Comité des droits de l’homme
Décision adoptée par le Comité en vertu du Protocole facultatif, concernant la communication no 2859/2016 * , **
Communication présentée par : |
D. V. (représenté par des conseils, Sladana Čanković et Goran Cvetic) |
Au nom de: |
L’auteur |
État(s) partie(s): |
Croatie |
Date de la communication: |
14 juillet 2016 (date de la lettre initiale) |
Date de la décision: |
6 avril 2018 |
Objet : |
Détention arbitraire ; procès équitable ; mauvais traitements ; non-discrimination ; absence de recours utile |
Question(s) de procédure : |
Épuisement des recours internes ; compatibilité avec les dispositions du Pacte ; fondement des griefs |
Question(s) de fond: |
Détention arbitraire ; procès équitable ; mauvais traitements ; non-discrimination |
Article(s) du Pacte: |
2, 7, 9 (par. 1 et 4), 10 (par. 1), 14, 15 et 26 |
Article(s) du Protocole facultatif : |
3 et 5 (par. 2 b)) |
1.L’auteur de la communication est D. V., de nationalités australienne et serbe, né le 12 décembre 1954. L’auteur affirme que la Croatie a violé les droits qu’il tient des articles 2, 7, 9 (par. 1 et 4), 10 (par. 1), 14, 15 et 26 du Pacte. Le Protocole facultatif se rapportant au Pacte est entré en vigueur pour la Croatie le 12 janvier 1996. L’auteur est représenté par des conseils, Sladana Čanković et Goran Cvetic.
1.2L’auteur a été accusé en Croatie de crimes de guerre en lien avec le meurtre de soldats croates (prisonniers de guerre) et de civils commis alors qu’il était à la tête d’un groupe paramilitaire serbe sur le territoire de la Croatie en 1991 et 1993. Il a été arrêté en Australie à la suite d’une demande d’extradition de la Croatie en janvier 2006 et a été placé en détention dans l’attente de son extradition vers la Croatie aux fins de poursuites. Il a été extradé vers la Croatie le 8 juillet 2015, après avoir été débouté de son treizième recours en Australie, et son procès est en cours.L’auteur a prié le Comité de demander des mesures provisoires ou de protection consistant dans sa libération immédiate sans condition ou sous caution par la Croatie.
1.3Le 16 novembre 2016, le Comité, agissant par l’intermédiaire de son Rapporteur spécial chargé des nouvelles communications et des mesures provisoires, a enregistré la communication, mais n’a pas accédé à la demande de mesures provisoires ou de protection de l’auteur car le procès pour crimes de guerre était en instance en Croatie et l’auteur n’avait pas démontré à première vue qu’il risquerait de faire l’objet de représailles ou de discrimination en détention pendant l’examen au fond des crimes allégués.
Rappel des faits présentés par l’auteur
2.1En 1969, l’auteur a quitté la Serbie(République fédérative socialiste de Yougoslavie) pour s’installer en Australie ; il a acquis la nationalité australienne en 1975. L’auteur est retourné en Yougoslavie en 1990. Selon les autorités croates, il a pris part au conflit armé dans la région des Balkans occidentaux en tant que commandant d’une unité spéciale de paramilitaires serbes engagée dans un conflit armé contre les forces armées de Croatie pour défendre la population serbe vivant dans la région de Krajina,sur le territoire de la Croatie.
2.2L’auteur soutient que lorsqu’il a déménagé en Australie, en 2004, il n’avait pas connaissance de quelconques poursuites pourdes infractions qu’il aurait commises en 1991 et 1993 en Croatie. En janvier 2006, la Croatie a demandé à l’Australie d’extrader l’auteur afin que celui-ci réponde devant la justice croate des crimes de guerre qu’il aurait commis en tant que commandant d’une unité paramilitaire serbe en 1991 et 1993. L’auteur a été arrêté à Sydney, en Australie, le 19 janvier 2006, en exécution d’un mandat d’arrêt provisoire délivré en vertu de la loi australienne sur l’extradition de 1988 et a été placé en détention provisoire en Australie le 20 janvier 2006. Les dispositions de la loi s’appliquent lorsqu’aucun accord d’extradition n’a été conclu entre l’État requérant et l’État requis. L’auteur soutient qu’il n’a pas été officiellement inculpépar la Croatie d’une quelconque infraction avant le 8 janvier 2016, soit six mois après son extradition vers la Croatie. Lorsqu’il a envoyé sa lettre initiale au Comité, l’auteur était en prison à Split dans l’attente de son procès, qui s’est ouvert le 20 septembre 2016.
2.3L’auteur a passé huit ans, neuf mois et dix jours en détention extraditionnelle dans des prisons australiennes, en raison de la durée excessive de la procédure d’extradition devant les juridictions australiennes. Il a présentétrois demandes de mise en liberté sous caution, les 27 janvier et 3 mars 2006 et le 12 décembre 2007, sans succès.
2.4Le 12 avril 2007, le tribunal local de Sydney a décidé que les conditions étaient réunies pour que l’auteur soit extradé vers la Croatie. Le 2 septembre 2009, la Cour fédérale d’Australie siégeant en audience plénière a fait droit à l’appel formé par l’auteur et annulé la décision d’extradition au motif que l’intéressé avait démontré qu’il existait un risque réel et substantiel qu’il subisse un préjudice s’il était envoyé en Croatie pour y être jugé. L’auteur a été remis en liberté le 4 septembre 2009 après avoir passé plus de trois ans et sept mois en détention. Le Gouvernement croate a fait appel de cette décision devant la Haute Cour d’Australie. Le 30 mars 2010, la Cour fédérale a de nouveau décidé que l’auteur serait extradé vers la Croatie. Le 12 mai 2010, l’auteur a de nouveau été arrêté par la police fédérale australienne. Le 16 novembre 2012, les autorités australiennes ont pris la décision d’extrader l’auteur vers la Croatie. L’auteur a introduit plusieurs recours pour contester la légalité de cette extradition en invoquant diversmotifs devant la Haute Cour d’Australie, la Cour fédérale et la Cour fédérale en audience plénière, qui tous ont été rejetés. Le 2 janvier 2015, le Ministre de la justice de la Serbie a adressé une lettre à son homologue australien dans laquelle il demandait que la Serbie soit autorisée à poursuivre l’auteur, invoquant le droit de poursuivre ses propres ressortissants et mettant en doute la capacité du système judiciaire croate d’assurer un procès équitable à l’auteur. Cette demande a également été rejetée.
2.5Immédiatement après son extradition vers la Croatie le 8 juillet 2015, l’auteur a été placé en détention aux fins d’enquête, sur le fondement d’une décision du tribunal du comté de Sibenik en date du 12 décembre 2005 ; il a passé plus de douze mois en détention dans l’attente de son procès. Tous les recours qu’il a formés ont, en dernière instance, été rejetés par la Cour constitutionnelle croate le 5 avril2016.
2.6La mise en accusation de l’auteur, le 8 janvier 2016, a été officiellement confirmée le 13 juin 2016 et l’audience préparatoire s’est tenue le 14 juillet 2016. L’auteur affirme que tous les recours internes ont été épuisés le 5 avril 2016.
Teneur de la plainte
3.1L’auteur affirme que la Croatie a violé les articles 2, 7, 9 (par. 1 et 4), 10 (par. 1), 14, 15 et 26 du Pacte, et que les violations de ses droits par l’État partie ont un caractère continu.
3.2 En ce qui concerne l’article 9 (par. 1 et 4), l’auteur affirme que ses droits ont été violés par suite de la détention illégale, excessivement longue et donc arbitraire à laquelle il a été soumis en Australie et en Croatie, qui constitue également une violation de son droit à la présomption d’innocence puisqu’on lui a refusé la libération sous caution et qu’il a été privé du droit de contester de manière effective la légalité de sa détention, sans être jugé jusqu’en juillet 2016. Il affirme que sa détention illégale et arbitraire en Australie et en Croatie avait le même fondement juridique, la même source et visait le même but, à savoir qu’il soit traduit devant la justice croate.
3.3En ce qui concerne les griefs de violation de l’article 14 (par. 1, 2 et 5), l’auteur affirme que l’examen de sa détention était mal fondé tant en Australie qu’en Croatie puisqu’il n’a pas été notifié de la correspondance échangée entre les deux pays.
3.4L’auteur affirme que la Croatie a violé les droits qu’il tient des articles 2 (par. 3),7, 9 (par. 1 et 4) et 14 (par. 1) du Pacte parce qu’il considère que toutes les décisions des juridictions croates relatives à la détention aux fins d’enquête sont illégales, arbitraires et ont été prises dans l’abstrait. Il soutient qu’il n’existait aucun risque qu’il prenne la fuite ou perturbe le déroulement de la procédure pénale. Il ajoute que la Cour constitutionnelle n’a pas examiné les manquements allégués, notamment l’absence d’explications sur les points de savoir comment l’auteur pourrait être « en fuite » alors qu’il était en détention en Australie, pourquoi sa demande de mise en liberté sous caution ne pouvait être acceptée, et pourquoi le montant de la caution qui aurait été satisfaisant n’avait jamais été fixé, en violation du Code de procédure pénale croate. La Cour suprême croate a toutefois estimé que le tribunal de première instance avait donné des raisons claires, suffisantes et valables pour justifier la détention aux fins d’enquête. L’auteur affirme également qu’il est victime de discrimination au sens de l’article 26 du Pacte, car il est maintenu en détention provisoire parce que, en tant qu’étranger, il ne remplit pas les conditions mentionnées par la Cour suprême.
3.5L’auteur demande à être libéré immédiatement et demande également le versement d’une indemnisation par la Croatie pour les souffrances qu’il a subies du fait de sa détention illégale et arbitraire et pour les frais de justice qu’il a supportés.
Délibérations du Comité
4.1Avant d’examiner tout grief formulé dans une communication, le Comité doit, conformément à l’article 93 de son règlement intérieur, déterminer si la communication est recevable au regard du Protocole facultatif.
4.2Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément à l’article 5 (par. 2 a)) du Protocole facultatif, que la même question n’était pas déjà en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.
4.3Le Comité note que les griefs soulevés par l’auteur au titre des articles 2 (par. 3), 7, 9 (par. 1 et 4), 10 (par. 1), 14, 15 et 26 du Pacte concernent essentiellement la détention avant jugement à laquelle l’auteur a été soumis parce que les tribunaux estimaient qu’il existait un risque de fuite et en raison de la gravité des chefs d’inculpation de crimes de guerre ; l’absence de mise en liberté sous caution et le caractère discriminatoire allégué de son placement en détention, qui serait lié au fait qu’il soit un étranger. Le Comité fait observer à cet égard que l’auteur affirme n’avoir jamais cherché à fuir. Il note également que l’auteur affirme avoir épuisé tous les recours internes disponibles en ce qui concerne les articles invoqués, en faisant appel de la décision du tribunal du comté de Sibenik du 12 décembre 2005 autorisant sa détention aux fins d’enquête, y compris devant la Cour constitutionnelle de Croatie, qui l’a débouté le 5 avril 2016. Dans les circonstances de l’espèce, le Comité considère cependant qu’il n’est pas en mesure d’examiner les motifs actuels de la détention de l’auteur en Croatie tant que son affaire n’est pas tranchée sur le fond des accusations pénales portées contre lui, compte tenu du fait qu’il était détenu conformément au droit interne, dans le cadre de la procédure pénale. Il n’appartient généralement pas au Comité d’examiner les faits et les éléments de preuve ou l’application faite par les tribunaux de la législation nationale dans un cas d’espèce, à moins que l’auteur de la communication ne puisse démontrer que l’appréciation des faits et des éléments de preuve ou l’application de la législation ont été de toute évidence arbitraires, manifestement entachées d’erreur ou ont représenté un déni de justice ou que les tribunaux ont manqué d’une autre manière à leur devoir d’indépendance et d’impartialité. Le Comité considère par conséquent que les griefs de l’auteur sont irrecevables au regard de l’article 5 (par. 2 b)) du Protocole facultatif pour non-épuisement des recours internes, étant donné qu’il n’a pas encore été statué sur le fond des accusations pénales le concernant, et au regard de l’article 3 du Protocole facultatif pour incompatibilité avec les dispositions du Pacte, étant donné que les recours formés par l’auteur contre son placement en détention aux fins d’enquête ont été examinés par les juridictions de l’État partie et que rien dans le dossier ne donne à penser que les décisions des tribunaux ont été arbitraires ou ont représenté un déni de justice.
5.En conséquence, le Comité décide :
a)Que la communication est irrecevable au regard des articles 3 et 5 (par. 2 b)) du Protocole facultatif ;
b)Que la présente décision sera communiquée à l’État partie et à l’auteur de la communication.