Nations Unies

CCPR/C/123/D/2424/2014

Pacte international relatif aux droits civils et politiques

Distr. générale

18 septembre 2018

Français

Original : espagnol

Comité des droits de l’homme

Constatations adoptées par le Comité au titre de l’article 5 (par. 4) du Protocole facultatif, concernant la communication no 2424/2014*,**

Communication présentée par :

Cosme Ignacio Marino Demonte

Au nom de :

Cosme Ignacio Marino Demonte

État partie :

Argentine

Date de la communication :

5 août 2013 (date de la lettre initiale)

Références :

Décision prise en application de l’article 97 du règlement intérieur, communiquée à l’État partie le 16 juin 2014 (non publiée sous forme de document)

Date des constatations :

25 juillet 2018

Objet :

Recours abusif à la détention provisoire

Question(s) de procédure :

-

Question ( s ) de fond :

Liberté de la personne ; présomption d’innocence

Article ( s ) du Pacte :

9 (par. 3) et 14 (par. 2)

Article ( s ) du Protocole facultatif :

2, 3 et 5 (par. 2 a) et b))

1.1L’auteur de la communication est Cosme Ignacio Marino Demonte, de nationalité argentine, né le 28 février 1952 à Paraná (Argentine). Il affirme que l’État partie a violé les droits qu’il tient du paragraphe 3 de l’article 9 et du paragraphe 2 de l’article 14 du Pacte. L’auteur n’est pas représenté par un conseil. Le Protocole facultatif est entré en vigueur pour l’Argentine le 23 mars 1976.

1.2Le 17 novembre 2014, le Rapporteur spécial chargé des nouvelles communications et des mesures provisoires, agissant au nom du Comité, a rejeté la demande de l’État partie tendant à ce que la recevabilité soit examinée séparément du fond.

Exposé des faits

2.1Entre 1976 et 1977, l’auteur a exercé les fonctions d’officier subalterne dans la division de Paraná de la Police fédérale argentine. À ce titre, il n’avait aucune autonomie fonctionnelle et aucun pouvoir de décision et n’a jamais pris part à une activité criminelle en tant que membre de la police.

2.2Le 19 avril 2010, l’épouse de l’auteur lui a téléphoné pour lui dire que des membres de la Gendarmerie nationale argentine étaient passés à son domicile dans la matinée ; il a quitté son lieu de travail et s’est présenté volontairement aux autorités, qui l’ont alors accusé d’avoir commis, pendant qu’il exerçait ses fonctions dans la police, les infractions suivantes : privation illégitime de liberté, avec la circonstance aggravante de sa qualité d’agent public, abus d’autorité, du fait de son recours à la violence et à des menaces, ainsi que de l’application de châtiments et de contraintes physiques (art. 144 bis, al. 1, 2, 3 de la loi no 14616 du Code pénal), et homicide doublement qualifié, dans le cadre d’une disparition forcée (art. 80, al. 2), 6) et 9) de la loi no 21338). Six autres personnes ont été inculpées dans le cadre de cette enquête.

2.3À la même date, l’auteur a été placé en détention dans l’unité pénale no 1 de Paraná du Service pénitentiaire d’Entre Ríos. Le 18 mai 2010, un mandat de dépôt a été délivré à l’encontre de l’auteur.

2.4Le 23 novembre 2012, la chambre no 1 de la juridiction fédérale de Paraná a décidé de proroger d’un an la détention provisoire de l’auteur, étant donné que « les faits incriminés sont constitutifs de crimes contre l’humanité et que la nature des infractions, le nombre des accusés, les chefs retenus contre chacun d’entre eux ainsi que le volume du dossier et la complexité de la présente affaire justifient l’application de la doctrine des sept critères, laquelle autorise à penser qu’en l’espèce, il est raisonnable de maintenir les accusés en détention provisoire ». La chambre a indiqué qu’il fallait mettre dans la balance le droit de l’accusé d’être libre pendant la procédure et le droit de la société de se défendre et de se prémunir contre l’impunité. De plus, elle a indiqué que « les chefs retenus contre les accusés » constituaient une justification suffisante, tant concrètement qu’hypothétiquement, pour qu’ils essayent d’échapper à la justice. Enfin, elle a indiqué que le maximum de trois ans fixé pour la détention provisoire à l’article premier de la loi no 24390 doit répondre au critère du caractère raisonnable et n’est pas automatiquement d’application.

2.5Le 14 mars 2013, l’auteur et les autres accusés ont formé un recours contre la décision du 23 novembre 2012. L’auteur a fait valoir que la décision ne respectait pas les conditions prévues par la loi − caractère raisonnable et proportionnalité ; que l’article premier de la loi no 24390 fixait la durée maximale de la détention provisoire ; que celle‑ci ne pouvait être prorogée que d’un an, précisant, dans son cas, que la durée maximale venait à échéance le 19 avril 2013. De plus, il n’y avait pas de risque de fuite le concernant, puisqu’il n’avait jamais pris la fuite et ne s’était jamais dérobé à la justice.

2.6Le 28 mai 2013, la chambre fédérale d’appel de Paraná a rejeté le recours, au motif que « l’extrême gravité des chefs retenus contre les accusés en l’espèce, ainsi que la peine qu’ils encourent, la nature des infractions et les incidences sociales de la cause font, en principe, sérieusement obstacle à leur mise en liberté sous caution ». La chambre a ajouté qu’il existait « de bonnes raisons de ne pas sous-estimer les structures de pouvoir auxquelles les accusés pourraient facilement faire appel pour recouvrer la liberté, structures qui agiraient au mépris total de la loi ». Elle a précisé en outre que la durée prévue par l’article premier des lois nos 24390 et 25430 ne constitue pas une échéance inéluctable et que « la volonté du législateur était, en autorisant le dépassement de la durée ordinaire, que les infractions les plus graves et les plus difficiles à élucider puissent être jugées dans un délai raisonnable, comme l’État est tenu d’y veiller ».

2.7Le 20 novembre 2013, la détention provisoire de l’auteur a été prorogée pour une année supplémentaire, à titre de mesure conservatoire.

2.8Le 14 mars 2014, l’auteur et les autres accusés ont demandé leur remise en liberté, faisant valoir qu’étant donné la décision du 20 novembre 2013 de proroger leur détention provisoire, la durée légale maximale prévue par les lois nos 24390 et 25430 avait été dépassée. Cette demande a été rejetée.

2.9Par la suite, l’auteur a formé un recours extraordinaire au niveau fédéral, rejeté le 8 avril 2014 par la Cour suprême de justice, qui s’est limitée à indiquer que les considérations énoncées dans un autre procès s’appliquaient en l’espèce, raison pour laquelle le recours était dénué de fondement.

2.10Le 19 décembre 2014, la juridiction fédérale de Paraná a de nouveau prorogé d’un an la détention provisoire de l’auteur et des autres accusés. Elle a indiqué que, selon les articles 3 et 4 de la loi no 24390 (modifiée par la loi no 25430), les retards causés par l’accusé constituent un fondement suffisant pour que le ministère public s’oppose à sa remise en liberté, comme c’est le cas en l’espèce. Elle a indiqué en outre qu’il était raisonnable de proroger la détention provisoire, étant donné « la nature, le type et le nombre des faits reprochés aux accusés, ainsi que la complexité de l’affaire et le Code de procédure pénale dont elle relève », et que, tant que le jugement n’aura pas été prononcé, « il est encore possible, si on les remettait en liberté, qu’ils aient recours à la dissimulation de preuves ou à l’intimidation de témoins ou qu’ils prennent la fuite pour échapper à la justice ».

2.11Le 13 mai 2015, l’auteur a déposé une plainte pour dénoncer le fait qu’il était détenu à l’unité pénale no 1 depuis le 19 avril 2010, en violation de la loi no 24390 qui fixe à trois ans la durée légale maximale de la détention provisoire, ajoutant que plus de cinq mois après son dépôt, son recours contre la décision de prolonger sa détention provisoire n’avait pas encore été transmis au juge compétent.

2.12Le 16 juin 2015, le juge a déclaré la plainte dénuée de fondement au motif que le recours avait été transmis au tribunal compétent le 12 juin 2015 ; il a fait en outre observer que le traitement du recours en question avait été indûment retardé et qu’il fallait faire en sorte que cela ne se reproduise plus.

Teneur de la plainte

3.1L’auteur affirme que l’État partie a violé les droits qu’il tient du paragraphe 3 de l’article 9 et du paragraphe 2 de l’article 14 du Pacte.

3.2L’auteur affirme que son droit à la liberté, consacré au paragraphe 3 de l’article 9 du Pacte a été violé du fait que la détention provisoire lui a été imposée de façon permanente, et non à des fins judiciaires, et ce, sans que rien n’ait jamais indiqué qu’il risquait de prendre la fuite. À cet égard, il insiste sur le fait que, dans l’ordre juridique argentin, seul le risque de fuite ou d’obstruction à l’enquête justifie la détention provisoire, et qu’un tel risque n’existe pas dans son cas, puisqu’il s’est volontairement présenté aux autorités dès qu’il a appris qu’on était venu le chercher à son domicile. Il est ministre du culte de l’Association internationale des Témoins de Jéhovah et il a de forts liens familiaux ; l’affirmation selon laquelle il pourrait fuir et passer dans la clandestinité est donc une appréciation absurde et arbitraire de sa situation sociale et familiale. L’auteur indique également qu’il n’y a aucun risque qu’il fasse obstruction à l’enquête parce que les faits retenus contre lui remontent à 1976 et 1977, et que le temps qui s’est écoulé depuis rend illusoire toute tentative de confirmer les infractions qui lui sont reprochées. Il affirme en outre que les tribunaux nationaux n’ont pas respecté la durée maximale de la détention provisoire fixée par les lois nos 24390 et 25430. Il soutient que la décision de le maintenir en détention provisoire est déraisonnable et disproportionnée. Il ajoute que les autorités nationales ne devraient pas interpréter l’exercice des droits de la défense comme « une manœuvre dilatoire » et qu’il faudrait aussi tenir compte dans ce contexte des actions intentées par l’État pour lui refuser le bénéfice d’une libération.

3.3S’agissant de la violation de la présomption d’innocence consacrée au paragraphe 2 de l’article 14 du Pacte, l’auteur affirme que le recours injustifié à la détention provisoire, à des fins non judiciaires et sans qu’il soit tenu compte de sa situation personnelle, porte atteinte à son droit à la présomption d’innocence.

Observations de l’État partie sur la recevabilité

4.1Le 18 août 2014, l’État partie a présenté ses observations sur la recevabilité de la communication. Il soutient que celle-ci est irrecevable et que les prétendues manifestations d’arbitraire dénoncées par l’auteur tiennent à une simple différence de critères quant à l’interprétation des règles qui régissent la détention provisoire et à leur application par les organes judiciaires, et ne constituent pas une violation du Pacte. De plus, il soutient que l’auteur invoque de manière trop générale la violation du paragraphe 3 de l’article 9 et du paragraphe 2 de l’article 14 du Pacte.

4.2L’État partie soutient que les prorogations de la détention provisoire ont plusieurs explications : la nature et la complexité de l’affaire, le fait que l’auteur est poursuivi pour crimes contre l’humanité, l’existence de plusieurs coaccusés, ainsi que le volume et la difficulté du dossier. Il indique en particulier que la complexité du dossier tient aux éléments suivants : a) le nombre de faits incriminés ; b) le caractère clandestin de ces faits (privations de liberté illégales dans des lieux de détention illégaux, actes de torture) ; c) les manœuvres visant à dissimuler l’identité des responsables ; d) la quantité de preuves produites ; e) le nombre des parties prenantes aux procédures, notamment des personnes physiques et morales participant en tant que plaignants ; f) le temps écoulé depuis les faits ; g) le nombre d’instances appelées à examiner les allégations des parties. L’État partie fait observer qu’il ne serait pas approprié que les mêmes critères soient mécaniquement appliqués en ce qui concerne la détention provisoire, en cas d’infractions de droit commun et en cas de crimes contre l’humanité ou de violations graves des droits de l’homme. Lorsqu’il s’agit de crimes contre l’humanité, « le risque que de telles infractions puissent rester impunies impose que l’on envisage et évalue différemment l’opportunité de mesures conservatoires restreignant la liberté des accusés ». L’État partie prie le Comité d’examiner la communication dans le contexte du processus de vérité et de justice mené en Argentine et souligne que, pour déterminer le caractère raisonnable de la détention provisoire en cas de crimes contre l’humanité, il faut se pencher sur la jurisprudence des tribunaux chargés de connaître de tels crimes.

4.3L’État partie soutient que, dans le cas de l’auteur, les caractéristiques propres aux infractions qui lui sont reprochées, le « fort » soupçon de culpabilité qui pèse sur lui, la gravité de la peine encourue et le risque que le procès ne puisse aboutir parce que les preuves auraient été altérées ou que les accusés ne comparaîtraient pas, sont autant de raisons pour lesquelles les juges, à la lumière des principes d’exceptionnalité et de proportionnalité, ont décidé de le maintenir en détention provisoire. Les paramètres objectifs pris en considération pour éviter le risque de fuite sont la nature des accusations et l’état d’avancement du procès.

4.4L’État partie conclut que l’auteur a pu exercer pleinement son droit d’accès à des organes judiciaires compétents, indépendants et impartiaux, que les poursuites engagées contre lui ont été menées dans un délai raisonnable et dans le respect des garanties judiciaires et que les allégations de l’auteur ne font que refléter la différence des critères utilisés pour interpréter la loi dans le cadre de décisions internes. L’État partie considère par conséquent que, eu égard au rôle subsidiaire du Comité, la communication doit être déclarée irrecevable.

Commentaires de l’auteur sur les observations de l’État partie quant à la recevabilité

5.1Le 7 octobre 2014, l’auteur a répondu aux observations de l’État partie concernant la recevabilité de la communication. Il considère que, dans ses observations, l’État partie a invoqué des formules dogmatiques pour justifier son maintien en détention provisoire, malgré le fait qu’il est toujours ressorti clairement de sa situation personnelle comme de ses convictions morales, éthiques et religieuses qu’il méritait de rester libre dans l’attente du procès, puisqu’il n’y a jamais eu aucune raison concrète de le maintenir en détention provisoire. Il fait valoir que le procès en est encore au stade de l’instruction et que quantité de preuves ont été recueillies alors qu’il était toujours libre, sans qu’il ne fasse jamais obstruction à l’enquête.

5.2L’auteur affirme que, dans son cas, la durée maximale de la détention provisoire (trois ans) fixée par les lois nos 24390 et 25430 a été dépassée et qu’il n’est plus possible de la prolonger. Pour l’État partie, « durée raisonnable » de la détention provisoire signifie emprisonnement pour une durée indéterminée ou incarcération provisoire à perpétuité. Il fait observer que l’État partie a construit un « système double », puisqu’il applique le critère du caractère raisonnable aux accusés de droit commun, dont la détention provisoire ne dépasse pas trois ans, tandis qu’en cas de crimes contre l’humanité, la détention provisoire des accusés peut être prolongée indéfiniment, à la discrétion du pouvoir judiciaire.

5.3L’auteur affirme que, contrairement à ce que prétend l’État partie, il ne s’agit pas simplement d’une différence dans les critères d’évaluation et d’application des normes qui régissent la détention provisoire, mais d’une atteinte à ses droits fondamentaux de la part des autorités judiciaires qui ont rendu des décisions à motivation politique.

5.4L’auteur renvoie à la jurisprudence du Comité des droits de l’homme selon laquelle la détention avant jugement doit être l’exception et que la libération sous caution doit être accordée « sauf dans les cas où le suspect risque de se cacher ou de détruire des preuves, de faire pression sur les témoins ou de quitter le territoire de l’État partie ». L’auteur rappelle que, selon la Constitution de l’Argentine, les seuls motifs pouvant justifier la détention provisoire sont le risque de fuite et le risque de nuire à l’enquête.

Observations de l’État partie sur le fond

6.1Les 23 janvier et 26 février 2015, l’État partie a présenté ses observations sur le fond de la communication. Il a réitéré les arguments qu’il avait développés dans ses observations concernant la recevabilité, faisant observer que, selon lui, les commentaires de l’auteur ne contenaient pas de faits nouveaux.

6.2L’État partie indique que la durée de la détention provisoire de l’auteur a été prorogée d’un an, le 13 novembre 2012, puis d’une année supplémentaire, le 20 novembre 2013. Il explique qu’il a été décidé de proroger la durée de la détention provisoire de l’auteur en raison de la complexité de l’affaire, l’enquête portant sur de nombreuses atteintes aux droits de l’homme dirigées contre 52 victimes, dont quatre cas de disparition forcée et un assassinat.

6.3L’État partie ajoute que les retards pris par la procédure ont un lien avec les recours manifestement infondés formés par l’auteur. Il mentionne, en particulier, la décision du 7 mai 2014 par laquelle la chambre fédérale d’appel de Paraná a rejeté le recours de l’auteur, en indiquant que, « comme l’a souligné le magistrat du présent tribunal à plusieurs occasions, la complexité de la cause, qui tient à sa nature et au nombre de faits sur lesquels porte l’enquête, au profil des personnes impliquées, à la destruction ou à l’occultation de preuves ; à la fréquence des recours introduits par l’accusé Demonte et ses coaccusés ainsi qu’à l’utilisation de manœuvres dilatoires, en particulier la récusation continuelle des magistrats chargés des procédures principales comme des procédures incidentes, qui ont empêché le déroulement normal du procès et occasionné un gaspillage de ressources, sont autant de raisons pour lesquelles la détention provisoire peut être prorogée selon la loi no 24390 et la loi no 25430 portant modification de la première ».

Commentaires de l’auteur sur les observations de l’État partie concernant le fond

7.Le 2 mars 2015, l’auteur a soumis ses commentaires sur les observations de l’État partie. Il indique que l’État partie a reconnu lui-même que sa détention provisoire s’était prolongée indûment, essayant de se dédouaner en prétendant que le retard résultait de la stratégie de la défense. Il réitère l’argument selon lequel l’État partie ne saurait dégager sa responsabilité à cet égard en invoquant l’exercice légitime par l’auteur des droits de la défense et fait valoir que le fait de sanctionner l’accusé pour ce motif pose des problèmes sur le plan de l’état de droit. Il prie le Comité de recommander à l’État partie de mettre fin à sa détention jusqu’au moment où il sera statué au fond sur l’affaire.

Observations complémentaires de l’État partie

8.Les 6 juillet et 28 septembre 2015, l’État partie a présenté des observations complémentaires. L’auteur n’ayant pas invoqué d’arguments nouveaux ni en fait, ni en droit, il prie le Comité de considérer qu’il réitère pour sa part les observations formulées concernant la recevabilité et le fond. De plus, il fait savoir au Comité que, dans le cadre du procès visant l’auteur et d’autres personnes, les accusés ont formé des recours contre les décisions du juge d’instance déclarant irrecevables certaines preuves présentées par les accusés et que ces recours sont encore pendants.

Nouveaux commentaires de l’auteur

9.1Les 26 avril, 13 mai et 21 juillet 2014, 21 janvier, 28 avril et 20 juin 2015, ainsi que le 4 août 2016, l’auteur a soumis au Comité des renseignements complémentaires.

9.2L’auteur s’est tout d’abord référé à l’épuisement des recours internes. Il indique avoir épuisé tous les recours disponibles, précisant que la dernière décision à prendre en compte est celle du 8 avril 2014, dans laquelle la Cour suprême de justice déclarait irrecevable son recours extraordinaire (par. 2.9).

9.3Il a ensuite évoqué le non-respect des conditions fixées par la loi pour le maintien en détention provisoire. Il fait savoir qu’il n’a pas d’antécédents pénaux, qu’il est ministre du culte des Témoins de Jéhovah, qu’il est marié depuis quarante ans, que depuis 2001, il réside dans la ville où se trouve la chambre saisie de l’affaire, que sa famille dépend de sa retraite et qu’il a eu une conduite exemplaire tout au long de sa détention. Il indique que, malgré ce qui précède, son maintien en détention provisoire a été prorogé à trois reprises, la dernière prorogation ayant été prononcée le 19 décembre 2014 par la chambre fédérale de Paraná. Il fait savoir qu’il a introduit un recours contre cette décision, qui est toujours pendante devant la chambre d’appel fédérale de Paraná.

9.4Il informe le Comité de ce que les condamnés de droit commun peuvent sortir tous les jours de la prison pour suivre des cours ou des programmes d’étude, tandis qu’il n’est pas autorisé à exercer son ministère pendant les services religieux de deux heures, qui sont célébrés le mercredi dans un autre centre de détention, au prétexte que sa liberté de culte est déjà garantie par le seul fait qu’il reçoit la visite hebdomadaire d’un coreligionnaire.

9.5Enfin, l’auteur réitère sa demande tendant à ce que, compte tenu de la subsidiarité de la détention provisoire, celle-ci soit remplacée par l’interdiction de quitter le territoire, le versement d’une caution réelle ou personnelle, le placement sous surveillance électronique ou l’assignation à résidence.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

10.1Avant d’examiner tout grief formulé dans une communication, le Comité doit, conformément à l’article 93 de son règlement intérieur, déterminer si la communication est recevable au regard du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.

10.2Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément à l’alinéa a) du paragraphe 2 de l’article 5 du Protocole facultatif, que la même question n’était pas déjà en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

10.3Le Comité prend note de l’affirmation de l’auteur selon laquelle il a épuisé tous les recours internes disponibles pour contester sa détention provisoire. De plus, il note que l’État partie n’a soulevé aucune objection à cet égard, de sorte qu’il considère que les conditions prévues à l’alinéa b) du paragraphe 2 de l’article 5 du Protocole facultatif sont remplies (par. 9.2).

10.4Le Comité prend note du grief de l’auteur selon lequel il y a eu violation du paragraphe 2 de l’article 14 du Pacte du fait que la détention provisoire a été imposée à des fins non judiciaires et sans qu’il soit tenu compte de sa situation personnelle. Il prend note également de l’argument de l’État partie, qui affirme que les allégations de l’auteur à ce propos sont générales, que l’auteur a pu exercer pleinement son droit d’accès à des organes judiciaires et que sa cause a été entendue conformément à la loi et dans le respect des garanties judiciaires. Le Comité fait observer que l’auteur présente ses griefs dans des termes généraux et ne donne pas d’informations concrètes permettant d’établir qu’il a été porté atteinte à son droit à la présomption d’innocence. En conséquence, le Comité considère que les griefs tirés du paragraphe 2 de l’article 14 du Pacte n’ont pas été suffisamment étayés aux fins de la recevabilité, et les déclare irrecevables au regard de l’article 2 du Protocole facultatif.

10.5Le Comité note que, selon l’État partie, les griefs de l’auteur quant au caractère prétendument arbitraire de sa détention provisoire tiennent à une simple différence dans les critères d’interprétation et d’application des normes régissant la détention provisoire en Argentine, et ne constituent pas une violation du Pacte. De même, il note l’argument de l’État partie concernant les dispositions légales applicables et les critères utilisés par les autorités judiciaires pour décider à trois reprises de proroger la détention provisoire de l’auteur. Il note en outre la position de l’État partie s’agissant des nombreux recours introduits par l’accusé, en particulier la récusation continuelle des magistrats chargés des procédures principales comme des procédures incidentes (par. 4.1 à 4.3 et 6.2 à 6.3), qui ont prolongé l’examen de l’affaire et empêché les autorités judiciaires de s’acquitter promptement de leurs fonctions.

10.6Le Comité note par ailleurs que, selon l’auteur, il ne s’agit pas simplement d’une différence dans les critères d’évaluation et d’application des normes qui régissent la détention provisoire, mais d’une atteinte à ses droits fondamentaux de la part des autorités judiciaires, qui ont rendu des décisions à motivation politique (par. 5.3).

10.7Le Comité constate que les griefs soulevés par l’auteur au titre du paragraphe 3 de l’article 9 ont été suffisamment étayés aux fins de la recevabilité. En conséquence, il les déclare recevables et procède à leur examen quant au fond.

Examen au fond

11.1Conformément au paragraphe 1 de l’article 5 du Protocole facultatif, le Comité des droits de l’homme a examiné la présente communication en tenant compte de toutes les informations que lui ont communiquées les parties.

11.2Le Comité prend note des griefs de l’auteur selon lesquels la durée de sa détention provisoire (plus de cinq ans à partir du 19 avril 2010) a porté atteinte à son droit à la liberté parce que, selon les lois nos 24390 et 25430, la durée maximale de la détention provisoire est de trois ans et qu’il a toutefois été décidé de proroger sa détention à trois reprises, sans tenir compte du fait qu’il ne risquait pas de prendre la fuite ou de nuire à l’enquête (par. 3.2 et 5.2). À ce propos, le Comité prend également note des arguments de l’auteur selon lesquels sa situation personnelle, notamment ses forts liens familiaux et ses convictions religieuses, ainsi que le fait qu’il s’est présenté volontairement aux autorités judiciaires dès qu’il a appris qu’on était venu le chercher à son domicile et qu’il n’a aucunement gêné la collecte d’éléments de preuve pendant qu’il était libre, laisse penser qu’il n’existe pas de risques de fuite ou d’obstruction à l’enquête, ce dont les juridictions nationales n’ont tenu aucun compte (par. 2.2, 2.5, 3.2 et 9.3).

11.3Le Comité prend note également des arguments de l’État partie selon lesquels la durée de la détention provisoire de l’auteur et ses prorogations successives ont été décidées sur la base des dispositions légales applicables et d’éléments objectifs tels que la gravité des chefs retenus contre lui (crimes contre l’humanité ayant fait 52 victimes, dont quatre cas de disparition forcée et un assassinat), le volume du dossier et la complexité de l’affaire, qui comportait de nombreux coaccusés et parties prenantes, notamment des personnes physiques et morales participant en tant que plaignants ; la quantité de preuves produites ; les manœuvres visant à dissimuler l’identité des responsables ; le temps écoulé depuis les faits et le caractère clandestin de ceux-ci (par. 4.2). Il note en outre que l’État partie affirme que tant la décision relative à la détention provisoire que les décisions tendant à la proroger ont été rendues par les autorités compétentes, qui ont pris en considération des éléments tels que le « fort » soupçon de culpabilité qui pesait sur l’auteur et le risque, si celui-ci bénéficiait d’une libération conditionnelle, que le procès ne puisse aboutir en raison d’une altération des preuves ou de la non-comparution des accusés, et que la procédure judiciaire s’est prolongée à cause des nombreux recours formés par l’auteur (par. 2.4, 2.6, 2.10, 4.2, 4.3, 6.2, 6.3 et 10.4). Selon l’État partie, il ne serait pas approprié d’appliquer mécaniquement les mêmes critères relatifs à la détention provisoire en cas d’infractions de droit commun et en cas de crimes contre l’humanité ou de violations graves des droits de l’homme, affaires dans lesquelles on s’emploie avant tout à établir la vérité et à faire triompher la justice (par. 2.6, 4.2 et 6.3).

11.4Le Comité rappelle son observation générale no 35 (2014) sur la liberté et sécurité de la personne, qui dispose que le placement des prévenus en détention dans l’attente de leur procès, loin de constituer la pratique courante, devrait demeurer l’exception, être conforme à la loi et reposer sur une évaluation au cas par cas établissant son caractère raisonnable et nécessaire au regard de toutes les circonstances, par exemple pour éviter que l’accusé ne prenne la fuite, n’altère les preuves ou ne commette une nouvelle infraction. Il rappelle aussi que la gravité des faits incriminés ne saurait à elle seule justifier la prorogation de la détention provisoire ; que la loi doit préciser les éléments qui peuvent la justifier et non se borner à invoquer des motifs vagues et généraux comme « la sécurité publique » ; qu’une fois qu’il a été décidé que la détention provisoire était nécessaire, une telle décision doit être réexaminée régulièrement afin de déterminer si la détention demeure raisonnable et nécessaire au regard d’autres options disponibles.

11.5En l’espèce, la détention provisoire de l’auteur a commencé le 19 avril 2010 et a été prorogée à trois reprises, à savoir le 23 novembre 2012, le 20 novembre 2013 et le 19 décembre 2014. Le Comité note qu’à chaque fois, la prorogation a été décidée en application des lois nos 25430 et 24390, ainsi que de l’article 319 du Code de procédure pénale et que, dans chaque cas, le tribunal a examiné les circonstances particulières de l’espèce. Le tribunal a donc tenu compte du nombre des faits incriminés ; de leur nature et de leur caractère clandestin (privations de liberté illégales dans des lieux de détention illégaux, actes de torture) ; des manœuvres visant à dissimuler l’identité des responsables ; de la quantité de preuves produites ; du nombre des parties prenantes aux procédures ; du temps écoulé depuis les faits ; de la gravité de la sanction encourue ; de la notoriété de l’affaire ; du nombre des instances appelées à examiner les allégations des parties ; de la prolongation de la procédure résultant des nombreux recours formés par l’auteur dans l’exercice du droit de la défense. Ainsi, en procédant à cette analyse, les tribunaux nationaux ne se sont pas contentés d’invoquer la gravité des faits incriminés. Le Comité considère qu’au contraire, les autorités de l’État partie ont procédé à une analyse minutieuse qui les as amenées à conclure que, prises dans leur ensemble, les circonstances de l’espèce justifiaient la prorogation de la détention provisoire, qu’elles considéraient raisonnable et nécessaire dans le cas de l’auteur, afin d’éviter les risques d’impunité pouvant résulter de la fuite de l’auteur, de l’altération ou de l’élimination de preuves ou d’une éventuelle intimidation des témoins et des victimes.

11.6Au vu de ce qui précède et du fait que l’auteur n’a pas fourni d’éléments qui viendraient infirmer les arguments de l’État partie selon lesquels sa libération risquerait de compromettre l’enquête et le procès, le Comité considère qu’en l’espèce, la prorogation de la détention provisoire de l’auteur est raisonnable et nécessaire. En conséquence, il conclut que l’État partie n’a pas porté atteinte aux droits que l’auteur tient du paragraphe 3 de l’article 9 du Pacte.

12.Le Comité, agissant en vertu du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques, constate que, vu les circonstances particulières de l’espèce, la prolongation de la détention provisoire de l’auteur n’a pas entraîné de violation des droits garantis à l’auteur par le paragraphe 3 de l’article 9 du Pacte.