Nations Unies

CCPR/C/126/D/2356/2014

Pacte international relatif aux droits civils et politiques

Distr. générale

6 novembre 2019

Français

Original : anglais

Comité des droits de l ’ homme

Constatations adoptées par le Comité au titre de l’article 5 (par. 4) du Protocole facultatif, concernant la communication no 2356/2014 * , ** , ***

Communication présentée par :

Ilkhom Ismanov et Zarina Nazhmutdinova (représentés par un conseil, Tatyana Khatyukhina)

Victime(s) présumée(s) :

Les auteurs

État partie :

Tadjikistan

Date de la communication :

5 novembre 2012 (date de la lettre initiale)

Références :

Décision prise en application de l’article 97 (devenu l’article 92) du règlement intérieur du Comité, communiquée à l’État partie le 17 mars 2014 (non publiée sous forme de document)

Date des constatations :

5 juillet 2019

Objet :

Détention illégale, torture, mauvais traitements, procès inéquitable

Question(s) de procédure :

Aucune

Question(s) de fond :

Arrestation et détention arbitraires ; détention au secret ; procès équitable ; procès équitable − assistance d’un conseil ; procès équitable − temps et facilités nécessaires à la préparation de la défense ; torture ; enquête diligente et impartiale ; conditions de détention ; accès aux juridictions

Article(s) du Pacte :

7, lu seul et conjointement avec 2 (par. 3), 9 (par. 1 à 4), 10 (par. 1) et 14 (par. 1 et 3 b) et g))

Article(s) du Protocole facultatif :

Aucun

1.Les auteurs de la communication sont Ilkhom Ismanov et son épouse Zarina Nazhmutdinova, tous deux de nationalité tadjike, nés en 1978 et 1982, respectivement. Ils affirment que l’État partie a violé les droits que M. Ismanov tient de l’article 7, lu seul et lu conjointement avec le paragraphe 3 de l’article 2, des paragraphes 1 à 4 de l’article 9, du paragraphe 1 de l’article 10 et des paragraphes 1 et 3 b) et g) de l’article 14 du Pacte, ainsi que les droits que Mme Nazhmutdinova tient de l’article 7. Le Protocole facultatif est entré en vigueur pour l’État partie le 4 avril 1999. Les auteurs sont représentés par un conseil.

Rappel des faits présentés par les auteurs

2.1Le 3 septembre 2010, une voiture chargée d’explosifs est entrée dans la cour des locaux du Service du Ministère de l’intérieur chargé de la lutte contre la criminalité organisée pour la province de Sughd et a explosé, tuant le conducteur et trois employés du service et blessant 26 employés et 5 passants. Il a été considéré qu’il s’agissait d’un attentat-suicide.

2.2Le même jour, le Bureau du Procureur de la province de Sughd a ouvert une enquête pénale et transmis l’affaire au service d’enquête de la branche du Comité d’État pour la sécurité nationale chargée de la province de Sughd. L’enquête a duré environ neuf mois et a conduit à l’inculpation de 53 personnes, dont M. Ismanov. Le 23 décembre 2011, les accusés ont été reconnus coupables et condamnés à des peines allant de cinq ans d’emprisonnement à la réclusion à perpétuité. M. Ismanov a été condamné à huit ans d’emprisonnement.

2.3Les auteurs affirment que M. Ismanov a été enlevé à son domicile par des inconnus le 3 novembre 2010. Il n’a pas été informé des charges retenues contre lui au moment de son arrestation. Entre le 3 et le 12 novembre 2010, il a été transféré plusieurs fois dans différents lieux de détention, sans que sa famille ou son avocat ne soient informés de son sort. Mme Nazhmutdinova affirme qu’elle pensait que son époux allait être tué, et qu’elle ne le reverrait jamais. Elle n’a pas pu expliquer à ses enfants ce qui était arrivé à leur père. L’avocat de son époux lui a recommandé de ne pas mettre les tenues vestimentaires religieuses qu’elle portait habituellement, car cela empirerait encore la situation de l’intéressé. En conséquence, Mme Nazhmutdinova a eu des idées suicidaires et a été profondément stressée et bouleversée.

2.4Le 12 novembre 2010, après dix jours de détention, M. Ismanov a enfin été présenté à un juge. Son avocat lui a demandé de parler des mauvais traitements et des actes de torture que lui avaient infligés les agents des forces de l’ordre. M. Ismanov a montré au tribunal les traces que la torture à l’électricité avait faites sur ses bras et a déclaré qu’on lui avait versé de l’eau bouillante sur la tête. Il a montré les traces qu’il avait aux jambes, qui résultaient des coups qu’il avait reçu et qui l’empêchaient presque de marcher, mais le juge lui a dit de s’arrêter et a refusé de l’écouter. M. Ismanov avait également l’intention de dire au juge qu’on l’avait laissé dehors, dans le froid, en sous-vêtements, que ses parties génitales avaient commencé à saigner, et qu’on lui avait appuyé sur la tête jusqu’à ce qu’il perde conscience, mais le tribunal ne l’a pas écouté et n’a pas tenu compte des signes de torture. Le conseil de M. Ismanov a déposé une demande d’expertise médicale. Le juge l’a rejetée, conseillant plutôt de s’adresser à la personne chargée de l’enquête pour obtenir cet examen.

2.5L’avocat a aussi déposé une plainte concernant les conditions de détention de M. Ismanov et les mauvais traitements subis par celui-ci, qui a été rejetée par le tribunal pénal régional de Sughd le 29 novembre 2010. M. Ismanov a passé au total neuf mois en détention provisoire, dans des conditions contraires aux dispositions de l’Ensemble de règles minima des Nations Unies pour le traitement des détenus (Règles Nelson Mandela).

2.6M. Ismanov affirme en outre que, pendant ces neuf mois, on l’a empêché de s’entretenir avec ses avocats comme il aurait dû pouvoir le faire. Par exemple, le 8 janvier 2011, le tribunal a décidé de prolonger sa détention jusqu’au 1er avril 2011. Le conseil de M. Ismanov était présent mais n’a pas pu communiquer avec lui. Quand il lui a demandé s’il avait été torturé, le procureur les a interrompus. Au cours de l’audience suivante sur la détention provisoire, qui a eu lieu le 25 mars 2011, M. Ismanov était présent, mais pas son conseil. En outre, au cours de ces audiences, le tribunal n’a pas examiné la légalité de la détention en elle-même.

2.7En raison des actes de torture et des mauvais traitements qu’il a subis, la santé de M. Ismanov s’est nettement détériorée. Il s’est vu refuser à plusieurs reprises des soins médicaux adéquats. M. Ismanov était en bonne santé avant son arrestation mais, pendant sa détention, il a souffert d’infections pulmonaires, de pneumonie, d’asthme bronchitique et d’autres maladies, et il présentait des ecchymoses. Il n’a jamais reçu les soins médicaux nécessaires et les seuls médicaments auxquels il a eu accès étaient ceux apportés par sa famille.

2.8À plusieurs reprises, M. Ismanov n’a pas été autorisé à voir sa famille comme il aurait dû pouvoir le faire, outre que, pendant certaines périodes, les autorités n’ont pas répondu aux demandes faites par sa famille pour savoir où il se trouvait. Par exemple, Mme Nazhmutdinova a pu voir M. Ismanov le 20 novembre 2010, mais seulement pendant deux minutes, et en présence de policiers. Elle a pu s’entretenir avec lui en privé le 19 février 2011. À cette occasion, M. Ismanov lui a donné davantage de détails sur les actes de torture qu’il avait subis. Il lui a dit qu’il avait été torturé à l’électricité, y compris au niveau des parties génitales, qu’on lui avait versé de l’eau, chaude et froide, sur la tête, et qu’il avait été frappé aux jambes et sur la plante des pieds, qu’il avait été laissé dehors, dans le froid, et qu’on l’avait menacé de lui tirer une balle dans la tête.

2.9Les auteurs indiquent que l’avocat de M. Ismanov a déposé plusieurs requêtes au cours des audiences. Au début du procès, les audiences étaient publiques mais, le 9 août 2011, le procureur a demandé le huis clos « dans l’intérêt de la sécurité des personnes participant au procès, y compris les témoins ». Les auteurs affirment que le but de cette mesure était que le public n’apprenne pas que les accusés avaient été torturés.

2.10Outre M. Ismanov, d’autres accusés ont dit clairement qu’ils avaient été torturés, mais le tribunal n’a pas tenu compte de leurs déclarations. M. Ismanov a déclaré qu’entre le 3 et le 10 novembre 2010, il avait été torturé par un policier, A. S. Le tribunal a interrogé ce policier, qui a dit qu’il était en congé à ce moment-là. Le tribunal a demandé une preuve officielle de cette assertion, mais n’est plus revenu sur cette question par la suite. L’échange qui a eu lieu à ce sujet ne figure pas au procès-verbal de l’audience.

2.11Ni les organisations internationales ni les défenseurs des droits de l’homme n’ont été autorisés à assister aux audiences lors de l’examen du recours en cassation. Les avocats ont de nouveau déposé de nombreuses requêtes au sujet des actes de torture et ont cherché à prouver que leurs clients avaient été forcés à s’avouer coupables. La cour a rejeté ces requêtes. M. Ismanov a aussi affirmé qu’il avait été détenu illégalement après avoir été arrêté et qu’il avait été torturé pendant sa détention. Le tribunal n’a pas tenu compte de ces déclarations. Le 2 novembre 2012, la Cour suprême a rejeté le recours de M. Ismanov. Les auteurs estiment donc qu’ils ont épuisé tous les recours internes disponibles.

Teneur de la plainte

3.1Les auteurs affirment que M. Ismanov a subi des actes de torture et des mauvais traitements, en violation des droits qu’il tient de l’article 7 et du paragraphe 1 de l’article 10 du Pacte. Ils soutiennent que M. Ismanov a aussi été privé de soins de santé appropriés et a été détenu au secret du 3 au 5 novembre 2010, du 6 au 12 novembre 2010 et du 12 au 19 novembre 2010, en violation des droits qu’il tient de l’article 7 du Pacte.

3.2Les auteurs affirment que la détention de M. Ismanov a commencé le 3 novembre 2010, mais n’a été enregistrée que le 10 novembre 2010, et que l’intéressé n’a été présenté à un juge que le 12 novembre 2010. En outre, M. Ismanov n’a pas été informé des charges retenues contre lui au moment de son arrestation. Les auteurs affirment aussi que le tribunal n’a jamais cherché à déterminer si la détention était toujours licite malgré les plaintes concernant les actes de torture et les conditions de détention. Selon les auteurs, tous ces éléments constituent une violation des droits que M. Ismanov tient des paragraphes 1 à 4 de l’article 9 du Pacte.

3.3M. Ismanov affirme que les conditions dans lesquelles il a été détenu avant son procès, et notamment le fait qu’il n’ait pas eu accès aux soins médicaux requis, constituaient une violation du paragraphe 1 de l’article 10 du Pacte. Les auteurs affirment également que la tenue des audiences à huis clos constituait une violation des droits garantis à M. Ismanov par le paragraphe 1 de l’article 14 du Pacte. Le tribunal n’était pas indépendant et il a rejeté de nombreuses requêtes et demandes formulées par les avocats. Il a aussi ignoré de nombreuses déclarations concernant des actes de torture et des mauvais traitements.

3.4De plus, M. Ismanov n’a pas pu communiquer librement avec le conseil de son choix, en violation des droits qu’il tient du paragraphe 3 b) de l’article 14 du Pacte.

3.5Les auteurs affirment également que le but des actes de torture infligé à M. Ismanov était de le forcer à s’avouer coupable, en violation des droits qu’il tient du paragraphe 3 g) de l’article 14 du Pacte. C’est en vain que l’avocat de M. Ismanov a invité le tribunal à ne pas tenir compte des aveux de son client qui avaient été obtenus par la contrainte.

3.6Les auteurs affirment en outre que les droits que M. Ismanov tient de l’article 7, lu seul ou conjointement avec le paragraphe 3 de l’article 2, ont été violés, car ses griefs concernant des actes de torture et des mauvais traitements ont été soit rejetés soit ignorés. Ils soutiennent donc que l’État partie n’a pas mené d’enquête efficace sur leurs allégations de torture et de mauvais traitements et ne leur a pas fourni un recours utile.

3.7MmeNazhmutdinova affirme qu’on lui a dit que son époux avait été emmené avec un sac sur la tête, et que, pendant plusieurs jours, elle n’a pas pu savoir où il se trouvait, ce qui l’a profondément choquée et plongée dans le désarroi. Elle a eu peur de ne jamais le revoir vivant. Elle a eu des pensées suicidaires. Elle estime par conséquent que le traitement que les autorités lui ont infligé constitue une violation des droits qu’elle tient de l’article7 du Pacte.

Observations de l’État partie sur la recevabilité et le fond

4.1Dans une note verbale datée du 14 mai 2014, l’État partie affirme que, le 3 septembre 2010, un véhicule conduit par un kamikaze, K. A., a pénétré dans l’enceinte du Service chargé de la lutte contre la criminalité organisée pour la province de Sughd où il a explosé, tuant plusieurs agents et détruisant une partie du bâtiment. Le même jour, le Procureur de la province de Sughd a ouvert une enquête pénale, qui a été confiée à un groupe d’enquêteurs appartenant à différentes branches des forces de l’ordre.

4.2Les conclusions de l’enquête sont sans appel : le crime a été commis par des membres du Mouvement islamique d’Ouzbékistan, une organisation terroriste qui s’est rebaptisée en 2011 le Parti islamique du Turkestan. Cette organisation est considérée comme une organisation terroriste depuis la décision de la Cour suprême du 30 mars 2006. Elle est interdite dans d’autres pays, tels que la Fédération de Russie, plusieurs pays européens et les États-Unis d’Amérique. Le kamikaze, K. A., faisait l’objet d’un mandat d’arrêt au Tadjikistan pour plusieurs enlèvements.

4.3Dans le cadre de l’enquête ouverte sur K. A., la police a arrêté M. Ismanov. Celui-ci a été amené au Service chargé de la lutte contre la criminalité organisée pour la province de Sughd le 3 novembre 2010. L’enquête a établi que K. A. était un membre actif du Parti islamique du Turkestan. Le 10 novembre 2010, M. Ismanov a été inculpé pour participation à une association de malfaiteurs (organisation criminelle), infraction prévue dans la partie 2 de l’article 187 du Code pénal. Il avait déjà été condamné à cinq ans d’emprisonnement pour vandalisme et rébellion mais avait été amnistié et libéré au bout de quatre mois.

4.4Le 13 novembre 2010, le tribunal de la ville de Khoudjhand a approuvé le placement de M. Ismanov en détention provisoire. Au cours de l’enquête, l’intéressé a partiellement avoué sa culpabilité. L’enquête s’est achevée et l’affaire a été renvoyée au tribunal le 1er juin 2011. Le tribunal régional de Sughd a rendu son jugement le 23 décembre 2011. M. Ismanov a été déclaré coupable conformément à la partie 2 de l’article 187 du Code pénal (appartenance à une organisation criminelle) et condamné à huit ans d’emprisonnement.

4.5Dans leur recours en cassation, M. Ismanov et certains de ses coaccusés ont dit avoir été torturés par des policiers au cours de l’enquête préliminaire. Quand on leur a demandé pourquoi ils ne s’étaient pas plaints de ces actes de torture aux « autorités compétentes », ils ont affirmé qu’ils avaient voulu évoquer ces questions au procès. Le 17 août 2012, la Cour suprême a chargé le Procureur général de déterminer si M. Ismanov et d’autres accusés avaient effectivement été torturés au cours de l’enquête. Il est ressorti de l’enquête menée par le Bureau du Procureur que M. Ismanov avait été amené au poste de police le 3 novembre 2010, mais que son arrestation n’avait été officiellement enregistrée qu’au bout de sept jours, le 10 novembre 2010, lorsque les autorités avaient été certaines que l’intéressé appartenait à une organisation terroriste et que celui-ci avait été officiellement inculpé. En raison de cette violation des exigences procédurales, des mesures disciplinaires ont été prononcées contre le chef de la police de la province de Sughd, N. A., et un autre haut gradé, K. Z..

4.6En ce qui concerne les griefs liés à la possibilité de s’entretenir avec un conseil, M. Ismanov a pu s’entretenir quand il le souhaitait, en toute confidentialité et sans limite de temps ni de nombre d’entretiens, avec le conseil qu’on lui a attribué. Pendant sa détention au centre de détention provisoire no 2 de Khoudjhand, il a reçu plusieurs visites « brèves » de ses proches. Les 12, 19 et 27 novembre 2010, il a été examiné par un médecin, qui n’a constaté aucune lésion corporelle. Au cours de ces examens, M. Ismanov a déclaré qu’il n’avait pas été torturé ni maltraité au cours de sa détention provisoire.

4.7M. Ismanov ayant d’abord dit qu’il avait la nationalité russe, il a pu recevoir la visite du Consul général de Russie, le 20 novembre 2010. Lors de cet entretien, il ne s’est pas plaint de tortures ni de mauvais traitements. Le 29 novembre 2010, après enquête, le Consul a informé les autorités que les documents présentés par M. Ismanov pour prouver sa nationalité russe n’étaient pas authentiques.

4.8Malgré une enquête approfondie, le Bureau du Procureur général n’a pu trouver aucune preuve que M. Ismanov et ses coaccusés avaient été torturés ou maltraités. Il a donc décidé, le 20 septembre 2012, de ne pas ouvrir d’enquête pénale, faute d’éléments indiquant qu’une infraction avait été commise. Cette décision a été transmise à la Cour suprême, qui a rejeté le recours de M. Ismanov le 2 novembre 2012.

4.9La peine de M. Ismanov a été ramenée de huit à six ans et demi d’emprisonnement, en vertu de l’article 63 du Code de procédure pénale. Elle a encore été diminuée de deux ans conformément à la loi relative aux amnisties. Dans ses recommandations préliminaires, le Groupe de travail sur la détention arbitraire avait demandé une libération anticipée de M. Ismanov. Afin de répondre à cette requête, les autorités ont demandé à M. Ismanov de demander la grâce présidentielle, mais l’intéressé a refusé.

Commentaires des auteurs sur les observations de l’État partie concernant la recevabilité

5.1Dans ses commentaires sur les observations de l’État partie, les auteurs affirment de nouveau avoir été victimes de violations. Par exemple, l’État partie admet que la détention de M. Ismanov du 3 au 10 novembre était illégale. L’État partie a informé le Comité que les deux policiers responsables de ce placement en détention avaient fait l’objet de mesures « disciplinaires », alors que ces faits relèvent de l’article 358 du Code pénal (« arrestation et détention illégales »). L’État partie n’a toutefois pas ouvert d’enquête pénale à ce sujet et aucune condamnation n’a donc été prononcée.

5.2L’État partie indique en outre que, pendant le procès, M. Ismanov a dit avoir été torturé. M. Ismanov affirme que les plaintes concernant les actes de torture ont été déposées en son nom par Mme Nazhmutdinova, le 4 novembre 2010, presque immédiatement après son arrestation. Une autre plainte, plus formelle, a été déposée le 10 novembre 2010. Le 11 novembre 2010, M. Ismanov a reçu une réponse du Bureau du Médiateur pour les droits de l’homme. Le 12 novembre 2010, au cours de l’audience concernant sa détention provisoire, M. Ismanov a exposé à la cour ses griefs concernant les actes de torture. Il a de nouveau exposé ces griefs au cours du procès, en juillet 2011.

5.3L’État partie affirme n’avoir trouvé aucune preuve d’actes de torture ou de mauvais traitements, mais ne fournit aucun détail sur l’enquête qui a été menée. Les auteurs rappellent la jurisprudence du Comité, dont il ressort que la charge de la preuve en matière de torture ne saurait incomber uniquement à l’auteur d’une communication, compte tenu en particulier du fait que l’État partie peut accéder plus aisément aux éléments d’information utiles. L’État partie est tenu de mener une enquête effective dès que des allégations de torture ont été formulées. L’État partie affirme que M. Ismanov a pu accéder sans entrave à son conseil, mais ne fournit aucun détail sur les dates auxquelles les intéressés se sont entretenus.

5.4Aux alentours du 20 novembre 2013, on a demandé à M. Ismanov de faire une demande de grâce, dans laquelle il devait toutefois reconnaître sa culpabilité. M. Ismanov a fait savoir aux autorités pénitentiaires qu’à la place, il allait dénoncer toutes les violations qu’il avait subies depuis son arrestation. Les autorités pénitentiaires ont tenté de le convaincre, mais M. Ismanov, clamant son innocence, a refusé de céder. En conséquence, on l’a menacé d’un transfert à la prison dite « fermée », où les conditions de détention étaient notoirement rudes. Le 18 février 2014, M. Ismanov a été mis à l’isolement, à titre de sanction pour avoir passé un appel téléphonique. Il a commencé à s’étouffer car il n’y avait pas assez d’air dans la cellule, et l’administration de la prison a dû appeler un médecin. Le 10 mars 2014, M. Ismanov a été transféré dans un bâtiment où il n’y avait pas de chauffage. Le 25 mars 2014, l’épouse de M. Ismanov a été informée que celui-ci ne pourrait pas recevoir de visites de sa famille. Le 6 mai 2014, M. Ismanov a informé sa femme que les autorités pénitentiaires continuaient d’exercer des pressions sur lui et de le menacer de le transférer vers un autre établissement où les conditions de détention étaient plus rudes.

5.5Les auteurs affirment que l’État partie devrait être reconnu coupable de toutes les violations dénoncées par M. Ismanov dans la lettre initiale. Il devrait être invité à mener une enquête diligente et effective sur les griefs des auteurs, afin que les responsables des faits soient identifiés et amenés à répondre des violations commises. La procédure pénale contre M. Ismanov devrait être réexaminée, et celui-ci doit se voir offrir une réparation appropriée. L’État partie devrait aussi être invité à créer un « mécanisme indépendant » pour enquêter sur les allégations de torture.

Délibérations du Comité

Examendelarecevabilité

6.1Avant d’examiner tout grief formulé dans une communication, le Comité des droits de l’homme doit, conformément à l’article 97 de son règlement intérieur, déterminer si la communication est recevable au regard du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.

6.2Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément au paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif, que la même question n’était pas déjà en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

6.3Le Comité note que les auteurs disent avoir épuisé tous les recours internes utiles à leur disposition. En l’absence d’objection de l’État partie à cet égard, il considère que les conditions prévues au paragraphe 2 b) de l’article 5 du Protocole facultatif sont réunies.

6.4Le Comité estime que les auteurs ont suffisamment étayé, aux fins de la recevabilité, les griefs qu’ils tirent de l’article 7, lu seul et lu conjointement avec le paragraphe 3 de l’article 2, des paragraphes 1 à 4 de l’article 9, du paragraphe 1 de l’article 10 et des paragraphes 1 et 3 b) et g) de l’article 14 du Pacte. Il déclare donc la communication recevable et procède à son examen quant au fond.

Examen au fond

7.1Conformément au paragraphe 1 de l’article 5 du Protocole facultatif, le Comité des droits de l’homme a examiné la présente communication en tenant compte de toutes les informations que lui ont communiquées les parties.

7.2Le Comité examinera en premier lieu les griefs des auteurs selon qui M. Ismanov aurait, lors de son arrestation et au cours de sa détention, subi des actes de torture et des mauvais traitements ayant pour but de le forcer à s’avouer coupable. Les auteurs font une description détaillée du traitement que M. Ismanov a subi aux mains des policiers : il a été violemment battu, on lui a versé de l’eau chaude et de l’eau froide sur la tête, et il a été torturé à l’électricité (par. 2.4 et 2.8). Le Comité relève que, dès le 4 novembre 2010, puis à de nombreuses reprises, Mme Nazhmutdinova et l’avocat de M. Ismanov ont déposé de nombreuses plaintes concernant les actes de torture et les mauvais traitements subis par l’intéressé (par. 2.9). Ces griefs ont aussi été exposés au cours des audiences de première instance et d’appel (par. 2.11). Le Comité relève également que Mme Nazhmutdinova a déposé une plainte auprès du Bureau du Médiateur pour les droits de l’homme (par. 5.2). L’État partie ne mentionne pas les allégations de torture faites par M. Ismanov au cours du procès en première instance. Il mentionne en revanche celles formulées au cours du procès en cassation (par. 4.5), et reconnaît que M. Ismanov a dit avoir été torturé. L’État partie affirme toutefois que M. Ismanov a été examiné les 12, 19 et 27 novembre 2010 par des médecins qui n’ont constaté aucune lésion corporelle. L’État partie affirme aussi qu’au cours de ces examens médicaux, M. Ismanov a dit qu’il n’avait pas été torturé ni maltraité au cours de sa détention provisoire (par. 4.6). L’État partie ne fournit toutefois aucun certificat médical propre à étayer ses affirmations et ne donne aucun détail sur l’« enquête approfondie » qu’a menée le Bureau du Procureur général sur les allégations de M. Ismanov concernant des actes de torture (par. 4.8). Le Comité estime qu’en l’espèce, et notamment au vu de l’absence de réponse détaillée de l’État partie à ce sujet, il convient d’accorder le crédit voulu aux allégations des auteurs.

7.3En ce qui concerne l’obligation qui incombe à l’État partie d’enquêter efficacement sur les allégations de torture formulées par M. Ismanov, le Comité rappelle sa jurisprudence, dont il ressort que les enquêtes pénales et, le cas échéant, les poursuites qui en découlent doivent faire partie des recours disponibles en cas de violation de l’article 7 du Pacte. Le Comité note que les éléments portés au dossier ne permettent pas de conclure que l’enquête sur les allégations de torture a été menée avec diligence ou efficacité ni que des suspects ont été identifiés, bien que les auteurs aient soumis plusieurs plaintes, dans lesquelles un policier qui aurait perpétré les faits allégués était expressément identifié (par. 2.10). En l’espèce, l’enquête qui a apparemment été menée en 2012 n’a donné aucun résultat et n’a pas abouti à l’ouverture d’une véritable enquête judiciaire (par. 4.5 et 4.8). En outre, l’État partie n’a donné aucune information sur cette enquête − il n’a notamment pas indiqué qui avait été entendu, quelles avaient été les conclusions de l’enquête, si une expertise médicale avait été ordonnée ni si le policier qui aurait torturé M. Ismanov était effectivement en congé entre le 3 et le 10 novembre 2010 (par 2.10). Le Comité relève aussi que l’État partie n’a entendu ni M. Ismanov ni son épouse dans cette affaire. Dans ces circonstances, il conclut que les faits dont il est saisi font apparaître une violation des droits que M. Ismanov tient de l’article 7 du Pacte, lu seul et conjointement avec le paragraphe 3 de l’article 2.

7.4Ayant conclu qu’en l’espèce, il y avait eu violation de l’article 7 du Pacte, lu seul et conjointement avec le paragraphe 3 de l’article 2, le Comité décide de ne pas examiner séparément les griefs que les auteurs tirent de l’article 7 (concernant les conditions de détention de M. Ismanov), du paragraphe 1 de l’article 10 et du paragraphe 3 g) de l’article 14 du Pacte.

7.5Le Comité examinera ensuite les griefs des auteurs selon lesquels M. Ismanov a été détenu illégalement du 3 au 10 novembre 2010, sans être informé par l’État partie des raisons de son arrestation, et qu’il n’a été présenté à un juge que le 12 novembre 2010. Dans sa réponse, l’État partie a admis que M. Ismanov avait été amené au Service chargé de la lutte contre la criminalité organisée pour la province de Sughd le 3 novembre 2010 et avait été inculpé de participation à une association de malfaiteurs (organisation criminelle) le 10 novembre 2010 (par. 4.3) et que son placement en détention avait été approuvé par le tribunal le 13 novembre 2010 (par. 4.4). Entre ces deux dates, l’intéressé a donc été détenu illégalement, ce qui a eu pour conséquence la prise de « mesures disciplinaires » contre deux policiers. L’État partie n’a toutefois pas répondu aux autres griefs que les auteurs tirent de l’article 9, à savoir que les autorités n’ont pas informé M. Ismanov des raisons de son arrestation et qu’il n’a pas été promptement traduit devant un juge (par. 2.3 et 2.4).

7.6Le Comité rappelle son observation générale no 35 (2014) sur la liberté et la sécurité de la personne, dans laquelle il est fait référence à l’interdiction de toute privation arbitraire ou illégale de liberté, c’est-à-dire de toute privation de liberté qui n’est pas imposée pour les motifs et selon la procédure prévus par la loi. Les deux interdictions se chevauchent en ce qu’une arrestation ou une détention peut être en violation de la loi applicable mais ne pas être arbitraire, ou être autorisée par la loi mais être arbitraire, ou encore à la fois arbitraire et illégale. Une arrestation ou une détention qui est effectuée sans fondement juridique est également arbitraire. L’article 9 oblige aussi à respecter les règles de la législation nationale qui déterminent quand l’autorisation d’un juge ou d’une autre autorité doit être obtenue pour maintenir quelqu’un en détention, les cas où un suspect peut être placé en détention, les cas où le détenu doit être déféré devant un tribunal et les limites imposées par la loi à la durée de la détention. Les personnes privées de liberté doivent être aidées pour obtenir l’accès à un recours utile leur permettant de faire valoir leurs droits, y compris un réexamen judiciaire initial de la décision de placement puis un examen périodique de la légalité du maintien en détention, afin d’éviter des conditions de détention incompatibles avec le Pacte.

7.7En l’espèce, le Comité observe, en se fondant sur les informations communiquées par les parties, que la détention initiale de M. Ismanov était à la fois arbitraire et illégale, car celui-ci, à l’époque, n’a pas été informé des raisons de son arrestation ni des accusations portées contre lui, ni présenté rapidement à un juge et n’a pas pu exercer de recours utile concernant la violation de ses droits. Dans ces circonstances, et en l’absence d’autres explications de l’État partie à ce sujet, le Comité conclut à la violation par l’État partie des droits garantis à M. Ismanov par l’article 9.

7.8En ce qui concerne les griefs tirés du paragraphe 1 de l’article 14 sur le droit à une audience publique, le Comité note que les auteurs affirment que les audiences se sont tenues à huis clos à partir du 9 août 2011, le motif invoqué étant la sécurité des participants à la procédure, y compris les témoins (par. 2.9). Le Comité rappelle son observation générale no 32 (2007) sur le droit à l’égalité devant les tribunaux et les cours de justice et à un procès équitable, dans laquelle il a indiqué que tous les procès en matière pénale ou concernant des droits et obligations de caractère civil doivent en principe faire l’objet d’une procédure orale et publique. Le paragraphe 1 de l’article 14 prévoit que le huis clos total ou partiel peut être prononcé par le tribunal pendant un procès soit dans l’intérêt des bonnes mœurs, de l’ordre public ou de la sécurité nationale dans une société démocratique, soit lorsque l’intérêt de la vie privée des parties en cause l’exige, soit dans la mesure où le tribunal l’estimera absolument nécessaire lorsqu’en raison des circonstances particulières de l’affaire la publicité nuirait aux intérêts de la justice. En l’espèce, l’État partie n’a toutefois pas précisé quels étaient les problèmes qui se posaient en matière de sécurité, ni cité les mesures prises pour les résoudre. Le Comité estime donc que l’État partie n’a pas démontré en quoi il était nécessaire, en l’espèce, de tenir les audiences à huis clos. En l’absence d’explication pertinente dans le dossier, le Comité conclut que l’État partie a imposé une restriction disproportionnée aux droits de M. Ismanov à un procès équitable et public, violant ainsi les droits garantis à l’intéressé par le paragraphe 1 de l’article 14.

7.9Le Comité observe que, pendant certaines périodes, les proches et l’avocat de M. Ismanov ignoraient tout de son sort (par. 2.3). Il note aussi que, selon les auteurs, M. Ismanov a été empêché de communiquer avec son avocat et de bénéficier de l’assistance d’un défenseur, ce qui est contraire aux dispositions du paragraphe 3 b) de l’article 14. Les auteurs affirment en outre que l’avocat de M. Ismanov ne pouvait pas voir son client quand il le souhaitait et ne pouvait parfois pas s’entretenir avec lui en privé (par. 2.6). Le Comité rappelle que, selon son observation générale no 32, le fait de disposer du temps et des facilités nécessaires à la préparation de sa défense et de communiquer avec le conseil de son choix est un élément important de la garantie d’un procès équitable et une application du principe de l’égalité des armes. Il note que l’État partie, s’il affirme de manière générale que M. Ismanov a pu s’entretenir avec ses avocats (par. 4.6), ne réfute pas les affirmations, portant sur des cas précis, dans lesquelles les auteurs indiquent que M. Ismanov a d’abord été interrogé sans pouvoir consulter un avocat, puis qu’il a pu, le 8 janvier 2011, voir son avocat mais sans pouvoir communiquer avec lui, et qu’à d’autres occasions, il n’a pas pu s’entretenir en privé avec lui (par. 2.6). Au vu des informations dont il est saisi, le Comité conclut que M. Ismanov s’est vu refuser le droit de communiquer avec son conseil comme il aurait dû pouvoir le faire et de s’entretenir avec lui en privé, en violation du paragraphe 3) b) de l’article 14 du Pacte.

7.10Le Comité note également que les auteurs affirment que Mme Nazhmutdinova s’est trouvée dans une détresse profonde, notamment quand elle a appris que son époux avait été enlevé, un sac sur la tête, par des inconnus, et que, dans les jours qui ont suivi, elle n’a pu, malgré tous ses efforts, savoir où il se trouvait (par. 2.3 et 3.7), ce qui lui a fait craindre de ne jamais le revoir en vie. Elle a par la suite appris que M. Ismanov était resté en détention provisoire neuf mois, durant lesquels il affirmait avoir encore été torturé (par. 2.4 et 2.8), ce qui avait entraîné une nette détérioration de son état de santé (par. 2.7). Le Comité comprend l’angoisse et la souffrance psychologique que ces circonstances ont causées à Mme Nazhmutdinova, et qui ont été aggravées par l’incapacité ou le refus de l’État partie de mener une enquête effective sur les actes de torture que son époux affirme avoir subis, et conclut qu’elles sont constitutives d’un traitement inhumain infligé à l’intéressée, en violation des droits qui lui sont garantis par l’article 7 du Pacte.

8.Le Comité des droits de l’homme, agissant en vertu du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif, constate que les faits dont il est saisi font apparaître une violation par l’État partie des droits que M. Ismanov tient de l’article 7, lu seul et conjointement avec le paragraphe 3 de l’article 2, de l’article 9 et des paragraphes 1 et 3 b) de l’article 14 du Pacte, ainsi que des droits que Mme Nazhmutdinova tient de l’article 7.

9.Conformément au paragraphe 3 a) de l’article 2 du Pacte, l’État partie est tenu d’assurer aux auteurs un recours utile. Il a l’obligation d’accorder une réparation intégrale aux individus dont les droits garantis par le Pacte ont été violés. En conséquence, il est tenu, entre autres : a) de mener une enquête approfondie, diligente et impartiale sur les actes de torture et les mauvais traitements qu’aurait subis M. Ismanov et d’engager des poursuites pénales contre les responsables ; b) d’accorder aux auteurs une réparation appropriée pour les violations qui ont eu lieu. Il est également tenu de veiller à ce que des violations analogues ne se reproduisent pas.

10.Étant donné qu’en adhérant au Protocole facultatif, l’État partie a reconnu que le Comité a compétence pour déterminer s’il y a ou non violation du Pacte et que, conformément à l’article 2 du Pacte, il s’est engagé à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant de sa juridiction les droits reconnus dans le Pacte et à assurer un recours utile lorsqu’une violation a été établie, le Comité souhaite recevoir de l’État partie, dans un délai de cent quatre-vingts jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet aux présentes constatations. L’État partie est invité en outre à rendre celles-ci publiques et à les diffuser largement dans ses langues officielles.

Annexe

Opinion individuelle (partiellement dissidente) de Vasilka Sancin

1.Je souscris à la conclusion du Comité selon laquelle l’État partie a violé les droits que M. Ismanov tient de l’article 7 lu seul et lu conjointement avec le paragraphe 3 de l’article 2, de l’article 9 et des paragraphes 1 et 3 b) de l’article 14 du Pacte, mais je ne peux pas me joindre à la majorité des membres du Comité qui a conclu à une violation de l’article 7 en ce qui concerne Mme Nazhmutdinova.

2.Les auteurs et l’État partie ont communiqué des informations contradictoires en ce qui concerne le traitement dont M. Ismanov a fait l’objet lors de son arrestation le 3 novembre 2010, durant sa détention puis son emprisonnement et jusqu’à sa libération en mai 2015, une fois sa peine purgée. J’approuve la conclusion du Comité (par. 7.3) selon laquelle l’État partie n’a pas mené d’enquête diligente et impartiale sur les allégations de torture formulées par les auteurs, ce qui a rendu le recours inutile, et, dans ces circonstances, il n’a pas, comme il lui incombait de le faire, assumé la charge de la preuve et démontré que M. Ismanov n’avait pas été soumis à un traitement contraire à l’article 7, lu seul et conjointement avec le paragraphe 3 de l’article 2. Le non-respect par l’État partie de son obligation d’enquêter en bonne et due forme appuie donc la conclusion de violation. Au vu de l’absence de réponse détaillée de l’État partie sur ce point, et malgré le fait que les auteurs n’ont pas communiqué de comptes rendus médicaux ou d’autres éléments attestant des tortures subies, je considère, comme le Comité, qu’il convient d’accorder le poids voulu aux allégations des auteurs et de conclure à une violation de l’article 7, lu seul et lu conjointement avec le paragraphe 3 de l’article 2.

3.Mme Nazhmutdinova fait valoir, à l’appui de son grief de violation de l’article 7 à son égard, « qu’on lui a dit que son époux avait été emmené avec un sac sur la tête, et que, pendant plusieurs jours, elle n’a pas pu savoir où il se trouvait, ce qui l’a profondément choquée et plongée dans le désarroi » (par. 3.7). Elle affirme qu’elle craignait de ne jamais plus le revoir en vie et qu’elle a eu des pensées suicidaires. Cependant, les auteurs n’ont pas contesté les observations de l’État partie quant au fait que M. Ismanov a été reconnu coupable d’être membre actif d’une organisation criminelle reconnue comme étant une organisation terroriste, qui serait responsable de l’attaque terroriste du 3 septembre 2010, et que, avant ces événements, M. Ismanov avait déjà été condamné à cinq ans d’emprisonnement pour vandalisme et rébellion (par. 4.3).

4.Au vu de ce qui précède, ce n’était pas la première fois que Mme Nazhmutdinova était confrontée à l’arrestation et à l’incarcération de son mari. En outre, « on lui a dit » que son mari avait été emmené avec un sac sur la tête (mais elle n’en a pas été témoin). Elle a aussi prétendu qu’elle n’avait pas pu savoir où son mari se trouvait pendant plusieurs jours, alors que M. Ismanov a affirmé (par. 5.2) que Mme Nazhmutdinova avait porté plainte en son nom au sujet des actes de torture le 4 novembre 2010, presque immédiatement après son arrestation. Une plainte plus officielle a ensuite été déposée le 10 novembre 2010. On notera que les auteurs ont fondé leurs griefs sur les faits présentés ci-dessus et qu’ils n’ont pas présenté d’arguments au sujet des faits survenus ultérieurement (par exemple les visites que Mme Nazhmutdinova a rendu à M. Ismanov en prison, où celui-ci aurait donné à son épouse des détails sur les actes de torture (par. 2.8), ou le fait que M. Ismanov lui avait dit, le 6 mai 2014, que les autorités pénitentiaires continuaient de faire pression sur lui et de le menacer d’un transfert dans une autre prison où les conditions étaient plus rudes (par. 5.4)).

5.Les auteurs ne contestent pas non plus l’observation de l’État partie selon laquelle M. Ismanov ne s’est pas plaint auprès du Consul général de la Fédération de Russie d’avoir subi des actes de torture ou des mauvais traitements (par. 4.7), au moment où il prétendait être de nationalité russe et avait été autorisé à rencontrer le Consul général de ce pays le 20 novembre 2010, tandis que le 29 novembre 2010, après enquête, le Consul général avait informé les autorités que les documents présentés par M. Ismanov pour prouver sa nationalité russe étaient faux. En outre, en réponse à une observation de l’État partie qui affirmait qu’à l’issue d’un examen approfondi (par. 4.8) des allégations de torture, aucune preuve n’avait permis de les vérifier, les auteurs ont fait valoir que l’État partie n’avait communiqué aucun détail concernant l’enquête qui avait été menée (par. 5.3).

6.Par comparaison avec les affaires qui composent la jurisprudence bien établie du Comité en matière de détention au secret, dans lesquelles la détention est généralement de longue durée ou d’une durée indéfinie, et/ou dans lesquelles les familles sont informées du décès de leur proche sans connaître les circonstances du décès ni ce qu’il est advenu avant celui-ci, la présente affaire est très différente, à la fois en ce qui concerne la durée et les circonstances des souffrances alléguées de Mme Nazhmutdinova qu’en ce qui concerne le sort de son époux.

7.Compte tenu de tout ce qui précède, je ne suis pas convaincue que le non-respect par l’État partie de ses obligations envers M. Ismanov ait entraîné une violation des droits de Mme Nazhmutdinova au titre de l’article 7. Conclure à cette violation aurait à mon avis pour effet d’abaisser de façon injustifiée le seuil de qualification de traitement inhumain et pourrait ouvrir grand la porte à de nombreuses communications soulevant des griefs similaires. C’est pourquoi, dans les circonstances de l’espèce, je n’adhère pas à la conclusion du Comité selon laquelle l’angoisse et la détresse psychologique causées à Mme Nazhmutdinova, ajoutées à l’incapacité ou au refus de l’État partie d’enquêter effectivement sur les allégations de torture infligée à son époux, constituent une violation des droits qu’elle tient de l’article 7 du Pacte.