Nations Unies

CCPR/C/120/D/2256/2013

Pacte international relatif aux droits civils et politiques

Distr. générale

22 août 2017

Français

Original : anglais

Comité des droits de l ’ homme

Constatations adoptées par le Comité au titre de l’article 5 (par. 4) du Protocole facultatif, concernant la communication no 2256/2013 * , **

Communication présentée par :

X (représentée par un conseil, Sergey A. Golubok, et par le Redress Trust)

Au nom de :

L’auteure

État partie :

Sri Lanka

Date de la communication :

11 février 2013 (date de la lettre initiale)

Références :

Décision prise en application de l’article 97 du règlement intérieur du Comité, communiquée à l’État partie le 13 juin 2013 (non publiée sous forme de document)

Date des constatations :

27 juillet 2017

Objet :

Absence d’enquête sur des allégations de viol

Question(s) de procédure :

Épuisement des recours internes − dépassement des délais raisonnables

Question(s) de fond :

Viol en tant que forme de torture fondée sur une discrimination liée à l’origine ethnique, à l’appartenance à une minorité et au sexe

Article(s) du Pacte :

2 (par. 1 et 3), 3, 7, 24 (par. 1) et 26

Article(s) du Protocole facultatif :

2 et 5 (par. 2 a) et b))

1.L’auteure de la communication est X, de nationalité sri‑lankaise, née le 28 août 1983. Elle affirme que Sri Lanka a violé les droits qu’elle tient des paragraphes 1 et 3 de l’article 2, de l’article 3, de l’article 7, du paragraphe 1 de l’article 24 et de l’article 26 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (le Pacte). Elle est représentée par un conseil, Sergey A. Golubok, et par le Redress Trust. Le Protocole facultatif est entré en vigueur pour Sri Lanka le 3 janvier 1998.

Rappel des faits présentés par l’auteure

2.1L’auteure est une Tamoule indienne. Le 12 août 2001, alors qu’elle était âgée de 17 ans, elle a été enlevée par deux hommes singhalais en rentrant chez elle après l’école du dimanche, dans la ville de Talawakelle (district de Nuwara Eliya), située dans la province du Centre à Sri Lanka. Elle a été violée par les deux hommes à l’intérieur de leur voiture entre 14 heures et 18 heures. Elle affirme que les Tamouls indiens qui vivent dans les plantations de thé, comme elle‑même et sa famille, sont traditionnellement la minorité la plus marginalisée et la plus défavorisée sur le plan socioéconomique à Sri Lanka.

2.2Le 14 août 2001, l’auteure a porté plainte pour viol au poste de police de Talawakelle. Elle a été obligée de faire sa déposition avec l’aide d’un interprète non officiel traduisant en singhalais, étant donné que la police ne disposait pas du matériel nécessaire pour enregistrer sa déclaration en tamoul, le tamoul étant pourtant une langue officielle à Sri Lanka. Elle a ensuite été conduite à l’hôpital de Kotagala, puis à celui de Nuwara Eliya, d’où elle est sortie le 16 août 2001. Les dossiers médicaux indiquaient qu’il y avait eu « viol ».

2.3La victime a identifié les deux auteurs du viol, qui ont été arrêtés le 18 août 2001 et placés en garde à vue. La magistrates’ court (tribunal d’instance) de Nuwara Eliya a ouvert une information judiciaire comme suite à la plainte déposée par l’auteure. Le 28 août 2001, les deux suspects ont été mis en liberté sous caution. À l’audience, l’avocat des suspects a publiquement qualifié l’auteure de prostituée professionnelle, sans que le juge intervienne à aucun moment pour préserver la dignité de l’intéressée, victime de viol, et ce, bien que le conseil de celle‑ci l’ait instamment invité à le faire. Cette attitude n’a fait qu’exacerber la stigmatisation dont était victime l’auteure en tant que femme victime de viol dans une société conservatrice. Au cours de la procédure, il n’a jamais été mentionné que la victime était mineure au moment des faits.

2.4En 2005, plus de trois ans après les faits, la magistrates’ court a conclu qu’il y avait suffisamment d’éléments pour inculper les auteurs présumés du viol et a saisi le Procureur général. Le 23 octobre 2006, les deux suspects ont été inculpés par la Haute Cour de Kandy en vertu des articles 357 et 364 (par. 2 G) du Code pénal, lus conjointement avec l’article 32.

2.5Le 26 mars 2007, la Haute Cour a accordé de nouvelles conditions de mise en liberté sous caution aux suspects, qui ont été une nouvelle fois libérés sous caution, le 27 avril 2007. Le procès devait s’ouvrir le 18 octobre 2007, mais l’audience a été reportée parce que l’accusation n’avait pas produit tous les éléments de preuve à temps.

2.6La procédure a ensuite été suspendue aux dates suivantes : le 1er février 2008, en raison de l’absence du Président de la Cour ; le 30 mai 2008, en raison de l’absence du procureur ; le 30 janvier 2009, en raison de l’absence d’un juge permanent ; le 15 mai 2009, la Cour n’ayant pas encore reçu toutes les preuves. Le 19 octobre 2009, il a été décidé que l’affaire devait être renvoyée devant la Haute Cour de Nuwara Eliya, qui venait d’être créée.

2.7La nouvelle Haute Cour a été officiellement saisie de l’affaire au début de l’année 2010. Le procès devait s’ouvrir le 12 juillet 2010, mais l’audience a été reportée parce que le renvoi de l’affaire avait pris du retard. Le 5 octobre 2010, le procès a été ajourné, car l’un des accusés ne s’était pas présenté à l’audience. Le 20 avril 2011, l’instance a été de nouveau suspendue à la demande de l’avocat d’un des accusés. La production des preuves a débuté le 14 juin 2011 et était en cours au moment où le Comité a été saisi. L’auteure a assisté à toutes les audiences et n’est en aucun cas responsable du retard accumulé dans la procédure. En 2004, elle a engagé une action civile en dommages‑intérêts, qui est encore pendante devant le tribunal de district de Nuwara Eliya.

2.8Outre le préjudice corporel et le traumatisme immédiats causés par le viol, l’auteure souffre de séquelles psychologiques persistantes. Dès 2001, elle‑même et sa famille ont été harcelées par les auteurs du viol, qui ont tenté de l’intimider pour qu’elle retire la plainte qu’elle avait déposée auprès de la police, et l’ont contrainte à quitter sa famille et à manquer l’école pour se cacher dans une résidence protégée. En tant que victime de viol, l’auteure a également fait l’objet d’une forte stigmatisation et a été contrainte de quitter trois emplois parce qu’elle était perçue soit comme une prostituée, soit comme une femme « facile ». Elle était donc sans emploi au moment où elle a soumis sa lettre initiale. La stigmatisation dont elle a été victime a également eu une incidence sur sa vie privée. L’auteure a notamment eu des difficultés à trouver un mari. Si elle y est finalement parvenue, de honte elle a toutefois renoncé à avoir des enfants.

2.9L’auteure affirme avoir épuisé tous les recours internes utiles, puisque onze années se sont écoulées depuis le dépôt de sa plainte, ce qui constitue un « dépassement des délais raisonnables ».

Teneur de la plainte

3.1L’auteure affirme avoir enduré de grandes souffrances physiques et psychiques en raison de son viol. Elle a d’autant plus souffert de cet acte qu’elle était mineure au moment des faits, et qu’elle est une jeune fille membre de la minorité tamoule indienne, ce qui confère à ce viol une gravité telle qu’il constitue un acte de torture, prohibé au regard de l’article 7 du Pacte. L’auteure soutient que, selon l’observation générale no 20 (1992) du Comité relative à l’interdiction de la torture et des peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, les États parties ont l’obligation d’offrir une protection et des recours juridiques en cas de viol commis par des particuliers. Elle fait valoir en outre que les conséquences d’un viol ne dépendent pas de la situation de celui qui le commet, et que, selon la jurisprudence des tribunaux internationaux et régionaux et des organes chargés des droits de l’homme, l’État manque à ses obligations relatives à l’interdiction de la torture ou d’autres mauvais traitements lorsqu’il ne garantit pas la protection des femmes contre le viol ou d’autres formes de violence, ou ne prend pas les mesures voulues en cas d’infraction de cette nature.

3.2L’auteure avance que cela fait plus de onze ans qu’elle attend de pouvoir disposer d’un recours utile. Un tel retard est injustifié étant donné que les auteurs présumés ont été identifiés et que l’affaire ne soulève aucune question complexe de droit ou de fait. L’auteure ne dispose d’aucune voie de recours interne pour accélérer la procédure pénale ou civile et, étant donné que les deux affaires étaient toujours en première instance lors de la saisine du Comité, la procédure devant les juridictions supérieures risque d’entraîner de nouveaux retards. L’auteure affirme que l’État partie a donc manqué à son obligation positive de la protéger, d’enquêter efficacement sur sa plainte et de poursuivre les auteurs de l’infraction, violant ainsi les droits qu’elle tient du paragraphe 3 de l’article 2 du Pacte, lu conjointement avec l’article 7.

3.3L’auteure affirme en outre qu’au cours de l’enquête et de la procédure judiciaire, les autorités de l’État partie n’ont pas adopté une démarche efficace et adaptée à une mineure, et qu’elles ne lui ont pas assuré un recours utile, en violation du paragraphe 3 de l’article 2 du Pacte, lu conjointement avec le paragraphe 1 de l’article 24.

3.4Enfin, l’auteure soutient qu’en ne prenant pas de mesures efficaces à la suite de son viol, l’État partie a agi en violation du paragraphe 1 de l’article 2 ainsi que des articles 3 et 26 du Pacte, au vu du traitement discriminatoire dont elle a fait l’objet de la part des autorités sri‑lankaises, qui ne l’ont pas protégée en tant que femme tamoule. Elle affirme que ses griefs à cet égard doivent être examinés dans le contexte de la discrimination persistante et généralisée dont sont victimes les femmes et les Tamouls indiens dans l’État partie. Elle estime qu’en raison de son sexe et de son appartenance ethnique, elle était une cible facile pour un viol, viol qui devrait être considéré en lui-même comme un acte de discrimination. L’auteure fait également valoir qu’elle n’a pas eu le droit de porter plainte dans sa propre langue, alors même que la loi l’y autorisait. Elle estime que l’attitude générale des fonctionnaires du système judiciaire, notamment l’absence de réaction des juges lorsqu’elle a été traitée de prostituée devant le tribunal, constitue également une discrimination à son égard en tant que femme et membre de la minorité tamoule indienne.

3.5À titre de réparation, l’auteure demande qu’une enquête indépendante soit menée, que les auteurs présumés du viol soient poursuivis, que l’action civile qu’elle a engagée soit accélérée et menée à bien, et qu’une indemnisation complète et adéquate lui soit versée.Elle demande également qu’une réadaptation la plus complète possible lui soit offerte et que des excuses publiques reconnaissant la violation de ses droits lui soient présentées.

Observations de l’État partie

4.1Le 2 décembre 2014, en réponse à la demande d’information et d’observations sur la recevabilité et le fond qui lui avait été faite par le Comité, l’État partie a informé le Comité qu’il n’était pas en mesure de soumettre ses observations eu égard à l’arrêt rendu par la Cour suprême en l’affaire Singarasa, faisant valoir comme justification le respect des décisions des juridictions internes.

4.2L’affaire Singarasa portait sur l’opposabilité et l’application des recommandations du Comité au plan national. L’arrêt de la Cour suprême a créé un précédent en matière d’interprétation du dualisme pour Sri Lanka. La Cour a considéré que l’adhésion au Protocole facultatif par décret présidentiel constituait « un exercice supposé du pouvoir législatif », que, comme aucune mesure n’avait été prise pour transposer dans la législation les droits consacrés par le Pacte, les constatations du Comité étaient inapplicables, et qu’elle n’était pas tenue de leur donner effet.

Observations supplémentaires de l’auteure

5.Par lettre du 15 juin 2017, l’auteure a fait savoir au Comité qu’en décembre 2015, la Haute Cour de Kandy avait déclaré coupables les deux auteurs du viol et les avait condamnés à une peine de vingt‑trois ans d’emprisonnement chacun. Si cette condamnation, prononcée après de longs retards accumulés dans la procédure, est la bienvenue, la plupart des violations des droits de l’auteure sont restées impunies et les recours internes sont demeurés inutiles. L’auteure renvoie à la jurisprudence du Comité et avance que l’aboutissement récent de cette voie de recours ne devrait pas empêcher l’examen de sa communication quant au fond, ni l’examen de la question de savoir si un recours approprié et utile lui a été accordé. L’auteure considère que ces récentes condamnations n’enlèvent rien au fait que l’enquête et les poursuites ont excédé des délais raisonnables et que son action civile n’a pas abouti. Elle demande donc au Comité de déclarer la communication recevable, de l’examiner au fond et de déterminer si le recours offert est suffisant et si l’État partie doit prendre d’autres mesures pour lui assurer un recours approprié et utile.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

6.1Avant d’examiner tout grief formulé dans une communication, le Comité doit, conformément à l’article 93 de son règlement intérieur, déterminer si la communication est recevable au regard du Protocole facultatif. En l’absence de réponse de l’État partie, il convient d’accorder le poids voulu aux allégations de l’auteure.

6.2Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément au paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif, que la même question n’était pas déjà en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

6.3Le Comité note que l’auteure dit avoir épuisé tous les recours internes utiles, comme l’exige le paragraphe 2 b) de l’article 5 du Protocole facultatif, dans la mesure où l’action en justice qu’elle a engagée était déjà pendante depuis onze ans au moment où elle a adressé au Comité sa lettre initiale, ce qui constitue un « dépassement des délais raisonnables ». Premièrement, le Comité fait observer que les auteurs présumés du viol ont été identifiés à un stade précoce et que l’affaire ne soulève aucune question complexe de fait ou de droit qui pourrait justifier un tel retard. Deuxièmement, il relève que l’auteure n’a aucune responsabilité dans ce retard, et qu’elle ne disposait d’aucune voie de recours interne pour faire accélérer la procédure pénale ou civile. Troisièmement, il note qu’il a fallu plus de cinq ans aux autorités pour inculper pour la première fois (en 2006) les auteurs présumés du viol et que, au moment où la lettre initiale a été soumise, l’affaire accusait un retard supplémentaire de sept ans, le procès ayant été ajourné à plusieurs reprises. En ce qui concerne l’action civile, elle est pendante depuis huit ans devant le tribunal de district. En outre, le Comité note que la procédure interne risque de se prolonger encore étant donné que les actions pénale et civile en étaient au stade de la première instance au moment où la lettre initiale a été soumise. Il rappelle, ainsi qu’il ressort de sa jurisprudence, que les procédures engagées devant les juridictions supérieures sri‑lankaises, telles que la cour d’appel, sont d’une longueur indue. Il rappelle en outre, ainsi qu’il ressort également de sa jurisprudence, qu’un recours qui n’a aucune chance d’aboutir ne peut être considéré comme utile et n’a pas à être épuisé aux fins du Protocole facultatif. Il note toutefois que les auteurs du viol ont finalement été reconnus coupables et condamnés en décembre 2015, soit environ quatorze ans après que l’auteure avait porté plainte à la police. L’État partie n’ayant contesté la recevabilité d’aucun des griefs formulés par l’auteure, le Comité considère qu’il convient d’accorder le poids voulu aux affirmations de celle‑ci selon lesquelles les recours internes ont excédé des délais raisonnables dans les circonstances de l’espèce. En conséquence, le Comité considère que les conditions énoncées au paragraphe 2 b) de l’article 5 du Protocole facultatif sont réunies.

6.4Le Comité note que d’après l’auteure, son viol était d’une gravité suffisante pour constituer un acte de torture, et l’État partie a violé ses droits en ne lui assurant aucun recours accessible et utile pour lui permettre de défendre son droit de ne pas être soumise à la torture. Le Comité note également que l’auteure a produit des dossiers médicaux pour prouver le viol qui lui a causé des souffrances physiques et psychiques. Il prend note en outre des allégations de l’auteure selon lesquelles la douleur et les souffrances qu’elle a subies lui ont été causées par les autorités sri‑lankaises, lesquelles n’ont pris aucune mesure pour prévenir la violence sexiste, enquêter comme elles le devaient sur cette violation, poursuivre les auteurs et offrir à l’auteure un soutien ou des voies de recours sous quelque forme que ce soit. L’auteure affirme en outre que l’État partie ne l’a pas protégée au cours de la procédure dans la mesure où : a) elle n’a pas bénéficié des services d’un interprète officiel ; b) les juges n’ont pas reconnu sa vulnérabilité de mineure membre d’une minorité ethnique ; c) l’un des juges a toléré un argument manifestement infondé selon lequel elle serait une prostituée professionnelle ; d) l’enquête et les poursuites ont excédé des délais raisonnables. L’État partie n’ayant pas protégé l’auteure contre le viol, ni pris les mesures voulues à la suite de celui‑ci, le Comité considère que le grief de violation de l’article 7, lu séparément et conjointement avec le paragraphe 3 de l’article 2 du Pacte, soulevé par l’auteure est suffisamment étayé aux fins de la recevabilité.

6.5En ce qui concerne les allégations de l’auteure relatives au paragraphe 1 de l’article 24 du Pacte, le Comité note que, selon celle-ci, le fait qu’elle était mineure au moment du viol n’a jamais été mentionné au cours de la procédure, et les autorités de l’État partie n’ont pas reconnu qu’elle était vulnérable en tant que mineure. Néanmoins, le Comité considère que l’auteure n’a pas suffisamment démontré qu’en tant que mineure, elle aurait dû bénéficier d’une assistance spéciale de la part de l’État partie, étant entendu qu’elle était représentée par un avocat au cours de l’enquête et de la procédure judiciaire, et qu’elle est devenue majeure quatorze jours après le début de l’enquête. Le Comité estime donc que la partie de la communication relative à l’article 24 du Pacte, lu conjointement avec le paragraphe 3 de l’article 2, est irrecevable au regard de l’article 2 du Protocole facultatif.

6.6Le Comité note en outre que d’après l’auteure, l’État partie a violé les droits qu’elle tient du paragraphe 1 de l’article 2 ainsi que des articles 3 et 26 du Pacte de ne pas faire l’objet de discrimination au motif qu’elle est une femme tamoule. Le Comité considère que l’auteure a suffisamment étayé cette allégation aux fins de la recevabilité et la déclare recevable en ce qu’elle soulève des questions au regard de l’article 26. Étant donné que la communication ne soulève aucune question distincte au regard du paragraphe 1 de l’article 2 et de l’article 3 du Pacte, le Comité n’examinera pas la recevabilité des griefs que l’auteure tire de ces dispositions.

6.7Vu qu’il est satisfait à toutes les conditions requises pour la recevabilité, le Comité déclare la communication recevable s’agissant des griefs tirés de l’article 7, lu séparément et conjointement avec le paragraphe 3 de l’article 2 et l’article 26, et procède à son examen quant au fond.

Examen au fond

7.1Conformément au paragraphe 1 de l’article 5 du Protocole facultatif, le Comité des droits de l’homme a examiné la communication en tenant compte de toutes les informations que lui ont communiquées les parties.

7.2En ce qui concerne le grief de violation de l’article 7, lu séparément et conjointement avec le paragraphe 3 de l’article 2 du Pacte, le Comité fait observer qu’en l’espèce, les procédures pénale et civile ont été intentées respectivement en 2001 et 2004 : l’action civile est encore pendante et la condamnation pénale des auteurs du viol a été prononcée en décembre 2015. Il note également que l’auteure avance que la protection contre le viol et les enquêtes sur cette infraction ne sauraient dépendre de la situation de l’auteur des faits et que, selon la jurisprudence des tribunaux internationaux et régionaux et des organes chargés des droits de l’homme, l’État manque à ses obligations relatives à l’interdiction de la torture ou d’autres mauvais traitements lorsqu’il ne garantit aux femmes aucune protection contre le viol ou d’autres formes de violence ou ne prend pas les mesures voulues en cas d’infraction de cette nature.

7.3Le Comité note que l’auteure a rapidement porté plainte auprès des autorités de police, le 14 août 2001, soit deux jours après le viol. Les suspects ont été identifiés et arrêtés le 18 août 2001 ; ils ont toutefois été mis en liberté sous caution le 28 août 2001. Il a fallu plus de cinq ans aux autorités pour inculper pour la première fois les intéressés, et, lorsque le Comité a été saisi, l’affaire accusait un retard supplémentaire de sept ans, le procès ayant été ajourné à plusieurs reprises. Le Comité relève que l’auteure n’est en aucun cas responsable du retard accumulé dans la procédure judiciaire et qu’elle n’a jamais manqué une audience. De plus, l’affaire ne soulève pas de question complexe de droit ou de fait susceptible d’expliquer ce retard et, de surcroît, les auteurs ont été identifiés à un stade précoce. Le Comité note que d’après l’auteure, les quatorze années qui se sont écoulées entre le viol et la condamnation des auteurs constituent un dépassement des délais raisonnablement nécessaires pour enquêter sur sa plainte et engager des poursuites pénales contre les suspects. L’action civile intentée par l’auteure contre ses agresseurs a également excédé des délais raisonnables.

7.4Le Comité rappelle sa jurisprudence, dont il ressort que le Pacte ne reconnaît pas le droit d’un particulier de demander à l’État partie d’engager des poursuites pénales contre un autre particulier. Il considère, néanmoins, que l’État partie a le devoir d’enquêter sans délai, en toute impartialité et de manière approfondie sur les violations présumées des droits de l’homme, de poursuivre les suspects, de punir les personnes tenues pour responsables de ces violations et d’accorder en outre aux victimes une réparation sous d’autres formes, notamment de les indemniser. Le Comité a également reconnu l’obligation de punir les violations commises par des acteurs étatiques et non étatiques. En outre, le paragraphe 3 de l’article 2 du Pacte fait obligation à l’État partie de garantir des recours utiles. La rapidité et l’utilité de ces recours sont d’autant plus importantes lorsqu’il est question d’infractions graves telles que le viol. Le Comité estime que l’État partie ne peut se soustraire à la responsabilité qui lui incombe au regard du Pacte en faisant valoir que les tribunaux internes ont déjà examiné ou sont encore en train d’examiner l’affaire, alors même qu’il est manifeste que les procédures pendantes ou les recours accordés dans l’État partie ont excédé des délais raisonnables et semblent, respectivement, n’avoir aucune chance d’aboutir ou être inutiles. S’agissant des allégations de l’auteure relatives aux souffrances physiques et psychiques qu’elle a endurées du fait du viol et parce que l’État partie ne l’a pas protégée de cet acte et n’a pas pris les mesures voulues après les faits, le Comité estime que le fait qu’il n’y a pas eu d’enquête efficace, que les poursuites engagées contre les suspects ont excédé des délais raisonnables, que les intéressés n’ont été punis que quatorze ans plus tard sans que l’auteure n’ait obtenu de réparation suffisante, et que l’auteure a été, de surcroît, la cible de propos désobligeants au cours de la procédure a représenté pour celle-ci une souffrance supplémentaire, d’autant plus grande qu’elle était mineure au moment des faits. Le Comité rappelle, comme il l’a souligné au paragraphe 5 de son observation générale no 20 et ainsi qu’il ressort de sa jurisprudence, que le droit garanti par l’article 7 du Pacte concerne non seulement la douleur physique mais aussi les souffrances psychiques. Compte tenu des circonstances de l’espèce, il conclut que l’auteure a été victime d’un traitement constitutif d’une violation de l’article 7, lu séparément et conjointement avec le paragraphe 3 de l’article 2 du Pacte.

7.5En ce qui concerne le grief de discrimination fondée sur le sexe (genre), la langue et l’origine ethnique que l’auteure tire de l’article 26 du Pacte, le Comité renvoie à sa jurisprudence constante selon laquelle une différence de traitement constitue une discrimination, à moins qu’elle ne soit fondée sur des critères raisonnables et objectifs et que le but visé soit légitime au regard du Pacte. En l’espèce, l’auteure fait valoir qu’elle était visée en tant qu’adolescente appartenant au groupe ethnique le plus marginalisé et le plus pauvre de Sri Lanka et que, dans le cadre de l’enquête sur sa plainte pour viol, la police ne lui a pas assuré les services d’un interprète ou d’un traducteur officiel du tamoul vers le singhalais lors de l’enregistrement de sa déposition ; elle dit avoir dû faire sa déposition avec l’aide d’un interprète non officiel traduisant en singhalais, le tamoul étant pourtant une langue officielle à Sri Lanka. Le Comité relève également que l’auteure se plaint de ne pas avoir bénéficié de la protection dont elle avait besoin en tant que femme tamoule et du fait que les juges n’ont pas reconnu sa vulnérabilité de mineure membre d’une minorité ethnique et ne sont pas intervenus pour mettre un terme aux humiliations qui lui avaient été infligées, en particulier lorsque l’avocat de la défense l’avait traitée publiquement et à plusieurs reprises de « prostituée professionnelle ». L’auteure estime qu’il s’agissait là d’une atteinte à sa moralité et à sa réputation, d’autant plus grave que la société dans laquelle elle vit la considère comme « polluée » parce qu’elle a perdu sa virginité avant le mariage.

7.6Le Comité rappelle le paragraphe 10 de son observation générale no 18 (1989) relative à la non‑discrimination, dans lequel il indique que, dans les États où la situation générale de certains groupes de population empêche ou compromet leur jouissance des droits de l’homme, l’État devrait prendre des mesures spéciales pour corriger cette situation. À cet effet, l’État partie a l’obligation d’assurer une protection et de faire en sorte que les auteurs d’actes discriminatoires, notamment de violence à l’égard des femmes et plus particulièrement de viol, en répondent. Le Comité note que l’État partie n’a pas contesté les griefs que l’auteure soulève au titre de l’article 26, ni le fait qu’il n’a pas permis à − l’auteure de porter plainte dans sa langue maternelle, le tamoul, droit que lui garantissait le Code de procédure pénale. Le Comité relève également que les juges de l’État partie n’ont pas reconnu la vulnérabilité de l’auteure en tant que mineure membre d’une minorité ethnique, en particulier en ce qu’ils ne sont pas intervenus pour empêcher l’avocat de la défense d’humilier l’intéressée publiquement et sans raison, mettant en doute sa moralité et sa crédibilité, sans faire cas, comme il se devait, de sa réputation, de son honneur et de sa dignité. Compte tenu des faits incontestés dont il est saisi, le Comité conclut que l’auteure n’a pas pu bénéficier de l’égalité devant la loi et de l’égale protection de la loi, et qu’elle a donc été victime de discrimination pour des motifs liés à son origine ethnique et à son sexe, en violation de l’article 26 du Pacte. Il conclut en outre qu’en n’enquêtant pas efficacement sur la plainte de l’auteure, en ne traduisant pas en justice dans les meilleurs délais les responsables présumés et en n’accordant pas réparation à l’auteure, l’État partie a également exercé à l’égard de celle-ci une discrimination fondée sur le sexe et l’appartenance ethnique, en violation de l’article 26 du Pacte.

8.Le Comité, agissant en vertu du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif, constate que les faits dont il est saisi font apparaître des violations par Sri Lanka de l’article 7 du Pacte, lu séparément et conjointement avec le paragraphe 3 de l’article 2, ainsi que de l’article 26, lu séparément.

9.Conformément au paragraphe 3 a) de l’article 2 du Pacte, l’État partie est tenu d’assurer un recours utile aux individus dont les droits garantis par le Pacte ont été violés et de leur accorder une réparation intégrale. En conséquence, en l’espèce, l’État partie est tenu, entre autres, d’accorder à l’auteure : a) une indemnisation adéquate en réparation du préjudice qu’elle a subi ; b) des moyens appropriés de satisfaction, notamment des excuses publiques, afin de restaurer sa réputation et son honneur ; c) une réadaptation sociale et psychologique. L’État partie est également tenu de prendre des mesures pour veiller à ce que des violations analogues ne se reproduisent pas.

10.Étant donné qu’en adhérant au Protocole facultatif, l’État partie a reconnu que le Comité a compétence pour déterminer s’il y a violation du Pacte, et que, conformément à l’article 2 du Pacte, il s’est engagé à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant de sa juridiction les droits reconnus dans le Pacte et à assurer un recours utile et une réparation exécutoire lorsqu’une violation a été établie, le Comité souhaite recevoir de l’État partie, dans un délai de cent quatre‑vingts jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet aux présentes constatations. L’État partie est invité en outre à rendre celles-ci publiques.