Nations Unies

CCPR/C/128/D/2710/2015

Pacte international relatif aux droits civils et politiques

Distr. générale

28 mai 2020

Français

Original : anglais

Comité des droits de l’homme

Constatations adoptées par le Comité au titre de l’article 5 (par. 4) du Protocole facultatif, concernant la communication no2710/2015 * , **

Communication présentée par:

Shukurillo Osmonov (représenté par un conseil, Tair Asanov)

Victime(s) présumée(s) :

L’auteur

État partie:

Kirghizistan

Date de la communication:

16 octobre 2015 (date de la lettre initiale)

Références:

Décision prise en application de l’article 92 du règlement intérieur du Comité, communiquée à l’État partie le 23 décembre 2015 (non publiée sous forme de document)

Date des constatations :

10 mars 2020

Objet:

Torture de l’auteur en garde à vue

Question(s) de procédure:

Néant

Question(s) de fond:

Torture ; enquête rapide et impartiale

Article(s) du Pacte:

7, lu isolément et conjointement avec 2 (par. 3) et 14 (par. 3 g))

Article(s) du Protocole facultatif:

Néant

1.L’auteur de la communication est Shukurillo Osmonov, de nationalité kirghize et d’origine ethnique ouzbèke, né en 1985. Il affirme que le Kirghizistan a violé les droits qui lui sont garantis à l’article 7, lu isolément et conjointement avec les articles 2 (par. 3) et 14 (par. 3 g)) du Pacte. Le Pacte et le Protocole facultatif sont entrés en vigueur pour le Kirghizistan le 7 janvier 1995. L’auteur est représenté par un conseil, de la Fondation « Golos Svobodi ».

Rappel des faits présentés par l’auteur

2.1Le 10 juin 2010, l’auteur a franchi la frontière entre le Kirghizistan et l’Ouzbékistan pour aller voir sa femme qui habite à Andijan, en Ouzbékistan. Le lendemain, il n’a pas été autorisé à repasser la frontière à cause des émeutes qui avaient éclaté à Och, au Kirghizistan. Il a d’abord séjourné dans sa famille, puis a été placé dans un camp de réfugiés. Il n’a pu regagner Och que le 22 juin 2010, avec d’autres réfugiés. Ces faits sont corroborés par les documents envoyés par le parquet d’Andijan, en particulier l’attestation du Comité des douanes prouvant que l’auteur avait passé la frontière le 10 juin 2010, la déclaration de l’adjoint au maire de la région d’Andijan indiquant que l’auteur se trouvait dans le camp de réfugiés entre le 14 et le 22 juin 2010, accompagnée de la liste des personnes transférées de ce camp au Kirghizistan, et le tampon apposé sur le passeport de l’auteur prouvant son entrée en Ouzbékistan le 10 juin 2010.

2.2Le 20 avril 2011 vers 14 heures, alors qu’il se trouvait chez sa sœur, l’auteur a reçu un appel téléphonique lui demandant de se rendre à un rendez-vous pour l’installation d’une antenne satellite. Tandis qu’il allait à ce rendez-vous, il a été accosté par deux hommes en civil qui ont commencé à lui donner des coups de poing sur la tête et la nuque. Ils l’ont poussé dans leur voiture et ont continué à le frapper à la tête. L’auteur a été conduit dans un commissariat d’Och, où il a été menotté. Quatre policiers lui ont fait subir des sévices pour le forcer à avouer sa culpabilité dans la commission de plusieurs infractions. Ils l’ont menacé, s’il n’avouait pas, de ne pas le laisser sortir vivant du commissariat. Puis ils lui ont mis un sac en plastique sur la tête et ont commencé à l’asphyxier. L’auteur a alors perdu connaissance. Après avoir été frappé pendant environ quatre heures, il a été conduit au parquet régional d’Och pour être interrogé. Lors de cet interrogatoire, les policiers qui l’avaient torturé étaient présents, ainsi qu’un enquêteur et un conseil. Craignant d’être à nouveau torturé, l’auteur a avoué avoir été présent à Och en juin 2010 et avoir participé aux émeutes. L’enquêteur a établi le procès-verbal officiel à partir de ses aveux et l’a placé en détention provisoire.

2.3Le 22 avril 2011, l’auteur a été inculpé au titre de l’article 174, partie 2, paragraphes 1 et 2, de l’article 233, paragraphes 1, 2 et 3, et de l’article 339, paragraphe 2, du Code pénal du Kirghizistan, pour destruction délibérée de biens par incendie criminel, organisation d’émeutes et participation à des émeutes, appels publics à l’émeute et non-dénonciation d’infraction grave. Le même jour, il a porté plainte avec son conseil auprès du Procureur régional d’Och, demandant l’ouverture d’une enquête pénale contre les policiers qui l’avaient torturé pour lui extorquer des aveux. Toujours le même jour, l’auteur a été conduit au tribunal d’instance d’Och. Il marchait avec difficulté, en boitant, et présentait des éraflures et des ecchymoses sur les mains. Le tribunal a ordonné son placement en détention à titre de mesure de contrainte.

2.4Le Procureur régional d’Och a confié l’examen de la plainte de l’auteur à l’enquêteur qui était déjà chargé de l’enquête pénale le concernant. Le 23 avril 2011, l’enquêteur a ordonné qu’un examen médico-légal soit effectué afin de vérifier les lésions corporelles présentées par l’auteur. Le 28 avril 2011, l’examen médico-légal a conclu que ces lésions pouvaient être antérieures de deux ou trois jours à l’arrestation de l’auteur. À cet égard, l’auteur explique que, selon le Code de procédure pénale du Kirghizistan, tout suspect conduit à un commissariat doit subir un examen médical. Il fait donc observer que si ses lésions avaient été antérieures à son arrestation, elles auraient été consignées dans le registre des arrestations de la police. L’auteur ajoute que les deux appels aux services d’ambulances, passés le 25 avril et le 13 mai 2011 après qu’il se fut plaint des conséquences de ses blessures (notamment de maux de tête, bourdonnements d’oreille, troubles de la vision, palpitations, sensation de froid dans les membres), ont été consignés dans le registre de la police.

2.5Le 4 mai 2011, la sœur de l’auteur a porté plainte auprès du Bureau du Procureur général du Kirghizistan. Le 19 mai 2011, l’enquêteur du parquet régional d’Och a rejeté la plainte de l’auteur, invoquant les conclusions de l’examen médico-légal et les déclarations des policiers niant tout mauvais traitement. Le 7 juin 2011, le conseil de l’auteur a fait appel auprès du Bureau du Procureur général du Kirghizistan du refus du parquet régional d’Och d’ouvrir une enquête pénale sur les allégations de torture, appel qui a été rejeté le 28 juin 2011.

2.6Le 10 octobre 2011, le conseil de l’auteur a contesté la décision de l’enquêteur du parquet régional d’Och du 19 mai 2011 devant le tribunal d’instance d’Och, qui l’a débouté le 4 novembre 2011. Le 11 novembre 2011, le conseil de l’auteur a fait appel de la décision du tribunal d’instance d’Och devant le tribunal régional d’Och, invoquant l’absence d’enquête effective sur les allégations de torture. Le 1er décembre 2011, le tribunal régional d’Och a annulé la décision de l’enquêteur du 19 mai 2011 et la décision du tribunal d’instance d’Och du 4 novembre 2011 et demandé au parquet régional d’Och un complément d’enquête. Le 18 décembre 2011, le même enquêteur a refusé d’ouvrir une procédure pénale contre les policiers, faute de corps du délit.

2.7Le 26 décembre 2011, le tribunal d’instance d’Och a condamné l’auteur à huit ans d’emprisonnement. Il n’a pas retenu l’accusation de tentative de meurtre. L’auteur a fait appel de sa condamnation auprès du tribunal régional d’Och. Le 21 février 2012, ce dernier l’a déclaré coupable d’infractions pénales, y compris de tentative de meurtre, et l’a condamné à seize ans d’emprisonnement. L’auteur a saisi la Cour suprême d’une requête au titre de la procédure de contrôle. Le 28 juin 2012, la Cour suprême a confirmé les décisions des juridictions inférieures et rejeté la requête de l’auteur.

Teneur de la plainte

3.1L’auteur allègue une violation des droits qu’il tient de l’article 7, lu isolément et conjointement avec les articles 2 (par. 3) et 14 (par. 3 g)) du Pacte, au motif qu’il a été torturé et menacé de mort par des policiers qui cherchaient à lui faire avouer sa culpabilité concernant plusieurs infractions qu’il n’avait pas commises.

3.2L’auteur affirme également que sa sœur et son conseil ont déposé plusieurs plaintes contre les policiers afin qu’une enquête soit ouverte sur ses allégations de torture mais que les autorités ont ignoré la plupart de ces plaintes. Le procureur et les tribunaux n’ont pas ouvert d’enquête effective, impartiale et objective sur ses allégations de mauvais traitements et ont rejeté ses plaintes pour défaut de fondement.

3.3L’auteur affirme en outre qu’il n’a pas eu accès à un recours utile : il a été privé de son droit à bénéficier de mesures de réadaptation et d’indemnisation au titre de l’article 7, lu conjointement avec l’article 2 (par. 3) du Pacte, puisqu’il n’est possible de faire valoir son droit à indemnisation contre des actes de la police qu’après ouverture d’une enquête pénale et déclaration de culpabilité des policiers.

Observations de l’État partie sur la recevabilité et sur le fond

4.1Dans une note verbale du 21 avril 2017, l’État partie indique, au sujet de l’examen des allégations de l’auteur dénonçant le recours à des méthodes d’enquête illégales à son égard, que l’auteur, entre le 10 et le 17 juin 2010, a participé activement aux émeutes qui avaient lieu dans la ville et la région d’Och. Le 13 juin 2010 vers 15 heures, l’auteur s’est entendu avec N. A. et d’autres individus non identifiés pour tuer des personnes de nationalité kirghize et frapper G. M. au marché central. Au cri de « Allahu Akbar », l’auteur a poignardé G. M. dans le cou et, le croyant mort, s’est enfui vers un lieu indéterminé. G. M. a été blessé gravement, au point que sa vie était en danger.

4.2Le 12 avril 2011, une procédure pénale a été ouverte. Le 20 avril 2011, l’auteur a été arrêté sur le fondement de l’article 94 du Code de procédure pénale et inculpé de tentative de meurtre, participation à des émeutes et destruction et détérioration intentionnelles de biens. Le 15 juillet 2011, l’affaire a été transmise au tribunal d’instance d’Och. L’État partie maintient que la culpabilité de l’auteur a été établie à partir du rapport médico-légal et des dépositions de la victime G. M. et de témoins oculaires.

4.3.Le 22 avril 2011, le conseil de l’auteur a affirmé que son client avait été torturé par les policiers. Le même jour, une enquête préliminaire a été ouverte. Le 23 avril 2011, un examen médico-légal a été mené et, le 28 avril, a conclu que les traces de blessures constatées sur la poitrine et sur la main gauche de l’auteur ne correspondaient pas à l’époque que celui-ci avait indiqué. L’auteur n’a en outre pas été capable d’identifier les individus ni de décrire les circonstances de son passage à tabac. Le 18 décembre 2011, se fondant sur les conclusions de l’enquête préliminaire, un enquêteur du parquet régional d’Och a refusé d’ouvrir une procédure pénale sur les allégations de torture de l’auteur. Cette décision n’a pas été contestée auprès d’un parquet de juridiction supérieure ni auprès d’un tribunal. Pour cette raison, la communication devrait être déclarée irrecevable car non étayée.

4.4Le 26 décembre 2011, le tribunal d’instance d’Och a acquitté l’auteur des chefs de tentative de meurtre fondés sur l’article 97, partie 2, paragraphes 6, 9 et 15, lu conjointement avec l’article 28, et sur l’article 233, parties 1 et 3, du Code pénal, faute d’éléments de preuve. Le tribunal a cependant déclaré l’auteur coupable de destruction et détérioration intentionnelles de biens et participation à des émeutes. L’auteur a été condamné au titre de l’article 174, partie 2, et de l’article 233, partie 2, du Code pénal, respectivement à quatre ans et cinq ans d’emprisonnement. Par conséquent, compte tenu du cumul de peines prévu à l’article 59 du Code pénal, l’auteur a été condamné à huit ans de prison.

4.5Le 21 février 2012, le Collège d’appel en matière pénale du tribunal régional d’Och a annulé le jugement du tribunal d’instance d’Och pour la partie concernant l’acquittement, a déclaré l’auteur coupable au titre de l’article 97, partie 2, paragraphes 6, 9 et 15, lu conjointement avec l’article 28 du Code pénal, et l’a condamné à douze ans d’emprisonnement. En définitive donc, compte tenu du cumul des peines prévu à l’article 59 du Code pénal, l’auteur a été condamné à seize ans de prison.

4.6En vertu de l’article 4 de la loi d’amnistie du 22 juillet 2011 adoptée à l’occasion du vingtième anniversaire de l’indépendance du Kirghizistan, le reliquat de la peine a été réduit d’un cinquième.

4.7Le 28 juin 2012, la Cour suprême a confirmé la décision du tribunal régional d’Och du 21 février 2012.

4.8L’État partie indique en outre que, conformément au Code de procédure pénale du Kirghizistan, la légalité et la validité des jugements des tribunaux sont soumis au contrôle des juridictions supérieures. Les éléments de preuve et les pièces réunis dans le cadre de l’enquête et du procès pénal sont examinés et vérifiés conformément à la loi de procédure pénale. La vérification de la légalité et de la validité des décisions des tribunaux en l’espèce a été effectuée dans le cadre de la procédure de contrôle, durant laquelle les pièces du dossier ont été soumises à un examen juridique en bonne et due forme. La décision adoptée par la Cour suprême à l’issue de la procédure de contrôle est définitive et n’est pas susceptible d’appel.

Commentaires de l’auteur sur les observations de l’État partie concernant la recevabilité et le fond

5.1Le 13 juin 2017, l’auteur a fait part de ses commentaires sur les observations de l’État partie.

5.2L’auteur dit que les informations d’ordre général communiquées par l’État partie confirment le caractère superficiel et de pure forme de l’enquête et l’absence de recours utile. De l’avis de l’auteur, l’État partie se borne dans ses observations à énumérer les décisions des tribunaux le déclarant coupable d’infractions au titre de l’article 97 (tentative de meurtre), lu conjointement avec l’article 28, de l’article 233, partie 2 (émeutes), et de l’article 174, partie 2, paragraphes 1 et 2 (destruction et détérioration intentionnelles de biens) du Code pénal. D’après la version des faits présentée par l’État partie, les infractions présumées ont été commises entre le 10 et le 17 juin 2010. L’auteur affirme que le jugement du tribunal reposait uniquement sur ses aveux et sur la déposition de la victime.

5.3L’auteur conteste la version des faits présentée par les autorités, qui est selon lui sans fondement et non étayée, comme le montrent ses titres de voyage et les documents de la douane. L’auteur souligne notamment que, selon le parquet régional d’Andijan en Ouzbékistan et le témoignage de T. K., il a été établi ce qui suit : le 10 juin 2010, l’auteur a passé la frontière ouzbèke en raison des émeutes qui avaient éclaté à Och ; le 11 juin 2010, il s’est rendu chez T. K., a échangé des informations sur sa situation et celle de sa famille dans le camp de réfugiés de Pakhtaoi, en Ouzbékistan, et tous sont restés chez T. K. pendant quatre jours ; ils sont ensuite retournés dans le camp et y sont restés jusqu’au 22 juin 2010, date à laquelle ils sont rentrés à Och, au Kirghizistan.

5.4L’auteur explique que plusieurs documents corroborent ces faits : une lettre du Département du Comité d’État des douanes d’Ouzbékistan pour la région d’Andijan, qui certifie que, ressortissant kirghize, il est entré en Ouzbékistan le 10 juin 2010 au poste frontière Dustlik de la région d’Andijan ; une lettre du gouvernement local de la région d’Andijan, qui atteste qu’entre le 14 et le 22 juin 2010 l’auteur se trouvait dans le camp de réfugiés Pakhtaoi dans le village de Yerkishlak (district de Jalakoudouk) ; la fiche de présence établie le 22 juin 2010 par le commandant du camp (représentant du gouvernement local de la région d’Andijan), où l’auteur figure nommément sous le numéro 10 ; un certificat remis à un membre de la famille de l’auteur par le Président de l’administration locale, qui corrobore le fait que sept ressortissants kirghizes ont séjourné chez T. K. pendant quatre jours avant de retourner dans le camp de réfugiés. En outre, le procès‑verbal de l’interrogatoire de T. K. et la réponse des services des douanes confirment que l’auteur est arrivé en Ouzbékistan le 10 juin 2010 et a séjourné chez T. K. Enfin, le tampon apposé sur le passeport de l’auteur atteste du fait qu’il est entré sur le territoire ouzbek le 10 juin 2010.

5.5Nonobstant ce qui précède, la Cour suprême, par deux fois, n’a ni examiné ni considéré le fait que l’auteur ne se trouvait pas sur le territoire de l’État partie entre le 10 et le 22 juin 2010 et que, par conséquent, il n’avait pas pu commettre les infractions dont on l’accusait. La Cour n’a pas dûment examiné le rapport médico-légal certifiant les lésions subies par l’auteur et la crédibilité des affirmations selon lesquelles ses aveux lui ont été extorqués sous la contrainte. L’expert médico-légal a seulement évoqué une possible divergence concernant le moment où les lésions corporelles avaient été infligées, sans pour autant réfuter catégoriquement qu’elles aient été infligées au poste de police. Or c’est cette possible divergence qui a été invoquée à titre d’argument principal pour refuser d’ouvrir une enquête pénale sur les allégations de torture.

5.6L’auteur affirme aussi que l’examen médico-légal ne répondait pas aux critères d’exhaustivité et de complétude ni à ceux de validité et de justification. En particulier, les faits cliniques manifestés entre le moment des actes de torture dénoncés et le moment où l’examen a été effectué n’ont pas été décrits en détail. Le rapport médico-légal consigne uniquement la présence de lésions, sans en décrire la nature, et ne contient donc pas d’analyse en bonne et due forme des lésions existantes. Bien que l’auteur se soit plaint de douleurs dans la partie gauche de la région lombaire, aucun examen n’a été effectué à cet égard. D’où, concernant les troubles fonctionnels, l’absence de données qui auraient pu servir à prouver la torture. De plus, l’auteur et son conseil n’ont pas eu la possibilité de contester l’avis de l’expert et de demander qu’un examen médical, psychologique et psychiatrique approfondi soit effectué avec le concours d’autres spécialistes compétents.

5.7L’auteur conteste l’affirmation de l’État partie selon laquelle il n’a pas pu établir l’identité des individus qui l’avaient frappé et les circonstances de son passage à tabac. Bien que l’enquête préliminaire ait établi que, le 20 avril 2011, l’auteur avait été arrêté et conduit au Département des affaires intérieures de la ville d’Och par la brigade municipale du Ministère de l’intérieur composée de M., K. et B., aucun de ces agents de sécurité n’a été interrogé. De plus, il n’y a pas eu de confrontation avec l’auteur, le parquet ayant refusé d’ouvrir une procédure pénale et de mener une enquête approfondie. L’auteur n’a pas non plus été interrogé par le parquet après le dépôt de sa plainte contre les policiers. Ainsi, l’État partie n’a pas enquêté sur les circonstances du passage à tabac de l’auteur, et l’occasion a été perdue d’interroger les témoins et d’inspecter à temps le lieu des actes de torture.

5.8L’auteur rappelle les démarches qu’il a effectuées auprès des autorités nationales. Le 22 avril 2011, avec son avocat, il a saisi le parquet régional d’Och d’une plainte contre les policiers qui l’avaient maltraité pour le forcer à avouer sa culpabilité. C’est à l’enquêteur qui était chargé de l’enquête sur les faits criminels qui étaient imputés à l’auteur qu’a été confiée la responsabilité d’examiner ses allégations de torture et c’est cet enquêteur qui a ordonné la réalisation d’un examen médico-légal pour évaluer les lésions corporelles présentées par l’auteur et en apprécier la gravité. Le 19 mai 2011, après avoir interrogé les policiers de service et sur la base des conclusions de l’examen médico-légal, l’enquêteur a refusé d’ouvrir une procédure pénale sur les allégations de torture. Le 4 mai et le 7 juin 2011 respectivement, la sœur et le conseil de l’auteur ont saisi le Procureur général de plaintes contre les policiers qui avaient torturé l’auteur. Le 28 juin 2011, le Bureau du Procureur général a rejeté ces plaintes, considérant que rien ne justifiait l’ouverture d’une procédure pénale et confirmant la décision de l’enquêteur. Le 10 octobre 2011, le conseil de l’auteur a saisi le tribunal d’instance d’Och d’une plainte contre la décision de l’enquêteur du 19 mai 2011. Le 4 novembre 2011, le tribunal d’instance d’Och a rejeté la plainte et confirmé la décision de l’enquêteur du 19 mai 2011.

5.9Le conseil de l’auteur a fait appel de la décision du tribunal d’instance d’Och auprès du tribunal régional d’Och qui, le 1er décembre 2011, a infirmé la décision du tribunal d’instance d’Och du 4 novembre 2011 ainsi que la décision de l’enquêteur du 19 mai 2011, renvoyant l’affaire pour complément d’enquête. Dans sa décision, le tribunal régional d’Och a déclaré que l’enquêteur ne s’était pas entretenu avec l’auteur et son conseil, n’avait pas vérifié leurs arguments et n’avait pas établi les circonstances dans lesquelles les lésions présentées par l’auteur lui avaient été infligées. Le 8 décembre 2011, le parquet régional d’Och a chargé l’enquêteur qui avait précédemment refusé l’ouverture d’une procédure pénale de mener le complément d’enquête. Le 18 décembre 2011, sans avoir effectué le moindre acte d’enquête, l’enquêteur a de nouveau refusé d’ouvrir une procédure pénale. Le texte de la décision du 18 décembre 2011 était identique à celui de la décision précédente du 19 mai 2011.

5.10L’auteur conteste l’affirmation de l’État partie selon laquelle le complément d’enquête a établi le bien-fondé de la décision de l’enquêteur du parquet régional d’Och de refuser l’ouverture d’une enquête pénale. Il affirme qu’aucun complément d’enquête n’a été mené par l’enquêteur, qui a ignoré la décision du tribunal régional d’Och du 1er décembre 2011 et s’est borné à réitérer son précédent refus d’ouvrir une procédure pénale. Quant à l’argument de l’État partie selon lequel les recours internes n’ont pas été épuisés, l’auteur souligne que, selon le Code de procédure pénale, la légalité et la validité des décisions des tribunaux sont contrôlées par les juridictions supérieures. Étant donné que, le 1er décembre 2011, le tribunal régional d’Och, agissant en qualité de juridiction d’appel, avait déjà considéré que la décision de l’enquêteur en date du 19 mai 2011 et la décision du tribunal d’instance d’Och en date du 4 novembre 2011 étaient arbitraires et dénuées de fondement, l’auteur et son avocat n’avaient pas de raison de se pourvoir contre la décision du tribunal régional d’Och en saisissant la Cour suprême. Par conséquent, l’auteur affirme qu’il a épuisé tous les recours internes disponibles.

Observations complémentaires de l’État partie

6.Dans une note verbale en date du 17 janvier 2018, l’État partie a réitéré ses observations initiales.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

7.1Avant d’examiner tout grief formulé dans une communication, le Comité doit, conformément à l’article 97 de son règlement intérieur, déterminer si la communication est recevable au regard du Protocole facultatif.

7.2Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément à l’article 5 (par. 2  a)) du Protocole facultatif, que la même question n’était pas déjà en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

7.3Le Comité note que selon l’État partie, l’auteur n’a pas épuisé tous les recours internes disponibles puisqu’il n’a pas contesté auprès du parquet d’une juridiction supérieure ou auprès d’un tribunal la décision de l’enquêteur du parquet régional d’Och du 18 décembre 2011 de ne pas ouvrir de procédure pénale sur ses allégations de torture. Le Comité prend note également de l’affirmation de l’auteur selon laquelle il a soumis, ainsi que sa sœur et son conseil, plusieurs plaintes auprès du Bureau du Procureur général et formé appel auprès du tribunal régional d’Och, lequel a infirmé la décision de l’enquêteur du 19 mai 2011 et la décision du tribunal d’instance d’Och du 4 novembre 2011 et a renvoyé l’affaire pour complément d’enquête. Le Comité note ainsi que l’auteur affirme avoir épuisé tous les recours internes utiles disponibles, puisqu’il a porté ses allégations de torture à plusieurs reprises devant les autorités chargées de la procédure pénale, les amenant par deux fois à rouvrir l’enquête. Par conséquent, le Comité conclut qu’en l’espèce, il n’est pas empêché par l’article 5 (par. 2 b)) du Protocole facultatif d’examiner la communication.

7.4Le Comité considère que l’auteur a suffisamment étayé, aux fins de la recevabilité, ses griefs soulevant des questions au titre de l’article 7, lu isolément et conjointement avec l’article 2 (par. 3 a)) et l’article 14 (par. 3 g)) du Pacte. Par conséquent, il déclare la communication recevable et procède à son examen au fond.

Examen au fond

8.1Conformément à l’article 5 (par. 1) du Protocole facultatif, le Comité a examiné la présente communication en tenant compte de toutes les informations que lui ont communiquées les parties.

8.2Le Comité note que l’auteur affirme avoir été torturé par la police et contraint d’avouer sa culpabilité pour des infractions alors qu’il n’avait pas pris part aux émeutes d’Och. À l’appui de son grief, l’auteur fournit des informations détaillées sur les actes de torture qu’il aurait subis. Il affirme que, le 20 avril 2011, il a été conduit dans un commissariat d’Och, où il a été menotté. Quatre policiers l’ont soumis à des sévices pour le forcer à avouer sa culpabilité dans la commission de plusieurs infractions. Pendant près de quatre heures, ils l’ont frappé à la tête et sur la nuque. Ils l’ont menacé, s’il n’avouait pas, de ne pas le laisser sortir vivant du commissariat. Ils lui ont ensuite mis un sac en plastique sur la tête et ont commencé à l’asphyxier jusqu’à ce qu’il perde connaissance. Le parquet a ordonné une enquête préliminaire, mais celle-ci n’a pas été correctement menée puisque certaines données ont été perdues, que l’auteur et son avocat n’ont pas eu la possibilité de contester l’avis de l’expert et de demander un examen médical, psychologique et psychiatrique approfondi, qu’aucun des agents de sécurité ayant arrêté l’auteur n’a été interrogé et confronté à l’auteur, que l’auteur n’a pas non plus été interrogé alors qu’il pouvait établir l’identité des individus qui l’avaient maltraité et les circonstances de ces mauvais traitements. Au bout du compte, ses plaintes ont été ignorées par le ministère public. En outre, rien dans les éléments dont dispose le Comité n’indique que les pièces prouvant que l’auteur ne se trouvait pas dans l’État partie pendant les émeutes, qui fondent son alibi et établiraient que ses aveux étaient faux, ont été sérieusement examinées. À cet égard, le Comité rappelle que dès lors qu’une plainte pour mauvais traitements contraires à l’article 7 est déposée, l’État partie doit procéder à une enquête rapide et impartiale. Les allégations de l’auteur concernant les actes de torture qu’il aurait subis et ses aveux forcés ont finalement été rejetées au motif qu’elles étaient dénuées de fondement et considérées comme inventées dans une tentative d’échapper à des poursuites pénales.

8.3Le Comité note qu’à la suite de ses plaintes, les allégations de torture de l’auteur ont été examinées par l’enquêteur qui était déjà chargé de l’enquête pénale le concernant. Il relève également que le tribunal régional d’Och a renvoyé l’affaire pour complément d’enquête et que le parquet régional d’Och a de nouveau confié le dossier au même enquêteur. Le Comité prend note, en outre, de l’allégation de l’auteur selon laquelle aucun nouvel acte d’enquête n’a été effectué par l’enquêteur et que le second refus d’ouvrir une procédure pénale était rédigé dans les mêmes termes que la précédente décision. Le Comité observe dès lors que les pièces figurant au dossier ne lui permettent pas de conclure que l’enquête sur les allégations de torture a été effective et impartiale. En l’espèce, l’absence d’enquête impartiale est aussi attestée par le fait que rien n’indique que l’enquêteur a entrepris de nouveaux actes d’enquête, hormis l’audition des policiers : par exemple, il n’a pas rencontré ni interrogé l’auteur au sujet de ses allégations de torture, n’a pas inspecté le lieu des actes de torture, n’a pas interrogé de témoins et n’a pas élucidé les circonstances dans lesquelles les lésions corporelles présentées par l’auteur lui avaient été infligées.

8.4Le Comité prend note aussi de l’affirmation de l’auteur selon laquelle, au moment des émeutes d’Och et de la commission des infractions pour lesquelles il a été condamné, il ne se trouvait pas sur le territoire de l’État partie. Bien que cette affirmation ait été étayée par des preuves écrites, rien dans le dossier n’indique qu’elle ait été examinée à un moment ou un autre des procédures internes. Le Comité constate donc que cet élément essentiel a été ignoré par le ministère public et par les tribunaux et n’a été ni examiné ni contesté par l’État partie dans ses observations. Le Comité constate également que l’État partie se contente de déclarer qu’il s’est fondé sur le rapport médico-légal et les dépositions de la victime et de témoins oculaires pour établir la culpabilité de l’auteur, sans fournir d’explication ou de documents à l’appui.

8.5À la lumière de ces considérations, le Comité constate que les autorités compétentes de l’État partie n’ont pas accordé toute l’attention voulue aux plaintes déposées par l’auteur dans le cadre des procédures pénales internes pour faits de torture. Dans ces circonstances, le Comité conclut que les faits dont il est saisi font apparaître une violation des droits garantis à l’auteur par l’article 7, lu isolément et conjointement avec l’article 2 (par. 3 a)) et l’article 14 (par. 3 g)) du Pacte.

9.Le Comité, agissant en vertu de l’article 5 (par. 4) du Protocole facultatif, constate que les faits dont il est saisi font apparaître une violation par l’État partie des droits garantis à l’auteur par l’article 7, lu isolément et conjointement avec l’article 2 (par. 3 a)) et l’article 14 (par. 3 g)) du Pacte.

10.Conformément à l’article 2 (par. 3 a)) du Pacte, l’État partie est tenu d’assurer à l’auteur un recours utile. Il a l’obligation d’accorder une réparation intégrale aux individus dont les droits garantis par le Pacte ont été violés. En conséquence, l’État partie est tenu, entre autres, de prendre les mesures voulues pour : a) annuler la condamnation de l’auteur et, si nécessaire, organiser un nouveau procès dans le respect du droit à un procès équitable et des autres garanties procédurales ; b) mener rapidement une enquête impartiale, effective et approfondie sur les allégations de torture de l’auteur et engager des poursuites pénales contre les responsables ; et c) accorder à l’auteur une indemnisation adéquate. L’État partie est également tenu de prendre toutes les mesures nécessaires pour que des violations analogues ne se reproduisent pas.

11.Étant donné qu’en adhérant au Protocole facultatif, l’État partie a reconnu que le Comité a compétence pour déterminer s’il y a ou non violation du Pacte et que, conformément à l’article 2 du Pacte, il s’est engagé à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant de sa juridiction les droits reconnus dans le Pacte et à assurer un recours utile lorsqu’une violation a été établie, le Comité souhaite recevoir de l’État partie, dans un délai de cent quatre-vingts jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet aux présentes constatations. L’État partie est invité en outre à rendre celles-ci publiques et à les diffuser largement dans ses langues officielles.