Nations Unies

CCPR/C/126/D/2307/2013

Pacte international relatif aux droits civils et politiques

Distr. générale

29 août 2019

Français

Original : anglais

Comité des droits de l’homme

Constatations adoptées par le Comité au titre de l’article 5 (par. 4) du Protocole facultatif, concernant la communication no 2307/2013*, **

Communication présentée par :

Yashar Agazade (représenté par un conseil, Fariz Namazli)

Victime(s) présumée(s) :

L’auteur

État partie :

Azerbaïdjan

Date de la communication :

6 novembre 2013 (date de la lettre initiale)

Références :

Décision prise en application de l’article 92 du règlement intérieur du Comité, communiquée à l’État partie le 4 décembre 2013 (non publiée sous forme de document)

Date des constatations :

24 juillet 2019

Objet :

Refus des autorités de transmettre des informations à caractère public

Question(s) de procédure :

Fondement des griefs ; épuisement des recours internes

Question(s) de fond :

Liberté d’expression ; droit à un recours

Article(s) du Pacte :

2 (par. 3), 14 (par. 1) et 19

Article(s) du Protocole facultatif :

2 et 5 (par. 2 b))

1.L’auteur de la communication est Yashar Agazade, de nationalité azerbaïdjanaise, né en 1979. Il se dit victime d’une violation par l’Azerbaïdjan des droits qu’il tient de l’article 19 et de l’article 14 (par. 1) lu avec l’article 2 (par. 3) du Pacte. Il est représenté par un conseil, Fariz Namazli.

Rappel des faits présentés par l’auteur

2.1L’auteur déclare qu’il est journaliste d’investigation et avocat en Azerbaïdjan. Au moment des événements décrits ci-après, il occupait des postes de direction dans deux hebdomadaires d’Azerbaïdjan, Mukhalifat (« Opposition ») et Muhakima, connus pour leur attitude critique à l’égard du Gouvernement et des politiques nationales.

2.2L’auteur affirme que la situation de la liberté d’expression en Azerbaïdjan est généralement « préoccupante ». À la date de présentation de la communication, 11 journalistes et blogueurs étaient derrière les barreaux. Il est fréquent que des journalistes soient poursuivis de chefs qui ne sont pas liés à leur travail, en représailles de leurs activités journalistiques. Ceschefs sont notamment le hooliganisme, la pratique des pots-de-vin, la fraude fiscale et la possession d’armes ou de drogues. Alors que le Gouvernement s’est engagé à la dépénaliser, la diffamation constitue toujours une infraction pénale. En outre, les autorités ont introduit des peines plus sévères pour des infractions telles que les insultes ou la diffamation publiées sur Internet. L’État domine les médias, et les quelques journaux indépendants qui existent subissent des pressions, sont menacés de poursuites judiciaires et se voient imposer des sanctions financières. Par exemple, en 2013, le journal indépendant Azadlig a été condamné à une amende de 62 000 euros à l’issue d’une action civile en diffamation.

2.3En 2005, l’Azerbaïdjan a adopté une loi sur le droit à l’information. Cette loi oblige les autorités de l’État à publier des informations à caractère public sur leurs sites Web sans demande préalable. Cette obligation est mal appliquée et seules quelques institutions disposent de « ressources Internet viables ». En juin 2012, le Parlement a adopté deux modifications à la loi qui limitent la diffusion de certains types d’informations auprès du public. Ces modifications interdisent, par exemple, la publication d’informations sur les fondateurs des sociétés et leur part du capital.

2.4Le 27 juillet 2010, l’auteur a demandé au Cabinet des ministres (le Gouvernement) de lui communiquer des informations sur la répartition des fonds destinés à indemniser les victimes d’une inondation qui avait gravement touché plusieurs régions et détruit plus de 20 000 foyers en mai 2010. En particulier, il souhaitait obtenir le texte des décrets, décisions ou arrêtés pertinents du Cabinet des ministres, qui était chargé de la répartition des fonds en question. Le Cabinet des ministres n’a pas répondu à sa demande.

2.5Le 17 août 2010, l’auteur a engagé une action contre le Cabinet des ministres pour défaut de communication d’informations, affirmant que les autorités avaient violé son droit d’obtenir des informations, garanti par l’article 50 (I) de la Constitution et par les paragraphes 2 et 3 de l’article 2 de la loi sur le droit à l’information. Selon cette loi, en cas de refus de donner des informations, le propriétaire de l’information doit indiquer clairement les raisons de ce refus, en citant des dispositions précises de la législation nationale. Le 22 décembre 2010, le tribunal du district de Sabail a débouté l’auteur. Le Cabinet des ministres n’était pas représenté à l’audience, bien qu’une convocation lui ait été adressée, et n’a apporté aucune explication en réponse aux griefs de l’auteur.

2.6Le 22 janvier 2011, l’auteur a fait appel devant la cour d’appel de Bakou, affirmant que le tribunal du district de Sabail n’avait ni l’intention ni véritablement le pouvoir d’exiger une explication du Cabinet des ministres sur son refus de communiquer des informations. Cet appel a été rejeté par la cour d’appel de Bakou le 28 février 2011. Le 13 avril 2011, l’auteur a formé devant la Cour suprême d’Azerbaïdjan un recours en cassation qui a été rejeté le 21 juillet 2011. Dans sa décision, la Cour suprême a déclaré que le Cabinet des ministres n’était pas tenu de fournir les renseignements demandés.

Teneur de la plainte

3.1L’auteur soutient qu’il ressort des faits susmentionnés qu’au regard du paragraphe 2 de l’article 19 du Pacte, il a été victime d’une atteinte à ses droits à la liberté d’expression et à la liberté de rechercher des informations et de les communiquer au public en tant que journaliste et « chien de garde de l’intérêt général », et d’une violation de ces droits. Il argue que le Cabinet des ministres a manqué à l’obligation que lui fait l’article 19 de lui communiquer les informations demandées ou de justifier les restrictions imposées à son droit de recevoir les informations. Il affirme également que l’Azerbaïdjan a manqué à son obligation positive de faire en sorte que, dans l’intérêt général, les informations à caractère public soient diffusées. Renvoyant à l’observation générale no 34 (2011) du Comité, sur la liberté d’opinion et d’expression, il soutient que le paragraphe 2 de l’article 19 du Pacte vise un droit d’accès à l’information détenue par les organismes publics. Il se réfère également à la jurisprudence du Comité pour arguer que le droit de rechercher et de recevoir des informations consacré au paragraphe 2 de l’article 19 du Pacte inclut le droit de recevoir des informations détenues par l’État, sauf dans les cas où des restrictions peuvent être imposées pour les motifs prévus par le Pacte ; que la liberté d’expression comprend le droit des médias de recevoir les informations dont ils ont besoin pour exercer leurs fonctions ; que le droit d’accès à l’information inclut le droit des médias d’avoir accès à l’information sur les affaires publiques et le droit du public de recevoir l’information communiquée par les médias ; et que les demandes que présentent les associations ou les particuliers en vue d’obtenir des informations détenues par l’État sur des questions intéressant légitimement le public bénéficient d’une protection analogue à celle que le Pacte garantit à la presse.

3.2L’auteur avance en outre qu’en violation des garanties d’un procès équitable prévues au paragraphe 1 de l’article 14 du Pacte, les juridictions internes n’ont pas dûment évalué ses arguments, n’ont pas protégé son droit à la liberté d’expression et n’ont pas motivé clairement et suffisamment leurs décisions. Dans ces circonstances, l’État partie a également violé le droit à un recours interne utile qu’il tient du paragraphe3 de l’article 2.

Observations de l’État partie sur la recevabilité et sur le fond

4.1Dans une note verbale datée du 25 juillet 2014, l’État partie a présenté ses observations sur la recevabilité et sur le fond de la communication. Il soutient que la communication est irrecevable et que les allégations de l’auteur sont « fausses et sans rapport » avec la présente communication.

4.2Le Protocole facultatif fait obligation au Comité de rejeter toute communication dont l’auteur n’a pas épuisé les recours internes. Cette règle donne à l’État partie la possibilité de remédier à la violation alléguée. Il incombe à l’État partie qui affirme que les recours internes n’ont pas été épuisés de démontrer que le recours était utile, était « disponible en théorie et en pratique » à l’époque des faits, c’est-à-dire qu’il était « accessible », qu’il offrait à l’auteur une possibilité de réparation et qu’il avait des perspectives raisonnables d’aboutir. Une fois que cette exigence est satisfaite, il appartient à l’auteur de démontrer que le recours proposé par l’État partie était, pour une raison quelconque, « insuffisant et inutile » en l’espèce.

4.3L’État partie précise que les plaintes de l’auteur devant les juridictions de l’Azerbaïdjan n’ont pas été examinées sur le fond, mais rejetées parce qu’« incompatibles avec les règles de procédure établies par la législation ». L’auteur avait la possibilité de déposer une plainte conforme aux règles de procédure, ce qui aurait permis aux juridictions nationales de lui offrir la réparation voulue. Faute d’avoir fait cette démarche, l’auteur n’a pas épuisé les recours internes s’agissant des griefs qu’il fonde sur l’article 19 du Pacte.

4.4S’agissant du grief tiré du paragraphe 1 de l’article 14, lu conjointement avec le paragraphe 3 de l’article 2 du Pacte, l’État partie explique que l’auteur a engagé une action civile contre une entité, la Commission gouvernementale, « qui n’était pas une personne morale » et n’était pas « opérationnelle » au moment des faits. La Commission était une instance temporaire, et « puisque son existence au moment des faits n’a pas été démontrée dans la plainte, les juridictions nationales ont renvoyé » celle-ci à l’auteur. Selon le Code de procédure civile de l’Azerbaïdjan, la requête est renvoyée au requérant si elle n’est pas, « sur le fond et sur la forme », conforme aux dispositions de l’article 149 du Code de procédure civile.

Commentaires de l’auteur sur les observations de l’État partie concernant la recevabilité et le fond

5.1Dans sa réponse datée du 8 octobre 2014, l’auteur affirme qu’il exerçait ses droits constitutionnels de recevoir et de communiquer des informations. Ayant l’intention d’enquêter sur la distribution de fonds publics dans les zones touchées par une catastrophe naturelle, il a demandé au Cabinet des ministres de lui fournir le texte des décisions, décrets ou arrêtés pertinents. Selon la loi sur le droit à l’information, le destinataire de la demande dispose de sept jours ouvrables pour répondre ; or le Cabinet des ministres ne l’a pas fait.

5.2Comme il ressort clairement des décisions de justice jointes à la communication initiale adressée au Comité, trois juridictions nationales ont entendu les griefs et les recours de l’auteur, les ont déclarés recevables et les ont examinés sur le fond. Les griefs n’ont pas été rejetés pour des motifs de « procédure », comme l’affirme l’État partie. Cela ressort clairement de la décision du tribunal du district de Sabail, par exemple, dans laquelle le tribunal dit qu’il examinera la requête en l’absence du représentant du Cabinet des ministres. Le tribunal n’a pas répondu à l’argument de l’auteur selon lequel l’État partie avait l’obligation de donner les informations demandées ou de motiver son refus de le faire.

5.3Quant à l’argument de l’État partie selon lequel l’action a été intentée contre une entité qui n’était pas une personne morale, l’auteur rappelle que la requête a été déposée contre le Cabinet des ministres. Cet organe était l’entité responsable de la distribution des fonds pendant la situation d’urgence, ce rôle lui ayant été assigné par le décret présidentiel du 2 juillet 2010. Le défendeur a donc été correctement désigné dans le dossier et aurait dû répondre. Aucune juridiction nationale n’a conclu que le défendeur n’était pas celui qui avait été désigné, et toutes les juridictions ont examiné le dossier sur le fond.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

6.1Avant d’examiner tout grief formulé dans une communication, le Comité des droits de l’homme doit, conformément à l’article 97 de son règlement intérieur, déterminer si la communication est recevable au regard du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.

6.2Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément au paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif, que la même question n’était pas déjà en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

6.3Le Comité note que l’auteur affirme avoir épuisé tous les recours internes utiles dont il disposait. L’État partie soutient pour sa part que l’auteur n’a pas épuisé les recours internes et argue que les juridictions nationales ont rejeté les griefs de l’intéressé au motif qu’ils étaient « incompatibles avec les règles de procédure établies par la législation ». Le Comité remarque que l’État partie ne précise pas quelles règles de procédure ont été violées et n’indique pas non plus quels recours en particulier l’auteur aurait dû exercer. Il constate, à l’examen du texte des décisions de justice, que trois instances nationales ont bel et bien examiné le fond des griefs soulevés par l’auteur et ne les ont pas rejetés au motif qu’ils étaient irrecevables pour vice de procédure. Compte tenu du texte des décisions de justice et en l’absence d’autres explications ou arguments de l’État partie à cet égard, le Comité conclut que les conditions énoncées au paragraphe 2 b) de l’article 5 du Protocole facultatif sont réunies.

6.4Le Comité a pris note des griefs que l’auteur tire du paragraphe 1 de l’article 14, lu conjointement avec le paragraphe 3 de l’article 2 du Pacte. Toutefois, en l’absence de toute autre information pertinente au dossier, il considère que l’auteur n’a pas suffisamment étayé ces griefs aux fins de la recevabilité. En conséquence, il déclare cette partie de la communication irrecevable au regard de l’article 2 du Protocole facultatif.

6.5Le Comité estime que l’auteur a suffisamment étayé, aux fins de la recevabilité, les autres griefs qu’il tire de l’article19, les déclare recevables et procède à leur examen au fond.

Examen au fond

7.1Conformément au paragraphe 1 de l’article 5 du Protocole facultatif, le Comité des droits de l’homme a examiné la présente communication en tenant compte de toutes les informations que lui ont communiquées les parties.

7.2Le Comité note que l’auteur affirme avoir demandé des informations au Cabinet des ministres de l’Azerbaïdjan, informations qui avaient un caractère public et présentaient un intérêt direct pour son travail de journaliste d’investigation. Il note par ailleurs que l’État partie ne présente pas d’argumentation sur le fond d’une violation possible de l’article 19, mais se contente d’arguer que ces griefs doivent être considérés comme irrecevables.

7.3Le Comité rappelle que dans son observation générale no 34, il dit que le paragraphe 2 de l’article 19 vise un droit d’accès à l’information détenue par les organismes publics. Cette information comprend les données détenues par les organismes publics, quelle que soit la forme sous laquelle elles sont stockées, la source dont elles proviennent et la date à laquelle elles ont été produites. Une liste des entités qui sont considérées comme des organismes publics figure au paragraphe 7 de l’observation générale no 34. Il s’agit de tous les pouvoirs (exécutif, législatif et judiciaire), ainsi que de toutes les autres autorités publiques ou gouvernementales à quelque échelon que ce soit − national, régional ou local. Le Comité considère qu’il n’est pas contesté que le Cabinet des ministres de l’Azerbaïdjan est un organe public. Il n’est pas contesté non plus que le Cabinet des ministres dispose des informations demandées par l’auteur. En outre, pour donner effet au droit d’accès à l’information, les États parties sont censés s’employer activement à mettre dans le domaine public les informations détenues par les autorités publiques qui sont d’intérêt général. Ils doivent faire tout ce qui est possible pour garantir un accès aisé, rapide, effectif et pratique à ces informations. Les règles de procédure applicables doivent prévoir un traitement rapide des demandes de renseignements de ce genre. La loi de l’État partie sur le droit à l’information semble prévoir des droits et des procédures similaires, si pas exactement identiques, pour l’obtention d’informations à caractère public.

7.4Le Comité constate cependant qu’en l’espèce, le Cabinet des ministres n’a pas répondu à la demande d’informations à caractère public formée par l’auteur, et n’a pas expliqué son inaction devant les juridictions nationales dans le cadre de la procédure judiciaire, ce qui, comme le souligne l’auteur, contrevient aux dispositions de la législation et de la constitution de l’État partie. Le Comité conclut que l’État partie a limité le droit d’accès de l’auteur à l’information à caractère public, protégé par le paragraphe 2 de l’article 19, et il doit donc décider si cette restriction est compatible avec les restrictions autorisées par le paragraphe 3 du même article. Il regrette que l’État partie n’ait pas répondu précisément à cet argument de l’auteur et se soit contenté d’avancer que les griefs de l’auteur devraient être déclarés irrecevables. En l’absence d’explications de la part de l’État partie concernant les restrictions imposées à l’auteur, il convient d’accorder le crédit voulu aux allégations de l’auteur dès lors qu’elles ont été suffisamment étayées. En conséquence, le Comité conclut que les droits que l’auteur tient du paragraphe 2 de l’article 19 n’ont pas été respectés.

8.Le Comité des droits de l’homme, agissant en vertu du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif, constate que les faits dont il est saisi font apparaître une violation des droits que l’auteur tient du paragraphe 2 de l’article 19 du Pacte.

9.Le paragraphe 3 a) de l’article 2 du Pacte dispose que l’État partie est tenu d’assurer à l’auteur un recours utile. Il a l’obligation d’accorder une réparation intégrale aux personnes dont les droits garantis par le Pacte ont été violés. En conséquence, l’État partie est tenu, entre autres : a) de communiquer à l’auteur les informations qu’il demande ; b) de rembourser à l’auteur ses frais de justice. Il est également tenu de veiller à ce que des violations analogues ne se reproduisent pas.

10.Étant donné qu’en adhérant au Protocole facultatif, l’État partie a reconnu que le Comité a compétence pour déterminer s’il y a ou non violation du Pacte et que, conformément à l’article 2 du Pacte, il s’est engagé à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant de sa juridiction les droits reconnus dans le Pacte et à assurer un recours utile lorsqu’une violation a été établie, le Comité souhaite recevoir de l’État partie, dans un délai de cent quatre-vingts jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet aux présentes constatations. L’État partie est invité en outre à rendre celles-ci publiques et à les diffuser largement dans ses langues officielles.