Nations Unies

CCPR/C/125/D/2312/2013

Pacte international relatif aux droits civils et politiques

Distr. générale

27 mai 2019

Français

Original : anglais

Comité des droits de l’homme

Constatations adoptées par le Comité au titre de l’article 5 (par. 4) du Protocole facultatif, concernant la communication no 2312/2013 * , **

Communication présentée par :

Alymbek Bekmanov et Damirbek Egemberdiev (représentés par des conseils, Shane Brady et Nurlan Kachiev)

Au nom de :

Alymbek Bekmanov et Damirbek Egemberdiev

État partie :

Kirghizistan

Date de la communication :

26 mars 2013 (date de la lettre initiale)

Références :

Décision prise en application de l’article 97 du règlement intérieur du Comité, communiquée à l’État partie le 9 décembre 2013 (non publiée sous forme de document)

Date des constatations :

29 mars 2019

Objet :

Refus d’enregistrer une organisation religieuse

Question(s) de procédure :

Non-épuisement des recours internes

Question(s) de fond :

Recours utile, liberté de religion, procès équitable, liberté d’association, discrimination

Article(s) du Pacte :

2 (par. 3), 14 (par. 1), 18 (par. 1 et 3), 22 (par. 1 et 2) et 26

Article(s) du Protocole facultatif :

2

1.1Les auteurs de la communication sont Alymbek Bekmanov, né en 1972, et Damirbek Egemberdiev, né en 1982, tous deux de nationalité kirghize. M. Bekmanov est le Président du Centre religieux des Témoins de Jéhovah en République kirghize et M. Egemberdiev le Président de l’organisation religieuse des Témoins de Jéhovah pour la ville de Kadamjaï et la région de Batken. Les auteurs affirment qu’en refusant d’enregistrer l’organisation religieuse des Témoins de Jéhovah, qui est une organisation religieuse locale, l’État partie a violé les droits qu’ils tiennent de l’article 2 (par. 3), lu conjointement avec l’article 14 (par. 1), ainsi que de l’article 18 (par. 1 et 3), de l’article 22 (par. 1 et 2) et de l’article 26, lu conjointement avec les articles 18 et 22, du Pacte. Le Protocole facultatif est entré en vigueur pour l’État partie le 7 janvier 1995. Les auteurs sont représentés par un conseil.

1.2Le 15 août 2014, le Comité a accédé à la requête des auteurs lui demandant de suspendre temporairement son examen de la communication jusqu’à ce que tous les recours internes en instance aient été épuisés. Le 25 juillet 2016, les auteurs ont invité le Comité à reprendre son examen.

Rappel des faits présentés par les auteurs

2.1Le Centre religieux des Témoins de Jéhovah en République kirghize est l’organisation religieuse nationale des Témoins de Jéhovah au Kirghizistan. Il a été enregistré le 30 avril 1998 par la Commission d’État aux affaires religieuses, l’organe de l’État chargé, en vertu de la législation, de l’enregistrement des organisations religieuses.

2.2En 2008, le paragraphe 2 de l’article 10 de la loi sur la liberté de religion et les organisations religieuses a été modifié et les organisations religieuses sont désormais tenues, pour pouvoir être enregistrées légalement, d’être créées par au moins 200 citoyens adultes résidant à titre permanent au Kirghizistan. La liste de ces personnes doit être approuvée par le conseil de district de la localité où l’organisation mènera ses activités. Si la liste est approuvée, l’organisation religieuse sollicite son enregistrement auprès de la Commission d’État aux affaires religieuses, qui peut décider de la soumettre à une « expertise ». Les auteurs soulignent qu’il est pratiquement impossible pour les organisations de religions minoritaires de se faire enregistrer et que les décisions des conseils de district sont laissées à l’appréciation arbitraire des élus locaux puisqu’il n’existe pas de critères établis régissant précisément le traitement des demandes d’enregistrement.

2.3L’organisation religieuse des Témoins de Jéhovah pour la ville de Kadamjaï et la région de Batken se situe dans le district de Kadamjaï, dans la région de Batken, la plus méridionale du pays. Les Témoins de Jéhovah n’ont pas d’organisation religieuse enregistrée dans la région de Batken. Certains responsables locaux ont insisté sur le fait que les Témoins de Jéhovah vivant dans la région de Batken ne pouvaient pas pratiquer leur religion sans qu’une organisation religieuse les représentant soit enregistrée dans la région. Pour protéger du harcèlement les Témoins de Jéhovah de la région de Batken, les auteurs ont créé l’organisation religieuse des Témoins de Jéhovah pour la ville de Kadamjaï et la région de Batken et préparé tous les documents requis par la loi pour constituer une organisation religieuse, y compris une liste authentifiée des membres fondateurs. Le 2 octobre 2010, M. Egemberdiev a été autorisé par plus de 200 membres fondateurs de l’organisation à prendre toutes les dispositions nécessaires pour faire enregistrer l’organisation.

2.4Le 4 octobre 2010, M. Egemberdiev a soumis au Conseil de district de Kadamjaï, organe électif local, la liste des 200 membres fondateurs de l’organisation religieuse, pour approbation. Conformément à la loi, le Conseil de district de Kadamjaï était tenu : a) de rendre une décision écrite dans un délai d’un mois à compter de la date de dépôt de la demande ; b) d’indiquer les raisons de sa décision et les éléments sur lesquels celle-ci se fonde ; et c) de veiller à ce que sa décision soit signée par tous les membres du Conseil de district de Kadamjaï. Le 27 décembre 2010, près de trois mois après le dépôt de la demande, le Conseil de district de Kadamjaï a rendu la décision no 12/7, par laquelle il rejetait la liste des membres fondateurs. La décision n’indiquait aucune raison pour ce rejet, ne contenait aucun élément justificatif et était signée uniquement par le Président du Conseil de district de Kadamjaï.

2.5Après s’être entretenu avec les auteurs, le Président du Conseil de district de Kadamjaï a accepté de recevoir et d’examiner une seconde requête des auteurs, fondée sur des arguments et éléments complémentaires, comme la loi le permet. Les auteurs ont donc soumis, le 29 mars 2011, leur seconde requête. Le 30 mars 2011, le Conseil de district de Kadamjaï a rendu la décision no 4-2/13, par laquelle il refusait de nouveau d’approuver la liste des membres fondateurs de l’organisation religieuse. Dans sa décision, le Conseil déclarait que, compte tenu de sa situation à la frontière avec l’Ouzbékistan, la région de Kadamjaï était très exposée à des conflits religieux, que la population de la région se revendiquait d’une seule religion et que, pour protéger la stabilité de la région et la paix parmi ses habitants, il convenait de ne pas modifier la précédente décision par laquelle la liste des membres de l’assemblée constitutive de l’organisation religieuse n’avait pas été approuvée. Cette seconde décision, comme la première, était signée uniquement par le Président du Conseil de district de Kadamjaï et ne se fondait sur aucun élément justificatif.

2.6Les auteurs ont saisi le tribunal interdistrict de Batken d’une requête lui demandant : a) d’annuler la décision 4-2/13 du Conseil de district de Kadamjaï en date du 30 mars 2011 ; b) de déclarer que l’inaction du Conseil de district de Kadamjaï, qui n’avait pas approuvé la liste des membres fondateurs, constituait une violation du droit des demandeurs de constituer une organisation religieuse ; et c) d’obliger le Conseil de district de Kadamjaï à remédier à cette violation en décidant formellement d’approuver la liste des membres fondateurs de l’organisation religieuse.

2.7Le 17 août 2011, le tribunal interdistrict de Batken a refusé d’examiner la requête des auteurs. Il a conclu que la décision du Conseil de district de Kadamjaï en date du 30 mars 2011 n’était qu’une « lettre d’information », non susceptible d’appel. Les auteurs se sont néanmoins pourvus contre cette décision du tribunal interdistrict.

2.8Le 26 septembre 2011, le tribunal régional de Batken (plus précisément la Chambre judiciaire des affaires administratives et économiques) a rejeté le recours au motif que celui-ci n’aurait pas été déposé dans les délais. Les auteurs ont fait appel de cette décision également.

2.9Le 22 mai 2012, la Cour suprême du Kirghizistan a accueilli ce recours, expliquant que le premier appel des auteurs avait bien été déposé dans les délais. Elle a prié le tribunal régional de Batken d’examiner leur appel.

2.10Le 31 juillet 2012, le tribunal régional de Batken a accueilli l’appel des auteurs, concluant que le refus du tribunal interdistrict de Batken d’examiner leur requête était illégal. Le Conseil de district de Kadamjaï a contesté cette décision.

2.11Le 19 novembre 2012, la Cour suprême a accueilli cet appel et confirmé la décision du tribunal interdistrict de Batken. Elle a conclu que la décision du Conseil de district de Kadamjaï en date du 30 mars 2011 était seulement une « lettre d’information », non susceptible d’appel.

2.12Les auteurs affirment que tous les recours internes ont été épuisés puisque la décision de la Cour suprême de la République kirghize en date du 19 novembre 2012 est définitive.

Teneur de la plainte

3.1Les auteurs affirment que l’État partie a violé les droits qu’ils tiennent de l’article 2 (par. 3 a) et b)), lu conjointement avec l’article 14 (par. 1), ainsi que de l’article 18 (par. 1 et 3), de l’article 22 (par. 1 et 2) et de l’article 26, lu conjointement avec les articles 18 et 22, du Pacte.

3.2Les auteurs affirment que la décision de la Cour suprême a arbitrairement placé les actions discriminatoires du Conseil de district de Kadamjaï hors de portée d’un examen judiciaire et qu’elle les a donc privés du droit à un recours utile, en violation de l’article 2 (par. 3 a) et b)), lu conjointement avec l’article 14 (par. 1), du Pacte.

3.3Les auteurs font également valoir que les droits qu’ils tiennent de l’article 18 (par. 1) du Pacte ont été violés par le refus de l’État partie d’enregistrer leur organisation religieuse. Ils affirment que leur droit de manifester en commun leurs convictions religieuses a été bafoué parce que l’État partie n’a pas adopté de réglementation sur la question et que les autorités judiciaires nationales ont refusé d’examiner dûment leurs griefs. Si leur organisation religieuse n’est pas enregistrée, les auteurs ne peuvent pas jouir des droits dont bénéficient les communautés religieuses enregistrées, à savoir : le droit de tenir des réunions et assemblées religieuses, de posséder ou d’utiliser des biens à des fins religieuses, de produire et d’importer des ouvrages religieux, de recevoir des dons, de mener des activités philanthropiques et d’inviter des ressortissants étrangers à participer à des manifestations religieuses. De plus, conformément à l’article 8 (par. 2) de la loi sur la liberté de religion et les organisations religieuses, une activité religieuse « non enregistrée » constitue une infraction pénale.

3.4Le refus de l’État partie d’enregistrer l’organisation des Témoins de Jéhovah ne se justifie pas au regard des dispositions de l’article 18 (par. 3) du Pacte. La disposition obligeant les organisations religieuses à faire approuver par le conseil de district local, à titre de condition préalable à l’enregistrement, une liste de 200 membres fondateurs constitue en soi une violation du Pacte et de la Constitution et aurait pour objet d’empêcher l’enregistrement des petites organisations religieuses. Elle impose aux demandeurs des complications bureaucratiques inutiles et arbitraires, prolongeant la procédure d’enregistrement et accroissant les coûts y afférents.

3.5Les auteurs font valoir que l’ingérence de l’État partie dans leur droit à la liberté d’association, en violation des paragraphes 1 et 2 de l’article 22 du Pacte, n’était ni prévue par la loi ni nécessaire dans une société démocratique. Ils affirment que la législation applicable n’est pas suffisamment accessible ni formulée de façon assez précise pour permettre aux individus de régir leur conduite. Aussi, en l’absence de dispositions juridiques sur la question, un conseil de district peut refuser d’approuver une demande d’enregistrement pour des raisons qui sont arbitraires, imprévisibles, discriminatoires ou d’une quelque autre façon injustifiées. Il est impossible de savoir à l’avance les critères qui seront utilisés pour examiner la demande, ou si celle-ci sera même examinée.

3.6Enfin, les auteurs affirment que la procédure d’enregistrement prévue par la loi sur la liberté de religion et les organisations religieuses n’est pas appliquée de façon égale, ce qui se traduit par une violation de l’article 26 du Pacte, lu conjointement avec les articles 18 et 22, du Pacte. Les auteurs notent que sur les 252 organisations religieuses actuellement enregistrées dans la région de Batken, 245 sont islamiques et aucune ne représente les Témoins de Jéhovah. Toutes les organisations religieuses des Témoins de Jéhovah enregistrées dans l’État partie l’ont été avant l’adoption de la loi sur la liberté de religion et les organisations religieuses en 2008. Par rapport aux membres des organisations religieuses qui ont été enregistrées par la Commission d’État aux affaires religieuses (qui relèvent quasiment toutes des deux religions prédominantes dans la région), les auteurs disent avoir fait l’objet d’un traitement discriminatoire au motif de leurs convictions religieuses.

3.7À la lumière de ce qui précède, les auteurs invitent le Comité à conclure que le refus de l’État partie d’enregistrer l’organisation religieuse locale des Témoins de Jéhovah pour la région de Batken a constitué une violation de l’article 2 (par. 3 a) et b)), lu conjointement avec l’article 14 (par. 1), ainsi que de l’article 18 (par. 1 et 3), de l’article 22 (par. 1 et 2) et de l’article 26, lu conjointement avec les articles 18 et 22, du Pacte. Ils demandent au Comité de recommander à l’État partie de leur accorder un recours utile, donnant pleine reconnaissance aux droits qui leur sont garantis par le Pacte, en lui ordonnant d’enregistrer immédiatement leur organisation religieuse.

Observations de l’État partie sur la recevabilité et sur le fond

4.1Dans une note verbale en date du 17 février 2014, l’État partie fait observer que la Commission d’État aux affaires religieuses n’a pas reçu de la part du Centre religieux des Témoins de Jéhovah de demande d’enregistrement de la communauté des Témoins de Jéhovah dans le district de Kadamjaï (région de Batken) en tant qu’entité juridique exerçant une activité religieuse. La Commission n’a donc pas refusé d’enregistrer ladite organisation religieuse.

4.2Les représentants des Témoins de Jéhovah n’ont pas introduit de demande auprès des autorités judiciaires de la région de Batken puisque le paragraphe 15 de l’article 10 de la loi kirghize relative à l’enregistrement officiel des entités juridiques et des branches (représentations) dispose qu’aux fins de l’enregistrement (du réenregistrement) officiel d’une organisation religieuse auprès des autorités judiciaires, une copie du document confirmant l’enregistrement ou le réenregistrement de l’organisation religieuse auprès de l’organe d’État chargé des affaires religieuses compétent doit être jointe à la demande d’enregistrement.

4.3Conformément au paragraphe 2 de l’article 10 de la loi sur la liberté de religion et les organisations religieuses, pour qu’une organisation religieuse puisse être enregistrée, ses membres fondateurs doivent soumettre une liste authentifiée et approuvée des citoyens membres de l’assemblée constitutive à l’origine de la création de l’organisation, lesquels, comme prescrit par la loi, doivent pour ce faire s’adresser au kenech local (conseil de district). Les Témoins de Jéhovah ont déposé une demande auprès du Conseil de district de Kadamjaï ou kenech, fournissant la liste requise. Toutefois, le 27 décembre 2010, le Conseil de district a rejeté la liste.

4.4En mars 2011, les Témoins de Jéhovah ont soumis une nouvelle demande au Conseil de district de Kadamjaï, qui a confirmé sa décision précédente par une lettre datée du 30 mars 2011. Le Conseil a indiqué que la région concernée était située à la frontière avec l’Ouzbékistan et que, vu que la population se revendiquait d’une seule religion et que les questions religieuses étaient parmi les plus susceptibles de générer un conflit, il avait décidé, dans l’intérêt de la stabilité de la région et de la paix au sein de la population, de maintenir son refus.

4.5L’État partie explique que l’article 110 de la Constitution donne aux kenechs locaux le droit et la possibilité réelle de régler de façon indépendante, dans leurs propres intérêts et en toute responsabilité, les questions d’importance locale. Conformément à l’article 110, l’administration locale au Kirghizistan est exercée par les communautés locales dans leurs unités administratives et territoriales respectives. Les principes selon lesquels l’administration locale est organisée au niveau des unités administratives et territoriales, le rôle de l’administration locale dans l’exercice de l’autorité publique, le cadre organisationnel et juridique des activités et des compétences de l’administration locale et les principes des relations entre l’administration locale et les autorités étatiques, ainsi que les garanties publiques du droit des communautés locales à l’administration locale, sont établis et régis par la loi relative à l’administration locale. Il est stipulé au paragraphe 2 de l’article 36 de cette loi que les décisions prises par les kenechs locaux dans le cadre de leur compétence sont contraignantes pour tous les citoyens résidant sur le territoire correspondant, pour les autorités publiques locales et pour les entreprises, les organisations et les institutions, indépendamment de leur forme de propriété.

4.6L’État partie fait observer que, d’après les normes juridiques internationales, le droit à la liberté de religion ou de conviction est soumis à certaines restrictions. Conformément à l’article 18 du Pacte et à l’article 9 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (Convention européenne des droits de l’homme), la liberté de manifester sa religion ou ses convictions peut faire l’objet de certaines restrictions si celles-ci sont prévues par la loi (conformément à un acte du Parlement ou à des normes de droit coutumier généralement accessibles et définies de façon assez précise pour que leur application puisse être prévue) et si elles constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale publique, ou à la protection des libertés et des droits fondamentaux d’autrui. À cet égard, les actions du Conseil de district de Kadamjaï sont pleinement conformes aux prescriptions des normes juridiques internationales et à la loi sur la liberté de religion et les organisations religieuses et servent à protéger la sécurité publique et à assurer l’ordre nécessaire dans une société démocratique.

4.7Étant donné que les tribunaux nationaux ont rendu des décisions dans cette affaire, les auteurs, s’ils estiment que certaines dispositions juridiques portent atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution, sont en droit de saisir la Chambre constitutionnelle de la Cour suprême, en vertu de l’article 24 de la loi relative à la Chambre constitutionnelle de la Cour suprême.

Commentaires des auteurs sur les observations de l’État partie concernant la recevabilité et le fond

5.1Le 21 avril 2014, les auteurs ont dit que c’était la complexité des prescriptions techniques du paragraphe 2 de l’article 10 de la loi sur la liberté de religion et les organisations religieuses qui les avait empêchés de soumettre à la Commission d’État aux affaires religieuses la demande d’enregistrement de leur organisation religieuse pour la région de Batken. Sans l’approbation de la liste des membres fondateurs par le conseil local, il n’était pas possible de mener à bien la procédure d’enregistrement. Se conformant pleinement à la disposition susmentionnée, les auteurs avaient déjà saisi à deux reprises le Conseil de district de Kadamjaï pour qu’il approuve la liste des 200 membres fondateurs mais leurs deux demandes avaient été rejetées. Selon eux, la disposition du paragraphe 2 de l’article 10 voulant que la liste des membres fondateurs soit approuvée par le conseil de district local ne répond à aucun but légal ou légitime. Elle impose des complexités bureaucratiques inutiles et arbitraires qui prolongent la procédure d’enregistrement et accroissent les coûts. Au pire, il s’agit d’un obstacle délibéré visant à empêcher les organisations religieuses minoritaires d’obtenir leur enregistrement et d’exercer les droits qui leur sont garantis par le Pacte. Les auteurs se réfèrent aux observations finales concernant le deuxième rapport périodique du Kirghizistan, dans lesquelles le Comité s’est dit préoccupé par les restrictions imposées par la loi sur la liberté de religion et les organisations religieuses et a invité l’État partie à faire en sorte que les modifications à cette loi lèvent toutes les restrictions qui sont incompatibles avec l’article 18 du Pacte, en prévoyant un système d’enregistrement transparent, ouvert et juste des organisations religieuses et en supprimant les distinctions entre religions qui pourraient aboutir à une discrimination (CCPR/C/KGZ/CO/2, par. 22). Les auteurs affirment que leur cas illustre fort bien les préoccupations du Comité.

5.2Les auteurs précisent que leur première demande d’approbation de la liste des membres fondateurs de leur organisation a été rejetée sans qu’aucune raison soit donnée et que leur seconde demande a été rejetée sur la seule base de la déclaration du Conseil de district de Kadamjaï selon laquelle la population du district se revendiquait d’une seule religion et le refus de la demande était nécessaire pour protéger la stabilité de la région et la paix parmi les habitants. Cette affirmation est factuellement inexacte et discriminatoire. L’État partie ne nie pas dans ses observations que des citoyens Témoins de Jéhovah résident déjà dans la région de Batken et rien n’indique que la manifestation pacifique de leurs convictions religieuses ait de quelque façon que ce soit troublé la « stabilité » de la région. Comme le confirment les statistiques officielles rendues publiques par l’administration présidentielle, sur les 252 et quelques organisations religieuses enregistrées dans la région, 245 sont des organisations islamiques, 3 sont des organisations de l’Église orthodoxe russe et 4 relèvent d’autres confessions. Le refus d’approuver la liste des membres fondateurs de l’organisation religieuse des auteurs alors que 252 autres organisations religieuses (relevant pour la quasi-totalité des deux religions prédominantes dans la région) ont obtenu leur enregistrement a soumis les auteurs à un traitement discriminatoire du fait de leurs convictions religieuses.

5.3À propos de l’argument de l’État partie selon lequel les auteurs pouvaient saisir la Chambre constitutionnelle de la Cour suprême pour contester la constitutionnalité du paragraphe 2 de l’article 10 de la loi sur la liberté de religion et les organisations religieuses, les auteurs font observer qu’il s’agit là d’un recours extraordinaire qui est laissé à l’appréciation de la Chambre constitutionnelle et que ce n’est donc pas un recours qui doit être épuisé aux fins du paragraphe 2 b) de l’article 5 du Pacte. De plus, au moment où la présente communication a été déposée, la Chambre constitutionnelle n’était pas opérationnelle. Les auteurs avaient donc épuisé tous les recours internes disponibles avant de soumettre leur communication au Comité.

5.4Le 1er juillet 2014, les auteurs ont indiqué qu’ils avaient saisi de bonne foi la Chambre constitutionnelle pour qu’elle déclare inconstitutionnelle les dispositions difficiles à respecter de la loi sur la liberté de religion et les organisations religieuses concernant l’enregistrement des organisations religieuses. À cet égard, ils ont demandé au Comité de suspendre l’examen de la communication.

5.5Le 25 juillet 2016, les auteurs ont indiqué que, le 4 septembre 2014, la Chambre constitutionnelle avait déclaré inconstitutionnel le paragraphe 2 de l’article 10 de la loi sur la liberté de religion et les organisations religieuses. Ils espéraient que cette décision rendue par l’instance judiciaire suprême de l’État partie réglerait la question soulevée par la présente communication. Ils ont donc soumis à la Commission d’État aux affaires religieuses une nouvelle demande aux fins de l’approbation de l’enregistrement, expliquant que le paragraphe 2 de l’article 10 ayant été déclaré inconstitutionnel, il n’était plus nécessaire de faire approuver la liste des membres fondateurs par le conseil de district local. En violation de la légalité, la Commission d’État aux affaires religieuses a rejeté, le 10 mars 2015, leur demande d’enregistrement, soulignant que, nonobstant la décision de la Chambre constitutionnelle en date du 4 septembre 2014, le paragraphe 2 de l’article 10 de la loi sur la liberté de religion et les organisations religieuses n’avait pas encore été supprimé par le Parlement et était toujours en vigueur, et que la demande d’enregistrement ne serait donc pas examinée tant que la liste des 200 membres fondateurs de l’organisation religieuse locale de Batken n’aurait pas été approuvée par le Conseil de district de Kadamjaï. Les auteurs ont fait appel de la décision de la Commission d’État aux affaires religieuses auprès des tribunaux internes. Leur appel a été rejeté par le tribunal de première instance, par la cour d’appel et, le 15 février 2016, par la Cour suprême. Les décisions de ces trois instances ont confirmé l’avis de la Commission d’État selon lequel le paragraphe 2 de l’article 10 de la loi sur la liberté de religion et les organisations religieuses restait en vigueur nonobstant la décision de la Chambre constitutionnelle du 4 septembre 2014 déclarant cette disposition inconstitutionnelle.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

6.1Avant d’examiner tout grief formulé dans une communication, le Comité doit, conformément à l’article 93 de son règlement intérieur, déterminer si la communication est recevable au regard du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.

6.2Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément au paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif, que la même question n’était pas déjà en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

6.3Le Comité prend note de l’affirmation des auteurs disant qu’ils ont épuisé tous les recours internes utiles dont ils disposaient. Le Comité note que les auteurs ont contesté à deux occasions le refus d’enregistrement de leur organisation religieuse, allant jusqu’à saisir la Cour suprême, et qu’ils ont contesté la constitutionnalité du paragraphe 2 de l’article 10 de la loi sur la liberté de religion et les organisations religieuses. L’État partie n’ayant pas formulé de nouvelles objections après que les auteurs ont saisi la Chambre constitutionnelle sur ce point, le Comité considère que les prescriptions du paragraphe 2 b) de l’article 5 du Protocole facultatif ont été satisfaites.

6.4Le Comité considère que les auteurs ont suffisamment étayé, aux fins de la recevabilité, les griefs qu’ils tirent de l’article 2 (par. 3 a) et b)), lu conjointement avec l’article 14 (par. 1), de l’article 18 (par. 1 et 3), de l’article 22 (par. 1 et 2) et de l’article 26, lu conjointement avec les articles 18 et 22, du Pacte ; il les déclare par conséquent recevables et procède à leur examen au fond.

Examen au fond

7.1Conformément au paragraphe 1 de l’article 5 du Protocole facultatif, le Comité des droits de l’homme a examiné la communication en tenant compte de toutes les informations que lui ont communiquées les parties.

7.2En ce qui concerne le grief que les auteurs soulèvent au titre de l’article 18 (par. 1 et 3) du Pacte, le Comité renvoie à son observation générale no 22 (1993) sur le droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion, et rappelle que l’article 18 n’autorise aucune restriction quelle qu’elle soit à la liberté de pensée et de conscience ou à la liberté d’avoir ou d’adopter la religion ou la conviction de son choix (par. 3). En revanche, la liberté de manifester une religion ou une conviction peut être soumise à certaines restrictions, mais uniquement à celles qui sont prévues par la loi et qui sont nécessaires pour protéger la sécurité, l’ordre et la santé publique, ou la morale ou les libertés et droits fondamentaux d’autrui. Le Comité prend note de l’argument des auteurs disant qu’en refusant d’enregistrer leur organisation religieuse, l’État partie les a privés du droit de manifester en commun leurs convictions religieuses, notamment du droit de tenir des réunions et des assemblées religieuses, de posséder ou d’utiliser des biens à des fins religieuses, de produire et d’importer des ouvrages religieux, de recevoir des dons, de mener des activités philanthropiques et d’inviter des ressortissants étrangers à participer à des manifestations religieuses. Conformément à son observation générale no 22, le Comité considère que ces activités font partie du droit des auteurs à manifester leurs convictions. Le Comité prend note en outre de la déclaration des auteurs, qui n’a pas été contestée, selon laquelle les activités religieuses « non enregistrées » constituent, au regard du paragraphe 2 de l’article 8 de la loi sur la liberté de religion et les organisations religieuses, une infraction pénale.

7.3Le Comité doit se demander si les restrictions imposées au droit des auteurs de manifester leur religion sont nécessaires pour protéger la sécurité, l’ordre et la santé publique, ou la morale ou les libertés et droits fondamentaux d’autrui, au sens du paragraphe 3 de l’article 18 du Pacte. Le Comité rappelle une nouvelle fois son observation générale no 22, selon laquelle le paragraphe 3 de l’article 18 doit être interprété au sens strict et que les restrictions ne doivent être appliquées qu’aux fins pour lesquelles elles ont été prescrites et doivent être en rapport direct avec l’objectif spécifique qui les inspire et proportionnelles à celui-ci (par. 8).

7.4En l’espèce, les restrictions imposées au droit des auteurs de manifester leur conviction religieuse consistent à exiger, conformément au paragraphe 2 de l’article 10 de la loi sur la liberté de religion et les organisations religieuses, l’approbation par un conseil de district local d’une liste de 200 membres fondateurs préalablement à l’enregistrement de l’organisation religieuse par la Commission d’État aux affaires religieuses. Le Comité prend note de l’argument des auteurs faisant valoir que cette obligation constitue en soi une violation du Pacte et de la Constitution en ce qu’elle impose aux demandeurs des complications bureaucratiques inutiles et arbitraires et aurait pour objet d’empêcher l’enregistrement des petites organisations religieuses. Le Comité note que la première demande d’approbation de la liste de membres fondateurs de leur organisation soumise par les auteurs a été rejetée sans aucune justification et que leur seconde demande a été rejetée sur la base de l’affirmation du Conseil de district de Kadamjaï selon laquelle la population du district se revendiquait d’une seule religion et le refus de la demande était nécessaire pour protéger la stabilité de la région et la paix parmi les habitants. Le Comité observe que l’État partie ne conteste pas le fait que des Témoins de Jéhovah résident déjà dans la région de Batken et ne fournit aucun élément indiquant que la manifestation pacifique des convictions religieuses de cette communauté a de quelque façon que ce soit troublé la stabilité la région.

7.5Le Comité relève que l’État partie n’a produit aucun argument expliquant pourquoi il est nécessaire, aux fins du paragraphe 3 de l’article 18, qu’une organisation religieuse doive, pour être enregistrée, faire approuver par un conseil de district local une liste de 200 membres fondateurs. À cet égard, le Comité prend note de l’information reçue indiquant que, le 4 septembre 2014, la Chambre constitutionnelle de la Cour suprême a déclaré inconstitutionnel le paragraphe 2 de l’article 10 de la loi sur la liberté de religion et les organisations religieuses. Le Comité observe que la Commission d’État aux affaires religieuses a toutefois rejeté la nouvelle demande d’enregistrement soumise par les auteurs.

7.6À la lumière de ce qui précède, et considérant les importantes conséquences d’un refus d’enregistrement, à savoir l’impossibilité de mener des activités religieuses, le Comité conclut que le refus d’enregistrer l’organisation religieuse des auteurs représente une restriction de leur droit de manifester leur religion au titre du paragraphe 1 de l’article 18 du Pacte qui n’est pas nécessaire à la réalisation d’un but légitime tel qu’énoncé au paragraphe 3 de ce même article. Le Comité conclut donc que les droits que les auteurs tiennent du paragraphe 1 de l’article 18 du Pacte ont été violés.

7.7Quant au grief que les auteurs tirent de l’article 26 du Pacte, le Comité renvoie à sa jurisprudence bien établie selon laquelle la distinction créée doit être raisonnable et objective pour éviter la constatation de l’existence d’une discrimination, en particulier pour les motifs énumérés à l’article 26 qui incluent la conviction religieuse. Les auteurs affirment que la procédure d’enregistrement prévue par la loi sur la liberté de religion et les organisations religieuses n’est pas appliquée de façon égale et ils citent les statistiques officielles, que l’État partie n’a pas réfutées, indiquant que sur les 252 organisations religieuses actuellement enregistrées dans la région de Batken, 245 sont islamiques et aucune ne relève des Témoins de Jéhovah. L’État partie n’a pas contesté ces chiffres et n’a pas donné de motifs raisonnables et objectifs pour distinguer l’organisation religieuse des auteurs des autres organisations enregistrées. Par conséquent, le Comité conclut qu’un tel traitement différencié a constitué une discrimination à l’égard des auteurs fondée sur leur conviction religieuse, en violation des droits qui leur sont garantis à l’article 26 du Pacte.

7.8À la lumière de cette conclusion, le Comité décide de ne pas examiner séparément les griefs que les auteurs soulèvent au titre de l’article 2 (par. 3 a) et b)), lu conjointement avec l’article 14 (par. 1), et de l’article 22 (par. 1 et 2), du Pacte.

8.Le Comité des droits de l’homme, agissant en vertu du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif, constate que les faits dont il est saisi font apparaître une violation par l’État partie des articles 18 (par. 1 et 3) et 26 du Pacte.

9.Conformément au paragraphe 3 a) de l’article 2 du Pacte, l’État partie est tenu d’assurer aux auteurs un recours utile. Il a l’obligation d’accorder pleine réparation aux individus dont les droits garantis par le Pacte ont été violés. En conséquence, l’État partie est tenu, entre autres, de revoir le refus opposé par la Commission d’État aux affaires religieuses à la demande d’enregistrement présentée par l’organisation religieuse locale des Témoins de Jéhovah pour la région de Batken, et d’accorder aux auteurs une indemnisation adéquate. L’État partie est également tenu de prendre toutes les mesures nécessaires pour que des violations analogues ne se reproduisent pas.

10.Étant donné qu’en adhérant au Protocole facultatif, l’État partie a reconnu que le Comité a compétence pour déterminer s’il y a ou non violation du Pacte et que, conformément à l’article 2 du Pacte, il s’est engagé à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant de sa juridiction les droits reconnus dans le Pacte et à assurer un recours utile et une réparation exécutoire lorsqu’une violation a été établie, le Comité souhaite recevoir de l’État partie, dans un délai de cent quatre-vingts jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet aux présentes constatations. L’État partie est invité en outre à rendre celles-ci publiques et à les diffuser largement dans les langues officielles du pays.