Nations Unies

CCPR/C/128/D/3018/2017

Pacte international relatif aux droits civils et politiques

Distr. générale

28 mai 2020

Français

Original : espagnol

Comité des droits de l’homme

Constatations adoptées par le Comité au titre de l’article 5 (par. 4) du Protocole facultatif, concernant la communication no 3018/2017*, **, ***

Communication présentée par :

Simón Mora Carrero et AlcedoGuaicamacuto Mora Carrero, en leur nom propre et au nom de leur père disparu, Alcedo Mora Márquez (représentés par le Programme vénézuélien d’information et d’action dans le domaine des droits de l’homme (PROVEA))

Victime(s) présumée(s) :

Les requérants et leur père

État partie :

République bolivarienne du Venezuela

Date de la communication :

28 juin 2016

Références :

Décision adoptée en application de l’article 92 du règlement intérieur du Comité, communiquée à l’État partie le 28 août 2017 (non publiée sous forme de document)

Date de s constatations :

11 mars 2020

Objet :

Disparition

Question(s) de procédure :

Épuisement des recours internes

Question(s) de fond :

Droit à un recours utile ; droit à la vie ; interdiction de la torture et des traitements cruels et inhumains ; droit à la liberté et à la sécurité de la personne ; droit de la personne privée de liberté d’être traitée avec humanité ; droit à la reconnaissance de la personnalité juridique

Article(s) du Pacte :

2 (par. 3), 6 (par. 1), 7, 9, 10 et 16

Article(s) du Protocole facultatif:

5 (par. 2 b))

1.Les auteurs de la communication, datée du 28 juin 2016, sont Simón Mora Carrero et Alcedo Guaicamacuto Mora Carrero, deux frères majeurs de nationalité vénézuélienne. Ils agissent en leur nom propre et au nom de leur père, Alcedo Mora Márquez, lui aussi de nationalité vénézuélienne, né le 11 septembre 1960 et disparu le 27 février 2015. Ils affirment que l’État partie a violé les droits que M. Mora Márquez tient des articles 2 (par. 3), 6 (par. 1), 7, 9, 10 et 16 du Pacte, ainsi que les droits qu’ils tiennent des articles 2 (par. 3) et 7 du Pacte. Ils sont représentés par un conseil. Le Protocole facultatif est entré en vigueur pour l’État partie le 10 août 1978.

Rappel des faits présentés par les auteurs

2.1Les auteurs allèguent que l’État partie a commencé à recourir à la disparition forcée dans les années 1960 pour réprimer la subversion. Puis, dans les années 1980, cette pratique est devenue une méthode de lutte contre la criminalité de droit commun et, entre 2000 et 2015, 122 cas de disparition forcée ont été recensés. Les auteurs soutiennent cependant que la disparition de M. Mora Márquez ne s’inscrit pas dans le cadre de la lutte contre la criminalité de droit commun et qu’elle marque un retour à l’utilisation de la disparition forcée en tant que moyen de répression politique.

2.2M. Mora Márquez était un dirigeant régional bien connu du Parti révolutionnaire vénézuélien. Il exprimait ses opinions politiques sur les ondes de Radio Horizonte, Radio Zamora et Radio los Andes 1040, où il dénonçait la corruption, critiquant les politiques gouvernementales et incitant la population à se mobiliser pour la défense de ses droits.

2.3Depuis août 2013, M. Mora Márquez était employé au Bureau du Gouverneur de l’État de Mérida, situé dans l’ouest du pays, dans la région des Andes, en tant que secrétaire du Secrétaire général du Gouvernement. Or, il a dénoncé la participation de plusieurs de ses collègues de travail et d’employés de l’entreprise publique Petróleos de Venezuela à un réseau de contrebande de carburant vers la Colombie, communiquant au Gouverneur et au Secrétaire général du Gouvernement de l’État de Mérida des informations qui compromettaient ces personnes.

2.4Le 25 février 2015, M. Mora Márquez a été intercepté près de chez lui par des hommes armés qui sont descendus d’un pick-up Toyota Hilux noir et l’ont menacé de mort. Les auteurs signalent que le Service national de renseignement utilisait un véhicule de ce type. M. Mora Márquez n’a pas déposé plainte pour les menaces reçues, mais a raconté ce qui lui était arrivé à sa famille et à ses amis. Le jour même, à 19 h 41, il a envoyé un texto à plusieurs personnes pour les avertir que le Service national de renseignement avait ordonné son arrestation, qu’on voulait le piéger pour le « faire tomber » parce qu’il avait levé le voile sur des actes de corruption, et qu’il allait rester sur ses gardes.

2.5Le 27 février 2015 dans la matinée, M. Mora Márquez a quitté son domicile pour se rendre à son travail. C’est la dernière fois que ses fils l’ont vu vivant.

2.6Le 2 mars 2015, les auteurs ont pu parler à leur père au téléphone pendant une minute et demie, et M. Mora Márquez leur a dit que tout allait bien. Par la suite, ils ont essayé à plusieurs reprises de communiquer de nouveau avec lui, en vain.

2.7Le 4 mars 2015, Simón Mora Carrero a reçu plusieurs textos envoyés depuis le téléphone portable de son père dans lesquels on pouvait lire [traduction non officielle] : « je travaille, genou à terre, comme l’a dit notre Commandant éternel. AMM » ; « je vais bien je te raconterai. AMM » ; « je suis en réunion avec des collègues. AMM. » Les auteurs déclarent que ces textos les ont beaucoup inquiétés car leur père n’avait pas pour habitude de s’exprimer de cette façon ni de signer ses messages de ses initiales.

2.8Le 5 mars 2015, les auteurs ont déposé plainte pour disparition forcée auprès du Service des enquêtes scientifiques et criminelles de Mérida, plainte qui a été enregistrée sous le numéro K-15-0262-00618.

2.9Le 13 mars 2015, les auteurs ont envoyé à l’Assemblée nationale un dossier de 23 pages sur la disparition de leur père et, le 25 mai 2015, ils ont demandé à la Commission de politique intérieure de l’Assemblée d’user de ses bons offices pour que des mesures soient prises.

2.10Le 27 avril 2015, les auteurs ont déposé plainte auprès du Défenseur du peuple, qu’ils ont informé du fait que, après avoir dénoncé les actes de corruption dont il avait connaissance, leur père avait vu ses relations avec son chef se tendre. À ce sujet, ils font savoir que, quelques jours avant la disparition de M. Mora Márquez, son chef l’avait appelé pour lui dire que le Service national de renseignement avait téléphoné au Gouverneur et l’avait informé qu’il faisait l’objet d’un mandat d’arrêt pour participation présumée à un enlèvement. Les auteurs soutiennent qu’il s’agissait d’une manœuvre d’intimidation car le mandat d’arrêt n’a jamais existé.

2.11Le 13 mai 2015, les auteurs ont présenté un recours en amparo devant le tribunal pénal de contrôle de l’instruction no 6 de l’État de Mérida, qui a demandé au Service national de renseignement (mis en cause par les auteurs) et à la section de Mérida du Service des enquêtes scientifiques et criminelles de lui fournir certaines informations. Les deux organismes ont nié avoir arrêté M. Mora Márquez. Néanmoins, le 18 mai 2015, le tribunal a décidé de rester saisi de l’affaire et a ordonné au ministère public d’effectuer toutes les démarches nécessaires pour retrouver l’intéressé et poursuivre et juger les éventuels responsables de sa disparition, dans le droit fil des articles 26, 27, 49, 51 et 55 de la Constitution de la République bolivarienne du Venezuela et aux arrêts rendus par la Chambre constitutionnelle de la Cour suprême de justice sur la procédure d’habeas corpus. La décision par laquelle le tribunal a déclaré le recours en amparo recevable a été soumise à la consultation obligatoire de la cour d’appel de l’État de Mérida, qui, le 10 juin 2015, a décidé que la procédure d’amparo resterait ouverte jusqu’à ce que M. Mora Márquez ou son corps soit retrouvé.

2.12Le 18 mai 2015, le Gouverneur de l’État de Mérida a signalé la disparition de M. Mora Marquez par un communiqué publié dans un journal régional. Il a assuré la famille et les proches du disparu, les habitants de Mérida dans leur ensemble et ses camarades révolutionnaires, qu’il était préoccupé par cette disparition et a plaidé en faveur du retour rapide de l’intéressé.

2.13Les auteurs avancent que, la semaine où leur père a disparu, deux frères colombiens demandeurs d’asile en République bolivarienne du Venezuela qui étaient de ses amis ont disparu eux aussi après avoir été suivis par un pick-up ressemblant à celui qui avait été vu près du domicile de M. Mora Márquez et dont des hommes étaient descendus pour le menacer (voir par. 2.4).

2.14Les auteurs avancent également que, d’après un relevé fourni par son opérateur de réseau mobile, M. Mora Márquez a eu plusieurs conversations téléphoniques le 1er mars 2015, dont une avec un ami à qui il a dit qu’il était en train de se promener sur un sentier et qu’il était très fatigué, et son téléphone portable a émis des messages jusqu’au 4 mars 2015.

2.15Enfin, les auteurs déclarent que, lorsqu’ils se sont entretenus avec lui, le Secrétaire général du Gouvernement de l’État de Mérida leur a dit que si leur père avait disparu, c’était parce qu’il avait trop parlé à tort et à travers.

Teneur de la plainte

3.1Les auteurs affirment que la communication est recevable car ils ont épuisé les recours internes. En particulier, ils font valoir que, si les premiers mois le ministère public a été relativement rapide dans ses investigations et a effectué un certain nombre de démarches en vue d’élucider la disparition forcée de leur père, notamment réquisitionné des relevés d’échanges téléphoniques auprès de différents opérateurs et auditionné plusieurs personnes de l’entourage du disparu, il n’a pas pris d’autres mesures importantes, comme entendre d’autres témoins et demander d’autres relevés d’échanges téléphoniques, enquêter sur le terrain ou tenter de retrouver le pick-up suspect. Les auteurs estiment que l’enquête n’a pas été efficace puisqu’elle n’a donné aucun résultat.

3.2Les auteurs soutiennent que M. Mora Márquez a été victime de disparition forcée et rappellent que, selon la Déclaration sur la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées, tout acte conduisant à une disparition forcée constitue une violation des règles du droit international garantissant à chacun le droit à la liberté et à la sécurité de sa personne, le droit de ne pas être soumis à la torture ni à d’autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, le droit à la reconnaissance de la personnalité juridique et le droit à la vie. En outre, ils rappellent que le Comité a souligné à plusieurs reprises que la disparition forcée était criminelle à de nombreux égards et constituait une violation de plusieurs des droits consacrés par le Pacte. Partant, ils soutiennent que l’État partie a violé les droits que M. Mora Márquez tient des articles 2 (par. 3), 6 (par. 1), 7, 9, 10 et 16 du Pacte.

3.3Les auteurs affirment qu’ils sont victimes d’une violation des droits qu’ils tiennent des articles 2 (par. 3) et 7 du Pacte car l’incertitude permanente dans laquelle ils sont placés quant au sort de leur père et au lieu où il se trouve constitue un traitement cruel et inhumain. Ils rappellent que le Comité a expressément dit que la disparition forcée constituait une forme de traitement cruel et inhumain pour les proches de la personne disparue.

3.4Les auteurs demandent que tout soit fait pour élucider les circonstances de la disparition de M. Mora Márquez, pour retrouver celui-ci vivant, ou, si ce n’est pas possible, leur remettre sa dépouille, et pour punir les responsables. Ils demandent également que des mesures soient prises afin d’éviter que ce type de disparition se reproduise.

Observations de l’État partie sur la recevabilité

4.1Dans ses observations du 27 octobre 2017, l’État partie demande au Comité de déclarer la communication irrecevable au motif que les recours internes n’ont pas été épuisés et que les dispositions de l’article 5 (par. 2 b)) du Protocole facultatif ne sont donc pas remplies. Il renvoie à des décisions dans lesquelles le Comité a dit qu’il convenait de tenir compte des arguments des États parties concernant le respect de la condition de recevabilité qui exige l’épuisement des recours internes.

4.2L’État partie met l’accent sur le fait que le 12 mars 2015, le ministère public a ordonné l’ouverture d’une enquête pénale, dans le cadre de laquelle plus de 45 actes d’enquête ont été effectués en vue de retrouver le présumé disparu. Le dernier acte en date remonte au 4 août 2017, lorsqu’une comparaison a été réalisée entre le profil génétique de l’intéressé et des ossements retrouvés.

4.3L’État partie indique que le recours en amparo a été introduit quarante-six jours après la disparition présumée, que le tribunal a immédiatement demandé aux autorités mises en cause de lui faire savoir si elles détenaient l’intéressé et que, malgré des réponses négatives, il a décidé de rester saisi et a ordonné au ministère public de prendre toutes les mesures nécessaires pour retrouver la victime et poursuivre les responsables.

4.4L’État partie fait observer que les auteurs ont expressément reconnu que des efforts étaient faits pour retrouver le disparu et n’ont pas argué d’un délai déraisonnable. De surcroît, les auteurs n’ont pas démontré qu’ils avaient demandé un contrôle de la procédure d’enquête, alors que le Défenseur du peuple, qu’ils ont saisi, a pourtant notamment pour mission de veiller à ce que le ministère public s’acquitte dûment de ses fonctions et peut l’engager à prendre les mesures qui s’imposent.

4.5En conclusion, l’État partie soutient que les recours internes n’ont pas encore été épuisés étant donné qu’une enquête visant à déterminer où se trouve M. Mora Márquez est actuellement en cours, enquête qui a été ouverte dès que la plainte a été déposée. Il précise que seize mois seulement se sont écoulés entre le dépôt de la plainte et la soumission de la communication au Comité et que ce laps de temps est insuffisant pour conclure à un retard indu justifiant la non‑applicabilité de la règle selon laquelle les recours internes doivent être épuisés. L’État partie soutient que les enquêtes sur les disparitions forcées sont complexes car les responsables s’emploient à éliminer tous les éléments de preuve qui pourraient permettre de retrouver la victime. Il ajoute que, pour cette raison, la rapidité compte donc pour beaucoup dans ce type d’affaires. Or, en l’espèce, les autorités ont enquêté avec toute la diligence voulue et dans le strict respect de la loi, en conséquence de quoi l’État partie conclut que la communication devrait être déclarée irrecevable.

Commentaires des auteurs sur les observations de l’État partie concernant la recevabilité

5.1Le 20 février 2018, les auteurs ont présenté leurs commentaires sur les observations de l’État partie concernant la recevabilité de la communication, soulignant que l’article 5 (par. 2b)) du Protocole facultatif prévoit que la règle de l’épuisement des recours internes ne s’applique pas si les procédures excèdent des délais raisonnables.

5.2Les auteurs soutiennent que, nonobstant le fait qu’ils ont attendu quarante-six jours avant d’introduire un recours en amparo, l’État a l’obligation d’enquêter sur les cas de disparition forcée, qu’une plainte ait été déposée ou non. À l’appui de cet argument, ils invoquent un arrêt dans lequel la Cour interaméricaine des droits de l’homme a dit qu’une enquête devait être ouverte chaque fois qu’il existait des motifs raisonnables de soupçonner qu’une personne avait été victime de disparition forcée, que cette obligation était indépendante du dépôt de plainte étant donné que, dans les cas de disparition forcée, le droit international et le devoir général de garantie imposaient aux États de mener d’office une enquête effective et impartiale avec toute la diligence voulue et que, sans préjudice de ces obligations, tout organisme ou agent de l’État et tout particulier qui a connaissance d’actes destinés à entraîner la disparition forcée de personnes doit en tout état de cause les signaler immédiatement.

5.3Les auteurs rappellent que l’enquête n’a pas abouti et que la disparition forcée dure depuis trois ans. En outre, ils soulignent que le juge ne s’est pas transporté sur les lieux où M. Mora Márquez était susceptible d’être détenu et a demandé l’analyse des ossements retrouvés deux ans et demi seulement après la disparition de l’intéressé. Ils concluent que l’État partie n’a pas saisi la gravité de la situation.

Observations de l’État partie sur le fond

6.1Dans ses observations en date du 26 mars 2018, l’État partie invite le Comité à conclure qu’il n’a porté atteinte à aucun des articles du Pacte. Selon lui, outre que rien ne prouve que des agents des pouvoirs publics aient participé directement ou indirectement à la disparition de M. Mora Márquez, il n’est pas exclu que l’un ou l’autre des groupes irréguliers opérant en Colombie qui entrent illégalement sur le territoire de la République bolivarienne du Venezuela aient fait disparaître l’intéressé sans le consentement ou l’autorisation des autorités. L’État partie soutient qu’il ne peut être tenu internationalement responsable d’un fait lorsqu’il n’est pas établi que celui-ci a été commis par un de ses agents ou par un particulier agissant avec la complicité ou l’approbation, expresse ou tacite, des autorités.

6.2L’État partie soutient que les proches de M. Mora Márquez ont eu accès aux procédures juridiques qui permettent l’ouverture d’une enquête sur des allégations de disparition forcée et que les autorités ont rapidement entamé des investigations effectives et employé tous les moyens légaux disponibles pour établir la vérité et poursuivre, arrêter, juger et punir tous les auteurs matériels et moraux de la disparition de l’intéressé.

6.3Enfin, l’État partie soutient qu’il ne saurait être tenu internationalement responsable de la souffrance causée aux auteurs par l’incertitude permanente dans laquelle ils sont quant au sort de leur père et au lieu où celui-ci se trouve car il n’est pas responsable de la disparition de M. Mora Márquez, qui n’est pas le fait d’agents de l’État et sur laquelle il n’a pas manqué d’enquêter avec toute la diligence voulue, comme il en avait l’obligation.

Commentaires des auteurs sur les observations de l’État partie concernant le fond

7.1Dans leurs commentaires du 3 août 2018, les auteurs déclarent que de plus en plus de cas de disparition forcée fondée sur des motifs politiques sont signalés dans l’État partie. Ils soulignent que le Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme (HCDH) a fait état de plusieurs disparitions forcées dans son rapport de 2017.

7.2Les auteurs rappellent qu’il ne leur appartient pas d’établir si la disparition forcée a été ou non le fait d’agents des pouvoirs publics et que l’État partie a non seulement le pouvoir mais aussi l’obligation de mener l’enquête, d’établir les responsabilités pour les actes commis, de déterminer qui en sont les auteurs matériels et les auteurs moraux, le cas échéant, et de poursuivre et punir ces personnes. Ils allèguent que l’État partie est tenu de veiller à ce que justice soit faite et d’empêcher que la disparition reste impunie, et donc d’établir dans un délai raisonnable les responsabilités des auteurs.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

8.1Avant d’examiner tout grief formulé dans une communication, le Comité des droits de l’homme doit, conformément à l’article 97 de son règlement intérieur, déterminer si la communication est recevable au regard du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.

8.2Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément au paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif, que la même question n’était pas déjà en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

8.3Le Comité prend note de l’argument de l’État partie selon lequel la communication devrait être déclarée irrecevable au regard de l’article 5 (par. 2 b)) du Protocole facultatif car les recours internes n’ont pas été épuisés, l’enquête étant toujours en cours, et le laps de temps écoulé entre le dépôt de la plainte initiale et la présentation de la communication au Comité (seize mois seulement) ne permet pas de conclure que la procédure excède des délais raisonnables. Le Comité prend également note de l’argument des auteurs, qui soutiennent au contraire que la procédure concernant leur père se prolonge indûment cependant que la disparition forcée se poursuit.

8.4Le Comité rappelle que l’obligation d’épuiser les recours internes vise précisément à permettre à l’État partie de s’acquitter de son devoir de protéger et de garantir les droits consacrés par le Pacte. Toutefois, comme le prévoit l’article 5 (par. 2 b)) du Protocole facultatif, les procédures de recours ne doivent pas excéder des délais raisonnables. Or, le Comité note que plus de cinq ans se sont écoulés depuis le dépôt de la plainte dénonçant la disparition de M. Mora Márquez et que l’État partie n’a fourni que des informations très générales pour justifier cette lenteur. Compte tenu de ce qui précède, il estime que l’enquête s’est indûment prolongée et que, par conséquent, les dispositions de l’article 5 (par.2 b)) du Protocole facultatif ne l’empêchent pas d’examiner la communication.

8.5Constatant que toutes les conditions de recevabilité sont réunies et que les griefs que les auteurs tirent des articles 2 (par. 3), 6 (par. 1), 7, 9 et 16 du Pacte sont suffisamment étayés aux fins de la recevabilité, le Comité déclare que la communication est recevable et procède à son examen quant au fond.

Examen au fond

9.1Conformément à l’article 5 (par .1) du Protocole facultatif, le Comité des droits de l’homme a examiné la communication à la lumière de toutes les informations communiquées par les parties.

9.2Le Comité note que les auteurs soutiennent que les faits exposés constituent une disparition forcée fondée sur des motifs politiques et que de plus en plus de disparitions de ce type sont signalées dans l’État partie. Il note également que, selon l’État partie, rien ne prouve que des agents des pouvoirs publics aient participé directement ou indirectement à la disparition de M. Mora Márquez et il n’est pas exclu que l’un ou l’autre des groupes irréguliers qui opèrent en Colombie et entrent illégalement sur le territoire de la République bolivarienne du Venezuela aient fait disparaître l’intéressé sans le consentement ou l’autorisation des autorités.

9.3Le Comité estime qu’il n’est pas possible d’ignorer une allégation aussi grave que l’attribution, à un État partie, de la responsabilité de disparitions forcées en série. Il constate que, si des cas de disparition forcée ont été signalés dans l’État partie avant la date des faits dénoncés dans la communication, ce qui a conduit à la création, en février 2012, de la Commission justice et vérité chargée d’enquêter sur les crimes, disparitions, actes de torture et autres violations des droits de l’homme à motivation politique survenus entre 1958 et 1998 et de punir les auteurs, et que d’autres cas ont été signalés après, rien n’indique néanmoins qu’il ait existé un contexte de disparitions forcées au Venezuela à l’époque où les événements qui font l’objet de la communication se seraient produits. En outre, en l’absence d’éléments de preuve venant étayer la thèse selon laquelle des agents de l’État ont participé à la disparition de M. Mora Márquez ou l’ont facilitée ou approuvée, le Comité ne peut pas déterminer si cette disparition est forcée ou non.

9.4Le Comité note que les auteurs soutiennent que les faits constituent une violation des articles 2 (par. 3), 6 (par. 1) et 7 du Pacte en ce qui concerne M. Mora Márquez étant donné que celui-ci a été victime de disparition et que l’enquête n’a pas abouti car les autorités ne sont pas allées sur le terrain et n’ont rien fait pour identifier le pick-up suspect. Il note également que l’État partie soutient que sa responsabilité internationale ne saurait être engagée car rien ne prouve que les faits allégués ont été commis par l’un de ses agents ou par des particuliers ayant agi avec la complicité ou l’approbation expresse ou tacite des autorités, et l’enquête, qui a été ouverte aussitôt la plainte déposée, est menée avec toute la diligence voulue et dans le strict respect de la loi dans le but d’établir la vérité et de poursuivre, arrêter, juger et punir tous les auteurs matériels et moraux des faits. Enfin, le Comité prend note de l’argument de l’État partie selon lequel la justice a déclaré le recours en amparo recevable et ordonné la réalisation de toutes démarches susceptibles de permettre de retrouver M. Mora Márquez et de juger les responsables, en conséquence de quoi le ministère public a effectué plus de 45 actes d’enquête.

9.5Le Comité souligne que, de par sa substance et sa portée, le droit à la vie fait naître à la fois des obligations substantielles (négatives et positives) et des obligations procédurales (positives). En effet, pour s’acquitter de leur devoir de protéger ce droit, les États parties sont tenus non seulement d’éviter la privation arbitraire de la vie, mais aussi d’enquêter sur les cas présumés de privation illégale de la vie, de poursuivre et punir les responsables et d’accorder une réparation intégrale aux victimes. L’obligation de prendre des mesures positives pour protéger le droit à la vie découle de l’obligation générale de garantir les droits reconnus dans le Pacte, établie à l’article 2 (par. 1), lu conjointement avec l’article 6, ainsi que de l’obligation particulière de veiller à ce que le droit à la vie soit protégé par la loi, énoncée dans la deuxième phrase de l’article 6. Les États parties doivent notamment prendre les mesures préventives qui s’imposent pour protéger les personnes contre tous actes conduisant à la privation illégale et arbitraire de la vie, enquêter sur les actes de ce type et juger les responsables. Cette obligation est implicitement comprise dans l’obligation de protéger, et est d’autant plus pertinente que les États parties sont tenus, de manière générale, de garantir les droits reconnus dans le Pacte, comme le prévoit l’article 2 (par. 1) du Pacte, lu conjointement avec l’article 6 (par. 1), et d’offrir un recours utile aux victimes de violations des droits de l’homme et à leur famille, comme le prévoit l’article 2 (par. 3), lu conjointement avec l’article 6 (par. 1). Le Comité renvoie à sa jurisprudence, dont il ressort que les violations des droits de l’homme protégés par l’article 6 exigent l’ouverture d’une enquête pénale, de sorte qu’il peut y avoir violation des dispositions du Pacte lorsque l’État partie ne prend pas les mesures voulues pour poursuivre et punir les responsables et pour accorder réparation aux victimes.

9.6Toutefois, en l’espèce, compte tenu du fait que l’État partie n’avait pas connaissance de la situation de risque réel et immédiat pour la vie de M. Mora Márquez puisque les menaces dont celui-ci avait fait l’objet avant sa disparition et la nécessité de mesures de protection n’avaient pas été signalées publiquement ou aux autorités compétentes, et compte tenu également des nombreuses mesures d’enquête prises par l’État partie et du fait qu’il n’appartient pas au Comité de se prononcer sur l’utilité de mesures données, à moins que leur non‑exécution ne soit contraire à des normes objectives ou ne soit manifestement déraisonnable, ainsi que du fait que l’obligation d’enquêter est une obligation de moyens − ou de diligence − et non de résultat, le Comité estime qu’il ne dispose pas en l’espèce d’éléments suffisants pour conclure que l’État partie a violé l’article 6 (par. 1) et l’article 7, lus séparément et conjointement avec l’article 2 (par. 3) du Pacte.

9.7Le Comité note que les auteurs affirment que les faits constituent aussi une violation des articles 9, 10 et 16 du Pacte en ce qui concerne M. Mora Márquez, sans autre précision que la responsabilité présumée de l’État partie dans la disparition. Il considère que, puisqu’il n’a pas été possible de prouver que les faits de la présente affaire constituaient une disparition forcée imputable à l’État partie ni de démontrer qu’ils impliquaient une violation de l’article 6 (par. 1) et de l’article 7 du Pacte, et en l’absence d’informations claires sur le sort de M. Mora Márquez et le lieu où il se trouve, les éléments dont il dispose ne sont pas suffisants pour lui permettre de conclure à une violation des articles 9, 10 et 16 du Pacte.

9.8Le Comité note également que les auteurs affirment être victimes d’une violation des droits qu’ils tiennent de l’article 2 (par. 3) et de l’article 7 du Pacte, en raison des souffrances engendrées par l’incertitude persistante quant au sort de leur proche et au lieu où il se trouve, qui sont constitutives de traitements cruels et inhumains. Il note en outre que l’État partie maintient qu’il ne peut être tenu pour responsable au regard du droit international, puisqu’il n’a pas manqué à son devoir d’enquêter avec la diligence voulue sur la disparition forcée présumée. À cet égard, le Comité considère que, puisqu’il n’a pas été possible de prouver que les faits de la présente affaire constituaient une disparition forcée imputable à l’État partie ni de démontrer qu’ils impliquaientune violation de l’article 2 (par. 3), de l’article 6 (par. 1), de l’article 7, de l’article 9, de l’article 10 et de l’article 16 du Pacte, les éléments dont il dispose ne sont pas suffisants pour lui permettre de conclure à une violation l’article 2 (par. 3) et de l’article 7 du Pacte à l’égard des auteurs.

10.Compte tenu de ce qui précède, le Comité des droits de l’homme, agissant en vertu de l’article 5 (par. 4) du Protocole facultatif, constate que les faits dont il est saisi ne font apparaître aucune violation des dispositions du Pacte.

Annexe I

[Original : anglais]

Opinion conjointe (partiellement dissidente) de José Manuel Santos Pais et Gentian Zyberi

1.Nous regrettons de ne pouvoir souscrire à l’avis de la majorité des membres du Comité, qui a estimé que le Comité ne disposait pas d’éléments suffisants pour conclure à une violation des droits que Alcedo Mora Márquez tenait de l’article 2 (par. 3), lu conjointement avec les articles 6 et 7, du Pacte.

2.Plus de cinq ans se sont écoulés depuis que M. Mora Márquez a disparu, le matin du 27 février 2015. Si les autorités de l’État ont pris des mesures pour enquêter sur la disparition de M. Mora Márquez, celles-ci semblent toutefois ne pas avoir été suffisantes.

3.Les faits de l’affaire révèlent que M. Mora Márquez était un dirigeant régional d’un parti politique (le Parti révolutionnaire vénézuélien) connu pour son franc-parler, qui dénonçait la corruption et critiquait publiquement les politiques gouvernementales (par. 2.2). Avant de disparaître, il travaillait comme secrétaire du Secrétaire général du Gouvernement de l’État de Mérida, dans la région des Andes, dans la partie occidentale du Venezuela. Il avait dénoncé la participation de plusieurs de ses collègues de travail et d’employés de l’entreprise publique Petróleos de Venezuela à un réseau de contrebande de carburant vers la Colombie et communiqué au Gouverneur et au Secrétaire général du Gouvernement de l’État de Mérida des informations qui compromettaient ces personnes (par. 2.3).

4.Deux jours avant sa disparition, M. Mora Márquez a été intercepté près de chez lui par des hommes armés qui sont descendus d’un pick-up Toyota Hilux noir et l’ont menacé de mort. Les auteurs signalent que le Service national de renseignement utilisait des véhicules de ce type. M. Mora Márquez n’a pas déposé de plainte officielle concernant les menaces dont il avait fait l’objet, mais il en a parlé à sa famille et à ses amis, soupçonnant que le Service national de renseignement avait émis un mandat d’arrêt contre lui, sur la base d’allégations de corruption, et qu’il tentait de le piéger (par. 2.4 et 2.10).

5.Les auteurs, qui sont les fils de M. Mora Márquez, ont pu, même après la disparition, parler à leur père par téléphone, le 2 mars 2015 (par. 2.6) et le 4 mars 2015. Ils ont même reçu plusieurs SMS envoyés depuis le portable de leur père, qui leur ont toutefois semblé inquiétants parce que leur père n’avait pas l’habitude d’ajouter ses initiales à la fin de ses messages (par. 2.7).

6.La semaine de la disparition de M. Mora Márquez, deux des amis des auteurs − deux frères de nationalité colombienne qui avaient demandé l’asile en République bolivarienne du Venezuela − ont également disparu. Les deux frères avaient eux aussi été suivis par un camion aux caractéristiques identiques à celui observé près du domicile de M. Mora Márquez, d’où étaient sortis des hommes qui l’avaient menacé (par. 2.13).

7.Il est vrai que M. Mora Márquez n’a pas signalé aux autorités qu’il avait reçu des menaces de mort deux jours seulement avant sa disparition et qu’il était nécessaire de prendre des mesures de protection. Toutefois, après sa disparition, sa famille a déposé une plainte pour disparition forcée. Par conséquent, compte tenu du fait que les violations des droits de l’homme protégés par les articles 6 et 7 du Pacte exigent l’ouverture d’une enquête, l’État partie était tenu de rechercher l’intéressé et d’enquêter sur sa disparition. L’obligation d’enquêter est une obligation de moyens − ou de diligence − et non une obligation de résultat. L’État partie devait donc veiller à ce que, à chaque stade de la procédure, tous les actes de recherche et d’enquête soient effectués dans le respect du principe de la diligence raisonnable, c’est-à-dire promptement et consciencieusement, par des personnes compétentes agissant en toute indépendance. Cependant, la première intervention d’un juge n’a eu lieu que le 18 mai 2015, près de trois mois après la disparition, comme suite à l’introduction par les auteurs d’un recours en amparo devant le tribunal pénal de contrôle de l’instruction no 6 de l’État de Mérida (par. 2.11).

8.En l’espèce, il semble que 45 actes d’enquête aient été effectués par les autorités de l’État partie à ce jour, le dernier remontant au 4 août 2017 (par. 4.2), mais aucun détail n’a été donné quant à la nature de ces actes. S’ils sont nombreux, ces actes ne semblent toutefois pas s’inscrire dans une stratégie globale de recherche et d’enquête ; plusieurs des mesures demandées par les auteurs n’ont pas été exécutées, sans raison précise, alors qu’elles paraissaient essentielles au processus de recherche de M. Mora Márquez et à l’enquête sur sa disparition, et la lumière n’a toujours pas été faite sur le sort de M. Mora Márquez et le lieu où il se trouve, plus de cinq ans après sa disparition. En outre, bien que les autorités aient émis plusieurs hypothèses dans le cadre de l’enquête, aucune n’a été pleinement explorée ni vérifiée. Les auteurs présumés des faits n’ont pas été identifiés, arrêtés et poursuivis et l’État partie n’a pas expliqué à quel stade en était la procédure, les derniers actes d’enquête remontant à août 2017, comme cela a déjà été indiqué.

9.Compte tenu de ce qui précède et du fait que l’État partie n’a pas expliqué cette absence de progrès dans l’enquête, en particulier depuis août 2017, nous aurions donc conclu que l’État partie a manqué aux obligations mises à sa charge par l’article 2 (par. 3) du Pacte, lu conjointement avec les articles 6 et 7, en ce qui concerne M. Mora Márquez, en ne prenant pas en temps voulu les mesures correctives qui s’imposaient pour faire en sorte que l’enquête sur la disparition soit menée conformément au principe de la diligence raisonnable.

Annexe II

[Original : anglais]

Opinion individuelle (dissidente) de Arif Bulkan

1.Dans les cas de disparitions forcées présumées, le Comité a déclaré à plusieurs reprises que la charge de la preuve n’incombait pas uniquement aux auteurs de la communication, dans la mesure où ceux-ci pouvaient ne pas avoir accès aux informations pertinentes. C’est plutôt à l’État partie qu’il appartient de prouver qu’il n’est pas responsable de la disparition forcée et qu’il a procédé dans les meilleurs délais à une enquête approfondie et efficace en vue de vérifier dûment les faits et de punir les responsables. Compte tenu de ces principes bien établis, je ne peux pas souscrire à la conclusion du Comité selon laquelle les faits en l’espèce ne révèlent aucune violation du Pacte.

2.La tendance à rechercher des éléments reliant directement la disparition à l’État ou à ses agents a peut-être influencé le Comité, le conduisant à considérer qu’il n’existait aucune preuve quant au caractère forcé ou non de la disparition d’Alcedo Mora Márquez (par. 9.3). Toutefois, la disparition forcée peut également être établie par des preuves circonstancielles et des présomptions, pour autant que celles-ci concordent avec les faits établis. Comme l’a expliqué la Cour interaméricaine des droits de l’homme, les preuves par indices ou par présomption sont particulièrement importantes dans les affaires de disparition, car ce type d’acte se caractérise par une tentative de supprimer toute information sur l’enlèvement ou sur le sort de la victime et le lieu où elle se trouve. Il convient également de garder à l’esprit que les critères de preuve sont plus souples dans ces affaires que dans les procédures pénales.

3.La responsabilité de l’État dans une disparition forcée a été déduite de l’effet combiné de deux types de preuves : le contexte général, c’est-à-dire la situation dans l’État concerné, et les circonstances propres à la victime et à sa disparition. Pour ce qui est de la première catégorie, il existe d’innombrables preuves provenant de sources très crédibles selon lesquelles la situation en République bolivarienne du Venezuela se caractérise par la répression et l’autoritarisme, ce qui a engendré le plus grand mouvement de réfugiés que l’Amérique latine ait jamais connu. Le Comité a déclaré qu’en l’espèce, aucune information n’avait été soumise quant au contexte des disparitions forcées, notant que les informations fournies concernaient soit une période antérieure (1958-1998) soit une période postérieure (avril-juillet 2017) aux événements en question (par. 9.3). Il n’est pourtant pas nécessaire d’aller chercher loin pour comprendre par quels moyens brutaux la dissidence a été réduite au silence en République bolivarienne du Venezuela, y compris pendant la période considérée. La situation s’est détériorée à tel point qu’en septembre 2019, le Conseil des droits de l’homme a mis en place une mission d’enquête pour examiner lasituation des droits de l’homme dans le pays, notamment la question des disparitions forcées, depuis 2014. En outre, de nombreuses organisations non gouvernementales respectées, telles qu’Amnesty International et Human Rights Watch, ont témoigné de la brutalité de la réaction de l’État, qui a eu recours à la torture, aux exécutions extrajudiciaires et aux disparitions forcées, face à la dissidence au cours de la période 2014-2019.

4.Les circonstances propres à la victime en l’espèce démontrent que celle-ci était particulièrement menacée. M. Mora Márquez n’était pas un citoyen ordinaire mais le chef régional bien connu d’un parti d’opposition qui avait dénoncé la corruption, critiqué les politiques gouvernementales et exhorté la population à s’organiser contre le Gouvernement (par. 2.2 et 2.3), autant d’activités suicidaires de sa part. Il existe des preuves qu’il a été menacé, peu avant de disparaître, par des hommes armés utilisant un véhicule semblable à ceux utilisés par le Service national de renseignement. M. Mora Márquez a envoyé à plusieurs amis des SMS au sujet de sa situation, qui se terminaient de manière inquiétante par le mot « attention » (par. 2.4). Les quelques SMS qui ont été envoyés depuis son téléphone portable juste après sa disparition ont suscité des doutes quant à leur authenticité, en raison tant de leur forme que de leur contenu ; un détail particulièrement inquiétant était que ces messages invoquaient le « Commandant éternel », ce qui ne correspondait pas à la manière de penser de cet ardent critique du Gouvernement (par. 2.7). De plus, les auteurs ont affirmé que lorsqu’ils ont rencontré le Secrétaire général de l’État de Mérida, celui-ci leur a dit que tout cela était arrivé à leur père « parce qu’il disait beaucoup de bêtises » (par. 2.15), allégation que l’État partie n’a pas réfutée.

5.Face à ces faits accablants, l’État partie n’a fourni aucune explication crédible, se contentant de l’hypothèse sans fondement selon laquelle la disparition de la victime pouvait être l’œuvre de groupes irréguliers opérant en Colombie (par. 6.1). Rien ne permet de comprendre pourquoi des agents colombiens s’intéresseraient à M. Mora Márquez ; au contraire, compte tenu de ses antécédents et de son opposition incessante, la victime a le profil des personnes auxquelles s’en prennent couramment les autorités. Par rapport à d’autres affaires dans lesquelles il a été conclu à une disparition forcée, les faits en l’espèce − tant le contexte général que les circonstances spécifiques − sont, à mon avis, d’un poids suffisant pour faire naître une présomption d’implication de l’État dans la disparition de M. Mora Márquez.

6.Pour ce qui est de la dimension procédurale des obligations de l’État partie en ce qui concerne la disparition de M. Mora Márquez, l’État partie a manqué aux obligations mises à sa charge par l’article 2 (par.3), lu conjointement avec l’article 6 du Pacte. Sur ce point, je suis tout à fait d’accord avec les arguments exposés par mes collègues José Manuel Santos Pais et Gentian Zyberi (voir annexe I), auxquels je souhaite néanmoins ajouter quelques observations personnelles.

7.La conclusion du Comité selon laquelle il n’y a pas eu violation de l’obligation de procédure repose sur deux éléments : le fait que l’État partie ignorait l’existence d’un risque quelconque pour la vie de la victime puisque l’intéressé ne s’était pas plaint des menaces qu’il avait reçues, et le fait que l’État partie a effectué 45 actes d’enquêteconcernant M. Mora Márquez. Malheureusement, aucune de ces raisons ne me conduit à la même conclusion. L’intérêt de signaler aux autorités l’existence de menaces est d’obtenir une protection par l’adoption préalable de mesures positives. Cependant, l’obligation pertinente dans ce contexte est l’obligation d’enquêter, qui est née après la disparition de M. Mora Márquez. Le fait que les autorités de l’État partie n’aient pas eu connaissance des menaces n’est pas pertinent pour ce qui est de déterminer si cette obligation a été respectée − ce qui compte, ce sont les mesures prises après la disparition de la victime, qui, comme l’ont expliqué plus en détail mes collègues susnommés, ont été inadéquates. S’il n’appartient pas au Comité de se prononcer sur l’utilité de mesures données, cette position générale est nuancée lorsque leur non-exécution est manifestement déraisonnable, comme l’a noté la majorité (par. 9.6). En l’occurrence, il n’est pas possible d’évaluer le caractère raisonnable ou non de ce qui a été fait, l’État partie n’ayant fourni aucun détail. Outre qu’elles n’ont pas étayé l’affirmation selon laquelle elles ont mené des « investigations effectives » (par. 6.2), qui comprenaient 45 actes d’enquête, les autorités n’ont pas non plus précisé en quoi ces actes consistaient.

8.L’obligation d’enquêter est en effet une obligation de moyens et non de résultat. Néanmoins, une enquête doit être menée de manière sérieuse et non comme une simple formalité, inefficace d’avance. Les lacunes décrites ci-dessus me portent à conclure qu’en ce qui concerne la disparition de M. Mora Márquez, l’État partie a également manqué aux obligations mises à sa charge par l’article 2 (par. 3), lu conjointement avec l’article 6, du Pacte.