Nations Unies

CCPR/C/120/D/2601/2015

Pacte international relatif aux droits civils et politiques

Distr. générale

4 septembre 2017

Français

Original : anglais

Comité des droits de l’homme

Constatations adoptées par le Comité au titre du Protocole facultatif, concernant la communication no 2601/2015 * , **

Communication présentée par :

M. S. alias M. H. H. A. D. (représenté par un conseil, Daniel Nørrung)

Au nom de :

L’auteur

État partie :

Danemark

Date de la communication :

30 mars 2015 (date de la lettre initiale)

Références :

Décision prise en application des articles 92 et 97 du règlement intérieur du Comité, communiquée à l’État partie le 29 avril 2015 (non publiée sous forme de document)

Date des constatations :

27 juillet 2017

Objet :

Expulsion du Danemark vers l’Iraq

Question(s) de procédure :

Mesure dans laquelle les griefs sont étayés

Question(s) de fond :

Risque pour la vie, et risque de torture et de mauvais traitements en cas de renvoi dans le pays d’origine

Article(s) du Pacte :

6, 7, 13 et 14

Article(s) du Protocole facultatif :

2, 3 et 5 (par. 2 a) et b))

1.1L’auteur de la communication est M. S., alias M. H. H. A. D., de nationalité iraquienne, né le 1er juillet 1944. Il est sous le coup d’une mesure d’expulsion vers l’Iraq à la suite du rejet de sa demande d’asile par la Commission danoise de recours des réfugiés le 1er mars 2004, puis le 4 avril 2014. Il affirme que son renvoi constituerait une violation par le Danemark des droits qu’il tient des articles 6, 7, 13 et 14 du Pacte. Il demande également que des mesures provisoires soient prises pour empêcher son renvoi. Le Protocole facultatif est entré en vigueur pour le Danemark le 23 mars 1976. L’auteur est représenté par un conseil, Helge Nørrung.

1.2Le 29 avril 2015, le Comité, par l’intermédiaire de son Rapporteur spécial chargé des nouvelles communications et des mesures provisoires, a prié l’État partie de surseoir à l’expulsion de l’auteur vers l’Iraq tant que la communication serait à l’examen. Le 7 mai, la Commission de recours des réfugiés a suspendu jusqu’à nouvel ordre le délai fixé pour le départ de l’auteur du Danemark, conformément à la demande du Comité. Le 29 octobre, l’État partie a demandé la levée des mesures provisoires, l’auteur n’ayant pas établi la probabilité d’un risque de préjudice irréparable s’il était renvoyé en Iraq. Le 24 juin 2016, le Comité, par l’intermédiaire de son Rapporteur spécial chargé des nouvelles communications et des mesures provisoires, a rejeté la demande de levée des mesures provisoires, rappelant que celles-ci étaient toujours en vigueur.

Rappel des faits présentés par l’auteur

2.1L’auteur, qui est né à Bagdad, est un musulman de confession sunnite. Il a effectué trois ans et demi de service militaire sous le régime de Saddam Hussein. En 1978, il a créé sa propre entreprise de menuiserie à New Bagdad, mais il a été rappelé sous les drapeaux pour une nouvelle période de service militaire de cinq ans et demi, de 1980 à 1985, durant la guerre entre l’Iraq et la République islamique d’Iran. Ayant été témoin de nombreuses atrocités pendant ses neuf années de service militaire, l’auteur a voulu se soustraire à un troisième appel, en 2000, pour servir dans l’« Armée de Jérusalem » de Saddam Hussein. Il a vendu son entreprise de menuiserie à un prix inférieur à sa valeur, est entré dans la clandestinité et a échappé de peu à la mort. Il affirme venir d’une famille sunnite de premier plan, ce qu’il a choisi de cacher pendant plus de dix ans aux autorités danoises de l’asile afin de protéger ses proches qui vivent encore en Iraq.

2.2Le 4 mars 2002, l’auteur est arrivé au Danemark sans documents de voyage valables et a demandé l’asile le jour même. Il a été placé dans un centre pour demandeurs d’asile. Le Service danois de l’immigration a rejeté sa demande d’asile le 29 janvier 2003. Le Service a fondé son refus sur l’idée que l’auteur ne subirait pas une sanction disproportionnée pour s’être soustrait au troisième appel sous les drapeaux, vu qu’il avait réussi à rester douze mois dans la clandestinité à Bagdad sans se faire arrêter.

2.3Le 1er mars 2004, la Commission a confirmé cette décision. En outre, la Commission a estimé que le refus de répondre à l’appel n’entraînait plus aucun risque après la chute de l’ancien régime iraquien en 2003, et que le fait que l’auteur soit un musulman sunnite ayant accompli au total neuf années de service militaire obligatoire n’était pas en soi un motif suffisant d’octroi de l’asile. L’auteur n’a pas de liens familiaux au Danemark.

2.4Quelques jours après avoir reçu la décision négative de la Commission, l’auteur a été invité par la Police nationale danoise à se préparer à partir, ce qu’il a refusé de faire. Par conséquent, l’auteur a cessé de recevoir l’allocation pécuniaire qu’il percevait en tant que demandeur d’asile ainsi que les deux colis de nourriture par jour qu’il recevait toutes les deux semaines en tant que demandeur d’asile. En septembre 2004, il a été transféré vers un autre centre pour demandeurs d’asile et a pu bénéficier de trois repas par jour. Il devait par ailleurs se présenter au commissariat de police deux fois par semaine pour signer un registre.

2.5À une date non précisée, l’auteur a présenté une demande de réouverture de son dossier de demande d’asile, au motif que lui-même et sa famille feraient l’objet de persécutions, lesquelles s’étaient aggravées pendant la guerre civile en Iraq de 2006 à 2008. Le 10 mars 2008, la Commission a rejeté sa demande. L’auteur continuait de craindre d’être renvoyé en Iraq, notamment parce qu’il appartenait à une importante famille sunnite, que sa famille était affiliée à la tribu Dulaimy et au parti Baas, et qu’il avait peur des milices chiites. L’auteur n’a pas fait part de certains de ces éléments aux autorités danoises de l’asile par crainte pour la sécurité de sa famille.

2.6Par une lettre en date du 28 août 2012, le conseil de l’auteur a saisi une nouvelle fois la Commission d’une demande de réouverture du dossier d’asile de l’auteur. Dans sa requête, l’auteur affirmait ne pas pouvoir rentrer en Iraq parce qu’il est issu d’une famille sunnite de premier plan et que le secteur où se trouve son domicile est dominé par des chiites inspirés par la République islamique d’Iran. Entre 2004 et 2006, les biens de la famille de l’auteur ont été plusieurs fois visés par des attaques de véhicules militaires, et la maison familiale a été perquisitionnée. En 2006, les frères et sœurs de l’auteur ont fui en République arabe syrienne, où l’asile leur a été accordé par le Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR). Ils sont rentrés en Iraq en 2010. La sœur de l’auteur, B., serait décédée dans des circonstances suspectes. Elle a vraisemblablement été assassinée − une semaine seulement après son retour à Bagdad. Les autres proches de l’auteur auraient fui en 2014 vers la Turquie où ils auraient bénéficié de la protection du HCR. L’auteur craignait en particulier Hakim Al‑Zameli, un membre du Parlement et ex‑lieutenant de l’armée de Saddam Hussein, qui était devenu l’un des principaux dirigeants de la milice chiite El Mehdi. M.  Al-Zameli aurait été responsable de représailles et d’actes de torture commis par les chiites de 2006 à 2008 dans une mosquée située à 100 mètres seulement du domicile de l’auteur. La ville d’origine de l’auteur aurait été entièrement dominée par des milices chiites dirigées par M. Al-Zameli. Le 4 avril 2014, la Commission a rejeté une nouvelle fois la demande d’asile de l’auteur et l’a informé que s’il ne quittait pas volontairement le Danemark, il « pourrait être expulsé ». Malgré la décision de la Commission, l’auteur n’a pas quitté le pays.

2.7L’auteur affirme que depuis avril 2014, la situation s’est encore détériorée en Iraq en raison du soulèvement de l’État islamique d’Iraq et du Levant (EIIL) et des atrocités qu’il a commises. La conquête de plusieurs grandes villes du nord de l’Iraq par ce groupe a rendu encore plus dangereuses les tensions entre musulmans sunnites et chiites. Ces tensions sont le principal motif du refus de l’auteur de retourner en Iraq.

2.8L’auteur, qui était âgé de 70 ans au moment de sa plainte initiale, vit depuis treize ans au Danemark, sous la crainte constante d’être renvoyé en Iraq. Il vit dans un centre pour demandeurs d’asile et n’a aucun revenu. Il a bénéficié de repas seulement lorsqu’il devait se présenter à la police deux fois par semaine, jusqu’en 2014.

2.9L’auteur affirme avoir épuisé tous les recours internes utiles qui lui étaient ouverts, car la décision de la Commission de recours des réfugiés en date du 4 avril 2014 n’est pas susceptible d’appel. L’auteur n’a pas soumis sa communication à une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

Teneur de la plainte

3.1L’auteur soutient que le rejet de sa demande d’asile et son éventuelle expulsion vers l’Iraq constitueraient une violation par l’État partie des obligations qui lui incombent en vertu des articles 6, 7 et 14 du Pacte.

3.2Il affirme qu’il serait exposé en Iraq à un risque pour sa vie et à la torture ou à des traitements cruels ou dégradants parce qu’il est un ancien déserteur et qu’il appartient à une famille sunnite connue. De nombreux membres de sa famille ont d’abord fui en République arabe syrienne en 2006, et y sont restés jusqu’en 2010. Ils ont ensuite fui en Turquie en 2014, après avoir reçu des menaces de militants chiites. L’auteur soutient qu’en raison des menaces répétées, des perquisitions, des tortures et des exécutions visant d’autres sunnites dans sa région d’origine, il est justifié de croire que sa sœur n’est pas morte de causes naturelles mais a été tuée à son retour de République arabe syrienne. Le secteur où se trouve son domicile familial serait sous le contrôle des milices chiites El Mehdi, dirigées par un député, Hakim Al‑Zameli, un ex-lieutenant de l’armée de Saddam Hussein. L’auteur craint par conséquent de ne pas sortir vivant de l’aéroport de Bagdad, et encore moins regagner son domicile familial. Il fait valoir que la Commission de recours des réfugiés n’a pas tenu compte des graves tensions existant en Iraq entre musulmans sunnites et chiites lorsqu’elle a décidé de ne pas lui accorder l’asile en 2004, 2008, 2009 et 2014.

3.3L’auteur soutient également que les tensions entre musulmans sunnites et chiites se sont aggravées avec le soulèvement de l’EIIL. En conséquence, l’auteur affirme qu’il est fondé à craindre de perdre la vie ou d’être victime de torture ou de traitements cruels ou dégradants s’il était renvoyé en Iraq. Selon lui, les autorités danoises n’ont pas évalué à sa juste mesure le risque qu’il courrait en cas de renvoi en Iraq.

3.4En outre, l’auteur affirme que sa demande d’asile n’a été examinée que par les autorités administratives, sans possibilité de recours devant un tribunal. De plus, il fait valoir que la Commission, sauf en ce qui concerne sa décision de 2004, n’a pas permis à l’auteur de donner oralement des précisions sur les nouvelles pièces produites relatives à la place que lui-même et sa fratrie occupent en tant que musulmans sunnites, et que son droit à l’aide juridictionnelle est limité car les honoraires versés au conseil qui lui a été assigné devant la Commission ne couvraient que six heures de préparation. Selon l’auteur, cela constitue une atteinte aux garanties d’un procès équitable, en violation de l’article 14 duPacte.

3.5L’auteur fait par ailleurs valoir qu’une autre atteinte au droit à un procès équitable résulte de l’absence de traduction ou du manque de qualifications linguistiques des interprètes utilisés par le Service de l’immigration et la Commission de recours des réfugiés, et de l’absence d’enregistrement audio des entretiens dans le cadre de la procédure d’asile. L’auteur ajoute que, lors de son entretien en 2004, vu que le traducteur était un musulman chiite originaire de la République islamique d’Iran, il était peu enclin à révéler sa situation, estimant qu’il ne pouvait pas sans danger faire état de son appartenance à une famille sunnite connue.

Observations de l’État partie sur la recevabilité et sur le fond

4.1Le 29 octobre 2015, l’État partie a présenté ses observations sur la recevabilité et sur le fond, en donnant d’abord des précisions sur la procédure d’asile concernant l’auteur et sur les décisions de la Commission en date des 1er mars 2004, 10 mars 2008, 4 avril 2014 et 23 octobre 2015.

4.2L’État partie décrit la structure, la composition et le fonctionnement de la Commission, qu’il considère comme un organe quasi juridictionnel indépendant. Il indique que l’auteur a affirmé à son arrivée au Danemark qu’il ne voulait pas servir dans l’Armée de Jérusalem de Saddam Hussein. L’État partie rappelle que, puisque le régime de Saddam Hussein avait été renversé, la Commission a décidé, le 1er mars 2004, que de tels motifs ne pouvaient pas justifier l’octroi de l’asile. La Commission a en outre estimé que la situation générale en Iraq ne suffisait pas à justifier l’octroi de l’asile, l’auteur n’ayant pas établi un risque spécifique d’être personnellement persécuté. La Commission a également considéré que ni la vente de son entreprise pour financer sa fuite ni l’incapacité de ses frères et sœurs de lui venir en aide ne pouvait non plus justifier l’octroi de l’asile à l’auteur.

4.3L’État partie note que l’auteur a présenté de nouvelles informations sur la situation en Iraq à la Commission, mais que celle-ci a décidé le 10 mars 2008 que ces informations n’étaient pas de nature à justifier la réouverture de son dossier. La Commission a réaffirmé que, de manière générale, les mauvaises conditions qui règnent dans un pays ne sauraient justifier l’octroi de l’asile.

4.4L’État partie indique que, dans une demande de réouverture de son dossier de demande d’asile en 2012, l’auteur a fourni de nouvelles informations sur la position importante occupée par sa famille et sur les conflits qui en avaient résulté, notamment la mort suspecte de sa sœur et la peur que lui inspirait Hakim Al-Zameli. Le 4 avril 2014, la Commission a décidé que ces nouvelles informations étaient insuffisantes pour justifier une appréciation différente de la situation. Elle a noté que les informations concernant sa sœur étaient uniquement fondées sur une supposition de l’auteur et n’étaient pas étayées par des faits ou des éléments de preuve, ce qui était aussi le cas de celles concernant ses problèmes avec M. Al-Zameli.

4.5L’État partie indique que, après la décision du 4 avril 2014 de la Commission, l’auteur a présenté des informations actualisées sur la montée de l’EIIL. Étant donné que l’auteur est originaire de Bagdad qui, d’après les informations disponibles, était sous le contrôle des forces de sécurité du Gouvernement iraquien, la Commission a estimé que l’auteur n’avait pas démontré que, selon toute probabilité, il courrait un risque réel d’être victime de persécutions ou de mauvais traitements.

4.6En ce qui concerne la recevabilité du grief tiré des articles 6 et 7 du Pacte, l’État partie fait valoir que l’auteur n’a pas établi qu’à première vue sa communication était recevable au regard de ces articles. L’auteur n’a pas démontré qu’il existait des motifs sérieux de croire qu’il risquerait de perdre la vie ou d’être soumis à la torture ou à d’autres traitements cruels, inhumains ou dégradants s’il était renvoyé en Iraq.

4.7En ce qui concerne la recevabilité du grief tiré de l’article 14 du Pacte, l’État partie fait valoir que les procédures d’expulsion des étrangers n’impliquent pas de décision sur des « droits et obligations de caractère civil » au sens du paragraphe 1 de l’article 14.

4.8Sur le fond des griefs de violation des articles 6 et 7 du Pacte, l’État partie soutient que l’auteur n’a pas suffisamment établi que son renvoi en Iraq constituerait une violation du Pacte. Selon l’État partie, la situation de l’auteur avant son départ en 2002 ne peut justifier l’octroi de l’asile puisque le régime de Saddam Hussein s’est effondré en 2003 et que l’auteur n’a plus aucune raison de craindre d’être enrôlé. L’État partie note que la situation générale existant en Iraq ne saurait justifier l’octroi de l’asile, d’autant plus que l’auteur est originaire de Bagdad, qui n’est pas sous le contrôle de l’EIIL.

4.9En ce qui concerne la crainte de l’auteur d’être victime d’un nettoyage ethnique et de représailles, notamment de la part d’Hakim Al-Zameli, l’État partie affirme que l’auteur n’a pas apporté la preuve d’une quelconque confrontation directe avec M. Al-Zameli. L’État partie note aussi que l’auteur n’a pas montré qu’il serait une personne suffisamment en vue pour être considéré comme un adversaire direct par M. Al-Zameli ou d’autres groupes musulmans chiites. En outre, tout en prenant note des tensions existant entre musulmans sunnites et chiites, l’État partie estime que le fait que l’auteur soit un musulman sunnite n’est pas suffisant pour lui permettre de conclure qu’il courrait un risque en cas de renvoi en Iraq.

4.10En ce qui concerne les liens familiaux de l’auteur, l’État partie souligne que celui-ci n’a avancé cet argument que lors de la procédure de 2012, soit dix ans après son entrée sur le territoire danois. L’État partie note que les allégations de perquisitions au domicile de l’auteur n’ont pas été étayées et que, même si ces perquisitions ont effectivement eu lieu, elles n’ont pas eu de conséquences.

4.11Sur le fond des griefs de violation de l’article 14 du Pacte, l’État partie fait valoir que les procédures d’expulsion des étrangers n’impliquent pas de décision sur des « droits et obligations de caractère civil » au sens du paragraphe 1 de l’article 14. L’État partie fait en outre observer que la Commission détermine si de nouvelles informations peuvent conduire à infléchir une décision. Il estime donc que la procédure est conforme au principe du double degré de juridiction.

Commentaires de l’auteur sur les observations de l’État partie sur la recevabilité et le fond

5.1Dans des commentaires datés du 26 février 2016, l’auteur fait valoir que son renvoi forcé en Iraq constituerait une violation des droits qu’il tient des articles 6, 7 et 14, ou, subsidiairement, de l’article 13 du Pacte, car il serait exposé à un risque réel, personnel et prévisible d’être tué ou soumis à la torture ou à des mauvais traitements, résultant tout autant de menaces personnelles que de la situation générale en Iraq. Bien qu’il relève plusieurs erreurs factuelles dans les observations de l’État partie du 29 octobre 2015, notamment en ce qui concerne les dates de départ de sa famille vers la République arabe syrienne, l’auteur constate avec satisfaction que l’État partie ne conteste pas la véracité de ses déclarations.

5.2L’auteur a vu sa demande d’asile rejetée dès janvier 2003, dix mois seulement après son arrivée au Danemark, alors que le régime de Saddam Hussein était toujours au pouvoir. L’auteur affirme qu’il pouvait, à cette époque, légitimement espérer obtenir l’asile en tant que déserteur car son expulsion vers l’Iraq aurait alors entraîné sa mort. Bien qu’il ait examiné les aspects individuels de la situation de l’auteur, l’État partie n’a pas correctement évalué le risque de mort ou de torture qu’il courait en raison de la combinaison de plusieurs facteurs de risque.

5.3L’auteur ajoute que vu que son nom révèle son appartenance à la tribu Dulaimy, il ne l’a divulgué qu’après avoir passé dix ans au Danemark, essentiellement pour protéger ses sœurs et d’autres membres de sa famille à Bagdad. La tribu Dulaimy n’est pas seulement « une tribu sunnite connue », comme le dit l’État partie, mais c’est le principal groupe d’opposition au Gouvernement chiite. De surcroît, certains membres de cette tribu ont rejoint l’EIIL. Par conséquent, pour tout musulman chiite et pour le Gouvernement chiite, chaque membre de la tribu Dulaimy est un dangereux ennemi.

5.4En outre, l’EIIL ayant largement conquis la grande province d’Anbar à l’ouest de Bagdad, les personnes originaires de cette province portant le patronyme Dulaimy qui sont déplacées et cherchent refuge sont empêchées de traverser le pont qui relie Anbar à Bagdad. L’auteur ajoute qu’il y a actuellement quelque 85 milices chiites en Iraq, dont 23 sont des bandes criminelles et hors la loi. Ces milices opèrent souvent au détriment des sunnites car elles agissent en dehors de tout contrôle gouvernemental.

5.5L’auteur réaffirme qu’outre son appartenance à la tribu Dulaimy, sa position importante tient au fait qu’il était bien connu dans son quartier de New Bagdad où il a vécu et eu un atelier de menuiserie pendant vingt-trois ans avant de fuir l’Iraq en 2002.

5.6Au Danemark, l’auteur était aussi un personnage connu parmi les Iraquiens. En 2009, lorsqu’une centaine d’Iraquiens se sont réfugiés pendant trois mois dans l’église de Brorson à Copenhague, quelque 25 000 cartes postales ont été distribuées avec sa photographie et un texte disant « Voulez-vous renvoyer M. en Iraq ? », en soutien à la cause des demandeurs d’asile iraquiens. Il a alors fait l’objet de plusieurs entretiens publiés dans les principaux journaux, et son histoire a été relatée dans deux ouvrages : Kirkeasyl (Asile dans l’église)) et De Afviste (Le débouté), écrits par le journaliste de renom Anton Geist. L’auteur signale en outre qu’il était le principal protagoniste d’une vidéo satirique produite en soutien à la cause des Iraquiens (« Harry : ne pense pas à Bagdad »), qui a été publiée sur YouTube et visionnée quelque 20 000 fois.

5.7En ce qui concerne l’argument de l’État partie selon lequel il n’a fourni de nouvelles informations sur sa situation familiale qu’en 2012, dix ans après être entré au Danemark, l’auteur explique que, suite à l’évacuation brutale de l’église de Brorson par la police danoise dans la nuit du 13 au 14 août 2009, il a estimé, étant un homme âgé et prudent, qu’il lui fallait rester à l’écart des autorités danoises pendant quelque temps.

5.8Lorsque la famille vivait à Sadr City (quartier est de Bagdad), la sœur de l’auteur, B., en était probablement le membre le plus connu. Membre actif et respecté du parti Baas, elle pouvait se prévaloir d’une longue carrière dans la fonction publique. Elle avait dirigé le secrétariat du Ministre de la santé pendant plusieurs années avant 2003, ce qui lui avait valu d’être en contact avec un certain nombre de politiciens en vue sous le régime de Saddam Hussein. Elle jouait un rôle de conseiller auprès de nombreux voisins, si bien que la maison familiale avait acquis la réputation d’un bastion sunnite et d’un lieu de contact avec les détenteurs du pouvoir avant 2003. Révoquée en 2003 après la chute du régime, B. s’est enfuie en République arabe syrienne avec les autres membres de la famille. Alors qu’elle était généralement en bonne santé, B. est tombée malade à son retour en Iraq en 2010, probablement à cause d’un petit ulcère. Ayant été hospitalisée à Bagdad, elle est décédée le lendemain de son admission, officiellement « pour des causes médicales ». Un examen plus approfondi de la cause du décès n’a pas été demandé, car cela aurait peut-être été trop dangereux. L’auteur affirme que lorsque les chiites étaient au pouvoir en Iraq en 2010, quelqu’un au sein du système de soins de santé ou d’une milice chiite a décidé de tuer sa sœur. Il reconnaît que « si aucune preuve ne peut bien sûr être apportée, la Commission a eu tort de n’accorder aucune importance à ces événements ». L’auteur conclut qu’il serait dangereux pour lui de revenir à Bagdad alors qu’« un décès soudain a pu frapper sa famille proche dans des circonstances très suspectes ».

5.9L’auteur fait également valoir qu’à la suite de l’expropriation de deux parcelles de terres, dans une zone contrôlée par les chiites, par le Gouvernement sous domination chiite après 2003, il a dû s’adresser à l’ambassade d’Iraq au Danemark pour demander à être indemnisé pour les terres saisies, et qu’il est donc bien connu à l’ambassade. Il affirme qu’il est probable qu’il disparaîtrait ou décéderait pour « des causes médicales », l’objectif étant que sa demande d’indemnisation n’aboutisse pas. L’auteur affirme également que le quartier général du chef de milice chiite Hakim Al-Zameli se trouve à 100 mètres seulement de sa maison familiale, que le quartier général de la milice est réputé être un lieu de torture et de détention, où ont lieu des meurtres et des disparitions. En outre, M. Al-Zameli, qui connaîtrait l’auteur, demeure influent en sa qualité de parlementaire. Un facteur de risque supplémentaire pour l’auteur réside dans le fait qu’il a déserté en 2002 afin de ne pas être rappelé dans l’armée (à l’âge de 55 ans). Il affirme que quelques anciens soldats peuvent encore se souvenir de lui comme d’un « traître » et vouloir se venger.

5.10L’auteur affirme qu’il n’a jamais fait mystère de sa préférence pour un régime laïc et démocratique en Iraq, qu’il a exprimée à de nombreuses reprises, notamment lors d’entretiens relatés dans des journaux et des livres. Il ne pourrait pas vivre dans une région dominée par l’EIIL. Il affirme que s’il était renvoyé contre son gré en Iraq aujourd’hui, il serait exposé à un risque de persécution et de préjudice irréparable parce qu’il est une « personnalité en vue, bien connue et dangereuse ».

5.11L’auteur réaffirme également que sa cause n’a jamais été entendue par un tribunal, et qu’il est contraire au principe d’un procès équitable de confier à la même Commission le traitement d’une demande de réouverture de son dossier d’asile au Danemark. À cet égard, l’auteur préfère invoquer, plutôt que l’article 14 du Pacte, l’article 13 qui traite de l’expulsion des étrangers. Enfin, l’auteur prie le Comité de ne pas lever les mesures provisoires.

Observations complémentaires de l’État partie

6.1Dans des observations complémentaires datées du 18 novembre 2016, l’État partie affirme que dans ses commentaires du 26 février 2016, l’auteur n’apporte pas d’informations nouvelles ou spécifiques sur les conflits dans son pays d’origine à l’appui de ses griefs. Par conséquent, l’État partie réitère ses observations du 29 octobre 2015.

6.2L’État partie note que l’auteur a remplacé, dans ses commentaires du 26 février 2016, les allégations de violation de l’article 14 du Pacte par le grief de violation de l’article 13. L’État partie fait toutefois observer que l’article 13 du Pacte ne garantit pas le droit d’appel, ni le droit de faire entendre sa cause par un tribunal.

6.3L’État partie fait observer que le dossier de l’auteur a été examiné par deux organes : le Service danois de l’immigration et la Commission de recours des réfugiés. Il fait en outre valoir que l’auteur aurait pu demander à la Commission de rouvrir la procédure d’asile sur la base d’informations fondamentalement nouvelles. Il relève que l’auteur a demandé la réouverture de son dossier d’asile à deux reprises, mais que la Commission a rejeté ses demandes le 10 mars 2008 et le 23 octobre 2015, respectivement.

6.4En ce qui concerne l’argument de l’auteur selon lequel les décisions de la Commission ne peuvent pas être contestées devant les tribunaux, l’État partie fait observer que ces décisions sont définitives et ne peuvent donc faire l’objet d’un réexamen judiciaire. Cette pratique a été établie par la Cour suprême danoise, mais les étrangers peuvent néanmoins se pourvoir devant les tribunaux de droit commun qui sont habilités à trancher toute question concernant les limites de la compétence d’une autorité publique. La Cour suprême a également établi que l’examen par ces tribunaux des décisions de la Commission de recours des réfugiés ne pouvait porter que sur des points de droit, notamment un éventuel défaut de fondement de la décision rendue ou l’exercice illégal d’un pouvoir discrétionnaire, mais que l’appréciation des éléments de preuve par la Commission n’était pas susceptible de réexamen.

6.5En ce qui concerne les allégations de l’auteur selon lesquelles la Commission n’est pas une juridiction parce que ses audiences ne sont pas publiques, et elle n’est pas indépendante puisque l’un de ses membres est un fonctionnaire du Ministère de la justice, l’État partie affirme que la Commission est un organe quasi judiciaire indépendant, qui est considéré comme une juridiction (voir par. 4.2 ci-dessus), et qui est placé depuis le 28 juin 2015 sous la tutelle du Ministère de l’immigration, de l’intégration et du logement. Néanmoins, en vertu de l’article 53 1) de la loi sur les étrangers, les membres de la Commission agissent indépendamment de l’autorité ou de l’organisation qui les nomme. En outre, ils n’ont pas le droit de discuter d’affaires individuelles avec cette autorité ou organisation avant l’examen d’un recours, et toute décision de suspension ou de révocation de membres de la Commission − de même que toute décision de suspension ou de révocation de juges des tribunaux danois − relève de la Cour spéciale de mise en accusation et de révision. En ce qui concerne l’affirmation de l’auteur selon laquelle les audiences de la Commission ne sont pas publiques, l’État partie fait observer que l’auteur n’a pas demandé que des tiers soient autorisés à assister à l’audience de la Commission sur sa demande d’asile. Pour cette raison, l’État partie estime que l’affirmation de l’auteur est sans rapport avec la procédure suivie en l’espèce.

6.6S’agissant de l’argument de l’auteur qui affirme que la rémunération accordée au conseil désigné en vue de l’audience devant la Commission ne couvre que six heures de préparation, l’État partie indique que, dans la pratique, la Commission rémunère tout le travail juridique pertinent effectué après qu’une décision a été prise par le Service danois de l’immigration. La mission assignée au conseil porte sur tout le travail effectué dans le cadre de la procédure devant la Commission, et prend fin lorsque celle-ci s’est prononcée sur le recours. La règle habituelle est que la Commission prend en charge jusqu’à six heures de préparation du dossier avant l’audience devant la Commission. Chaque chambre de la Commission peut toutefois décider, sur la base d’une évaluation spécifique, d’allouer au conseil une rémunération pour un nombre d’heures supérieur ou inférieur à six heures de préparation, compte tenu de l’ampleur et de la nature du dossier, notamment du nombre de demandeurs d’asile, du volume des pièces, de la complexité de l’affaire et du volume des renseignements d’ordre général. L’État partie fait observer que les conseils sont des défenseurs professionnels qui ont souvent une expérience approfondie de la législation sur l’immigration et des procédures devant les autorités danoises de l’asile.

6.7En ce qui concerne l’affirmation de l’auteur relative à l’absence de qualifications linguistiques des interprètes utilisés par les autorités danoises de l’asile qui aurait une incidence sur le droit à un procès équitable, l’État partie observe que l’auteur n’a fait état d’aucune erreur ou omission dans les traductions effectuées durant la procédure devant le Service danois de l’immigration ou la Commission, et ne semble pas non plus avoir formulé d’objections quant aux interprètes désignés. L’État partie fait également observer que la Commission est très attentive à la qualité de l’interprétation lors de ses audiences et qu’en cas de problème, elle suspend l’audience et ajourne la procédure. L’État partie note en outre que l’auteur prétend avoir été peu enclin à révéler sa situation en présence de l’interprète désigné pour l’audience de la Commission en 2004, en raison de la nationalité et de la religion de l’interprète. À cet égard, l’État partie fait observer que dans le cadre de la procédure, l’interprète est seulement chargé de traduire. La situation particulière d’un interprète, en ce qui concerne notamment son origine ethnique, sa nationalité, son sexe et sa religion, est sans incidence sur son travail, ce qui a été clairement indiqué à l’auteur lors des entretiens menés par le Service danois de l’immigration. L’État partie note également que l’auteur aurait pu indiquer qu’il ne se sentait pas à l’aise avec l’interprète pendant la procédure d’asile.

6.8L’État partie note en outre que, selon l’auteur, les entretiens avec les demandeurs d’asile devraient faire l’objet d’un enregistrement audio. Il fait observer que chaque déclaration orale d’un demandeur d’asile au Service danois de l’immigration fait l’objet d’un procès-verbal écrit établi par l’agent chargé du dossier. Après l’entretien, il est donné lecture du procès-verbal au demandeur d’asile qui peut formuler des observations, corriger toute erreur éventuelle et apporter des précisions si nécessaire. En ce qui concerne les déclarations devant la Commission, l’État partie fait remarquer qu’un greffier consigne dans un compte rendu les déclarations orales du demandeur d’asile lors de l’audience devant la Commission, et que toutes les questions relatives au compte rendu ou à la compréhension des déclarations sont élucidées au cours de l’audience. L’État partie affirme que les garanties d’une procédure régulière ont été appliquées en l’espèce. Il estime donc que la probabilité que l’interprétation ait donné lieu à des erreurs ou des malentendus ayant affecté la décision rendue par la Commission n’a pas été démontrée.

6.9En outre, l’État partie rappelle que les erreurs qui, selon l’auteur, auraient été commises dans la transcription d’éléments spécifiques de sa déclaration telle que reproduite dans la décision de la Commission du 4 avril 2014 n’ont pas eu d’incidence sur l’appréciation par celle-ci de sa demande d’asile. L’État partie réaffirme en outre que dans sa communication initiale et ses commentaires additionnels, l’auteur ne semble apporter aucune information nouvelle particulière sur les conflits qui affectent son pays d’origine et dont il tire argument, par rapport aux informations disponibles le 23 octobre 2015 lorsque la Commission a statué en dernier lieu dans cette affaire.

6.10Quant à l’allégation de l’auteur selon laquelle la Commission n’a pas procédé à une évaluation d’ensemble de sa situation, tenant compte de son appartenance religieuse, familiale et ethnique, l’État partie souligne que la Commission a procédé à une évaluation globale des éléments spécifiques du dossier de l’auteur par rapport aux informations générales sur la situation en Iraq. Sur la base de son évaluation, la Commission a conclu que l’auteur n’est exposé à aucune menace qui justifierait l’octroi de l’asile en vertu de l’article 7 de la loi sur les étrangers, et que son renvoi en Iraq ne constituerait pas une violation des articles 6 et 7 du Pacte. En outre, l’État partie estime que les renseignements fournis par l’auteur sur son appartenance clanique ne sauraient, cumulativement ou indépendamment, conduire à un résultat différent. En particulier, l’État partie fait observer que l’auteur n’a trouvé l’occasion de fournir cette information qu’après avoir séjourné dix ans au Danemark. Cela montre simplement selon lui que l’auteur conteste l’évaluation faite par la Commission de sa situation spécifique et des informations d’ordre général, et qu’il n’a pu déceler aucune irrégularité dans le processus décisionnel ni à mettre en évidence des facteurs de risque dont la Commission n’aurait pas dûment tenu compte.

6.11L’État partie affirme que l’auteur cherche en réalité à utiliser le Comité comme un organe d’appel pour obtenir le réexamen des circonstances factuelles invoquées à l’appui de sa demande d’asile. Il soutient que le Comité doit accorder un poids considérable aux conclusions de la Commission de recours, qui est la mieux placée pour évaluer les circonstances factuelles dans le cas de l’auteur. De l’avis de l’État partie, il n’y a aucune raison de remettre en cause ou de rejeter l’appréciation faite par la Commission selon laquelle l’auteur n’a pas établi qu’il y a des motifs sérieux de croire qu’il risquerait d’être soumis à des traitements inhumains ou dégradants s’il était renvoyé en Iraq. À cet égard, l’État partie renvoie à l’arrêt rendu par la Grande Chambre de la Cour européenne des droits de l’homme dans l’affaire J. K. et autres c. Suède.

6.12L’État partie réaffirme que l’auteur n’a pas démontré à première vue que sa communication était recevable au regard des articles 6, 7 et 13 du Pacte (art. 96 b) du règlement intérieur du Comité). Il estime par conséquent que ces parties de la communication devraient être déclarées irrecevables comme étant manifestement dénuées de fondement.

6.13L’État partie soutient aussi que les procédures d’asile ne relèvent pas de l’article 14 du Pacte et que cette partie de la communication devrait donc être déclarée irrecevable ratione materiae en vertu de l’article 3 du Protocole facultatif.

6.14Si le Comité devait déclarer la communication recevable, l’État partie considère qu’il n’a pas été établi qu’il y a des motifs sérieux de croire que le renvoi de l’auteur emporterait une violation de l’article 6 ou de l’article 7 du Pacte, ou que l’article 13 du Pacte aurait été violé durant la procédure d’examen de la demande d’asile de l’auteur.

Commentaires de l’auteur sur les observations complémentaires de l’État partie

7.1Le 30 janvier 2017, l’auteur a présenté des commentaires sur les observations complémentaires de l’État partie, affirmant qu’il ne savait pas qu’il avait le droit de demander que des tiers soient présents lors de l’examen de son cas, ni celui de récuser l’interprète qui lui était apparemment hostile. Il répète ses propos concernant la position prééminente de sa famille, dont plusieurs membres auraient reçu des lettres de menaces de militants chiites. Il revient aussi sur la situation dangereuse et critique des sunnites en Iraq, en s’appuyant sur des rapports du HCR et de Human Rights Watch.

7.2L’auteur conteste la description donnée par l’État partie du système danois d’examen des demandes d’asile, en indiquant que la Commission n’était composée que de trois membres lorsqu’elle a examiné son dossier : un président, un membre du barreau et un membre désigné par le Ministère de la justice.

7.3L’auteur indique que les procès-verbaux écrits définitifs des entretiens avec les demandeurs d’asile sont établis par les traducteurs, et qu’aucun système n’est en place pour prévenir les erreurs factuelles ou autres. Il réaffirme qu’il n’existe pas d’enregistrements audio des entretiens, et qu’aucune qualification spécifique n’est exigée des traducteurs. L’auteur note que ces rapports, de qualité douteuse, jouent un rôle déterminant dans les décisions finales rendues par la Commission. En conclusion, l’auteur rappelle qu’en aucune circonstance il ne retournerait à Bagdad, car sa vie serait « directement » menacée en Iraq.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

8.1Avant d’examiner tout grief formulé dans une communication, le Comité doit, conformément à l’article 93 de son règlement intérieur, déterminer si la communication est recevable au regard du Protocole facultatif.

8.2Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément au paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif, que la même question n’était pas déjà en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

8.3Le Comité relève que l’État partie n’a pas soulevé d’objections à la recevabilité de la communication au regard du paragraphe 2 b) de l’article 5 du Protocole facultatif. Il constate aussi que l’auteur a déposé une demande d’asile qui a été rejetée une dernière fois le 23 octobre 2015 par la Commission de recours des réfugiés. Comme les décisions de la Commission ne sont pas susceptibles d’appel, l’auteur ne dispose plus d’aucun autre recours. En conséquence, le Comité considère que les recours internes ont été épuisés.

8.4Le Comité note également que l’auteur n’a fourni aucun élément permettant d’étayer l’allégation selon laquelle l’appréciation par la Commission de sa demande d’asile aurait constitué un déni de justice en l’espèce, en violation de l’article 13, lu conjointement avec les articles 6 et 7, du Pacte. C’est pourquoi il considère cette partie de la communication comme irrecevable en vertu de l’article 2 du Protocole facultatif. Attendu que l’auteur a retiré ses allégations de violation de l’article 14 du Pacte, dans le cadre de l’examen de son dossier par les autorités danoises de l’asile, le Comité n’examinera pas ces griefs.

8.5S’agissant des griefs de l’auteur tirés des articles 6 et 7 du Pacte, le Comité prend note de l’argument de l’État partie selon lequel ils devraient être considérés comme irrecevables pour absence de fondement. Le Comité considère toutefois qu’aux fins de la recevabilité, l’auteur a expliqué convenablement les raisons pour lesquelles il craint que son renvoi forcé en Iraq ne l’expose à un risque de traitements contraires aux articles 6 et 7 du Pacte. En l’absence d’autres obstacles à la recevabilité, le Comité déclare la communication recevable en ce qu’elle semble soulever des questions au regard des articles 6 et 7 du Pacte, et va procéder à son examen au fond.

Examen au fond

9.1Le Comité prend note des griefs de l’auteur selon lesquels il courrait le risque, en cas de renvoi en Iraq, d’être tué ou exposé à la torture ou à des mauvais traitements, en raison de la combinaison de plusieurs facteurs de risque personnels. Au nombre de ces facteurs figurent notamment les suivants : le fait que l’auteur a déserté en 2002 et que quelques anciens soldats peuvent encore se souvenir de lui comme d’un « traître » et vouloir se venger ; l’appartenance de sa famille à la tribu Dulaimy ; la place de premier plan occupée par certains des membres de la famille sous le régime de Saddam Hussein ; les circonstances suspectes de la mort subite de B., la sœur de l’auteur, qui aurait été un membre actif et respecté du parti Baas et aurait effectué une longue carrière dans la fonction publique ; et la crainte qu’inspire à l’auteur un membre de haut rang du Parlement iraquien et chef de milices chiites, Hakim Al-Zameli. Le Comité prend également note du fait que l’auteur craint des persécutions dans le cadre de tensions entre musulmans sunnites et chiites exacerbées par l’EIIL, qu’un certain nombre de membres de la tribu Dulaimy ont rejoint. Il prend également note de ce que, selon l’auteur, il est un personnage connu parmi les Iraquiens du Danemark, qu’il a fait l’objet de plusieurs entretiens et que son histoire a été relatée dans deux ouvrages. Le Comité prend également note de l’argument de l’État partie selon lequel la Commission a procédé à une évaluation globale des éléments spécifiques du dossier de l’auteur à la lumière des informations générales disponibles sur la situation en Iraq et a conclu, sur la base de son évaluation de la menace, que l’auteur ne courait aucun risque qui justifierait l’octroi de l’asile au Danemark, et que son renvoi en Iraq ne constituerait pas une violation des articles 6 et 7 du Pacte.

9.2Le Comité rappelle son observation générale no 31 (2004) sur la nature de l’obligation juridique générale imposée aux États parties au Pacte, dans laquelle il souligne l’obligation des États parties de ne pas extrader, déplacer, expulser quelqu’un ou le transférer par d’autres moyens de leur territoire s’il existe des motifs sérieux de croire qu’il y a un risque réel de préjudice irréparable, tel le préjudice envisagé aux articles 6 et 7 du Pacte (par. 12). Le Comité a aussi indiqué que le risque devait être personnel et qu’il fallait des motifs sérieux pour conclure à l’existence d’un risque réel de préjudice irréparable. Tous les faits et circonstances pertinents doivent donc être pris en considération, y compris la situation générale des droits de l’homme dansle pays d’origine de l’auteur. Le Comité rappelle qu’il appartient généralement aux juridictions des États parties au Pacte d’examiner les faits et les éléments de preuve, pour déterminer si un tel risque existe dans un cas d’espèce, sauf s’il peut être établi que l’appréciation des éléments de preuve a été arbitraire ou avait représenté une erreur manifeste ou un déni de justice.

9.3Le Comité constate que les griefs de l’auteur ont été examinés de manière approfondie par les autorités de l’État partie. Il relève néanmoins que l’auteur a quitté l’Iraq il y a plus de quinze ans et qu’il a allégué qu’une combinaison de facteurs personnels lui faisait courir un risque, notamment sa désertion de l’armée, pour laquelle il risquait de s’attirer la vengeance d’anciens soldats, l’appartenance de sa famille à la tribu Dulaimy, la notoriété de certains membres de sa famille sous le régime de Saddam Hussein, et les circonstances suspectes entourant le décès soudain de B., sa sœur, au terme d’une longue carrière dans la fonction publique. Le Comité relève également que les autorités de l’État partie n’ont jamais mis en doute la crédibilité des déclarations de l’auteur sur la persécution qu’il avait subie et les risques qu’il courrait, et qu’il y a des motifs sérieux de croire qu’il serait considéré comme un sympathisant de l’Occident et courrait donc le risque d’être persécuté. Le Comité note en outre que la situation à Bagdad, la ville dont l’auteur est originaire, s’est détériorée, comme l’admet l’État partie. Eu égard à l’âge de l’auteur, à son militantisme politique au Danemark, au regain de la violence sectaire entre chiites et sunnites en Iraq, qui prend souvent pour cible les hommes de confession chiite, notamment à Bagdad, et le fait que la plupart des membres de sa famille ont fui l’Iraq, le Comité estime, compte tenu des circonstances de l’espèce, que l’expulsion de l’auteur vers l’Iraq constituerait une violation du paragraphe 1 de l’article 6, et de l’article 7 du Pacte.

10.Le Comité, agissant en vertu du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif, estime par conséquent que l’expulsion de l’auteur vers l’Iraq, si elle était mise en œuvre, violerait les droits qu’il tient du paragraphe 1 de l’article 6 et de l’article 7 du Pacte.

11.En vertu du paragraphe 1 de l’article 2 du Pacte, aux termes duquel les États parties s’engagent à respecter et à garantir à tous les individus se trouvant sur leur territoire et relevant de leur compétence les droits reconnus dans le Pacte, l’État partie est tenu de procéder à l’évaluation du dossier de l’auteur, en tenant compte des obligations que lui impose le Pacte et des présentes constatations du Comité. L’État partie est aussi prié de s’abstenir d’expulser l’auteur tant que sa demande d’asile est en cours de réexamen.

12.Étant donné qu’en adhérant au Protocole facultatif, l’État partie a reconnu que le Comité avait compétence pour déterminer s’il y a eu violation du Pacte et que, conformément à l’article 2 du Pacte, il s’est engagé à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant de sa juridiction les droits reconnus dans le Pacte et à assurer un recours utile et une réparation exécutoire lorsqu’une violation a été établie, le Comité souhaite recevoir de l’État partie, dans un délai de cent quatre-vingts jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet aux présentes constatations. L’État partie est aussi invité à publier ces constatations.

Annexe

Opinion individuelle (dissidente) de Yuval Shany et Christof Heynes, membres du Comité

1.Nous regrettons de ne pouvoir nous joindre à la majorité des membres du Comité lorsqu’ils concluent que le Danemark, s’il mettait en œuvre sa décision d’expulser l’auteur vers l’Iraq, violerait ses obligations au regard des articles 6 (par. 1) et 7 du Pacte.

2.Au paragraphe 9.2 de ses constatations, le Comité rappelle qu’« il appartient généralement aux juridictions des États parties au Pacte d’examiner les faits et les éléments de preuve pour déterminer si un tel risque existe dans un cas d’espèce, sauf s’il peut être établi que l’appréciation des éléments de preuve a été arbitraire ou a représenté une erreur manifeste ou un déni de justice ». Malgré cela, la majorité des membres du Comité a rejeté la conclusion factuelle du Service danois de l’immigration et de la Commission danoise de recours des réfugiés, qui ont estimé que l’auteur n’avait pas établi que sa situation individuelle lui faisait courir un risque de préjudice grave et qu’il n’y avait donc pas lieu de lui accorder l’asile, pour conclure, au paragraphe 9.3, qu’en raison d’une combinaison de facteurs de risque personnels et de la situation générale à Bagdad, l’expulsion de l’auteur constituerait une violation des articles 6 (par. 1) et 7.

3.Nous estimons qu’en se livrant à ce qui apparaît comme une évaluation indépendante du risque, la majorité des membres du Comité n’a pas appliqué comme il convient les critères d’examen qu’il a lui-même identifiés au paragraphe 9.2 et n’a pas suivi sa jurisprudence établie de longue date selon laquelle il n’est pas « une quatrième instance compétente pour réexaminer les conclusions de fait ».

4.Par le passé, dans les affaires dans lesquelles le Comité a conclu que la décision des organes de l’État d’expulser un individu était contraire au Pacte, il s’est efforcé de fonder sa position sur des carences du processus de prise de décisions de l’État partie, par exemple le fait qu’il n’avait pas été tenu dûment compte des éléments de preuve disponibles ou des droits spécifiques que l’auteur tenait du Pacte, l’existence de vices de procédure graves dans la conduite des procédures internes d’examen, ou l’impossibilité dans laquelle se trouvait l’État partie de justifier raisonnablement sa décision. Or, dans la présente espèce, il n’a pas été établi qu’un quelconque élément de preuve ait été ignoré durant la procédure d’examen de la demande d’asile, aucune carence n’a été relevée ni expliquée dans le processus de prise de décisions de l’État partie et, selon nous, les autorités danoises ont fourni des arguments persuasifs à l’appui de la conclusion selon laquelle l’expulsion de l’auteur vers l’Iraq ne lui ferait pas courir un risque réel de préjudice irréparable (voir, par exemple, par. 4.2 à 4.11).

5.Il semble donc que la majorité des membres du Comité n’est tout simplement pas d’accord avec l’évaluation des risques des autorités danoises, alors même que celles-ci sont parvenues à leur conclusion au terme d’un processus sérieux d’établissement des faits qui était procéduralement régulier et, selon nous, beaucoup plus solide que celui que le Comité a pu mettre en œuvre. Nous notons à cet égard que la déclaration de la majorité au paragraphe 9.3 selon laquelle l’État partie n’a pas contesté l’existence des risques allégués par l’auteur est contredite par ce qui est dit aux paragraphes 4.5 et 4.6. Nous estimons donc que la majorité a commis une erreur en rejetant l’évaluation à laquelle les autorités danoises ont procédé.

6.De plus, nous estimons que les facteurs de risque personnels et la situation générale en Iraq décrits par la majorité au paragraphe 9.3 n’établissent pas l’existence d’un risque réel de préjudice irréparable susceptible de déclencher l’obligation de non-refoulement de l’État partie en vertu du Pacte. De fait, la majorité ne fait que reprendre les allégations improbables et hautement spéculatives de l’auteur au sujet de menaces émanant de divers éléments politiques, comme l’EIIL ou des forces pro-Saddam, qui ne sont pas actuellement fortement implantés à Bagdad et dont il est peu vraisemblable qu’ils se soucient d’un individu du profil de l’auteur. Nous estimons donc que la majorité a également fait une erreur en appliquant les principes de fond du Pacte en matière de non-refoulement.