Nations Unies

CCPR/C/125/D/2309/2013

Pacte international relatif aux droits civils et politiques

Distr. générale

9 mai 2019

Français

Original : anglais

Comité des droits de l’homme

Constatations adoptées par le Comité au titre de l’article 5 (par. 4) du Protocole facultatif, concernant la communication no 2309/2013 * , **

Communication présentée par :

Anar Abildayeva (représentée par un conseil, Bakhytzhan Toregozhina)

Au nom de :

Anar Abildayeva

État partie :

Kazakhstan

Date de la communication :

5 juillet 2013 (date de la lettre initiale)

Références :

Décision prise par le Rapporteur en application de l’article 97 du règlement intérieur du Comité, communiquée à l’État partie le 6 décembre 2013 (non publiée sous forme de document)

Date des constatations :

29 mars 2019

Objet :

Application d’une sanction à l’auteure pour sa participation à un rassemblement pacifique

Question(s) de procédure :

Épuisement des recours internes ; fondementdes griefs

Question(s) de fond :

Liberté d’opinion et d’expression ; liberté de réunion

Article(s) du Pacte :

19 et 21

Article(s) du Protocole facultatif :

5 (par. 2 b))

1.L’auteure de la communication est Anar Abildayeva, de nationalité kazakhe, née en 1992. Elle affirme que le Kazakhstan a violé les droits qu’elle tient des articles 19 et 21 du Pacte. L’auteure est représentée par un conseil. Le Protocole facultatif est entré en vigueur pour le Kazakhstan le 30 septembre 2009.

Rappel des faits présentés par l’auteure

2.1Le 15 juin 2012, l’auteure a manifesté aux côtés de ses collègues contre l’arrestation, le même jour, du metteur en scène Bolat Atabaev et du journaliste Zhanbolat Mamai. La manifestation ayant eu lieu de manière spontanée, en réaction immédiate à l’arrestation, les manifestants n’avaient pas demandé l’autorisation des autorités municipales.

2.2Le 28 juin 2012, le tribunal administratif interdistrict spécialisé d’Almaty a reconnu l’auteure coupable d’infraction au paragraphe 3 de l’article 373 du Code des infractions administratives. Le tribunal a estimé que l’auteure avait participé à un rassemblement non autorisé, en violation de la loi relative à l’organisation et à la tenue de rassemblements, réunions, défilés, piquets et manifestations pacifiques. L’auteure ayant déjà commis, cette année-là, une infraction de même nature, il l’a condamnée à une peine de dix jours d’internement administratif.

2.3Le 4 juillet 2012, l’auteure a formé un recours devant la cour d’appel d’Almaty. Se référant à l’article 19 du Pacte, elle a affirmé avoir été arrêtée au seul motif qu’elle avait exprimé son opinion. Elle a reconnu n’avoir pas respecté le délai de dix jours imposé aux fins de la présentation d’une demande d’autorisation, mais a soutenu qu’elle avait agi de la sorte parce que l’arrestation du metteur en scène et du journaliste exigeait une réaction immédiate. Elle a insisté sur le caractère pacifique de la manifestation, affirmant que celle‑ci n’avait pas constitué une menace pour l’ordre et la sécurité publics, la sauvegarde de la santé et de la moralité publiques ni les droits et libertés d’autrui.

2.4Le 5 juillet 2012, la cour d’appel d’Almaty a confirmé le jugement du tribunal administratif et débouté l’auteure de son recours, constatant que celle-ci n’avait pas obtenu d’autorisation en vue de la tenue du rassemblement en cause, ainsi que l’exigeait la loi relative à l’organisation et à la tenue de rassemblements, réunions, défilés, piquets et manifestations pacifiques. Le 19 juillet 2012, l’auteure a demandé au Bureau du Procureur général d’engager devant la Cour suprême une procédure de contrôle juridictionnel de la décision rendue par le tribunal administratif. Sa demande a été transmise au parquet municipal d’Almaty, qui l’a rejetée le 20 mai 2013. Le 23 mai 2013, l’auteure a déposé une nouvelle demande de contrôle juridictionnel auprès du Bureau du Procureur général. Cette nouvelle demande a été rejetée le 28 juin 2013.

2.5L’auteure affirme que les autorités conservent une approche restrictive à l’égard de la liberté d’expression et de la liberté de réunion : lorsqu’elles n’interdisent pas l’organisation de rassemblements pacifiques, elles autorisent leur tenue dans des lieux spécialement désignés, excentrés puisque situés en banlieue. En outre, le délai de dix jours prévu aux fins de l’obtention d’une autorisation rend impossible tout rassemblement spontané en réaction à un événement urgent.

Teneur de la plainte

3.1L’auteure affirme qu’ayant été abusivement arrêtée et condamnée à une peine de dix jours d’internement administratif pour avoir exprimé son opinion au cours d’un rassemblement pacifique, elle a été victime d’une violation des droits qui lui sont reconnus par les articles 19 et 21 du Pacte.

3.2L’auteure prie le Comité de demander instamment à l’État partie de faire en sorte que les personnes responsables de la violation de ses droits aient à répondre de leurs actes et de l’indemniser de la peine de dix jours d’internement administratif qu’elle a exécutée ; de veiller à supprimer les restrictions indûment imposées à la liberté de réunion et à mettre la législation applicable en conformité avec l’article 21 du Pacte ; de garantir que l’organisation de rassemblements pacifiques ne donne pas lieu à des sanctions.

Observations de l’État partie sur la recevabilité et le fond

4.1Dans une note verbale datée du 23 janvier 2013, l’État partie a adressé ses observations ; il affirme que la communication est irrecevable et dénuée de fondement au regard du paragraphe 2 b) de l’article 5 du Protocole facultatif. Selon l’État partie, l’article 40 du Code des infractions administratives prévoit une procédure exceptionnelle qui aurait permis à l’auteure de demander au Procureur général d’engager une procédure de contrôle juridictionnel en matière administrative devant la Cour suprême. L’auteure, qui ne s’est pas prévalue de cette procédure, n’a pas épuisé les recours internes.

4.2L’État partie rappelle que les droits consacrés par les articles 19 et 21 du Pacte font l’objet de restrictions. Il déclare que la liberté de réunion pacifique n’est pas interdite au Kazakhstan, mais il explique qu’il existe une procédure à appliquer pour pouvoir organiser un rassemblement. Il renvoie à l’article 2 de la loi relative à l’organisation et à la tenue de rassemblements, réunions, défilés, piquets et manifestations pacifiques, qui fait obligation aux organisateurs de solliciter l’autorisation des autorités locales aux fins de la tenue du rassemblement. Selon l’article 9 de la loi précitée, quiconque ne respecte pas les conditions de procédure voit sa responsabilité engagée. L’auteure n’a pas obtenu l’autorisation requise. Elle a donc été sanctionnée non pas pour avoir exprimé son opinion, mais pour avoir ignoré la procédure en participant à un rassemblement au cours duquel elle a exprimé son opinion.

4.3Les juridictions nationales ont examiné avec attention les griefs de l’auteure selon lesquels elle n’aurait pas commis d’acte illégal et les ont jugés dénués de fondement. Elles ont tenu compte des circonstances de l’espèce et ont déterminé la sanction à appliquer dans les limites fixées par le paragraphe 3 de l’article 373 du Code des infractions administratives.

Commentaires de l’auteure sur les observations de l’État partie

5.1Le 20 février 2014, l’auteure a adressé ses commentaires sur les observations de l’État partie. Elle affirme que, bien que selon l’État partie les droits consacrés par les articles 19 et 21 du Pacte soient garantis au Kazakhstan et ne puissent être restreints que dans certaines circonstances, l’État partie n’a pas expliqué en quoi il était nécessaire de la condamner à une peine de dix jours d’internement administratif. Pour protester, elle a fait une grève de la faim pendant toute la durée de sa détention.

5.2L’auteure est convaincue d’avoir été punie pour avoir exprimé son opinion politique, laquelle ne concordait pas avec la politique officielle de l’État. Elle affirme qu’au regard des obligations mises à la charge de l’État partie par le droit international, toute restriction apportée à la liberté de réunion doit être proportionnée et appliquée compte tenu des circonstances de chaque espèce, que l’intervention des autorités dans l’organisation de manifestations publiques doit être réduite au minimum et qu’il ne faut mettre fin de force à un rassemblement qu’en dernier recours. L’auteure affirme que l’État partie méconnaît et viole ces principes.

5.3L’auteure dit avoir épuisé toutes les voies de recours internes qui lui étaient ouvertes, et notamment avoir déposé auprès du Bureau du Procureur général une requête aux fins de saisine de la Cour suprême au titre de la procédure de contrôle juridictionnel.

Observations complémentaires de l’État partie sur la recevabilité et le fond

6.Le 19 mai 2014, l’État partie a rappelé ses observations initiales.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

7.1Avant d’examiner tout grief formulé dans une communication, le Comité des droits de l’homme doit, conformément à l’article 93 de son règlement intérieur, déterminer si la communication est recevable au regard du Protocole facultatif.

7.2Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément au paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif, que la même question n’était pas déjà en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

7.3Le Comité note que l’auteure dit avoir épuisé toutes les voies de recours internes qui lui étaient ouvertes. Il note également que, d’après l’État partie, elle n’a pas demandé au Procureur général d’engager une procédure de contrôle juridictionnel devant la Cour suprême et n’a donc pas épuisé les recours internes. Il relève à ce propos que l’auteure a introduit des demandes de contrôle juridictionnel auprès du Bureau du Procureur général les 19 juillet 2012 et 23 mai 2013. Ces demandes ont été rejetées par le parquet municipal d’Almaty le 20 mai 2013 et par le Bureau du Procureur général le 28 juin 2013. Le Comité rappelle en outre sa jurisprudence, dont il ressort que l’introduction auprès d’une juridiction ou du ministère public d’une demande de contrôle visant des décisions de justice devenues exécutoires et subordonnées au pouvoir discrétionnaire d’un juge ou d’un procureur constitue un recours extraordinaire et que l’État partie doit montrer qu’il existe des chances raisonnables que ces demandes constituent un recours utile dans les circonstances de l’espèce. Or, l’État partie n’a pas démontré que des demandes introduites au titre de la procédure de contrôle juridictionnel avaient déjà abouti dans des affaires portant sur la liberté d’expression et de réunion. En conséquence, le Comité considère que les dispositions du paragraphe 2 b) de l’article 5 du Protocole facultatif ne font pas obstacle à l’examen de la présente communication.

7.4Le Comité considère que l’auteure a suffisamment étayé, aux fins de la recevabilité, les griefs qu’elle tire des articles 19 et 21 du Pacte. Il déclare donc ces griefs recevables et procède à leur examen quant au fond.

Examen au fond

8.1Conformément au paragraphe 1 de l’article 5 du Protocole facultatif, le Comité des droits de l’homme a examiné la présente communication en tenant compte de toutes les informations que lui ont communiquées les parties.

8.2Le Comité note que, d’après l’auteure, en la condamnant à une peine de dix jours d’internement administratif pour avoir participé à un rassemblement pacifique, l’État partie a violé son droit à la liberté d’expression et à la liberté de réunion. Il note également que, selon l’État partie, l’auteure a été condamnée à une peine d’internement administratif non pas pour avoir exprimé son opinion, mais pour avoir organisé une manifestation publique sans avoir obtenu l’autorisation des autorités locales.

8.3Le Comité relève que le fait que l’auteure ait été sanctionnée pour avoir exprimé son désaccord en participant à une manifestation a porté atteinte à son droit de répandre des informations et des idées de toutes sortes, garanti par le paragraphe 2 de l’article 19 du Pacte. Le Comité doit donc déterminer si les limitations imposées à l’auteure correspondaient aux restrictions prévues au paragraphe 3 de l’article 19.

8.4Le Comité renvoie à son observation générale no 34 (2011) sur la liberté d’opinion et la liberté d’expression, dont il ressort que la liberté d’opinion et la liberté d’expression sont des conditions indispensables au développement complet de l’individu. Ces libertés sont essentielles pour toute société et constituent le fondement de toute société libre et démocratique (par. 2). Il rappelle que le paragraphe 3 de l’article 19 du Pacte n’autorise certaines restrictions que si elles sont expressément fixées par la loi et nécessaires : a) au respect des droits ou de la réputation d’autrui ; b) à la protection de la sécurité nationale, de l’ordre public, de la santé ou de la moralité publiques. Toute restriction de l’exercice de ces libertés doit répondre aux critères stricts de nécessité et de proportionnalité. Les restrictions doivent être appliquées exclusivement aux fins pour lesquelles elles ont été prescrites et doivent être en rapport direct avec l’objectif précis qui les inspire. Le Comité rappelle qu’aucune restriction de la liberté d’expression ne doit avoir une portée trop large : elle doit constituer le moyen le moins intrusif parmi ceux qui pourraient permettre d’obtenir le résultat recherché et doit être proportionnée à l’intérêt à protéger. Il rappelle en outre qu’il incombe à l’État partie de démontrer que les restrictions apportées aux droits consacrés par l’article 19 sont nécessaires et proportionnées. L’État partie affirme que l’auteure n’a pas respecté la procédure qui l’obligeait à solliciter une autorisation aux fins de la tenue d’un rassemblement, mais n’apporte pas d’autres réponses aux allégations de l’auteure. En particulier, il ne cherche pas à démontrer que la détention de l’auteure était proportionnée à un but légitime du Gouvernement. Dans ces circonstances, le Comité considère que l’interdiction imposée à l’auteure n’a pas été justifiée par l’État partie au regard des conditions énoncées au paragraphe 3 de l’article 19 du Pacte. Il conclut, par conséquent, que les droits que l’auteure tient du paragraphe 2 de l’article 19 du Pacte ont été violés.

8.5S’agissant des allégations de l’auteure selon lesquelles les droits qu’elle tient de l’article 21 du Pacte ont été violés, le Comité rappelle que le droit à la liberté de réunion pacifique est un droit de l’homme fondamental, qui est essentiel à l’expression publique des points de vue et opinions de chacun et est indispensable dans une société démocratique. Ce droit suppose la possibilité d’organiser un rassemblement pacifique dans un lieu public, et d’y participer. Les organisateurs du rassemblement ont, en principe, le droit de choisir un lieu à portée de vue et de voix du public ciblé, et l’exercice de ce droit ne peut faire l’objet que des seules restrictions : a) imposées conformément à la loi ; b) nécessaires dans une société démocratique, dans l’intérêt de la sécurité nationale, de la sûreté publique ou de l’ordre public ou pour protéger la santé ou la moralité publiques ou les droits et les libertés d’autrui. Lorsqu’ils apportent des restrictions au droit de réunion pacifique des particuliers afin de concilier ce droit avec l’intérêt général, les États parties doivent s’efforcer d’en faciliter l’exercice et non s’employer à le restreindre par des moyens qui ne sont ni nécessaires ni proportionnés. L’État partie est donc tenu de justifier la limitation du droit garanti à l’article 21 du Pacte.

8.6Le Comité note que, pour l’auteure, l’État partie n’a pas justifié son internement administratif à raison de sa participation à un rassemblement non autorisé, certes, mais pacifique. Il note également que, selon l’État partie, la restriction en cause a été imposée à l’auteure conformément au Code des infractions administratives et aux dispositions de la loi relative à l’organisation et à la tenue de rassemblements, réunions, défilés, piquets et manifestations pacifiques.

8.7Le Comité relève qu’il a déjà examiné des cas analogues concernant les mêmes lois et pratiques de l’État partie dans plusieurs communications antérieures. Il observe, une fois de plus, que l’État partie n’a pas cherché à démontrer que l’internement administratif de l’auteure à raison de sa participation à une manifestation pacifique était nécessaire dans une société démocratique, dans l’intérêt de la sécurité nationale, de la sûreté publique, de l’ordre public, ou pour protéger la santé ou la moralité publiques ou les droits et les libertés d’autrui, ainsi que l’exige l’article 21 du Pacte. L'État partie n'a pas non plus démontré pourquoi les rassemblements spontanés ne sont pas protégés. Les restrictions apportées au droit en question, même lorsqu’elles sont autorisées par le droit interne, doivent également répondre à ces critères. En conséquence, le Comité conclut que l’État partie a violé l’article 21 du Pacte.

9Le Comité, agissant en vertu du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif, constate que les faits dont il est saisi font apparaître une violation par l’État partie des droits que l’auteure tient du paragraphe 2 de l’article 19 et de l’article 21 du Pacte.

10.Conformément au paragraphe 3 a) de l’article 2 du Pacte, l’État partie est tenu d’assurer un recours utile aux individus dont les droits garantis par le Pacte ont été violés. Il a l’obligation d’accorder à ceux-ci pleine réparation. En conséquence, l’État partie est tenu, entre autres, d’accorder à l’auteure une indemnisation adéquate et de lui rembourser tous frais de justice encourus. Il est également tenu de prendre toutes les mesures nécessaires pour empêcher que pareilles violations se reproduisent. À cet égard, le Comité rappelle que, conformément aux obligations qui lui incombent au regard du paragraphe 2 de l’article 2 du Pacte, l’État partie devrait réviser sa législation de façon à garantir sur son territoire la pleine jouissance des droits consacrés par les articles 19 et 21 du Pacte, notamment du droit d’organiser et de tenir des rassemblements, réunions, défilés, piquets et manifestations pacifiques.

11.Étant donné qu’en adhérant au Protocole facultatif, l’État partie a reconnu que le Comité a compétence pour déterminer s’il y a ou non violation du Pacte et que, conformément à l’article 2 du Pacte, il s’est engagé à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant de sa juridiction les droits reconnus dans le Pacte et à assurer un recours utile et une réparation exécutoire lorsqu’une violation a été établie, le Comité souhaite recevoir de l’État partie, dans un délai de cent quatre-vingts jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet aux présentes constatations. L’État partie est invité en outre à rendre celles-ci publiques et à les diffuser largement dans ses langues officielles.