Nations Unies

CCPR/C/126/D/2716/2016

Pacte international relatif aux droits civils et politiques

Distr. générale

24 septembre 2019

Français

Original : anglais

Comité des droits de l ’ homme

Constatations adoptées par le Comité au titre de l’article 5 (par. 4) du Protocole facultatif, concernant la communication no 2716/2016 * , ** , ***

Communication présentée par :

Eglė Kusaitė (représentée par un conseil, Erika Leonaitė, et précédemment par Jurate Guzeviciute, du Human Rights Monitoring Institute)

Victime présumée :

L’auteure

État partie :

Lituanie

Date de la communication :

30 octobre 2015 (date de la lettre initiale)

Références :

Décision prise en application de l’article 97 du règlement intérieur du Comité (article 92 du nouveau règlement), communiquée à l’État partie le 8 janvier 2016 (non publiée sous forme de document)

Date des constatations :

24 juillet 2019

Objet :

Portée des restrictions à la liberté d’expression, lois sur la diffamation

Question ( s ) de procédure :

Abus du droit de présenter des communications, statut de victime, même question

Question ( s ) de fond :

Liberté d’opinion et d’expression

Article(s) du Pacte :

19 (par. 2)

Article(s) du Protocole facultatif :

1, 2, 3 et 5 (par. 2 a))

1.L’auteure de la communication est Mme Eglė Kusaitė, de nationalité lituanienne, née en 1989. Elle affirme que l’État partie a violé les droits qu’elle tient du paragraphe 2 de l’article 19 du Pacte. Le Protocole facultatif est entré en vigueur pour l’État partie le 20 février 1992. L’auteure est représentée par un conseil.

Rappel des faits présentés par l’auteure

2.1Entre 2009 et 2013, trois procédures pénales pour terrorisme ont été engagées contre l’auteure en Lituanie. Le 24 mars 2011, à l’audience consacrée à l’une de ces trois affaires, le procureur M. D. a demandé au tribunal régional de Vilnius d’ordonner la détention provisoire de l’auteure. Pendant la pause, l’auteure a accordé une interview au journaliste d’une chaîne de télévision et a tenu les propos ci-après au sujet du procureur qui était en charge de son affaire à l’époque, et du procureur qui l’avait été auparavant : « Bêtises, l’État des bêtises, le procureur, à mon avis, est … commet des crimes … comment peuvent‑ils tuer des gens, qu’ils regardent ce qu’ils sont en train de faire à ma tante, aux membres de ma famille … J. L. et M. D. sont des criminels. ».

2.2Le 29 mars 2011, le procureur J. L. a demandé au parquet de Vilnius d’engager une enquête préliminaire contre l’auteure au titre de l’article 290 du Code pénal. Cet article dispose que quiconque insulte un fonctionnaire ou toute personne exerçant une fonction d’administration publique dans l’exercice de ses fonctions s’expose à des poursuites pénales.

2.3Le 10 avril 2012, le tribunal de district de Vilnius a déclaré l’auteure coupable des chefs d’accusation susmentionnés et a imposé une amende pénale de 1 300 litai (environ 380 euros). Le 28 juin 2012, le tribunal régional de Vilnius a confirmé la décision du tribunal de première instance. Le 22 janvier 2013, la Cour suprême de Lituanie, en cassation, a rejeté l’appel formé par l’auteure.

2.4L’auteure a saisi la Cour européenne des droits de l’homme qui, siégeant en formation de juge unique, a déclaré la plainte irrecevable le 31 octobre 2013.

Teneur de la plainte

3.1L’auteure affirme que sa condamnation pénale pour les propos critiques qu’elles a tenus au sujet des procureurs chargés des procédures pénales engagées contre elle constituait une violation du droit à la liberté d’expression qu’elle tient du paragraphe 2 de l’article 19 du Pacte.

3.2L’auteure soutient que l’article 290 du Code pénal vise exclusivement les fonctionnaires ou personnes exerçant une fonction d’administration publiqueetque,selonlalégislationnationale,lesprocureursnesontpasconsidéréscommedesfonctionnaires. En conséquence, elle soutient que l’interprétation trop large que les tribunaux nationaux ont donnée de l’article 290 ne remplit pas la condition exigeant que la loi doit être suffisamment précise et prévisible et donc, que la restriction imposée à ses droits n’était pas fixée par la loi.

3.3En outre, l’auteure soutient que la restriction à la liberté d’expression prévue à l’article 290 vise à protéger les activités des fonctionnaires ou des personnes exerçant une fonction d’administration publique. Elle avance que cet objectif ne correspond pas à l’un des objectifs légitimes énoncés au paragraphe 3 de l’article 19 du Pacte. Elle insiste sur le fait que la notion de « l’ordre public », un motif acceptable pour restreindre la liberté d’expression, ne doit pas être interprété largement, et que la protection des activités des fonctionnaires ne relève pas de l’ordre public. Elle conteste également la conclusion de la Cour suprême selon qui l’article 290 entend protéger, entre autres, l’honneur et la dignité des fonctionnaires. Elle soutient que c’est l’article 155 du Code pénal qui vise à protéger l’honneur et la dignité d’une personne, et que donc, pour qu’une procédure pénale soit engagée au titre de l’article 155, la victime doit avoir déposé une plainte au pénal (poursuites privées). Cependant, l’ouverture d’une procédure pénale au titre de l’article 290, applicable dans le cas de l’auteure, ne dépend pas du souhait explicite de la victime de poursuivre l’auteur des faits. Et même si c’était le cas, elle fait remarquer que le procureur M. D. a déclaré qu’il ne s’était pas senti offensé par ses commentaires. Pour ces raisons, sa condamnation ne se justifie pas non plus par la nécessité de protéger l’honneur et la dignité des procureurs.

3.4L’auteure conteste le fait que sa condamnation se justifie et soutient que conformément à l’observation générale no 34 (2011) du Comité sur la liberté d’opinion et la liberté d’expression, toutes restrictions imposées à la liberté d’expression doivent répondre aux critères stricts de nécessité et de proportionnalité. Elle ajoute que l’article 290 du Code pénal lituanien ne respecte pas le critère de nécessité parce que, contrairement à la jurisprudence du Comité et de la Cour européenne des droits de l’homme, il protège davantage les fonctionnaires ou personnes exerçant une fonction d’administration publique que les autres personnes. Elle rappelle que l’insulte à l’encontre d’un fonctionnaire ou d’une personne exerçant une fonction d’administration publique, au titre de l’article 290, est passible d’une peine maximale de deux ans d’emprisonnement alors que l’insulte, au titre de l’article 155, est passible d’une peine maximale d’un an d’emprisonnement. Cela pose d’autant plus problème que les limites de la critique admissible devraient être plus larges lorsque des propos présumés diffamatoires portent exclusivement sur les actes d’une personne dans l’exercice de sa fonction publique et non dans la sphère privée. L’auteure avance que ses critiques étaient strictement limitées à la stratégie du parquet qui, selon elle, visait à la mettre sous pression dans le cadre de la procédure pénale engagée contre elle pour terrorisme.

3.5L’auteure ajoute qu’elle a tenu les propos qu’on lui reproche immédiatement après avoir appris que le procureur avait demandé son placement en détention provisoire. Elle rappelle que des organisations internationales ont, à plusieurs reprises, émis l’avis que les conditions de détention en Lituanie relevaient du traitement inhumain et dégradant. Dans la mesure où elle avait déjà passé une longue période en prison auparavant, la seule perspective d’une nouvelle détention provisoire lui a causé un stress considérable, qui a provoqué les propos critiques. Elle fait remarquer que le procureur M. D. a dit qu’il ne s’était pas senti offensé par ses propos. Néanmoins, même si sa déclaration pouvait être jugée provocante, l’auteure avance que, conformément à l’observation générale no 34 du Comité, la liberté d’expression protège également les propos exagérés ou provocants dans une certaine mesure.

3.6S’agissant du critère de proportionnalité, l’auteure soutient que la nature et la sévérité de la peine qui lui a été imposée ne correspondent pas à la gravité de l’infraction ni au préjudice qui aurait été causé au parquet et que la peine était donc disproportionnée. Elle avance que le fait d’avoir été condamnée à une amende ne diminue pas l’effet qu’entraîne une sanction pénale. Une fois l’amende payée, la condamnation pénale aura des conséquences pendant trois ans et figurera dans son casier judiciaire, ce qui réduira ses chances sur le marché du travail.

3.7L’auteure conclut que les juridictions nationales n’ont pas donné de motifs pertinents et suffisants pour justifier la restriction imposée à son droit à la liberté d’expression, une restriction qui semble disproportionnée et donc, non nécessaire. Par conséquent, l’auteure soutient que l’État partie a violé le droit qu’elle tient du paragraphe 2 de l’article 19 du Pacte.

Observations de l’État partie sur la recevabilité

4.1Dans une note verbale datée du 8 mars 2016, l’État partie demande au Comité de déclarer la communication irrecevable aux motifs que l’auteure n’a pas la qualité de victime, que les griefs n’ont pas été étayés et que la communication constitue un abus du droit de présenter des communications, conformément aux articles 1, 2 et 3, respectivement, du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.

4.2S’agissant des faits de l’affaire, l’État partie soutient que la procédure pénale engagée contre l’auteure pour préparation d’un acte terroriste, dans le cadre de laquelle l’auteure a tenu les propos concernés, était largement suivie par le public. L’interview en cause a été diffusée sur les chaînes de télévision commerciales les plus importantes à l’époque. L’État partie fait égalementvaloir que, même si l’auteure a été définitivement acquittée le 12 janvier 2016 par la Cour suprême des chefs d’accusation portés contre elle, le 20 février 2011, elle avait été, en plus de la condamnation faisant l’objet de la présente communication, déclarée coupable des infractions pénales visées aux articles145 (menace de tuer ou de porter gravement atteinte à la santé d’une personne ou terroriser une personne) et 290 (insulte à l’encontre d’un fonctionnaire ou d’une personne exerçant une fonction d’administration publique) du Code pénal lituanien. Il avait été établi que l’auteure avait envoyé au procureur J. L. plusieurs SMS dans lesquels elle menaçait de porter atteinte à son intégrité physique. Le 8 mai 2013, l’auteure avait aussi été déclarée coupable, au titre de l’article 236 du Code pénal, d’avoir fourni de fausses informations au sujet d’infractions que plusieurs fonctionnaires de l’État, dont le procureur J. L., auraient commises contre elle.

4.3S’agissant de la recevabilité de la plainte au regard de l’absence alléguée de la qualité de victime, l’État partie soutient que l’auteure, plutôt que de contester sa condamnation au motif qu’elle est disproportionnée, semble contester, dans l’abstrait, la compatibilité des dispositions pénales pertinentes avec le Pacte. C’est pourquoi, la plainte devrait être considérée comme une actio popularis et donc rejetée conformément à l’article premier du Protocole facultatif. S’appuyant sur la jurisprudence constante des juridictions nationales et sur le Commentaire du Code pénal lituanien, l’État partie soutient que l’article 290 s’applique à toutes les personnes qui exercent des fonctions publiques, y compris aux procureurs, à la seule exception de certains groupes de personnes qui bénéficient d’une protection au titre d’autres articles du Code pénal. L’État partie fait observer que la Cour suprême a examiné l’argument de l’auteure sur ce point et a conclu que la disposition visée ne devait pas être interprétée de manière isolée, mais compte tenu de l’intention du législateur, du système juridique dans son ensemble et également de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme. En outre, l’exclusion des procureurs du champ d’application de l’article visé laisserait un groupe de personnes exerçant des fonctions publiques sans protection contre des propos diffamatoires. En conséquence, la restriction était prévue par la loi, laquelle était claire et prévisible.

4.4S’agissant de la question de savoir si un objectif légitime justifiait la restriction, et en particulier des arguments par lesquels l’auteure allègue qu’il y a dichotomie entre l’« insulte », infraction pénale prévue à l’article 155 et l’« insulte à l’encontre d’un fonctionnaire », visée à l’article 290, l’État partie fait observer que cette dernière constitue une infraction pénale à part entière prévue par le Code pénal. Les deux infractions se distinguent par le fait, entre autres, que dans le cas de l’« insulte », la loi entend protéger l’honneur et la dignité d’une personne, alors que dans le cas de l’« insulte à l’encontre d’un fonctionnaire ou d’une personne exerçant des fonctions d’administration publique », l’objectif de la loi est de protéger un groupe particulier de personnes, dans l’exercice des activités qui sont les leurs. Par cette infraction pénale à part entière, la loi entend avant tout garantir l’ordre public et non empêcher un préjudice personnel, ce qui est seulement un objectif secondaire de la disposition visée. Dans son arrêt, la Cour suprême dit explicitement que l’objectif de cet article est de permettre aux fonctionnaires ou aux personnes exerçant des fonctions d’administration publique de s’acquitter de leurs fonctions et d’exercer leurs activités normales. Selon l’État partie, les motifs qui ont justifié la restriction à la liberté appartiennent aux motifs autorisés, en particulier la sauvegarde de l’ordre public conformément au paragraphe 3 de l’article 19 du Pacte.

4.5S’agissant du critère de proportionnalité, l’État partie soutient que l’auteure n’a pas suffisamment étayé ses griefs et que sa communication devrait donc être déclarée irrecevable en application de l’article 2 du Protocole facultatif. Selon l’État partie, les juridictions nationales ont minutieusement analysé les circonstances de l’affaire. Certaines parties de la déclaration de l’auteure ont même été ignorées parce qu’elles étaient vagues ou inoffensives et ne pouvaient donc constituer des éléments de l’infraction visée à l’article 290 du Code pénal. En outre, tout en reconnaissant l’importance des formes d’expression qui contribuent au débat public au sujet de personnalités publiques, dans le domaine public et les institutions publiques, les juridictions nationales ont conclu que, d’une part, les déclarations de l’auteure ne contribuaient pas à un débat public et que, d’autre part, les procureurs insultés ne pouvaient être considérés comme des personnalités publiques ou politiques. À ce sujet, la Cour suprême a fait remarquer que la critique publique pouvait et devait être exprimée sans termes extrêmes ou insultants qui n’enrichissent pas le débat et menacent le bon travail des fonctionnaires, ainsi que leur honneur et leur dignité. La Cour suprême a souligné que l’auteure n’avait pas été condamnée pour avoir critiqué les procureurs, mais pour l’avoir fait de façon insultante.

4.6En outre, l’État partie insiste sur le fait que les juridictions nationales ont considéré l’affaire dans son ensemble et apprécié comme il se doit les circonstances aggravantes et atténuantes. Ainsi, elles ont pris note du fait que l’interview pendant laquelle l’auteure avait fait sa déclaration avait été largement diffusée à la télévision et avait donc touché un nombre indéterminé de personnes. Elles ont également considéré le fait que les allégations de l’auteure étaient fausses. Dans son arrêt, la Cour suprême dit également que des violations procédurales présumées, la gravité des chefs d’accusation, la sévérité de la sanction et la complexité de l’affaire ne peuvent justifier qu’un accusé insulte les fonctionnaires en charge de son dossier pénal. Néanmoins, les juridictions nationales ont dûment tenu compte du fait que l’auteure était dans une situation de stress considérable lorsqu’elle a tenu les propos qui lui sont reprochés. En outre, l’État partie rappelle qu’une amende était la sanction la plus clémente pour une infraction pénale de cette nature, et que le montant fixé (environ 377 euros) était également proche du minimum prévu par les dispositions juridiques applicables. L’État partie ajoute que l’allégation de l’auteure au sujet des effets que sa condamnation aurait à long terme sont vagues dans la mesure où elle n’a pas précisé quelles activités elle ne pourrait plus exercer ni si sa condamnation était seule responsable de ce fait. De plus, contrairement à ce que l’auteure affirme, trois ans après sa condamnation, toute mention de celle-ci disparaîtra de son casier judiciaire.

4.7En conséquence, l’État partie est d’avis que les juridictions nationales ont minutieusement analysé les éléments pertinents du dossier et que le Comité ne devrait pas agir comme un « tribunal de quatrième instance » en examinant l’appréciation que les juridictions domestiques ont faite de l’affaire. Compte tenu des considérations qui précèdent, l’État partie conclut que la sanction imposée à l’auteure était nécessaire dans une société démocratique et proportionnelle aux objectifs poursuivis. Partant, l’État partie considère que la plainte devrait être jugée irrecevable parce qu’insuffisamment étayée.

4.8Enfin, l’État partie soutient que l’auteure a trompé le Comité en : a) déclarant faussement que les juridictions nationales avaient élargi l’interprétation de la loi fondant sa responsabilité pénale ; b) déclarant que l’objectif de la loi était de préserver l’honneur et la dignité des procureurs, ce qui ne correspond pas à l’un des motifs pour lesquels des restrictions à la liberté d’expression peuvent être imposées ; c) invoquant des affaires de la Cour européenne des droits de l’homme qui sont sans rapport avec son affaire parce que les circonstances factuelles et juridiques diffèrent. De ce fait, l’État partie est d’avis que la plainte devrait être jugée irrecevable au motif qu’elle constitue un abus du droit à soumettre des communications, au titre de l’article 3 du Protocole facultatif.

4.9Dans une note verbale datée du 7 juillet 2016, l’État partie a répété que le Comité devrait juger la communication irrecevable au titre des articles 1, 2 et 3 du Protocole facultatif. Il a ajouté que si le Comité devait examiner la communication sur le fond, il devrait prendre en considération les observations formulées par l’État partie le 8 mars 2016 au sujet de la recevabilité et du fond des griefs de l’auteure et, pour les raisons qui y étaient exposées, conclure qu’il n’y avait pas eu violation du paragraphe 2 de l’article 19 du Pacte.

Commentaires de l’auteure sur les observations de l’État partie concernant la recevabilité

5.1Dans une lettre datée du 10 août 2016, l’auteure a répondu aux observations de l’État partie. S’agissant des arguments que ce dernier a formulés au regard de l’article premier du Protocole facultatif, elle fait observer que la condamnation pénale, fondée sur ses propos critiques à l’encontre des procureurs, a sans nul doute porté atteinte aux droits qu’elle tient de l’article 19 du Pacte. Elle insiste sur le fait qu’elle n’entend pas contester la loi in abstracto, mais bien la façon dont celle-ci a été appliquée à son détriment en l’espèce. Elle allègue donc qu’elle a la qualité de victime aux fins de la procédure devant le Comité.

5.2En réponse à la déclaration de l’État partie, selon laquelle sa communication serait insuffisamment étayée puisque son affaire a été minutieusement examinée par les juridictions nationales, l’auteure soutient que le seul fait que son affaire ait été examinée à trois reprises par trois juridictions corrobore son argument, selon lequel elle a épuisé les recours internes. L’État partie ne peut invoquer le fait que sa plainte a été examinée par les juridictions nationales pour la faire déclarer irrecevable. S’agissant des arguments de l’État partie au sujet de la proportionnalité de la restriction, elle avance que ces arguments ne tiennent pas compte du fait que le principal grief qu’elle porte devant le Comité ne concerne pas la sévérité de la sanction qui lui a été imposée mais bien le fait même qu’elle a fait l’objet de poursuites pénales pour avoir fait une déclaration critique en public.

5.3Enfin, l’auteure fait observer que le fait que ses arguments et son interprétation de la loi ne coïncident pas avec ceux de l’État partie ne devrait pas être considéré par ce dernier comme une tentative de tromper le Comité, mais bien comme faisant partie intégrante du processus de résolution d’un différend porté devant un tribunal impartial. Cette différence d’opinion ne peut être considérée comme un abus du droit de présenter des communications.

5.4Le 18 avril 2017, l’auteure a réaffirmé sa position selon laquelle sa condamnation pénale pour insulte verbale à l’encontre du ministère public constituait une restriction au droit à la liberté d’expression qu’elle tenait du paragraphe 2 l’article 19 du Pacte, une restriction qui ne remplissait pas les conditions du paragraphe 3 du même article et ne pouvait dès lors se justifier. Elle a également informé le Comité que tant l’« insulte » prévue à l’article 155 que l’« insulte à l’encontre d’un fonctionnaire ou d’une personne exerçant une fonction d’administration publique » prévue à l’article 290 avaient été dépénalisées en Lituanie, ce qui montrait également l’absence de nécessité et de proportionnalité des poursuites pénales ayant entraîné sa condamnation au moment des faits.

Observations complémentaires de l’État partie

6.1Dans une note verbale datée du 19 mai 2017, l’État partie a une nouvelle fois dit que le Comité devrait juger la communication irrecevable aux motifs que l’auteure n’avait pas la qualité de victime, que les griefs n’avaient pas été étayés et que la communication constituait un abus du droit de présenter des communications. Pour ce qui est de la dépénalisation, entre autres actes, du comportement de l’auteure qui constituait une infraction pénale à l’époque des faits, l’État partie explique que le Code pénal et le Code des infractions administratives contenaient tous deux des dispositions relatives à l’insulte à l’encontre de personnes exerçant des fonctions publiques. Afin d’harmoniser ces dispositions, et également de satisfaire aux conditions du principe ne bis in idem, le législateur a décidé d’abroger ces deux dispositions et d’en introduire une seule et unique à l’article 507 du Code des violations administratives.

6.2Enfin, l’État partie rappelle que l’affaire de l’auteure ne porte pas sur la relation entre la liberté d’expression et les médias, que les déclarations de l’auteure ne doivent pas être considérées comme des informations ou idées relatives à des questions d’intérêt public ou politiqueetquelesprocureursconcernésn’étaientpasdespersonnalitéspubliquesoupolitiquestrèsenvue.C’estpourquoi,lesarrêtsquelaCoureuropéennedesdroitsdel’hommearendussurdesquestionssimilairesetquel’auteureainvoquéspourdémontrerquesesdéclarationsdevaientbénéficierd’uneprotectionplusélevéeenvertududroitàlalibertéd’expressionsontsansrapportavecl’examendelaprésenteplainte.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

7.1Avant d’examiner tout grief formulé dans une communication, le Comité des droits de l’homme doit, conformément à l’article 97 de son règlement intérieur, déterminer si la communication est recevable au regard du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.

7.2Le Comité fait observer que l’auteure a déposé une plainte similaire devant la Cour européenne des droits de l’homme, laquelle l’a déclarée irrecevable le 31 octobre 2012. Il rappelle que le concept de « la même question » au sens du paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif doit s’entendre du même grief concernant la même personne porté devant l’autre instance internationale, et que l’interdiction formulée dans ledit paragraphe porte sur l’éventuel examen en cours de la même question. Même si la présente communication a été présentée par la même personne à la Cour européenne des droits de l’homme, cet organe s’est déjà prononcé. En outre, le Comité note que l’État partie n’a pas formulé de réserve au paragraphe 2 a) de l’article 5, visant à l’empêcher d’examiner une communication ayant été précédemment examinée par une autre instance. Le Comité s’est donc assuré, comme il est tenu de le faire conformément au paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif, que la même question n’était pas déjà en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

7.3Le Comité note également que les recours internes ont été épuisés, comme l’exige le paragraphe 2 b) de l’article 5 du Protocole facultatif.

7.4Le Comité constate que, selon l’État partie, la communication est irrecevable au motif qu’elle constitue un abus du droit de présenter des communications parce que l’auteure a volontairement fourni de fausses informations sur l’interprétation de la loi par les juridictions nationales et sur les objectifs illégitimes de la loi. En outre, toujours selon l’État partie, l’auteure a invoqué la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme de manière sélective. L’auteure soutient quant à elle que ses arguments et son interprétation de la loi ne devraient pas être considérés comme une tentative de tromper le Comité mais bien comme faisant partie intégrante du processus de résolution d’un différend porté devant un tribunal impartial. Le Comité considère que les informations données par l’auteure révèlent une différence d’interprétation relative au champ d’application de la loi et ne peuvent être considérées comme un abus du droit de présenter des communications.

7.5S’agissant de l’argument de l’État partie, selon lequel l’auteure n’a pas pu établir sa qualité de « victime » au sens de l’article premier du Protocole facultatif, le Comité rappelle qu’une personne ne peut se prétendre victime au sens de l’article premier du Protocole facultatif que si ses droits ont effectivement été bafoués, et que nul ne peut dans l’abstrait et par voie d’actio populariscontester une loi ou une pratique, d’après lui contraire au Pacte. Cependant, le Comité est d’avis que, par ses arguments relatifs au degré de précision et de prévisibilité de la loi, l’auteure ne conteste pas la loi dans l’abstrait, mais bien la façon dont celle-ci lui a été appliquée, en particulier en ce qui concerne la question de savoir si la restriction alléguée était prévue par la loi. En conséquence, le Comité conclut que l’auteure a démontré qu’elle avait suffisamment qualité pour agir, en ce sens qu’elle a suffisamment étayé, aux fins de la recevabilité, les griefs formulés au titre de l’article 19 du Pacte.

7.6S’agissant des arguments de l’État partie, selon lesquels le grief n’a pas été suffisamment étayé, le Comité est d’avis qu’ils sont intimement liés au fond et qu’ils devraient donc être analysés dans le contexte de l’examen au fond. Par conséquent, le Comité déclare la communication recevable et procède à son examen au fond.

Examen au fond

8.1Conformément au paragraphe 1 de l’article 5 du Protocole facultatif, le Comité des droits de l’homme a examiné la présente communication en tenant compte de toutes les informations que lui ont communiquées les parties.

8.2Le Comité prend note de l’allégation de l’auteure selon laquelle sa condamnation pénale pour avoir publiquement critiqué les actes des procureurs chargés des poursuites pénales engagées contre elle constitue une restriction injustifiée au droit à la liberté d’expression qu’elle tient du paragraphe 2 de l’article 19 du Pacte. Le Comité considère que la condamnation de l’auteure a effectivement constitué une restriction à son droit à la liberté d’expression et il doit donc déterminer si la restriction imposée aux droits de l’auteure en l’espèce se justifie au regard de l’un quelconque des critères énoncés au paragraphe 3 de l’article 19 du Pacte.

8.3Le Comité rappelle que le paragraphe 3 de l’article 19 du Pacte autorise certaines restrictions, dans la mesure où celles-ci sont fixées par la loi et nécessaires au respect des droits ou de la réputation d’autrui ou à la sauvegarde de la sécurité nationale, de l’ordre public, de la santé ou de la moralité publiques. Le Comité renvoie à son observation générale no 34, dans laquelle il déclare que ces libertés sont des conditions indispensables au développement complet de l’individu et qu’elles sont essentielles pour toute société. Elles constituent le fondement de toute société libre et démocratique. Toute restriction à l’exercice de ces libertés doit répondre aux critères stricts de nécessité et de proportionnalité. Les restrictions doivent être appliquées exclusivement aux fins pour lesquelles elles ont été prescrites et doivent être en rapport direct avec l’objectif spécifique qui les inspire. Le Comité rappelle que c’est à l’État partie qu’il incombe de démontrer que les restrictions imposées aux droits que l’auteure tient de l’article 19 étaient nécessaires et proportionnées.

8.4S’agissant de la question de savoir si la restriction était fixée par la loi, le Comité constate que les parties ne s’entendent pas sur l’interprétation de la législation nationale, en particulier sur le point de savoir si les procureurs font partie des fonctionnaires auxquels s’appliquent les dispositions de l’article 290 du Code pénal prévoyant l’infraction d’outrage à agent public. À ce sujet, il note que, selon l’État partie, la restriction a été imposée en application de l’article 290 du Code pénal, qui était en vigueur à l’époque des faits, et que cet article a été interprété conformément au Commentaire du Code pénal lituanien. Le Comité constate également que, selon l’État partie, la Cour suprême du pays a minutieusement examiné la question et a conclu que l’interprétation de la loi que propose l’auteure laisserait les procureurs sans protection, ce qui est contraire à la jurisprudence des juridictions nationales ainsi qu’à celle de la Cour européenne des droits de l’homme, et irait à l’encontre de l’intention du législateur.

8.5Le Comité rappelle sa jurisprudence, dont il ressort qu’il convient d’accorder un poids important à l’analyse qu’a faite l’État partie de l’affaire et que c’est généralement aux instances des États parties au Pacte qu’il appartient d’apprécier les faits et les éléments de preuve afin de déterminer l’existence d’un risque, sauf s’il peut être établi que cette appréciation était manifestement arbitraire ou a représenté un déni de justice. En l’occurrence, l’on ne saurait affirmer que l’appréciation de la Cour suprême a été arbitraire ou a représenté un déni de justice, puisque la restriction visée avait un fondement juridique et que l’application de la disposition juridique pertinente dans le cas de la requérante n’allait pas au-delà de ce que les circonstances permettaient raisonnablement de prévoir. En conséquence, le Comité est d’avis que la restriction était fixée par la loi au sens du paragraphe 3 de l’article 19 du Pacte. S’agissant des arguments de l’auteure concernant le caractère pénal de la loi sur la diffamation, selon lesquels il serait discriminatoire de protéger davantage les fonctionnaires que d’autres personnes de la diffamation, ils concernent, au fond, la question de savoir si la restriction découlant de l’application de la loi pertinente en l’espèce était nécessaire et proportionnée.

8.6En ce qui concerne la question de savoir si la restriction imposée servait un objectif légitime, l’auteure soutient que l’État partie n’a pas donné de motifs précis pour expliquer en quoi sa déclaration pouvait menacer l’activité des procureurs et relevait donc de l’un des objectifs légitimes énoncés au paragraphe 3 de l’article 19 du Pacte. Le Comité prend également note de l’argument selon lequel l’article 290 ne pouvait être destiné à protéger l’honneur et la dignité d’autres personnes puisque c’est l’article 155 du Code pénal, incriminant l’« insulte », qui avait cette finalité. L’État partie réfute ces allégations. Il fait valoir que la disposition vise à permettre aux fonctionnaires de s’acquitter de leurs fonctions, même si la protection de leur honneur et de leur dignité pouvait être un objectif secondaire de la restriction autorisée.

8.7Le Comité fait observer que, dans l’intérêt d’une bonne administration de la justice, des restrictions à la liberté d’expression ont été reconnues comme servant des objectifs légitimes, dans plusieurs affaires dans lesquelles des condamnations pénales pour outrage au tribunal étaient contestées. Il rappelle les termes du paragraphe 47 de son observation générale no 34 :

« Les lois sur la diffamation doivent être conçues avec soin de façon à garantir qu’elles répondent au critère de nécessité énoncé au paragraphe 3 [de l’article 19] et qu’elles ne servent pas, dans la pratique, à étouffer la liberté d’expression. Toutes ces lois, en particulier les lois pénales sur la diffamation, devraient prévoir des moyens de défense tels que l’exception de vérité et ne devraient pas être appliquées dans le cas de formes d’expression qui ne sont pas, de par leur nature, susceptibles d’être vérifiées. À tout le moins dans le cas des commentaires au sujet de figures publiques, il faudrait veiller à éviter de considérer comme une infraction pénale ou de rendre d’une autre manière contraires à la loi les déclarations fausses qui ont été publiées à tort, mais sans malveillance. Dans tous les cas, un intérêt public dans la question objet de la critique devrait être reconnu comme un argument en défense. Les États parties devraient veiller à éviter les mesures et les peines excessivement punitives. ».

En même temps, le Comité reconnaît que les procureurs ne sont pas sur le même pied que des personnalités publiques et que, tout comme les auxiliaires de justice, ils ont besoin de la confiance du public dans une certaine mesure pour pouvoir s’acquitter efficacement de leurs fonctions. Il tient compte de l’argument de l’État partie selon lequel l’article 290 du Code pénal lituanien vise à protéger les procureurs dans l’exercice de leurs fonctions, ce qui concourt à maintenir la confiance du public dans l’administration de la justice en général. Compte tenu de ces considérations, le Comité est convaincu que l’on peut dire de l’article 290 qu’il sert l’objectif légitime de la sauvegarde de l’ordre public.

8.8En ce qui concerne la proportionnalité de la mesure imposée, le Comité prend note du fait que l’auteure conteste le caractère pénal de la loi sur la diffamation parce que, en protégeant davantage les fonctionnaires que d’autres personnes de la diffamation, elle est discriminatoire. Il prend également note de l’argument de l’auteure, qui fait valoir que les limites de la critique admissible devraient être plus larges lorsque les propos visés portent sur les actes d’une personne dans l’exercice de sa fonction publique, et que le droit à la liberté d’expression protège également des propos exagérés ou provocateurs dans une certaine mesure. En outre, il tient aussi compte du fait que l’auteure a déclaré qu’elle étaitdansunesituationdestressconsidérablelorsqu’elleatenulesproposquiluisontreprochés.Il prend également note des griefs del’auteure concernant les conséquencesnégativesdesasanctionpénale.

8.9.Par ailleurs, le Comité prend note l’argument de défense de l’État partie selon lequel les juridictions internes ont minutieusement analysé les circonstances de l’affaire et conclu que la nécessité de sauvegarder l’ordre public, en l’occurrence en préservant le rôle des procureurs au service d’une bonne administration de la justice, ainsi que celle de protéger leurs droits et leur réputation, l’emportaient sur les intérêts de l’auteure en l’espèce. Il note aussi que, selon l’État partie, les autorités nationales ont tenu compte, dans le cadre de leur examen, du fait que les propos de l’auteure avaient été diffusés à la télévision et pouvaient toucher un nombre indéterminé de personnes, ce qui aggravait le préjudice causé aux droits et aux valeurs que la législation contestée entendait protéger. Les autorités ont aussi dûment pris en considération le fait que l’auteure n’avait pu prouver la véracité de ses déclarations. Le Comité note en outre que selon l’État partie, l’arrêt rendu par la Cour suprême montre que l’auteure n’a pas été condamnée pour avoir formulé une critique à l’encontre des procureurs, mais pour l’avoir fait de façon insultante. Enfin, il note que l’Étatpartie fait valoir que, même si ladéclarationdel’auteureengageaitsaresponsabilitépénaleenapplicationdesloisnationalesenvigueuraumomentdesfaits,lasanctionn’avaitpasdecaractèrepénal,l’amendeimposéeétaitprochedumontantminimumetl’inscription au casierjudiciaireseraitsuppriméeaprèstroisans.

8.10Pour apprécier la nécessité et la proportionnalité de la restriction en l’espèce, le Comité a soigneusement examiné les arguments avancés par les deux parties. Il prend en considération le raisonnement de la Cour suprême selon lequel l’auteure n’a pas été condamnée pour avoir formulé une critique à l’encontre des procureurs, mais pour l’avoir fait de façon insultante. Il note toutefois que certaines parties des propos de l’auteure n’ont même pas été prises en compte dans l’évaluation faite par les tribunaux nationaux parce qu’elles étaient vagues ou inoffensives, que seule une version tronquée des propos de l’auteure a été fournie et que, dans la mesure où aucun contexte n’a été donné, la déclaration entière était devenue ambiguë.De plus, il n’est pas convaincu qu’il ait été dûment tenu compte du fait que l’auteure s’est exprimée dans le cadre d’une procédure pénale portant sur des accusations pénales graves portées contre elle et que ses propos étaient une réaction spontanée à l’annonce qu’elle serait placée en détention provisoire.L’affaire, qui a suscité un vif intérêt du public, a pu revêtir une certaine dimension politique, et de ce fait, les limites de la critique acceptable comme contribuant au débat public pouvaient raisonnablement être considérées comme plus larges. Le Comité note également que même si l’auteure a été condamnée à payer seulement une amende et même si son casier judiciaire redeviendra vierge, elle n’en a pas moins fait l’objet de poursuites pénales pour des déclarations faites dans le cadre d’une affaire pénale la concernant. En outre, l’imposition d’une sanction peut représenter une charge excessive pour l’auteure, compte tenu de son jeune âge et du fait qu’elle était sans emploi à l’époque.Dans le cadre de son appréciation, le Comité rappelle également ce qu’il a écrit au paragraphe 47 de son observation générale no 34, à savoir que : « [l]es États parties devraient envisager de dépénaliser la diffamation et, dans tous les cas, l’application de la loi pénale devrait être circonscrite aux cas les plus graves et l’emprisonnement ne constitue jamais une peine appropriée ». Sur ce point, le Comité constate que l’article 290 du Code pénal lituanien a été abrogé le 1er janvier 2017 et que l’article 507 du nouveau Code des violations administratives, applicable à des affaires similaires à celles de l’auteure, ne prévoit que des sanctions administratives et non plus des sanctions pénales. Compte tenu de ce qui précède, le Comité est d’avis que cette affaire particulière ne saurait être considérée comme l’un des « cas les plus graves », et conclut que lesrestrictionsimposéesauxdroitsdel’auteureétaient disproportionnées et ne se justifiaient donc pas au regard desconditionsénoncéesauparagraphe3del’article19duPacte.

9.Compte tenu de ce qui précède, le Comité considère que l’État partie n’a pas justifié la restriction imposée à l’auteure et conclut que les droits que tient l’auteure du paragraphe 2 de l’article 19 du Pacte ont été violés.

10.Le Comité des droits de l’homme, agissant en vertu du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif, constate que les faits dont il est saisi font apparaître une violation, par l’État partie, du paragraphe 2 de l’article 19 du Pacte.

11.Conformément au paragraphe 3 a) de l’article 2 du Pacte, l’État partie est tenu d’assurer un recours utile à l’auteure. Il a l’obligation d’accorder une réparation intégrale aux individus dont les droits garantis par le Pacte ont été violés. En conséquence, l’État partie est tenu, entre autres, de prendre les mesures qui s’imposent pour accorder à l’auteure une indemnisation adéquate et lui rembourser tous frais de justice encourus. Il est également tenu de prendre toutes les mesures nécessaires pour que des violations analogues ne se reproduisent pas.

12.Étant donné qu’en adhérant au Protocole facultatif, l’État partie a reconnu que le Comité a compétence pour déterminer s’il y a violation du Pacte et que, conformément à l’article 2 du Pacte, il s’est engagé à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant de sa juridiction les droits reconnus dans le Pacte et à assurer un recours utile et une réparation exécutoire lorsqu’une violation a été établie, le Comité souhaite recevoir de l’État partie, dans un délai de cent quatre-vingts jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet aux présentes constatations. L’État partie est invité en outre à rendre celles-ci publiques et à les faire largement diffuser dans ses langues officielles.

Annexe

Opinion individuelle (dissidente) de José Manuel Santos Pais et Yadh Ben Achour, membres du Comité

1.Nous regrettons de ne pouvoir faire notre la conclusion des autres membres du Comité, qui constatent une violation des droits que l’auteure tient du paragraphe 2 de l’article 19 du Pacte.

2.En l’espèce, il est question d’une insulte à un officier de justice, plus précisément à un procureur. Il n’est pas question d’une personnalité publique ou politique, mais d’un officier de justice intervenant dans une procédure judiciaire. Dans de nombreux pays, cette affaire serait considérée comme un outrage au tribunal ou un manque de respect envers un officier de justice dans l’exercice de ses fonctions. Par conséquent, conclure à une violation du paragraphe 2 de l’article 19 du Pacte dans ce cas peut malheureusement conduire à des interprétations abusives, en particulier à une époque où, dans de nombreux pays, le système judiciaire est sévèrement critiqué ou subit des ingérences indues. Au lieu de contribuer à préserver l’autonomie et l’indépendance d’un tribunal, c’est-à-dire à assurer le respect des juges et des procureurs et à faire respecter l’État de droit, le Comité semble, avec les présentes constatations, s’engager dans une autre direction.

3.Dans de nombreux systèmes judiciaires, le procureur est considéré comme un membre du pouvoir judiciaire, au même titre que les juges, agissant au nom de la société et dans l’intérêt public.

4.Selon l’avis no 12 (2009) du Conseil consultatif de juges européens et l’avis no 4 (2009) du Conseil consultatif de procureurs européens, adoptés conjointement, (la « Déclaration de Bordeaux ») :

« 3.Le rôle distinct mais complémentaire des juges et des procureurs est une garantie nécessaire pour une justice équitable, impartiale et efficace. Si les juges et les procureurs doivent être indépendants dans l’exercice de leurs fonctions, ils doivent l’être et apparaître ainsi également les uns vis-à-vis des autres.

[…]

6.L’application de la loi et, le cas échéant, le pouvoir d’appréciation de l’opportunité des poursuites par le ministère public pendant la phase préalable au procès, exigent que le statut des procureurs soit garanti par la loi, au plus haut niveau, à l’instar de celui des juges. Les procureurs doivent être indépendants et autonomes dans leur prise de décision et doivent exercer leurs fonctions de manière équitable, objective et impartiale. ».

5.Dans la note explicative qui accompagne la Déclaration de Bordeaux, il est en outre écrit :

« 10.L’indépendance du ministère public constitue un corollaire indispensable à l’indépendance du pouvoir judiciaire. Le procureur ne joue jamais aussi bien son rôle dans l’affirmation et la défense des droits de l’homme − tant des personnes mises en causes que des victimes − que lorsqu’il prend des décisions indépendamment des organes exécutif et législatif et que juges et procureurs exercent correctement leurs fonctions respectives. Dans les démocraties qui se fondent sur la prééminence du droit, c’est le droit qui sert de base à la politique du ministère public (Déclaration, paragraphe 3).

[…]

27.L’indépendance du ministère public est indispensable pour lui permettre de remplir sa mission. Elle renforce le rôle de celui-ci dans l’État de droit et la société et est également une garantie pour que le système judiciaire fonctionne avec impartialité et efficacité et pour que tous les bénéfices attendus de l’indépendance des juges soient effectifs (Déclaration, paragraphes 3 et 8). À l’instar de l’indépendance accordée aux juges, l’indépendance du ministère public n’est pas une prérogative ou un privilège octroyé dans l’intérêt de ses membres, mais une garantie pour une justice équitable, impartiale et efficace et protège les intérêts publics et privés des personnes concernées.

[…]

34.L’indépendance du juge et du ministère public est indissociable de la primauté du droit. Les juges comme les procureurs agissent dans l’intérêt général, au nom de la société et des citoyens qui veulent que leurs droits et libertés soient garantis sous tous leurs aspects. Ils interviennent dans des domaines où les droits de l’homme les plus sensibles (liberté individuelle, vie privée, préservation des biens, etc.) méritent la plus grande protection. ».

6.Aux termes de l’avis no 9 (2014) du Conseil consultatif de procureurs européens (la « Charte de Rome ») sur les normes et principes européens concernant les procureurs :

« VLes procureurs devraient prendre leurs décisions de façon autonome et effectuer leurs tâches sans subir de pressions externes ni d’ingérence, conformément aux principes de séparation des pouvoirs et de responsabilité. ».

Et dans la note explicative des principes contenus dans la Charte de Rome, il est écrit :

« 36.Les États doivent s’assurer que les procureurs sont en mesure d’exercer leurs fonctions sans entrave, intimidation, harcèlement, ingérence ou sans que leur responsabilité civile, pénale ou autre soit mise en cause de manière injustifiée ».

7.Dans l’avis no 13 (2018) du Conseil consultatif de procureurs européens concernant l’indépendance, la responsabilité et l’éthique des procureurs, il est dit ce qui suit, au sujet de la notion d’indépendance des procureurs :

« 15.On entend par «indépendance» le fait pour les procureurs d’être libres de toute ingérence illégale dans l’exercice de leur mission consistant à veiller au respect et à l’application de la loi et du principe de l’État de droit, et de ne subir dans ce cadre aucune pression politique ou autre influence illégale de quelque nature que ce soit. ».

8.En l’espèce, le Comité a considéré que la condamnation de l’auteure avait constitué une restriction à son droit à la liberté d’expression (par. 8.2) mais a conclu que la restriction était fixée par la loi au sens du paragraphe 3 de l’article 19 du Pacte (par. 8.4 et 8.5). Il a également admis que l’article 290 du Code pénal lituanien visait à protéger les procureurs dans l’exercice de leurs fonctions, ce qui concourait à maintenir la confiance du public dans l’administration de la justice en général. C’est pourquoi, l’on pouvait dire de cet article qu’il servait l’objectif légitime de la sauvegarde de l’ordre public (par. 8.7), laquelle inclut le respect pour les juges et les procureurs.

9.Cependant, le Comité a conclu que lesrestrictionsimposéesauxdroitsdel’auteureétaient disproportionnées et ne se justifiaient donc pas au regard desconditionsénoncéesauparagraphe3del’article19duPacte.Nous considérons que cette conclusion est difficile à comprendre et ne reflète pas avec exactitude les faits en l’espèce.

10.Selon le Comité (par. 8.10), la Cour suprême de Lituanie a conclu que l’auteur n’avait pas été condamnée pour avoir formulé une critique à l’encontre des procureurs, mais pour l’avoir fait de façon insultante. Toutefois, la manière dont le Comité présente ce raisonnement n’est pas totalement exacte. En fait, l’État partie affirme que les juridictions nationales ont minutieusement analysé les circonstances de l’affaire. Certaines parties de la déclaration de l’auteure ont même été ignorées parce qu’elles étaient vagues ou inoffensives et ne pouvaient donc constituer des éléments de l’infraction visée à l’article 290 du Code pénal (par. 4.5). En outre, tout en reconnaissant l’importance des formes d’expression qui contribuent au débat public au sujet de personnalités publiques, dans le domaine public et les institutions publiques, les juridictions nationales ont conclu que, d’une part, les déclarations de l’auteure ne contribuaient pas à un débat public et que, d’autre part, les procureurs insultés ne pouvaient être considérés comme des personnalités publiques ou politiques (voir aussi par. 6.2). À ce sujet, la Cour suprême a fait remarquer que la critique publique pouvait et devait être exprimée sans termes extrêmes ou insultants qui n’enrichissent pas le débat et menacent le bon travail des fonctionnaires, ainsi que leur honneur et leur dignité. La Cour suprême a souligné que l’auteure n’avait pas été condamnée pour avoir critiqué les procureurs, mais pour l’avoir fait de façon insultante. Nous souscrivons à cette conclusion des juridictions nationales lituaniennes.

11.Le Comité a également considéré que seule une version tronquée des propos de l’auteure avait été fournie et que, dans la mesure où aucun contexte n’avait été donné, la déclaration entière était devenue ambiguë (par. 8.10). Nous contestons cette conclusion.

12.La version « tronquée » a été fournie par l’auteure elle-même, qui donne même le contexte de sa déclaration (par. 2.1) : trois procédures pénales avaient été engagées contre elle pour terrorisme, un crime grave. Le 24 mars 2011, à l’audience consacrée à l’une de ces trois affaires, un procureur a demandé au tribunal d’ordonner la détention provisoire de l’auteure. Pendant la pause, l’auteure a accordé une interview au journaliste d’une chaîne de télévision et a fait une déclaration dans laquelle elle suggérait que le procureur avait commis des crimes, pouvait tuer des gens et était un criminel.

13.Les propos de l’auteure, contrairement à ce qu’a conclu le Comité, peuvent difficilement passer pour une simple réaction spontanée. Elle avait déjà été visée par trois procédures pénales pour terrorisme et, comme le dit l’État partie (par. 4.2 et 4.6), l’interview pendant laquelle l’auteure avait fait sa déclaration a été diffusée sur les chaînes de télévision commerciales les plus importantes à l’époque et a donc touché un nombre indéterminé de personnes, et ses allégations étaient fausses. Des violations procédurales présumées, la gravité des chefs d’accusation, la sévérité de la sanction et la complexité de l’affaire ne peuvent justifier qu’un accusé insulte les fonctionnaires en charge de son dossier pénal. Nonobstant ce fait, les juridictions nationales ont dûment tenu compte du fait que l’auteure était dans une situation de stress considérable lorsqu’elle a tenu les propos qui lui sont reprochés.

14.Par ailleurs, l’auteure n’en était pas à son premier délit, puisqu’elle avait été déclarée coupable des infractions pénales visées aux articles145 (menace de tuer ou de porter gravement atteinte à la santé d’une personne ou terroriser une personne) et 290 (insulte à l’encontre d’un fonctionnaire ou d’une personne exerçant une fonction d’administration publique) du Code pénal lituanien. Il avait été établi que l’auteure avait envoyé à un procureur plusieurs SMS dans lesquels elle menaçait de porter atteinte à son intégrité physique. Le 8 mai 2013, l’auteure avait aussi été déclarée coupable d’avoir fourni de fausses informations au sujet d’infractions que plusieurs fonctionnaires de l’État auraient commises contre elle (par. 4.2). La déclaration de l’auteure en l’espèce doit être considérée comme portant atteinte à l’intégrité et à l’impartialité du procureur dans l’exercice de ses fonctions, dans une affaire criminelle particulièrement grave et sensible, largement suivie par le public.

15.Le Comité accorde également une grande importance au fait qu’une sanction pénale − une amende − a été infligée à l’auteure, une sanction qui représentait « une charge excessive pour l’auteure, compte tenu de son jeune âge et du fait qu’elle était sans emploi à l’époque » (par. 8.10). Rien n’est pourtant dit, dans les présentes constations, au sujet du fait que l’auteure était sans emploi. En outre, puisque c’est l’article 290 du Code pénal lituanien qui s’applique en l’espèce, il est normal que la sanction infligée revête un caractère pénal. Cependant, l’amende imposée (1300 litai, soit environ 380euros) était, selon l’État partie, la sanction la plus clémente pour une infraction pénale de cette natureet son montant, proche du minimum prévu par les dispositions juridiques applicables (par. 4.6). Dans d’autres pays, la même sanction aurait été considérée comme une simple violation administrative. L’argument selon lequel une sanction pénale, telle qu’une amende, serait considérée comme « une charge excessive » ne pouvant être infligée si la personne visée n’est pas en mesure de payer, est troublant. Qu’en est-il de l’effet de dissuasion des sanctions pénales ? Cet argument est particulièrement malvenu dans la mesure où le paragraphe 6 de l’article 47 du Code pénal lituanien dispose qu’une amende peut être remplacée par des services d’intérêt collectif si la personne n’a pas les moyens de la payer. Par ailleurs, si elles ne faisaient pas respecter les dispositions applicables du Code pénal, que pourraient faire les autorités ? Le procureur visé devrait-il lui-même engager une procédure civile contre l’auteure ? Ce n’est pas notre avis.

16.Nous ne comprenons pas non plus l’argument fondé sur le fait que l’article 290 du Code pénal a par la suite été abrogé. L’État partie a expliqué pourquoi les changements avaient été apportés (par. 6.1). Le Code pénal et le Code des infractions administratives contenaient tous deux des dispositions relatives à l’insulte à l’encontre de personnes exerçant des fonctions publiques. Afin d’harmoniser ces dispositions, et également de satisfaire aux conditions du principe ne bis in idem, le législateur a décidé d’abroger ces deux dispositions et d’en introduire une seule et unique à l’article 507 du Code des violations administratives. Il n’en reste pas moins, cependant, que l’article 290 du Code pénal était en vigueur à l’époque des faits et devait donc être appliqué par le ministère public puisque le système lituanien repose sur le principe de légalité et que toute infraction signalée doit faire l’objet d’une enquête.

17.Dès lors, nous aurions conclu en l’espèce que la communication de l’auteure était insuffisamment étayée ou, si elle était considérée recevable, que le paragraphe 2 de l’article 19 du Pacte n’avait pas été violé.

18.Dans ce contexte, la décision d’irrecevabilité que le Comité a rendue au courant de la même session (X. c. Australie, communication no 3580/2019) est très éclairante. Dans cette affaire, alors que le langage incriminé était bien moins offensant que celui dont il est question en l’espèce, le Comité a conclu que les informations dont il était saisi indiquaient que les mesures adoptées par l’État partie étaient fondées en droit et visaient à protéger l’intégrité de la magistrature en tant qu’élément de l’ordre public, et que la sanction imposée à l’auteur était proportionnée à la faute professionnelle dont il avait été reconnu coupable.