendraient pas de sources fiables » et en considérant certains autres comme dépourvus de pertinence en l’espèce.

2.9Le 11 juillet 2014, le Ministre italien de la justice a pris un décret autorisant l’extradition de l’auteur aux fins de l’exécution du mandat d’arrêt délivré par le Tribunal de Tcherkassy le 30 mai 2011 pour vol qualifié. Selon ce décret, étant donné que l’Ukraine est membre du Conseil de l’Europe et partie à la Convention européenne des droits de l’homme, ainsi qu’à la Convention européenne d’extradition, on ne saurait arguer de ce que des traitements inhumains et dégradants découleraient de la législation en vigueur dans le système juridique de ce pays, et les incertitudes pesant sur la situation politique actuelle du pays n’auraient pas d’incidence directe sur l’auteur ni sur sa détention. Ce décret d’extradition n’a été ni signifié, ni communiqué à l’auteur, qui n’a rien su de son existence jusqu’au 10 septembre 2014, date à laquelle son frère a obtenu de consulter son dossier au greffe de la Cour d’appel de Venise.

2.10Le 11 août 2014, sans avoir connaissance de l’existence du décret d’extradition, l’auteur a présenté une demande en indication de mesures provisoires auprès de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH). Le 17 septembre 2014, celle-ci a décidé de ne pas faire droit à cette demande, mais l’auteur a souhaité la maintenir. Le 20 novembre 2014, l’auteur a été informé que la Cour, statuant en formation à juge unique les 30 octobre et 13 novembre 2014, avait décidé de déclarer sa requête irrecevable.

Teneur de la plainte

3.1Dans sa lettre initiale, l’auteur affirme qu’il existe des motifs sérieux de croire que, s’il était extradé vers Ukraine, il serait exposé à un risque réel de multiples violations flagrantes des droits et libertés qui lui sont garantis par le Pacte. Il ne prétend pas que son extradition, en tant que telle, constituerait une violation du Pacte, mais plutôt que les circonstances particulières liées aux effets de celle-ci soulèveraient des questions en rapport avec des dispositions spécifiques du Pacte, car si un État partie extrade une personne qui se trouve sous sa juridiction dans des circonstances telles qu’il en résulte dans un autre pays un risque réel de violation des droits que cette personne tient du Pacte, cet État partie peut, de ce fait, être considéré comme commettant lui-même une violation du Pacte.

3.2Des rapports et des jugements émanant de juridictions internationales et de juridictions internes montrent, au-delà de tout doute raisonnable, qu’il y a des motifs sérieux de croire que s’il était extradé, l’auteur courrait un risque réel d’être victime de graves violations de ses droits au regard du Pacte, qui lui causeraient un préjudice irréparable. L’auteur craint en particulier, en cas de renvoi en Ukraine : a) d’être victime de traitements cruels, inhumains et dégradants, en violation de l’article 7 et des paragraphes 1 et 2 a) de l’article 10 du Pacte ; b) d’être torturé au cours de sa détention avant jugement, en violation de l’article 7 ; c) de demeurer indéfiniment en détention provisoire et d’être privé du droit à un examen périodique de la légalité de sa détention, en violation des paragraphes 1, 3 et 4 de l’article 9.

3.3Se fondant sur l’article 7 du Pacte, l’auteur affirme que l’Italie avait l’obligation de procéder à une évaluation approfondie des informations dont ses autorités avaient connaissance, ou dont elles auraient dû avoir connaissance au moment de la décision d’extradition et qui étaient pertinentes pour déterminer les risques liés à l’extradition. Il souligne qu’il ne s’agit pas d’une appréciation de pure forme, mais d’une démarche qui doit être effective. En outre, il fait valoir que les autorités italiennes n’ont pas non plus demandé à l’Ukraine d’assurances quant à la manière dont il serait traité en prison en cas de renvoi. Au contraire, elles ont autorisé son extradition vers un pays dans lequel le Comité sait que « la torture et les mauvais traitements continuent d’être pratiqués par les forces de l’ordre ».

3.4S’il était extradé, l’auteur serait placé au centre de détention provisoire (SIZO) no 30, l’un des 49 établissements pénitentiaires ukrainiens où sont détenues les personnes en attente de jugement. Selon le rapport que le Comité européen pour la prévention de la torture a adressé au Gouvernement ukrainien en 2013, les installations du SIZO no30 sont particulièrement surpeuplées et l’espace alloué à chaque détenu est « loin d’être satisfaisant » ; ces installations sont situées dans de « très vieux bâtiments », dont « les structures sont inadaptées aux normes modernes de logement des détenus et sont souvent, de surcroît, dans un état de vétusté extrême ». Dans un rapport de 2013, la Commissaire aux droits de l’homme du Parlement ukrainien dénonce également l’existence de « violations courantes des droits de l’homme assimilables à des mauvais traitements » comme : l’enfermement des détenus pendant plusieurs heures dans des réduits qui ne sont pas faits pour des êtres humains (faute de fenêtres, de ventilation et de toilettes) ; la détention dans des cellules dont l’éclairage naturel ou électrique est insuffisant ; la détention dans des cellules et autres espaces dépourvus de systèmes de ventilation forcée ; la détention de prisonniers atteints de la tuberculose avec des prisonniers sains ; le transfèrement des détenus pour les audiences sans leur fournir une alimentation adéquate ; les enquêtes tardives et inefficaces sur les cas de violences physiques faites aux détenus ; et le mauvais état des toilettes, souvent dépourvues de chasse d’eau, dont sont équipées les cellules. Pour l’auteur, ces violations ont en elles-mêmes un caractère systémique et touchent tous les détenus du SIZO, indépendamment de leur statut de détenu politique ou de droit commun, ainsi que de leur race, de leur nationalité ou de leur religion notamment.

3.5La situation au SIZO no 30 est particulièrement préoccupante. Les conditions de détention régnant dans cet établissement ont déjà amené la CEDH à constater la violation par l’Ukraine de l’article 3 de la Convention européenne. Si dans l’affaire en question, la Cour s’est intéressée à la question particulière des soins médicaux dispensés pendant la détention, et non aux conditions de détention en tant que telles − et si cette décision renvoie à une situation passée −, des arrêts plus récents de la CEDH montrent que, dans l’ensemble, il n’y a pas eu d’amélioration des conditions de détention au centre no 30 depuis 2005 et que le problème de l’assistance médicale n’est pas le seul qui se pose.

3.6Se fondant sur le paragraphe 1 de l’article 10 du Pacte, l’auteur souligne que le Comité a constaté à différentes reprises dans le cadre d’affaires similaires que les conditions de détention en Ukraine s’apparentaient à des traitements inhumains. De surcroît, les conditions dans les centres de détention provisoire ukrainiens pourraient même être pires aujourd’hui que quelques années auparavant en raison de la crise militaire et des troubles politiques que traverse le pays.

3.7Se fondant sur les paragraphes 1, 3 et 4 de l’article 9 du Pacte, l’auteur affirme que s’il était extradé vers l’Ukraine, il courrait un risque réel de demeurer indéfiniment en détention provisoire au SIZO no 30, en étant privé du droit à l’examen régulier de la légalité de sa détention. Des rapports font état « d’une utilisation et d’une durée excessives de la détention avant jugement en Ukraine ». Si les autorités judiciaires et exécutives italiennes n’ont pas estimé qu’en cas d’extradition vers l’Ukraine, l’intéressé courrait un risque avéré, les tribunaux britanniques rejettent quant à eux systématiquement les demandes présentées par ce pays, pour cette même raison. L’auteur reconnaît que le nouveau Code de procédure pénale ukrainien, qui est entré en vigueur le 20 décembre 2012, prévoit un recours permettant de contester la légalité de la détention avant jugement. Toutefois, ce recours n’est pas utile en pratique, comme le montrent des rapports du Haut-Commissariat aux droits de l’homme (HCDH) dans lesquels reste pointée la durée excessive de la détention provisoire.

3.8Enfin, la décision d’irrecevabilité rendue par la CEDH n’équivaut pas à une véritable appréciation au fond des griefs de l’auteur. La présente affaire ne saurait donc être considérée comme ayant été « examinée » par une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

Observations de l’État partie sur la recevabilité et sur le fond

4.1Dans ses observations en date du 14 mai 2015, l’État partie rappelle que la requête de l’auteur a été déclarée irrecevable par la CEDH. Il rappelle aussi que la procédure d’extradition entre l’Italie et l’Ukraine est régie par la Convention européenne d’extradition et que l’Ukraine est membre du Conseil de l’Europe depuis 1995, date à laquelle elle a ratifié la Convention européenne des droits de l’homme.

4.2L’État partie note que la Cour de cassation italienne a clairement indiqué que le risque de mauvais traitements peut découler soit de dispositions législatives ou administratives particulières, soit de situations de fait liées à des cas isolés résultant de comportements individuels. Eu égard à l’absence de mesures législatives susceptibles d’avoir une incidence négative sur le traitement des détenus, la Cour de cassation a statué dans le sens de l’absence de mauvais traitements. Le Ministère de la justice a confirmé cette position, ajoutant que la situation politique actuelle en Ukraine ne pouvait avoir d’incidence directe sur celle de l’auteur. À la suite de cette décision, l’auteur est entré dans la clandestinité.

4.3Enfin, l’État partie décrit la procédure d’extradition, soulignant qu’elle ne comporte aucune disposition juridique conférant le pouvoir ou la faculté de demander ou d’exiger des assurances quant aux modalités d’exécution de mesures coercitives ou de détention en cas de condamnation. Une telle condition ou demande constituerait une ingérence indue de l’État requis dans les activités judiciaires de l’État requérant, ce qui serait tout à fait contraire aux principes du droit international général.

Commentaires de l’auteur sur les observations de l’État partie concernant la recevabilité et le fond

5.1Dans ses commentaires en date du 15 janvier 2016, l’auteur relève tout d’abord que l’État partie n’a pas pris en considération les réserves qu’il a formulées concernant le paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif aux fins de l’appréciation de la recevabilité de la présente communication. En tout état de cause, la décision rendue par la CEDH statuant à juge unique n’équivaut pas à une véritable appréciation au fond de la plainte de l’auteur.

5.2Pour faire échec aux griefs que l’auteur tire du Pacte, l’État partie se contente d’arguer du fait que l’Ukraine est membre du Conseil de l’Europe et partie à la Convention européenne des droits de l’homme. Un tel argument ne suffit manifestement pas à lui seul à établir l’absence de risque réel de mauvais traitements dans l’État requérant, car la ratification d’un traité relatif aux droits de l’homme ne garantit pas, en elle-même, que l’État concerné respecte véritablement les obligations découlant dudit traité, pas plus qu’elle n’engendre une présomption de respect de ces obligations. En tout état de cause, une telle présomption serait réfutée par les informations étayées soumises en l’espèce et établissant l’existence d’un ensemble de violations flagrantes et systématiques des droits des détenus en Ukraine.

5.3Selon l’auteur, des rapports fiables déjà mentionnés dans sa lettre initiale font état de ce que : i) les conditions de détention en Ukraine sont « loin d’être satisfaisantes » ; ii) de nombreux détenus sont soumis, entre autres, à « des passages à tabac, des mauvais traitements […] à la privation de sommeil et au travail forcé » ; iii) depuis le début des hostilités « comme alternative à la torture et aux mauvais traitements, il est proposé aux détenus de s’engager dans l’armée » ; iv) la « pratique de la torture […] par la police est courante ».

5.4En outre, le Comité contre la torture a réaffirmé récemment ses préoccupations au sujet de l’absence de mesures visant à combattre la torture et les mauvais traitements en Ukraine. Il estime que « les personnes détenues […] ne bénéficient pas, dans la pratique, de toutes les garanties fondamentales telles que le droit d’être informées de leurs droits dans une langue qu’elles comprennent, le droit d’être examinées par un médecin indépendant et d’être assistées par un avocat et le droit d’aviser un proche ou un tiers de leur choix dès le début de la privation de liberté, en particulier dans les locaux de la police et les centres de détention temporaire ». En outre, le Comité contre la torture a souligné les mauvaises conditions régnant dans les lieux de détention, notamment la grave surpopulation, qui donne lieu à des violences entre détenus. Il a également constaté avec préoccupation que la grande majorité des prisons ukrainiennes ne sont pas conformes aux normes internationales et que le recours à la torture (ou à d’autres traitements cruels, inhumains ou dégradants) en vue d’arracher des aveux aux détenus persiste, malgré l’entrée en vigueur du nouveau Code de procédure pénale.

5.5Dans une affaire récente, le Comité a conclu à une violation de l’article 7 du Pacte parce que l’auteur de la communication avait subi plusieurs séances de torture alors qu’il se trouvait en détention provisoire au SIZO no 29. Le fait qu’un État soit partie à une convention internationale relative à la protection des droits de l’homme ne crée pas de présomption de respect effectif de ces droits par l’État concerné. Les autorités italiennes n’ont pas pris de mesures pour vérifier les informations fournies par l’auteur devant les tribunaux internes au cours de la procédure d’extradition. Elles ont donc méconnu le principe établi dans la jurisprudence du Comité selon lequel, avant d’extrader une personne vers un pays où elle court un risque réel d’être victime de torture ou d’autres traitements inhumains ou dégradants, les États parties au Pacte sont tenus de « procéder à une évaluation approfondie du risque individuel couru » par cette personne en prenant en considération « tous les faits et circonstances pertinents […] notamment la situation générale des droits de l’homme dans le pays vers lequel [la personne intéressée doit être] expulsée ou extradée ».

5.6Dans un contexte où « la torture et les mauvais traitements continuent à être pratiqués par les forces de l’ordre », comme l’a fait observer précédemment le Comité, il est plus que raisonnable de supposer que l’auteur courrait un risque personnel s’il était extradé vers l’Ukraine. Pour établir si un tel risque est avéré en l’espèce, les autorités italiennes auraient dû prendre dûment en considération toutes les informations fournies par l’auteur, y compris les nombreux rapports publics fiables qu’il a produits devant les tribunaux internes. Au lieu de cela, tous ses griefs se rapportant aux violations graves des droits de l’homme qui se produisent dans les centres de détention avant jugement ukrainiens ont été ignorés au motif qu’ils seraient non pertinents et/ou sans rapport avec son extradition. L’auteur, pour cette raison, prie instamment le Comité de constater que l’Italie a violé les articles 2, 7 et 10 du Pacte pour n’avoir pas satisfait à son « obligation de procéder à une évaluation approfondie des informations que [ses autorités] détenaient ou auraient dû détenir à la date de l’extradition et qui [étaient] pertinentes pour apprécier les risques liés à cette extradition », ainsi que pour avoir décidé de l’extrader malgré des « rapports publics crédibles » mettant en lumière la situation critique des droits de l’homme dans l’État requérant.

5.7Le risque réel d’être soumis à la torture et à d’autres traitements cruels, inhumains et dégradants pesant sur l’auteur en cas d’extradition vers l’Ukraine découle d’« insuffisances structurelles ». Toutes les informations disponibles révèlent l’existence d’un ensemble de violations systématiques, graves et flagrantes des droits de l’homme des détenus ukrainiens dues aux conditions sordides régnant dans les prisons du pays. En outre, l’auteur, dont l’extradition est demandée en vue de le traduire en justice pour un vol qualifié qu’il aurait commis en 2000, court un risque réel d’être soumis à la torture pour obtenir de lui des aveux. Dès lors, l’auteur estime être personnellement exposé aux violations susmentionnées du simple fait qu’il doit être traduit devant les tribunaux pénaux d’un système juridique aussi déficient et corrompu.

5.8Enfin, la déclaration de l’État partie au sujet des assurances est surprenante étant donné que l’Italie a souvent eu recours à des « assurances diplomatiques » dans le cadre de l’expulsion d’étrangers vers des pays dans lesquels il existait un risque présumé de mauvais traitements, afin de pouvoir se prévaloir du respect de ses obligations au titre du principe de non-refoulement. Toutefois, l’intention de l’auteur n’est pas de laisser entendre que des assurances diplomatiques seraient propres à lui conférer une véritable protection contre le risque de mauvais traitements auquel il serait exposé en cas d’extradition, car comme le Comité l’a dit précédemment dans l’affaire Alzery c. Suède, compte tenu des circonstances prévalant à l’époque de telles assurances auraient été totalement insuffisantes « pour supprimer le risque de mauvais traitements au point que les prescriptions de l’article 7 du Pacte puissent être satisfaites ». L’auteur tient à souligner que l’État partie n’a pas même tenté d’obtenir des informations de l’État requérant sur les conditions réelles de détention qui l’attendent en Ukraine, en dépit de l’existence d’un ensemble de violations systématiques, graves, flagrantes ou massives des droits de l’homme dans les prisons ukrainiennes et des troubles intérieurs dont le pays est le théâtre. Cette attitude témoigne d’un mépris total des obligations découlant de l’article 7 du Pacte.

Observations complémentaires de l’État partie

6.1Le 8 mars 2016, l’État partie a présenté des observations complémentaires au Comité. Il commence par décrire les garanties de fond et de procédure en matière de droits de l’homme existant dans le système juridique italien, puis mentionne la manière dont la Cour européenne des droits de l’homme et le Comité utilisent la procédure de demande de mesures provisoires.

6.2Il rappelle que la Cour de cassation, en tant que juridiction de dernier ressort, est intervenue trois fois dans la procédure d’extradition de l’auteur. Dans la décision définitive qu’elle a rendue le 8 avril 2014, elle a noté que la Cour d’appel de Venise avait souligné le caractère vague des éléments de preuve présentés par l’auteur. Elle a, en outre, relevé « les interventions répétées du pouvoir judiciaire ukrainien en vue de réprimer » les cas de violences policières invoqués par l’auteur à l’appui des allégations concernant le risque auquel il serait exposé en cas de renvoi en Ukraine. L’auteur n’a pas démontré non plus quelle incidence concrète auraient les incertitudes politiques générales pesant sur le pays sur sa situation ou ses conditions de détention. L’État partie rappelle en outre que l’affaire de l’auteur concerne une infraction de droit commun.

6.3L’État partie explique enfin que la procédure d’extradition dans le système italien comporte deux phases : une phase judiciaire, au cours de laquelle la juridiction saisie d’un recours concentre toute son attention sur le respect des droits ; et une phase administrative, qui relève de la compétence du Ministère de la justice et qui est susceptible de contrôle par les juridictions administratives. Selon la Constitution italienne, l’extradition ne peut en aucun cas être autorisée pour des infractions politiques. En outre, les faits pour lesquels l’extradition est demandée doivent être incriminés tant par la législation de l’État requérant que par celle de l’État requis.

Observations complémentaires de l’auteur

7.1Dans une lettre en date du 23 mai 2016, l’auteur fait observer que, loin de répondre à ses griefs, les observations formulées par l’État partie demeurent générales. Il relève de surcroît une incohérence dans le discours de l’État partie, qui affirme que l’auteur est recherché par les autorités ukrainiennes « en raison d’un vol qualifié […] commis [en] 2000 en Pologne », alors qu’il est incontesté qu’il est recherché « pour être jugé sur la base de cette accusation ». Les griefs de l’auteur portent, pour l’essentiel, sur le fait que son extradition est demandée en vue de le traduire en justice pour des accusations concernant un vol qualifié qui remonterait à seize ans et se serait produit à l’étranger.

7.2En ce qui concerne la mention par l’État partie de la procédure urgente de demande de mesures provisoires devant la CEDH et le Comité, l’auteur rappelle que les décisions rendues par la Cour ne sont pas publiées et que leurs motifs demeurent inconnus. Le Comité ne devrait pas être influencé par l’issue de la procédure de demande en indication de mesures provisoires devant la CEDH.

7.3L’auteur conteste en outre l’allégation de l’État partie selon laquelle les éléments de preuve qu’il a produits ne sont pas suffisamment étayés. C’est à tort en effet, d’après lui, que la Cour de cassation a mis en doute la fiabilité des déclarations faites par le directeur d’une ONG ukrainienne de défense des droits de l’homme dont les membres figurent sur une liste des avocats spécialistes des droits de l’homme en danger, ainsi que celles formulées par un avocat ukrainien qui a fait l’objet de menaces pour avoir porté plainte devant la CEDH.

7.4Des rapports et des arrêts de la CEDH récents montrent que le risque de subir des violations graves des droits de l’homme s’est encore accru depuis le moment où l’auteur a présenté sa communication. La Cour a affirmé à diverses reprises que les conditions de détention au SIZO no 30 de Tcherkassy, où l’auteur serait placé dans l’attente de son jugement s’il était extradé, ne satisfont pas aux normes conventionnelles et elle a même estimé que la pratique des mauvais traitements en détention et l’absence d’enquêtes y relative constituaient un problème systémique.

7.5Enfin, le 24 novembre 2017, le conseil de l’auteur a informé le Comité que son client avait été arrêté le 21 novembre 2017, sur la base d’une ordonnance de placement en détention provisoire délivrée le 21 juillet 2014 en vue de sa « remise physique » à l’État requérant. L’auteur n’a jamais reçu officiellement signification de cette ordonnance. Puis, le 28 décembre 2017, le conseil de l’auteur a informé le Comité que son client avait été remis aux autorités ukrainiennes le 11 décembre 2017.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

8.1Avant d’examiner tout grief formulé dans une communication, le Comité des droits de l’homme doit, conformément à l’article 97 de son règlement intérieur, déterminer si la communication est recevable au regard du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.

8.2Le Comité est tenu de s’assurer, conformément au paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif, que la même question n’est pas déjà en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement. Le Comité observe que l’auteur a présenté une requête fondée sur les mêmes faits devant la Cour européenne des droits de l’homme le 11 août 2014. Cette requête a cependant été rejetée le 30 octobre 2014, puis le 13 novembre 2014 par la CEDH en formation à juge unique. Le Comité note toutefois que dans sa décision, la Cour n’explique pas ce qui l’a conduit à conclure à l’irrecevabilité de la requête et qu’elle ne motive pas cette décision. Il est dit dans la lettre de la Cour que celle‑ci a considéré, à la lumière de l’ensemble des éléments dont elle disposait et dans la mesure où elle était compétente pour statuer sur les plaintes reçues, que la requête de l’auteur ne satisfaisait pas aux conditions de recevabilité définies aux articles 34 et 35 de la Convention européenne des droits de l’homme. Le Comité note également que l’État partie n’a pas contesté l’argument de l’auteur concernant le fait que la décision prononcée par la CEDH ne rend pas la communication irrecevable.

8.3Le Comité renvoie à sa jurisprudence relative au paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif et rappelle que, lorsque la Cour européenne déclare une requête irrecevable, non seulement pour vice de forme, mais aussi pour des motifs reposant, dans une certaine mesure, sur un examen au fond, il est considéré que la question a déjà été examinée au sens des réserves audit article. Toutefois, le Comité rappelle également que, même dans les cas où des requêtes ont été déclarées irrecevables par la CEDH au motif qu’elles ne faisaient apparaître aucune violation, le raisonnement succinct livré par la Cour dans certaines de ces décisions ne permettait pas au Comité de supposer qu’elle avait procédé à un examen des éléments des affaires en question au fond. En l’espèce, le Comité note que la Cour ne déclare pas que la requête ne fait apparaître aucune violation mais indique simplement qu’elle ne remplit pas les conditions de recevabilité, sans autre précision. Par conséquent, le Comité considère qu’il n’est pas empêché par les dispositions du paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif d’examiner la communication.

8.4Le Comité note que l’auteur affirme avoir épuisé tous les recours internes utiles qui lui sont ouverts. En l’absence de toute objection de l’État partie sur ce point, le Comité considère qu’il n’est pas empêché d’examiner la communication par les dispositions du paragraphe 2 b) de l’article 5 du Protocole facultatif.

8.5Le Comité prend note des griefs de l’auteur selon lesquels en autorisant son extradition vers l’Ukraine, l’État partie violerait les droits qu’il tient de l’article 7, des paragraphes 1, 3 et 4 de l’article 9 et des paragraphes 1 et 2 de l’article 10 du Pacte. Le Comité prend note des allégations de l’auteur selon lesquelles à son retour en Ukraine il serait emprisonné et ses conditions de détention seraient contraires à l’article 7 et aux paragraphes 1 et 2 de l’article 10 du Pacte ; il serait torturé au cours de sa détention provisoire, en violation de l’article 7 ; et il demeurerait indéfiniment en détention provisoire et serait privé du droit à un examen périodique de la légalité de sa détention, en violation des paragraphes 1, 3 et 4 de l’article 9. L’auteur dénonce également le fait que les autorités italiennes n’ont pas demandé d’assurances à l’Ukraine quant à son traitement en prison à son retour.

8.6Le Comité rappelle sa jurisprudence, dont il ressort qu’il convient d’accorder un poids important à l’analyse qu’a faite l’État partie de l’affaire et que, d’une manière générale, c’est aux organes des États parties au Pacte qu’il appartient d’examiner et d’apprécier les faits et les preuves en vue de déterminer l’existence d’un risque, sauf s’il peut être établi que cette appréciation était manifestement arbitraire ou a représenté un déni de justice. Il ressort de l’exposé des décisions internes donné par l’auteur que la Cour de cassation italienne a examiné de manière approfondie la validité de la demande d’extradition à trois reprises et qu’elle a aussi examiné les observations de l’auteur sur les questions relatives aux droits de l’homme en Ukraine qu’il a jugées pertinentes. Le Comité relève également que l’auteur argue des conditions générales de détention en Ukraine, lesquelles seraient similaires à celles de tous les autres détenus et ne font pas apparaître de risque spécifique de préjudice irréparable tel que celui envisagé à l’article 7 du Pacte. Le Comité considère que les informations dont il est saisi montrent que l’État partie a tenu compte de tous les éléments disponibles, y compris de la qualification juridique de l’infraction présumée et de la situation des droits de l’homme dans le pays requérant. En conséquence, le Comité constate que l’auteur, bien que contestant les conclusions de fait des autorités de l’État partie et leur décision de confirmer son extradition, n’a pas montré que les décisions des tribunaux italiens étaient manifestement arbitraires ou erronées ou constituaient un déni de justice. L’auteur n’a pas non plus suffisamment montré pourquoi il pensait qu’il serait torturé pendant sa détention provisoire ou pourquoi il demeurerait indéfiniment en détention provisoire et serait privé du droit à l’examen de la légalité de sa détention. Dès lors, le Comité considère que la communication n’est pas suffisamment étayée aux fins de la recevabilité et la déclare irrecevable au regard de l’article 2 du Protocole facultatif.

9.En conséquence, le Comité des droits de l’homme décide :

a)Que la communication est irrecevable au regard de l’article 2 du Protocole facultatif ;

b)Que la présente décision sera communiquée à l’État partie et à l’auteur de la communication.