Nations Unies

CCPR/C/121/D/2594/2015

Pacte international relatif aux droits civils et politiques

Distr. générale

4 décembre 2017

Français

Original : anglais

Comité des droits de l’homme

Constatations adoptées par le Comité au titre de l’article 5 (par. 4) du Protocole facultatif, concernant la communication no 2594/2015 * , * *

Communication présentée par :

K. S. et M. S. (représentés par un conseil, J. Bruhn-Petersen)

Au nom de :

Les auteurs

État partie :

Danemark

Date de la communication :

31 mars 2015

Références :

Décision prise en application des articles 92 et 97 du règlement intérieur du Comité, communiquée à l’État partie le 7 avril 2015 (non publiée sous forme de document)

Date des constatations :

7 novembre 2017

Objet :

Expulsion vers l’Afghanistan

Question(s) de procédure :

Griefs insuffisamment étayés

Question(s) de fond :

Torture et peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants

Article(s) du Pacte :

7

Article(s) du Protocole facultatif :

2

1.1Les auteurs de la communication sont M. S., née en 1949, et son fils, K. S., né en 1993, tous deux de nationalité afghane. Ils font l’objet d’un arrêté d’expulsion vers l’Afghanistan. Ils affirment que leur renvoi dans leur pays constituerait une violation des droits qu’ils tiennent de l’article 7 du Pacte. Le Protocole facultatif est entré en vigueur pour l’État partie le 23 mars 1976. Les auteurs sont représentés par un conseil.

1.2Le 7 avril 2015, en application de l’article 92 de son règlement intérieur, le Comité, agissant par l’intermédiaire de son Rapporteur spécial chargé des nouvelles communications et des mesures provisoires, a demandé à l’État partie de ne pas renvoyer les auteurs en Afghanistan tant que la communication serait à l’examen. Le 7 octobre 2015, l’État partie a prié le Comité de retirer sa demande de mesures provisoires (voir par. 4.8 ci‑après). Le 24 avril 2017, le Rapporteur spécial a rejeté la demande de levée des mesures provisoires formulée par l’État partie.

Rappel des faits présentés par les auteurs

2.1Le père de K. S. était un haut fonctionnaire de police de l’administration de l’ex‑Président Najibullah et était en poste à Mazar-e Charif (Afghanistan). Après la chute du régime de Najibullah, le père et le frère aîné de K. S. ont été exécutés par les Taliban. À la suite de ces événements, les auteurs ont fui au Pakistan à une date non précisée. Après avoir passé six ou sept années au Pakistan, les auteurs sont revenus en Afghanistan à une date non précisée en 2010 en raison des problèmes de santé de M. S.. Quelques mois après leur arrivée, ils ont été contactés par les Taliban, qui ont sommé K. S. de se rendre au Waziristan et de s’engager dans le jihad. Le lendemain, les auteurs ont quitté l’Afghanistan pour le Danemark.

2.2Les auteurs sont arrivés au Danemark le 5 mai 2010 et y ont demandé l’asile le jour même. Ils indiquent qu’une trentaine de membres de leur famille sont établis au Danemark et qu’ils n’ont plus de famille en Afghanistan.

2.3Peu après leur arrivée au Danemark, M. S. a abandonné K. S., qui est ainsi devenu un mineur non accompagné. En conséquence, l’examen de la demande d’asile de K. S. a été suspendu pendant plus de trois ans. À une date non précisée, M. S. est revenue et les autorités ont repris l’examen des deux demandes d’asile.

2.4Le 2 décembre 2013, les auteurs ont eu leur premier entretien avec le Service danois de l’immigration. M. S. n’était pas en état de participer à cet entretien pour des raisons de santé, mais elle a été représentée par son fils aîné, qui vivait au Danemark.

2.5Le 20 décembre 2013, le Service danois de l’immigration a rejeté la demande d’asile des auteurs. Leur affaire a été portée devant la Commission des recours des réfugiés. K. S. a présenté à la Commission de nouveaux motifs d’asile, à savoir que sa famille avait été menacée par l’ex-mari de sa sœur, qui faisait partie de la diaspora afghane établie aux États-Unis d’Amérique et qui prétendait avoir été déshonoré par le divorce de sa sœur. K. S. a indiqué que cet ex-mari avait envoyé au Service danois de l’immigration un message électronique anonyme dans lequel il affirmait que les auteurs avaient donné des informations mensongères dans leur demande d’asile. Lorsqu’on lui a demandé pourquoi il n’avait pas signalé au Service danois de l’immigration qu’il avait une sœur aux États-Unis, K. S. a répondu qu’il n’avait pas considéré que cet élément pouvait avoir une importance quelconque, qu’il n’avait pas souhaité mêler sa sœur à sa procédure d’asile et qu’il n’était à l’époque pas au courant du divorce de celle-ci.

2.6Le 23 juin 2014, la Commission des recours des réfugiés a rejeté la demande d’asile des auteurs pour deux motifs. Premièrement, elle a estimé que le conflit entre les auteurs et les Taliban, lié au père et au frère de K. S., se rapportait à des faits trop isolés et éloignés dans le temps et, en conséquence, que les auteurs présentaient un intérêt minime pour les Taliban. Deuxièmement, la Commission a considéré que l’allégation concernant le conflit familial lié au divorce de la sœur de K. S. manquait de crédibilité. À ce propos, la Commission a souligné que les auteurs avaient délibérément donné des informations inexactes puisqu’ils avaient déclaré au Service danois de l’immigration qu’ils avaient perdu la trace de la sœur de K. S. alors que, pendant leur audition, ils lui avaient indiqué qu’ils avaient pris contact avec elle peu de temps après leur arrivée au Danemark. La Commission a considéré peu crédible l’explication de K. S. selon laquelle sa mère et lui‑même avaient donné des informations inexactes parce qu’ils ne voulaient pas mêler sa sœur à son affaire.

2.7Le 10 juillet 2014, les auteurs ont prié la Commission des recours des réfugiés de rouvrir la procédure d’asile et lui ont soumis des éléments de preuve à l’appui de leurs allégations de conflit entre leur famille et l’ex-mari de la sœur de K. S., qui consistaient dans une transcription des menaces que celui-ci avait proférées au téléphone, à savoir qu’il trouverait un moyen de les faire expulser vers l’Afghanistan, où il leur réglerait leur compte à la manière afghane, et dans une ordonnance de protection visant cet homme et émise par un tribunal des États-Unis. Le 6 août 2014, les auteurs ont fourni un complément d’information indiquant que le père de l’ex-mari de la sœur de K. S. était un officier de haut rang des forces de sécurité afghanes. Le 17 novembre 2014, les auteurs ont présenté de nouvelles allégations selon lesquelles K. S., agnostique convaincu, serait personnellement en danger s’il était renvoyé en Afghanistan, et l’ex-mari de sa sœur le dénoncerait pour apostasie.

2.8Le 19 mars 2015, la Commission des recours des réfugiés a rejeté la demande de réouverture de la procédure d’asile déposée par les auteurs. Elle a rejeté les informations relatives à l’ex-mari de la sœur de K. S. au motif qu’elles ne contenaient pas d’explications crédibles sur les raisons pour lesquelles ces renseignements n’avaient pas été communiqués plus tôt. Elle a conclu qu’aucun élément nouveau justifiant la réouverture du dossier n’avait été produit. Elle a également rejeté l’allégation selon laquelle K. S., en tant qu’agnostique, serait personnellement en danger en Afghanistan, considérant que, l’auteur n’ayant pas « défendu activement ses convictions », il ne risquait pas d’être persécuté pour ce motif en Afghanistan. En effet, comme le montraient plusieurs rapports, les non-croyants n’étaient pas inquiétés ou sanctionnés tant qu’ils n’avaient pas une attitude irrespectueuse à l’égard de l’islam. À ce propos, la Commission a constaté que K. S. n’avait jamais exprimé publiquement ni manifesté ostensiblement son opinion sur la religion, ni participé à un débat public sur cette question, ni en Afghanistan, ni après son départ. La Commission a relevé en outre qu’au début de la procédure d’asile K.S. n’avait pas présenté son absence de convictions religieuses comme un motif d’asile, ni devant le Service danois de l’immigration ni devant elle, mais qu’il avait simplement déclaré qu’il n’était pas croyant. Les informations sur l’ex-mari de la sœur ayant été rejetées pour défaut de crédibilité, la Commission n’a pas examiné la question de savoir si l’ex-mari risquait de dénoncer K. S. pour apostasie en Afghanistan.

2.9K. S. indique qu’il est membre de plusieurs groupes Facebook qui défendent la liberté d’expression, les droits de l’homme et les droits des athées et des agnostiques. Dans ce cadre, il a publié à plusieurs reprises des contenus pouvant être perçus comme insultants à l’égard des musulmans. Ces publications ont retenu l’attention non seulement d’Afghans vivant en Afghanistan, mais aussi de membres de la diaspora afghane vivant au Danemark. Par exemple, en réponse à l’une de ses publications sur Facebook, l’auteur a reçu un message d’un fonctionnaire du bureau du Président afghan.

2.10M. S. souffrirait de graves problèmes de santé mentale, notamment de dépression, de troubles post-traumatiques et de troubles de la personnalité. La conclusion à laquelle aboutit le rapport psychiatrique le plus récent la concernant est que son état est actuellement celui « d’une personne atteinte de psychose ou de démence chronique ». M. S. est prise en charge au quotidien par sa famille au Danemark. Le 6 août 2014, elle a soumis une demande de permis de séjour pour raisons humanitaires, qui a été rejetée le 14 novembre 2014. Elle fait observer que, selon la pratique établie, les Afghanes célibataires sans réseau de relations en Afghanistan peuvent prétendre à un permis de séjour pour raisons humanitaires en raison de leur extrême vulnérabilité. En l’espèce, le rejet de sa demande était fondé sur deux principaux arguments : premièrement, M. S. ne pouvait pas être considérée comme une femme célibataire n’ayant aucun réseau de relations étant donné qu’il était prévu de la renvoyer avec son fils adulte, K. S., et, deuxièmement, ses problèmes de santé n’étaient pas suffisamment graves pour que les conditions de délivrance d’un permis de séjour pour raisons de santé prévues par la législation danoise soient remplies. La Commission des recours des réfugiés a pris acte du fait que M. S. souffrait d’une forme non précisée de dépression, de troubles de la personnalité causés par des expériences désastreuses et de troubles post-traumatiques. Cependant, d’après les informations fournies, ses troubles mentaux ne nécessitaient pas un traitement. Les auteurs font observer que la Commission n’a pas tenu compte du fait que K. S. ne s’était plus rendu en Afghanistan depuis l’âge de 7 ans et qu’il ne pouvait donc pas être considéré comme un « réseau de relations » étant donné qu’il n’avait lui-même plus de connaissances en Afghanistan et qu’il n’était pas en mesure de prendre en charge sa mère comme un réseau de relations est censé le faire, par exemple en pourvoyant à ses besoins et en l’aidant financièrement.

Teneur de la plainte

3.1Les auteurs affirment que leur renvoi en Afghanistan leur ferait courir un risque d’être soumis à la torture ou à des peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, en violation de l’article 7 du Pacte.

3.2Les auteurs soutiennent que K. S. risquerait d’être tué ou torturé parce qu’il a renié l’islam. K. S. souligne qu’il a grandi dans une famille laïque − bien que M. S. se considère comme musulmane − et que l’exécution de son père et de son frère et ce qu’il a lui-même vécu enfant, lorsque des Taliban l’ont roué de coups parce qu’il était incapable de réciter des versets du Coran par cœur, l’ont conforté dans sa décision d’abjurer l’islam. Il a renoncé à toute appartenance religieuse et se considère comme agnostique. Il n’est pas athée et n’est pas hostile à la religion, mais il désapprouve l’influence qu’elle exerce sur la vie politique et sociale. Il fait observer que, d’après les Principes directeurs du Haut‑Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR) de 2013 relatifs à l’éligibilité dans le cadre de l’évaluation des besoins de protection internationale des demandeurs d’asile afghans, les personnes dont on estime qu’elles ne respectent pas la charia, notamment les minorités religieuses, les musulmans convertis à une autre religion ou les personnes accusées de blasphème, peuvent avoir besoin d’une protection internationale. Il souligne que les musulmans convertis à une autre religion sont considérés comme des apostats et ceux qui sont reconnus coupables d’apostasie ont trois jours pour se reconvertir à l’islam et, s’ils refusent de le faire, sont passibles de la peine de mort. L’auteur affirme que, par analogie, les athées courent également un risque de persécution car, en Afghanistan, l’athéisme est assimilé à l’apostasie. Il serait donc en danger s’il décidait de ne pas garder secrètes ses opinions et ses convictions en Afghanistan.

3.3M. S. risquerait d’être soumise à la torture ou à des peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants si elle était renvoyée dans son pays étant donné qu’elle est extrêmement vulnérable, en tant que femme célibataire en mauvaise santé. Elle souligne que, si elle était renvoyée en Afghanistan, elle se retrouverait seule dans un contexte très hostile car son fils ne pourrait pas à la fois s’occuper d’elle et pourvoir à ses besoins financiers. En outre, sa santé s’est détériorée pendant son séjour au Danemark. Elle a 66 ans et a fait l’objet d’un diagnostic établissant qu’elle souffrait de dépression, de troubles post‑traumatiques, de psychose chronique, de démence et de troubles de la personnalité provoqués par les expériences désastreuses qu’elle a vécues.

3.4Enfin, les auteurs affirment qu’ils risquent tous deux d’être victimes de violations de leurs droits s’ils sont renvoyés en Afghanistan, en raison des conditions générales d’accueil des personnes qui y sont renvoyées. Ils font observer que la situation générale des rapatriés afghans est précaire compte tenu des problèmes de sécurité et de l’absence de services de base ainsi que de la nécessité de disposer d’un réseau bien établi permettant de garantir la sécurité et de protéger l’intégrité physique de ces personnes.

Observations de l’État partie sur la recevabilité et sur le fond

4.1Dans ses observations datées du 7 octobre 2015, l’État partie affirme que la communication est irrecevable, ou du moins dénuée de fondement. Il décrit en outre la procédure devant la Commission des recours des réfugiés.

4.2L’État partie affirme que, le 15 avril 2015, les auteurs ont demandé une nouvelle fois à la Commission des recours des réfugiés de rouvrir leur procédure d’asile. Par sa décision datée du 20 juillet 2015, la Commission a rejeté cette demande. Elle a considéré qu’à propos des conflits qu’ils auraient eus dans leur pays d’origine, les auteurs n’avaient fourni aucune nouvelle information de fond qui aurait complété les renseignements qu’elle avait déjà examinés. Elle a en outre estimé que les activités et publications de K. S. sur Facebook avaient été limitées et n’avaient pas suscité une attention particulière et qu’il était donc improbable qu’elles lui fassent courir un risque de persécution au cas où il serait renvoyé en Afghanistan. À ce propos, la Commission a relevé qu’un seul individu, dont le statut en Afghanistan et le lien avec K. S. n’étaient étayés par aucun élément de preuve, aurait demandé à K.S. de retirer certaines publications et de se reconvertir à l’islam, sans quoi il le dénoncerait. En ce qui concerne les allégations selon lesquelles l’ex-mari de la sœur de K. S. aurait menacé les auteurs, la Commission est parvenue à la même conclusion concernant leur manque de crédibilité. Elle a ajouté que, d’après de nouvelles informations, le fils de la sœur de K. S. avait assisté à l’entretien de ce dernier avec le Service danois de l’immigration, raison pour laquelle il était encore plus improbable que K. S. ne soit pas au courant de la situation de sa sœur. En ce qui concerne la situation des rapatriés afghans, la Commission a relevé que plusieurs renvois avaient eu lieu en collaboration avec les autorités afghanes depuis la publication de la note verbale mentionnée par les auteurs. Enfin, pour ce qui est de l’état de santé de M. S., la Commission a estimé que les renseignements fournis à ce sujet n’étaient en soi pas pertinents pour la procédure d’asile et ne relevaient pas de sa compétence car ils avaient un caractère humanitaire et devaient donc être appréciés par le Ministère de l’immigration, de l’intégration et du logement dans le cadre de l’examen d’une demande pour motifs d’ordre humanitaire.

4.3L’État partie affirme que les auteurs n’ont pas démontré que leur communication était à première vue recevable et considère que leurs allégations concernant l’existence d’un risque de violation des droits consacrés par l’article 7 du Pacte sont manifestement dénuées de fondement et donc irrecevables.

4.4Pour ce qui est du fond de la communication, l’État partie affirme que le renvoi des auteurs en Afghanistan ne constituerait pas une violation de l’article 7 du Pacte. Il rappelle que le risque de préjudice irréparable doit être personnel et qu’il faut des motifs sérieux de conclure à l’existence d’un tel risque. Les auteurs n’ont pas contesté l’appréciation de la Commission des recours des réfugiés, selon laquelle leurs motifs d’asile étaient fondés sur leur crainte des Taliban mais n’incluaient pas les informations contenues dans la communication dont ils ont saisi le Comité. S’agissant des autres motifs, ils n’ont pas communiqué de renseignements nouveaux et précis sur leur situation autres que ceux qui avaient déjà été examinés par les autorités danoises. La Commission a procédé à un examen approfondi des faits et des éléments de preuve produits par les auteurs ainsi que des informations générales disponibles sur la situation en Afghanistan et elle a conclu qu’il n’existait pas en l’espèce de motifs humanitaires que le Danemark ne pouvait ignorer sans manquer à ses obligations internationales. Selon l’État partie, les auteurs contestent l’appréciation que la Commission a faite des éléments de preuve et des informations générales sur la situation en Afghanistan et tentent de se servir du Comité comme d’une juridiction du quatrième degré.

4.5En ce qui concerne l’état de santé de M. S., l’État partie fait observer que la Cour européenne des droits de l’homme a adopté, dans ses arrêts, une approche restrictive dans des affaires où il était affirmé que le renvoi de personnes qui avaient des problèmes de santé constituerait une violation de l’article 3 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales. L’État partie souligne que seule la présence de circonstances exceptionnelles et de besoins humanitaires impérieux peut permettre de considérer qu’un renvoi serait contraire à l’article 3 de la Convention. En l’espèce, il n’existe pas de telles circonstances ni de tels besoins et l’on ne peut donc pas dire que la décision du 14 novembre 2014, par laquelle le Ministère de l’immigration, de l’intégration et du logement a rejeté la demande de permis de séjour de M. S. pour raisons humanitaires, était contraire aux obligations internationales du Danemark. M. S. ne souffre pas de troubles psychiques ou physiques très graves nécessitant un traitement et, par conséquent, elle ne remplit pas les critères requis pour l’obtention d’une autorisation discrétionnaire de séjour fondée sur des raisons médicales. En outre, la pratique de l’État partie consistant à accorder un permis de séjour aux Afghanes qui n’ont pas de parent de sexe masculin ni de réseau de relations dans leur pays d’origine, et dont les conditions de vie sont très difficiles et les possibilités de survie limitées, n’a pas lieu d’être dans le cas de M. S., dont il est prévu qu’elle soit renvoyée en Afghanistan avec son fils adulte, qui a vécu dans ce pays pendant plusieurs années.

4.6En ce qui concerne l’attitude de K. S. à l’égard de la religion, l’État partie considère, comme la Commission des recours des réfugiés, que l’intéressé ne risque pas de subir des traitements contraires à l’article 7 du Pacte en Afghanistan en raison de ses convictions agnostiques, compte tenu des informations générales sur le pays et des activités qu’il menait avant et après son départ d’Afghanistan. Ce risque est d’autant plus faible que K. S. est originaire de Mazar-e-Charif − la troisième ville du pays − et semble être une personne très discrète qui n’a jamais participé activement à des débats publics, hormis les quelques publications qu’il a affichées sur Facebook. L’État partie ajoute que, bien que K. S. ait fait un récit détaillé de sa situation pendant la procédure d’asile, il n’a jamais affirmé qu’il craignait d’être persécuté en raison de ses convictions agnostiques avant le 17 novembre 2014, date à laquelle il a soumis une demande de réouverture de la procédure d’asile. D’après les informations générales disponibles, il ne courrait pas de risque s’il refusait de pratiquer les traditions et les rites islamiques.

4.7Enfin, en ce qui concerne les allégations des auteurs relatives aux menaces reçues de l’ex-mari de la sœur de K. S., l’État partie relève que la Commission a considéré que ces allégations n’étaient pas crédibles car les auteurs n’avaient pas démontré qu’ils avaient reçu des menaces graves et précises et parce que ce motif d’asile n’avait pas été invoqué auparavant par K. S. lors de ses entretiens avec le Service danois de l’immigration ou de son audition par la Commission des recours des réfugiés. En outre, l’État partie fait observer que l’existence d’une ordonnance de protection émise contre de l’ex-conjoint de la sœur de K. S. en raison d’un conflit conjugal n’expose nullement les auteurs à un risque de violation de l’article 7 au cas où ils seraient renvoyés en Afghanistan.

4.8L’État partie prie le Comité de retirer sa demande de mesures provisoires car les auteurs ne subiraient aucun préjudice irréparable s’ils étaient expulsés vers l’Afghanistan.

Commentaires des auteurs sur les observations de l’État partie

5.1Dans leurs commentaires datés du 11 novembre 2015, les auteurs affirment que l’État partie a apprécié les éléments du dossier de manière erronée en considérant que leurs allégations ne sont pas crédibles et en concluant à l’absence de risque de violation de l’article 7 du Pacte.

5.2Les auteurs soulignent que, dans sa décision du 23 juin 2014, la Commission des recours des réfugiés s’est principalement fondée sur un message électronique anonyme adressé au Service danois de l’immigration pour conclure que leurs allégations concernant leur conflit familial manquaient de crédibilité.

5.3Pour ce qui est de l’attitude K. S. vis-à-vis de la religion, celui-ci a constamment réaffirmé ses convictions dès son premier entretien et les autorités danoises ont reconnu qu’il avait renié l’islam. Il exprimera probablement ses convictions s’il est renvoyé en Afghanistan. Il se peut qu’il le fasse implicitement, par exemple en ne participant pas à des célébrations et des rites religieux, et il risque d’être persécuté pour cette raison. Les auteurs signalent que, selon l’avis exprimé par le Ministère de l’intérieur du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord dans une note sur l’Afghanistan, les musulmans convertis à une autre religion courent généralement un risque réel de persécution dans ce pays et devraient donc obtenir l’asile à moins que, dans un cas particulier, il existe des preuves claires que la personne n’est pas menacée. Les auteurs font observer que les athées sont passibles de peines plus lourdes que les convertis. L’auteur est arrivé au Danemark quand il avait 17 ans et, depuis, il est devenu plus conscient de ses convictions agnostiques, notamment en publiant des contenus antireligieux sur Facebook.

5.4Pour ce qui est de M. S., elle ne pourrait compter sur aucun réseau de relations si on la renvoyait en Afghanistan, ce qui la mettrait en danger compte tenu de son âge et de ses problèmes de santé mentale.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

6.1 Avant d’examiner tout grief formulé dans une communication, le Comité des droits de l’homme doit, conformément à l’article 93 de son règlement intérieur, déterminer si la communication est recevable au regard du Protocole facultatif.

6.2 Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément au paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif, que la même question n’était pas déjà en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

6.3Le Comité prend note de l’affirmation des auteurs qui soutiennent que leur expulsion du Danemark vers l’Afghanistan les exposerait à un risque de violation des droits qu’ils tiennent de l’article 7 du Pacte du fait que K. S. a abjuré sa foi et en raison de l’état de santé de M. S. et des conditions générales d’accueil des rapatriés afghans dans leur pays d’origine.

6.4Le Comité prend note des arguments de K. S. qui soutient qu’il risque d’être persécuté en Afghanistan car l’athéisme y est assimilé à l’apostasie, ce qui signifie que ceux qui décident de ne pas se reconvertir à l’islam sont passibles de la peine de mort. Il relève que l’État partie a indiqué que les allégations de K. S. concernant ses craintes d’être victime de persécution religieuse avaient été examinées par la Commission des recours des réfugiés, qui ne les avait pas considérées comme crédibles au motif que l’auteur était une personne discrète n’ayant pas participé à des débats publics autrement qu’en publiant quelques contenus sur Facebook qui n’avaient que très peu attiré l’attention. En outre, l’auteur n’a évoqué sa crainte d’être persécuté en raison de ses convictions agnostiques que le 17 novembre 2014, date à laquelle il a demandé la réouverture de la procédure d’asile. Le Comité relève à ce propos que l’auteur a déclaré lors de ses entretiens avec le Service danois de l’immigration et de ses auditions devant la Commission des recours des réfugiés qu’il n’était pas croyant, mais qu’il n’a pas affirmé qu’il craignait d’être persécuté pour cette raison. Il relève également que l’auteur, qui se dit agnostique et non athée, fait valoir que sa crainte de voir violés les droits qu’il tient de l’article 7 du Pacte est fondée sur la situation générale des athées en Afghanistan mais n’établit pas de lien entre ce facteur et sa situation personnelle et, en particulier, son absence d’activisme antireligieux en Afghanistan ou au Danemark. Le Comité considère donc que K. S. n’a pas suffisamment étayé son affirmation selon laquelle il risque d’être victime d’une violation de l’article 7 du Pacte en raison de ses convictions agnostiques et déclare que cette partie de la communication est irrecevable au regard de l’article 2 du Protocole facultatif.

6.5Le Comité prend note des allégations des auteurs fondées sur la situation générale des rapatriés afghans, notamment sur les problèmes de sécurité et l’absence de services de base. Toutefois, il considère que ces affirmations sont de nature générale et ne permettent pas d’établir l’existence d’un risque personnel de violation des droits garantis par l’article 7 du Pacte. Le Comité a également connaissance des informations concernant la dégradation de la situation en Afghanistan. L’obligation pour un État partie de ne pas renvoyer une personne lorsque cela serait contraire aux obligations qui incombent à cet État au titre du Pacte s’applique au moment du renvoi. Le Comité rappelle que, quand l’expulsion est imminente, le moment auquel il convient de se placer est celui de l’examen de l’affaire par le Comité. En conséquence, dans le cadre de la procédure d’examen des communications présentées en vertu du Protocole facultatif, lorsqu’il évalue les faits qui lui sont soumis par les parties, le Comité doit aussi tenir compte des faits nouveaux qui sont portés à son attention par les parties et qui peuvent avoir une incidence sur les risques que peut courir un auteur faisant l’objet d’une mesure d’expulsion. En l’espèce, les informations relevant du domaine public font état d’une importante dégradation de la situation à Kaboul ces derniers temps. Toutefois, sur la base des informations contenues dans le dossier, le Comité ne peut évaluer dans quelle mesure l’évolution actuelle de la situation dans le pays d’origine des auteurs peut avoir une incidence sur le risque personnel que ceux-ci courent. À cet égard, le Comité rappelle qu’il incombe à l’État partie d’évaluer continuellement le risque que pourrait courir une personne en cas de renvoi dans un autre pays avant de rendre une décision définitive concernant le renvoi ou l’expulsion de cette personne.

6.6Sans préjudice de la responsabilité qui continue d’incomber à l’État partie de tenir compte de la situation actuelle du pays vers lequel les auteurs seraient expulsés, et sur la base des informations fournies par les parties, le Comité considère que cette partie de la communication est insuffisamment étayée et irrecevable au regard de l’article 2 du Protocole facultatif.

6.7Le Comité estime toutefois que les allégations des auteurs concernant l’existence d’un risque de violation de l’article 7 lié aux problèmes de santé de M. S. ont été suffisamment étayées, qu’elles sont intimement liées au fond de l’affaire et qu’elles doivent être traitées dans le cadre de l’examen au fond.

6.8En conséquence, le Comité déclare que la communication est recevable en ce qu’elle semble soulever des questions au regard de l’article 7 du Pacte s’agissant des problèmes de santé de M. S., et procède à son examen au fond.

Examen au fond

7.1Conformément au paragraphe 1 de l’article 5 du Protocole facultatif, le Comité des droits de l’homme a examiné la présente communication en tenant compte de toutes les informations que lui ont communiquées les parties.

7.2Le Comité prend note des allégations des auteurs selon lesquelles M. S., qui est actuellement âgée de 68 ans, qui a fait l’objet d’un diagnostic établissant qu’elle souffrait de dépression, de troubles post-traumatiques et de troubles de la personnalité et qui n’a pas de réseau de relations sur lesquelles elle pourrait compter en Afghanistan, serait soumise à un traitement contraire à l’article 7 du Pacte si elle était renvoyée en Afghanistan.

7.3Le Comité rappelle le paragraphe 12 de son observation générale no 31 (2004) sur la nature de l’obligation juridique générale imposée aux États parties au Pacte, dans lequel il souligne que les États ont 1’obligation de ne pas extrader, déplacer ou expulser quelqu’un ou le transférer par d’autres moyens de leur territoire s’il existe des motifs sérieux de croire qu’il y a un risque réel de préjudice irréparable tel que celui envisagé à l’article 7 du Pacte, qui interdit les traitements cruels, inhumains ou dégradants. Le Comité a aussi indiqué que le risque devait être personnel et qu’il fallait des motifs sérieux de conclure à l’existence d’un risque réel de préjudice irréparable.

7.4Le Comité rappelle que c’est aux États parties qu’il appartient d’apprécier les faits et les éléments de preuve dans une affaire donnée aux fins de déterminer l’existence d’un tel risque, à moins qu’il ne soit établi que cette appréciation a été clairement arbitraire ou manifestement entachée d’erreur ou a représenté un déni de justice.

7.5Le Comité prend note de l’âge avancé de M. S., du diagnostic qui a été émis concernant son état de santé et du fait qu’elle a besoin de soins et d’un soutien quotidiens. Toutefois, il relève que la Commission des recours des réfugiés a examiné de manière approfondie les motifs d’asile de M. S. mais qu’elle a estimé que les troubles mentaux dont l’intéressée était atteinte ne nécessitaient pas de traitement et que, comme elle allait retourner dans son pays avec son fils adulte, K. S., qui avait vécu en Afghanistan pendant des années, elle ne pouvait pas être considérée comme n’ayant aucun « réseau de soutien ». L’auteure conteste les conclusions de fait de la Commission ainsi que l’appréciation que celle-ci a faite des éléments de preuve, mais elle ne fournit pas d’arguments convaincants qui permettraient de conclure que cette appréciation a été arbitraire ou a constitué un déni de justice.

7.6Le Comité relève en particulier qu’en mai 2014, l’auteure a fait l’objet d’un diagnostic établissant qu’elle souffrait d’une forme de dépression dont le degré de gravité n’a pas été précisé, de troubles post-traumatiques et de troubles de la personnalité, pour lesquels elle ne suit aucun traitement médical ni aucune thérapie, et qu’on lui a seulement prescrit des vitamines. Il relève aussi que M. S. serait expulsée avec son fils adulte, K. S., qui a vécu en Afghanistan pendant plusieurs années. Il prend également note de l’argument des auteurs selon lequel K. S. ne pourra pas à la fois pourvoir aux besoins financiers de M. S. et s’occuper d’elle, et selon lequel M. S. peut compter sur le soutien au quotidien de sa famille élargie au Danemark, ce qui ne serait vraisemblablement pas le cas en Afghanistan. Toutefois, le Comité estime que les auteurs n’ont pas fourni de renseignements ou d’éléments de preuve précis montrant que l’état de santé de M. S. nécessite une assistance spécialisée ou un traitement médical qu’elle ne pourrait pas obtenir en Afghanistan.

7.7Au vu de ce qui précède, le Comité estime que les auteurs n’ont pas montré que la vie ou l’intégrité physique de M. S. serait directement menacée ou serait en danger imminent après son renvoi en Afghanistan. En conséquence, il conclut que l’expulsion de M. S. vers l’Afghanistan ne constituerait pas une violation des droits qu’elle tient de l’article 7 du Pacte.

8.Le Comité des droits de l’homme, agissant en vertu du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques, constate que l’expulsion de l’auteure vers l’Afghanistan ne constituerait pas une violation des droits qui lui sont garantis par le Pacte.