Nations Unies

CCPR/C/120/D/2142/2012

Pacte international relatif aux droits civils et politiques

Distr. générale

29 août 2017

Français

Original : anglais

Comité des droits de l’homme

Constatations adoptées par le Comité au titre de l’article 5 (par. 4) du Protocole facultatif, concernant la communication no 2142/2012 * , **

Communication présentée par :

ZinaidaShumilina et consorts (Mme Shumilinaprésente la communication en son nom propre et en qualité de conseil pour les autres auteurs)

Au nom de :

Les auteurs

État partie :

Bélarus

Date de la communication :

23 février 2012 (date de la lettre initiale)

Références :

Décision prise en application de l’article 97 du règlement intérieur du Comité, communiquée à l’État partie le 27 mars 2012 (non publiée sous forme de document)

Date des constatations :

28 juillet 2017

Objet :

Refus des autorités municipales d’autoriser les auteurs à manifester dans leur ville

Question(s) de procédure :

Examen séparé d’un grief au titre du paragraphe 2 de l’article 2

Question(s) de fond :

Liberté d’expression ; liberté de réunion ;recours utile

Article(s) du Pacte :

19 et 21, lus conjointement avec l’article 2

Article du Protocole facultatif :

3

1.Les auteurs de la communication sont Zinaida Shumilina, née en 1952, Vladimir Katsora, né en 1957, Vasily Polyakov, né en 1969, Anatoly Poplavny, né en 1958, Yuri Zapharenko, né en 1959, Edward Nelubovich, né en 1962, Leonid Sudalenko, né en 1966, Andrey Tolchin, né en 1959, Yuri Klimovich, né en 1964, Vladimir Nepomnyashchikh, né en 1952, Vladimir Myshak, né en 1933, et Marina Smyaglikova, née en 1962, tous de nationalité bélarussienne. Ils affirment être victimes de violations par le Bélarus des droits qu’ils tiennent des articles 19 et 21, lus conjointement avec l’article 2 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. Mme Shumilina présente la communication en son nom propre et en qualité de conseil pour les autres auteurs. Le Protocole facultatif est entré en vigueur pour le Bélarus le 30 décembre 1992.

Rappel des faits présentés par les auteurs

2.1Le 4 février 2011, les auteurs ont demandé au Comité exécutif de Gomel (le Comité exécutif) l’autorisation d’organiser, le 23 février 2011, dans divers lieux de la ville, une série de manifestations (appelées piquets) pour protester contre les persécutions politiques dont faisaient l’objet d’anciens candidats à la présidence et leurs partisans. Après avoir examiné leur demande, le 17 février, le Comité exécutif a rendu une décision interdisant les manifestations.

2.2Le 14 mars 2011, les auteurs ont formé un recours contre la décision du Comité exécutif devant le Tribunal du district central de Gomel, qui l’a rejeté le 12 mai. À une date non précisée, les auteurs ont formé un recours en annulation de la décision devant le Tribunal régional de Gomel. Le 5 juillet, le tribunal régional a confirmé le jugement de première instance et a rejeté le recours des auteurs.

2.3Les auteurs se sont alors adressés, à des dates non précisées, au Président du Tribunal régional de Gomel et au Président de la Cour suprême du Bélarus pour qu’ils autorisent une procédure de contrôle visant les décisions rendues par les juridictions inférieures. Tous deux ont rejeté les recours (le 25 novembre 2011 et le 12 janvier 2012, respectivement) et affirmé que la décision du tribunal de première instance était légale. Les auteurs indiquent qu’ils n’ont pas essayé d’obtenir l’autorisation de demander un contrôle juridictionnel au Bureau du procureur, considérant qu’il ne s’agit pas d’un recours effectif et renvoyant à la jurisprudence du Comité des droits de l’homme sur ce point. Ils relèvent également que la législation bélarussienne ne prévoit pas la possibilité pour les particuliers de saisir directement la Cour constitutionnelle à raison de violations présumées de leurs droits constitutionnels.

Teneur de la plainte

3.1Les auteurs font valoir qu’ils ont épuisé tous les recours internes disponibles et utiles.

3.2Les auteurs affirment être victimes de violations par le Bélarus des droits qu’ils tiennent des articles 19 et 21, lus conjointement avec les paragraphes 2 et 3 de l’article 2 du Pacte.

3.3Les auteurs soutiennent qu’on leur a refusé l’autorisation de mener leur campagne au motif qu’ils n’avaient pas satisfait aux exigences de la décision no 299 du Comité exécutif en date du 2 avril 2008 sur « les manifestations à Gomel ». Cette décision repose sur la loi relative aux manifestations publiques, qui délègue aux autorités locales, en des termes vagues et imprécis, la compétence de désigner les lieux où peuvent se tenir des manifestations. Elle impose aux organisateurs d’utiliser le lieu de la ville désigné à cet effet et de souscrire, avant la manifestation, des contrats rémunérés avec divers prestataires de services municipaux pour qu’ils assurent le service d’ordre et l’assistance médicale pendant la manifestation et le nettoyage des lieux par la suite. L’autorisation d’organiser la manifestation a été refusée au motif que les auteurs avaient prévu d’installer les piquets ailleurs que dans le lieu désigné à cet effet et qu’ils n’avaient pas conclu les contrats requis. Les auteurs affirment ne pas comprendre pourquoi leurs droits de participer à des manifestations pacifiques et d’exprimer leurs opinions, qui leur sont conférés par les articles 19 et 21 du Pacte, ont fait l’objet de restrictions. Aucune explication ne leur ayant été fournie, les auteurs estiment que les restrictions imposées n’étaient pas nécessaires pour préserver la sécurité nationale, l’ordre public ou la santé ou la moralité publiques, ou pour protéger les droits et libertés d’autrui. Ils ajoutent que les exigences imposées par la législation nationale sont arbitraires et constituent une restriction qui n’est pas justifiée au sens des articles 19 et 21 du Pacte.

3.4Les auteurs renvoient à l’article 33 de la loi sur les accords internationaux, selon lequel les instruments internationaux en vigueur pour le Bélarus font partie intégrante du droit interne. Les auteurs soutiennent que le Bélarus n’a pas pris les mesures propres à donner effet aux droits consacrés par les articles 19 et 21 du Pacte. Ils renvoient aux constatations du Comité concernantla communication no 628/1995, Tae Hoon Park c. République de Corée , dans lesquelles le Comité a jugé incompatible avec le Pacte que l’État partie ait fait passer l’application de sa législation nationale avant l’exécution des obligations qui lui incombent en application du Pacte. Les auteurs affirment que le Bélarus a fait passer l’application de sa législation nationale avant l’exécution des obligations qui lui incombent en vertu du Pacte, en laissant aux fonctionnaires municipaux le pouvoir de désigner les lieux où doivent obligatoirement se tenir les rassemblements et en exigeant des organisateurs qu’ils obtiennent une autorisation préalable, sans qu’aucune justification des motifs pour lesquels une telle autorisation est nécessaire ne soit prévue comme l’exigent les articles 19 et 21 du Pacte, violant ainsi les articles 19 et 21, lus conjointement avec l’article 2 du Pacte.

3.5Les auteurs relèvent également que le Bélarus n’a pas fait la communication prévue au paragraphe 3 de l’article 4 du Pacte pour annoncer qu’il avait dérogé à certains droits en raison de l’existence d’un danger public exceptionnel et pour expliquer les motifs de cette dérogation.

Défaut de coopération de l’État partie

4.Le 27 mars 2012, le Comité a prié l’État partie de présenter des observations sur la recevabilité ou sur le fond de la communication avant le 27 septembre. Malgré les rappels répétés du secrétariat (le 24 janvier et le 19 novembre 2014 et le 16 février 2015), l’État partie n’a pas présenté d’observations.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

5.1Avant d’examiner tout grief formulé dans une communication, le Comité doit, conformément à l’article 93 de son règlement intérieur, déterminer si la communication est recevable au regard du Protocole facultatif.

5.2Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément au paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif, que la même question n’était pas déjà en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

5.3Le Comité prend note de la déclaration des auteurs qui affirment avoir épuisé tous les recours internes disponibles et utiles. En l’absence d’objection de la part de l’État partie à cet égard, le Comité considère que les conditions requises par le paragraphe 2 b) de l’article 5 du Protocole facultatif sont réunies.

5.4Le Comité prend note de l’argument des auteurs selon lequel l’État partie a manqué à ses obligations au titre du paragraphe 2 de l’article 2 du Pacte, car il n’a pas adopté de lois ou mesures qui auraient permis de donner effet aux droits reconnus aux articles 19 et 21 du Pacte. Renvoyant à sa jurisprudence, le Comité rappelle que les dispositions de l’article 2 du Pacte, qui énoncent une obligation générale à l’intention des États parties, ne peuvent pas être invoquées isolément dans une communication présentée en vertu du Protocole facultatif. Le Comité considère également que les dispositions du paragraphe 2 de l’article 2 ne sauraient être invoquées conjointement avec d’autres dispositions du Pacte pour fonder une communication présentée en vertu du Protocole facultatif, sauf lorsque le manquement de l’État partie aux obligations que lui impose le paragraphe 2 de l’article 2 est la cause immédiate d’une violation distincte du Pacte qui affecte directement la personne se disant lésée. Le Comité note toutefois que les auteurs ont déjà dénoncé une violation de leurs droits au titre des articles 19 et 21, lus séparément, fondée sur l’interprétation et l’application des lois en vigueur dans l’État partie. Le Comité ne pense pas que l’examen de la question de savoir si l’État partie n’a pas non plus respecté les obligations générales que lui impose le paragraphe 2 de l’article 2 du Pacte, lu conjointement avec les articles 19 et 21, serait différent de l’examen au titre de l’article 3 du Protocole facultatif.

5.5L’État partie n’ayant communiqué aucune information sur les faits de l’espèce, le Comité déclare tous les autres aspects de la communication recevables en ce qu’ils soulèvent des questions au regard des articles 19 et 21, lus séparément et conjointement avec le paragraphe 3 de l’article 2 du Pacte, et procède à son examen quant au fond.

Examen au fond

6.1Conformément au paragraphe 1 de l’article 5 du Protocole facultatif, le Comité a examiné la communication en tenant compte de toutes les informations que lui ont communiquées les parties. Il constate que l’État partie, en dépit des rappels qui lui ont été adressés, ne lui a fourni aucune réponse tant sur la recevabilité que sur le fond de la communication. Le Comité rappelle qu’aux termes du paragraphe 2 de l’article 4 du Protocole facultatif un État partie est tenu de coopérer en lui soumettant par écrit des explications ou déclarations éclaircissant la question et indiquant, le cas échéant, les mesures qu’il pourrait avoir prises pour remédier à la situation. Comme l’État partie ne s’est pas montré coopératif en la matière, force est de donner tout leur poids aux allégations des auteurs dans la mesure où elles ont été étayées.

6.2Le Comité prend note des griefs des auteurs qui affirment que la décision du 17 février 2011 du Comité exécutif restreint indûment leur droit à la liberté d’expression et leur droit de réunion pacifique, en ce qu’elle impose aux organisateurs de manifestations de tenir les rassemblements dans un lieu unique de la ville et de conclure, avant la manifestation, des contrats rémunérés avec les prestataires de services municipaux pour qu’ils assurent le service d’ordre, l’assistance médicale et le nettoyage des lieux.

6.3Le Comité renvoie à son observation générale no 34 (2011) sur la liberté d’opinion et la liberté d’expression, dans laquelle il affirme que la liberté d’opinion et la liberté d’expression sont des conditions indispensables au plein épanouissement de l’individu, et sont essentielles pour toute société (par. 2). Elles constituent le fondement de toute société libre et démocratique (par. 2). Le Comité rappelle que le paragraphe 3 de l’article 19 du Pacte n’autorise certaines restrictions que si elles sont expressément prévues par la loi et nécessaires : a) au respect des droits ou de la réputation d’autrui ; b) à la sauvegarde de la sécurité nationale, de l’ordre public ou de la santé ou de la moralité publiques. Les restrictions à l’exercice de ces libertés doivent répondre à des critères stricts de nécessité et de proportionnalité. Elles doivent être appliquées exclusivement aux fins pour lesquelles elles ont été prescrites et doivent être en rapport direct avec l’objectif spécifique qui les inspire. Le Comité rappelle aussi qu’il incombe à l’État partie de montrer que les restrictions imposées aux droits garantis à l’article 19 étaient en l’espèce nécessaires et proportionnées.

6.4Dans ce contexte, le Comité rappelle que le droit de réunion pacifique, garanti par l’article 21 du Pacte, est un droit de l’homme fondamental qui est essentiel à l’expression publique des points de vue et opinions de chacun et est indispensable dans une société démocratique. Ce droit suppose la possibilité d’organiser une réunion pacifique, y compris sous une forme fixe (comme un piquet) dans un lieu public, et d’y participer. Lesorganisateurs d’une réunion ont en règle générale le droit de choisir un lieu qui soit à portée de vue et d’ouïe du public ciblé, et l’exercice de ce droit ne peut faire l’objet que des seules restrictions : a) imposées conformément à la loi ; b) qui sont nécessaires dans une société démocratique, dans l’intérêt de la sécurité nationale, de la sûreté publique, de l’ordre public ou pour protéger la santé ou la moralité publiques, ou les droits et libertés d’autrui. Lorsqu’ils imposent des restrictions au droit de réunion des particuliers afin de concilier ce droit avec l’intérêt général, les États parties doivent chercher à faciliter l’exercice de ce droit et non s’employer à le restreindre par des moyens qui ne sont ni nécessaires ni proportionnés. L’État partie est donc tenu de justifier la limitation du droit garanti à l’article 21 du Pacte.

6.5En l’espèce, le Comité doit déterminer si les restrictions imposées à la liberté d’expression et au droit de réunion des auteurs sont justifiées au regard de l’un quelconque des critères énoncés au paragraphe 3 de l’article 19 du Pacte et de la deuxième phrase de l’article 21 du Pacte. Les auteurs entendaient organiser des piquets dans différents lieux de la ville de Gomel pour protester contre les persécutions politiques dont faisaient l’objet d’anciens candidats à la présidence et leurs partisans. Le Comité note que les autorités ont rejeté la demande d’autorisation au motif que les lieux prévus pour les piquets étaient différents du seul lieu autorisé pour de tels rassemblements par la décision no 299 et que les auteurs n’avaient pas conclu de contrat avec les prestataires de services municipaux. De plus, le Comité constate, à la lumière des informations versées au dossier, que les autorités municipales n’ont pas justifié leur décision ni expliqué en quoi, dans la pratique, les piquets en question auraient constitué une menace à la sécurité nationale, à la sûreté publique ou à l’ordre public ou à la protection des droits et libertés d’autrui, au sens des articles 19 et 21 du Pacte. Le Comité note en particulier que ni le refus opposé par le Comité exécutif à la demande d’autorisation d’un piquet présentée par les auteurs ni les décisions rendues par les tribunaux n’expliquent pourquoi les restrictions imposées par la décision no 299 et appliquées dans le cas des auteurs étaient nécessaires et justifiées.

6.6Le Comité rappelle qu’il a déjà examiné des cas analogues concernant les mêmes lois et pratiques de l’État partie dans plusieurs communications antérieures. Conformément à ces précédents, il conclut qu’en l’espèce, l’État partie a manqué aux obligations qui lui incombent au titre des articles 19 et 21 du Pacte.

6.7Le Comité note en outre que l’interdiction imposée par la décision no 299 de tenir une réunion en quelque lieu public que ce soit dans toute la ville de Gomel, à l’exception d’un seul endroit éloigné, limite indûment la liberté d’expression et le droit de réunion. Dans ces circonstances, il considère que l’application formelle de la décision no 299 et le refus opposé par les autorités de l’État partie à la demande d’autorisation des auteurs ne sont pas justifiés et conclut à une violation des droits que les auteurs tiennent des articles 19 et 21 du Pacte.

6.8Compte tenu de cette conclusion, le Comité décide de ne pas examiner les griefs que les auteurs qualifient de violation distincte du paragraphe 3 de l’article 2, lu conjointement avec les articles 19 et 21 du Pacte.

7.Le Comité, agissant en vertu du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte, constate que les faits dont il est saisi font apparaître une violation des droits que les auteurs tiennent des articles 19 et 21 du Pacte.

8.Conformément au paragraphe 3 a) de l’article 2 du Pacte, l’État partie est tenu d’assurer aux auteurs un recours utile. Cela suppose qu’il accorde pleine réparation aux individus dont les droits protégés par le Pacte ont été violés. En conséquence, l’État partie doit notamment rembourser aux auteurs toutes les dépenses qu’ils ont engagées et leur verser une indemnisation appropriée. Il est également tenu de veiller à ce que des violations analogues ne se reproduisent pas. À ce sujet, le Comité réaffirme que l’État partie devrait revoir sa législation en fonction de l’obligation qui lui est faite au paragraphe 2 de l’article 2, et en particulier réexaminer la décision no 299 du Comité exécutif de la ville de Gomel et la loi du 30 décembre 1997 relative aux manifestations publiques, telles qu’elles ont été appliquées en l’espèce, afin que les droits consacrés par les articles 19 et 21 du Pacte puissent être pleinement exercés dans l’État partie.

9.Étant donné qu’en adhérant au Protocole facultatif, l’État partie a reconnu que le Comité avait compétence pour déterminer s’il y avait eu violation du Pacte et que, conformément à l’article 2 du Pacte, il s’est engagé à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire ou relevant de sa juridiction les droits reconnus dans le Pacte et à assurer un recours utile et une réparation exécutoire lorsqu’une violation a été établie, le Comité souhaite recevoir de l’État partie, dans un délai de cent quatre-vingts jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet aux présentes constatations. L’État partie est en outre invité à rendre publiques les présentes constatations et à les diffuser largement en biélorusse et en russe dans le pays.