Nations Unies

CCPR/C/122/D/2190/2012

Pacte international relatif aux droits civils et politiques

Distr. générale

24 avril 2018

Français

Original : anglais

Comité des droits de l’homme

Constatations adoptées par le Comité au titre de l’article 5 (par. 4) du Protocole facultatif, concernant la communication no 2190/2012 * , **

Communication présentée par  :

Leonid Sudalenko et Anatoly Poplavny (non représentés par un conseil)

Au nom de :

Leonid Sudalenko et Anatoly Poplavny

État partie :

Bélarus

Date de la communication :

21 juillet 2012 (date de la lettre initiale)

Références :

Décision prise en application de l’article 97 du règlement intérieur du Comité, communiquée à l’État partie le 21 août 2012 (non publiée sous forme de document)

Date des constatations :

4 avril 2018

Objet :

Refus d’autoriser une réunion pacifique ; liberté d’expression ; recours utile

Question(s) de procédure :

Épuisement des recours internes ; défaut de coopération de l’État partie

Question(s) de fond :

Liberté d’expression ; liberté de réunion ; recours utile

Article(s) du Pacte :

2 (par. 2 et 3), 19 et 21

Article(s) du Protocole facultatif :

5 (par. 2 b))

1.Les auteurs de la communication sont Leonid Sudalenko et Anatoly Poplavny, de nationalité bélarussienne, nés en 1966 et 1958. Ils affirment que l’État partie a violé les droits qu’ils tiennent des articles 19 et 21 du Pacte, lus conjointement avec les paragraphes 2 et 3 de l’article 2. Le Protocole facultatif est entré en vigueur pour le Bélarus le 30 décembre 1992. Les auteurs ne sont pas représentés par un conseil.

Rappel des faits présentés par les auteurs

2.1Le 4 août 2011, les auteurs ont demandé au Comité exécutif de la ville de Gomel l’autorisation d’organiser une manifestation dans plusieurs places du centre-ville le 22 août 2011, l’objectif étant d’informer le public de l’arrestation et de la détention de leur collègue Aleksander Belyatsky, défenseur des droits de l’homme et Président du Centre pour les droits de l’homme Viasna, privé de liberté pour des motifs politiques.

2.2Le 17 août 2011, le Comité exécutif a refusé d’accorder l’autorisation demandée au motif que les critères fixés dans la décision no 299 relative à l’organisation de manifestations publiques à Gomel qu’il avait rendue le 2 avril 2008 au titre de la loi du 30 décembre 1997 sur les manifestations publiques n’étaient pas respectés. En effet, les auteurs souhaitaient organiser une manifestation en un lieu autre que celui prévu dans la décision no 299 et n’avaient pas conclu avec la municipalité les contrats nécessaires concernant le maintien de la sécurité, l’assistance médicale et le nettoyage.

2.3Le 13 septembre 2011, les auteurs ont attaqué la décision du Comité exécutif devant le tribunal du district central de Gomel, qui les a déboutés le 6 octobre 2011. Le 14 octobre 2011, ils ont formé un recours en cassation contre la décision du tribunal de district devant le tribunal régional de Gomel, recours qui a été rejeté le 8 novembre 2011. Le 2 avril 2012, ils ont présenté une demande de contrôle de la décision du tribunal régional auprès du Président de cette juridiction. Le 18 mai 2012, ils ont présenté une nouvelle demande de contrôle, auprès du Président de la Cour suprême du Bélarus. Ces demandes ont été rejetées les 15 mai 2012 et 22 juin 2012. Les auteurs n’ont pas prié les services du Procureur d’engager une procédure de contrôle car ils estimaient que ce mécanisme ne constituait pas un recours interne utile.

Teneur de la plainte

3.1Les auteurs soutiennent que le rejet par les autorités nationales de leur demande d’autorisation d’organiser une manifestation constitue une violation des droits qu’ils tiennent des articles 19 et 21 du Pacte, lus conjointement avec les paragraphes 2 et 3 de l’article 2.

3.2Les auteurs expliquent que ni le Comité exécutif de Gomel ni les tribunaux n’ont examiné la question de savoir si les restrictions imposées à leurs droits par la décision no 299 étaient justifiées par la nécessité de protéger la sécurité nationale ou la sûreté publique, l’ordre public, la santé ou la moralité publiques, ou les droits et libertés d’autrui. Ils soutiennent qu’en disposant que les manifestations publiques organisées à Gomel − une ville de 500 000 habitants − ne peuvent se tenir qu’en un unique lieu éloigné et à condition que les organisateurs aient au préalable conclu des contrats de prestation de services avec la municipalité, la décision no 299 restreint inutilement les droits consacrés par les articles 19 et 21 du Pacte et porte atteinte à leur fondement même.

3.3Les auteurs avancent qu’en ratifiant le Pacte, l’État partie s’est engagé à respecter et à garantir à tous les individus les droits reconnus dans le Pacte, ainsi qu’à adopter toutes mesures d’ordre législatif ou autre propres à donner effet auxdits droits (art. 2). Ils soutiennent que l’État partie ne respecte pas les obligations mises à sa charge par le paragraphe 2 de l’article 2 du Pacte, lu conjointement avec les articles 19 et 21, car la loi sur les manifestations publiques contient des dispositions vagues et ambiguës. Ainsi, l’article 9 de cette loi donne aux responsables des comités exécutifs locaux toute discrétion pour déterminer, définitivement et sans avoir à justifier leur choix, les lieux où les réunions pacifiques peuvent être organisées.

3.4Dans ces circonstances, les auteurs prient le Comité de recommander à l’État partie de mettre sa législation, en particulier la loi sur les manifestations publiques et la décision no 299 du Comité exécutif de Gomel, en conformité avec les normes internationales énoncées aux articles 19 et 21 du Pacte.

Observations de l’État partie sur la recevabilité

4.1Dans une note verbale du 4 janvier 2013, l’État partie fait part de ses observations sur la recevabilité de la communication. Il soutient que les auteurs n’ont pas épuisé tous les recours internes disponibles étant donné qu’ils n’ont pas saisi les services du Procureur dans le cadre de la procédure de contrôle, et que leur communication est de ce fait irrecevable au regard du paragraphe 2 b) de l’article 5 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.

4.2L’État partie signale en outre que, la communication ayant été enregistrée en violation des dispositions du Protocole facultatif, il a mis fin à la procédure la concernant et rejettera les constatations que le Comité pourrait adopter.

Commentaires des auteurs sur les observations de l’État partie

5.Dans une lettre datée du 6 mars 2013, les auteurs formulent leurs commentaires concernant les observations de l’État partie. Renvoyant à la jurisprudence du Comité, ils soutiennent que la saisine du Procureur général dans le cadre de la procédure de contrôle ne constitue pas un recours utile. Ils ajoutent que la saisine du Procureur général et des présidents des juridictions supérieures s’est avérée inefficace, même dans les affaires de condamnation à mort, citant en exemple le cas de Vladislav Kovalev, qui a été exécuté alors que sa demande de contrôle était toujours en instance devant la Cour suprême.

Délibérations du Comité

Défaut de coopération de l’État partie

6.1Le Comité note que l’État partie soutient que rien en droit ne justifie l’examen de la communication, celle-ci ayant été enregistrée en violation des dispositions du Protocole facultatif, et signale que si le Comité se prononçait à son sujet, les autorités bélarussiennes rejetteraient ses constatations.

6.2Le Comité rappelle qu’en adhérant au Protocole facultatif, tout État partie au Pacte reconnaît que le Comité a compétence pour recevoir et examiner des communications émanant de particuliers qui se déclarent victimes de violations de l’un quelconque des droits énoncés dans le Pacte (préambule et article premier du Protocole facultatif). Ce faisant, les États parties s’engagent implicitement à coopérer de bonne foi avec le Comité pour lui donner les moyens d’examiner les communications qui lui sont soumises puis de faire part de ses constatations à l’État partie et au particulier concernés (art. 5, par. 1 et 4). L’adoption par un État partie d’une quelconque mesure empêchant le Comité de prendre connaissance d’une communication ou de l’examiner comme il se doit et de formuler ses constatations est incompatible avec ces obligations. De surcroît, c’est au Comité qu’il appartient de déterminer si une communication doit être enregistrée. En ne reconnaissant pas la compétence du Comité pour ce qui est de décider de l’opportunité d’enregistrer une communication et en déclarant à l’avance qu’il n’acceptera pas la décision du Comité concernant la recevabilité et le fond de la communication, l’État partie a manqué aux obligations qui lui incombent au titre de l’article premier du Protocole facultatif.

Examen de la recevabilité

7.1Avant d’examiner tout grief formulé dans une communication, le Comité des droits de l’homme doit, conformément à l’article 93 de son règlement intérieur, déterminer si la communication est recevable au regard du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.

7.2Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément au paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif, que la même question n’était pas déjà en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

7.3Le Comité prend note de l’objection de l’État partie, qui fait valoir que les auteurs n’ont pas demandé aux services du Procureur d’engager une procédure de contrôle des décisions judiciaires les concernant. Renvoyant à sa jurisprudence, il rappelle que l’introduction auprès du ministère public d’une demande de contrôle d’une décision de justice définitive ne fait pas partie des recours utiles devant être épuisés au sens du paragraphe 2 b) de l’article 5 du Protocole facultatif. En conséquence, il estime que les dispositions du paragraphe 2 b) de l’article 5 du Protocole facultatif ne font pas obstacle à l’examen de la communication.

7.4Le Comité prend note des griefs des auteurs, qui affirment que leur demande d’autorisation d’organiser une manifestation dans différents lieux, le 22 août 2011, a été rejetée par le Comité exécutif de Gomel, mais que ni le Comité exécutif ni les tribunaux ne se sont interrogés sur la question de savoir si les restrictions imposées à leurs droits par la décision no 299 étaient justifiées par la nécessité de protéger la sécurité nationale, la sûreté publique, l’ordre public ou la santé ou la moralité publiques, ou encore les droits et libertés d’autrui. Les auteurs affirment par conséquent que la décision no 299, adoptée sur le fondement de la loi sur les manifestations publiques, restreint indûment les droits garantis par les articles 19 et 21 du Pacte et porte atteinte à l’essence même de ces droits. Le Comité prend note, en outre, de l’affirmation des auteurs selon laquelle les droits qu’ils tiennent des articles 19 et 21 du Pacte, lus conjointement avec les paragraphes 2 et 3 de l’article 2, ont été violés. L’État partie n’ayant donné aucune information sur les faits de l’espèce, le Comité estime que les auteurs ont suffisamment étayé, aux fins de la recevabilité, les griefs qu’ils tirent des articles 19 et 21 du Pacte, lus conjointement avec les paragraphes 2 et 3 de l’article 2, et il déclare donc la communication recevable au regard de l’article 2 du Protocole facultatif.

Examen au fond

8.1Conformément au paragraphe 1 de l’article 5 du Protocole facultatif, le Comité des droits de l’homme a examiné la communication en tenant compte de toutes les informations que lui ont communiquées les parties.

8.2Le Comité prend note du grief des auteurs, qui soutiennent que la décision no 299 du Comité exécutif de Gomel restreint indûment le droit à la liberté d’expression et le droit de réunion pacifique en ce qu’elle impose aux organisateurs de manifestations publiques l’obligation de conclure des contrats de prestation de services avec la municipalité et prévoit que toutes les manifestations publiques organisées à Gomel, une ville de 500 000 habitants, doivent avoir lieu dans un même lieu éloigné. Le Comité prend note également de l’argument des auteurs selon lequel, en appliquant la décision no 299 à leur égard sans avoir examiné la nécessité de limiter l’exercice de leurs droits, le Comité exécutif a restreint de manière injustifiée les droits consacrés par les articles 19 et 21 du Pacte.

8.3Le Comité renvoie à son observation générale no 34 (2011) sur la liberté d’opinion et la liberté d’expression, dans laquelle il déclare que la liberté d’opinion et la liberté d’expression sont des conditions indispensables au développement complet de l’individu, sont essentielles pour toute société et constituent le fondement de toute société libre et démocratique (par. 2). Il rappelle que le paragraphe 3 de l’article 19 du Pacte autorise certaines restrictions à l’exercice de ces libertés, restrictions qui doivent toutefois être expressément prévues par la loi et être nécessaires : a) au respect des droits ou de la réputation d’autrui ; et b) à la sauvegarde de la sécurité nationale, de l’ordre public, de la santé ou de la moralité publiques. Toutes restrictions imposées doivent répondre à des critères stricts de nécessité et de proportionnalité, être appliquées exclusivement aux fins pour lesquelles elles ont été prescrites et être en rapport direct avec l’objectif spécifique qui les inspire. Le Comité rappelle de surcroît qu’il incombe à l’État partie de démontrer que les restrictions imposées à l’exercice des droits que les auteurs tiennent de l’article 19 étaient nécessaires et proportionnées à la situation.

8.4Le Comité constate que le refus d’autoriser la manifestation est fondé sur la décision no 299 du Comité exécutif de Gomel, rendue le 2 avril 2008 au titre de la loi du 30 décembre 1997 sur les manifestations publiques. Il relève toutefois que ni l’État partie, ni les juridictions nationales n’ont expliqué en quoi les restrictions imposées, c’est-à-dire la détermination d’un lieu unique pour la tenue de toutes les manifestations et l’obligation faite aux organisateurs de conclure des contrats de prestation de services avec différents organismes publics, étaient justifiées eu égard aux conditions de nécessité et de proportionnalité énoncées au paragraphe 3 de l’article 19 du Pacte. En l’absence d’explication de la part de l’État partie, le Comité conclut que les droits que les auteurs tiennent du paragraphe 2 de l’article 19 du Pacte, lu conjointement avec le paragraphe 3 de l’article 2, ont été violés.

8.5Le Comité prend note du grief des auteurs, qui soutiennent que le refus des autorités municipales d’autoriser la manifestation a également porté atteinte au droit à la liberté de réunion qu’ils tiennent de l’article 21 du Pacte. Il rappelle que le droit de réunion pacifique, garanti à l’article 21 du Pacte, est un droit de l’homme fondamental qui est essentiel à l’expression publique des points de vue et opinions de chacun et dont le respect est indispensable dans une société démocratique. Ce droit suppose la possibilité d’organiser une réunion pacifique, y compris un rassemblement immobile, dans un lieu public, et d’y participer. Les organisateurs d’une réunion ont, en principe, le droit de choisir un lieu à portée de vue et de voix du public ciblé, et l’exercice de ce droit ne peut faire l’objet que des seules restrictions : a) imposées conformément à la loi ; b) nécessaires dans une société démocratique, dans l’intérêt de la sécurité nationale, de la sûreté publique, de l’ordre public ou pour protéger la santé ou la moralité publiques, ou les droits et les libertés d’autrui. Lorsqu’il impose des restrictions visant à concilier le droit de réunion des particuliers avec l’intérêt général, l’État partie doit s’efforcer de faciliter l’exercice de ce droit, et non s’employer à le restreindre par des moyens qui ne sont ni nécessaires ni proportionnés à la situation. L’État partie est donc tenu de justifier la limitation du droit garanti à l’article 21 du Pacte.

8.6En l’espèce, le Comité doit déterminer si les restrictions imposées au droit de réunion des auteurs sont justifiées au regard de l’un quelconque des critères énoncés dans la deuxième phrase de l’article 21 du Pacte. Le Comité constate, à la lumière des informations versées au dossier, que les autorités municipales n’ont pas justifié leur décision ni expliqué en quoi, dans la pratique, la manifestation aurait menacé la sécurité nationale, la sûreté publique, l’ordre public, la santé ou la moralité publiques ou les droits et libertés d’autrui, mentionnés à l’article 21 du Pacte.

8.7Le Comité note qu’il a déjà examiné plusieurs communications concernant les lois et pratiques de l’État partie mises en question en l’espèce. Comme précédemment, et en l’absence de toute explication de l’État partie, il conclut que l’État partie a violé les droits que les auteurs tiennent de l’article 21 du Pacte, lu conjointement avec le paragraphe 3 de l’article 2.

8.8Compte tenu de cette conclusion, le Comité décide de ne pas examiner séparément les griefs des auteurs au titre des articles 19 et 21, lus conjointement avec le paragraphe 2 de l’article 2 du Pacte.

9.Le Comité des droits de l’homme, agissant en vertu du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques, constate que les faits dont il est saisi font apparaître une violation par l’État partie des droits que les auteurs tiennent du paragraphe 2 de l’article 19 et de l’article 21 du Pacte, lus conjointement avec le paragraphe 3 de l’article 2. Il réaffirme que l’État partie a également manqué aux obligations mises à sa charge par l’article premier du Protocole facultatif.

10.Conformément au paragraphe 3 a) de l’article 2 du Pacte, l’État partie est tenu d’assurer aux personnes dont les droits reconnus dans le Pacte ont été violés un recours utile et de leur accorder une réparation intégrale. Par conséquent, il a notamment obligation d’accorder à Leonid Sudalenko et à Anatoly Poplavny une indemnisation adéquate, y compris le remboursement de tous frais de justice et autres frais engagés, ainsi que des mesures de satisfaction appropriées. Il est également tenu de veiller à ce que ce type de violations ne se reproduise pas. À cet égard, le Comité souligne à nouveau que, conformément à l’obligation qui lui incombe en vertu du paragraphe 2 de l’article 2 du Pacte, l’État partie devrait revoir sa législation, en particulier la loi du 30 décembre 1997 sur les manifestations publiques telle qu’elle a été appliquée en l’espèce, afin de garantir le plein exercice sur son territoire des droits consacrés par les articles 19 et 21 du Pacte.

11.Étant donné qu’en adhérant au Protocole facultatif, l’État partie a reconnu que le Comité a compétence pour déterminer s’il y a ou non violation du Pacte et que, conformément à l’article 2 du Pacte, il s’est engagé à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant de sa juridiction les droits reconnus dans le Pacte et à assurer un recours utile et une réparation exécutoire lorsqu’une violation a été établie, le Comité souhaite recevoir de l’État partie, dans un délai de cent quatre-vingts jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet aux présentes constatations. L’État partie est invité en outre à rendre celles-ci publiques et à les diffuser largement dans ses langues officielles.