Nations Unies

CAT/C/70/D/915/2019

Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants

Distr. générale

20 janvier 2021

Français

Original : anglais

Comité contre la torture

Décision adoptée par le Comité au titre de l’article 22 de la Convention, concernant la communication no 915/2019 * , **

Communication présentée par :

Z. S. (représenté par un conseil, Kakhaber Tsereteli)

Victime(s) présumée(s) :

Le requérant

État partie :

Géorgie

Date de la requête :

3 janvier 2019 (date de la lettre initiale)

Date de la présente décision :

30 décembre 2020

Objet :

Extradition vers la Fédération de Russie

Question(s) de procédure :

Non-épuisement des recours internes ; abus du droit de soumettre une communication ; griefs non étayés

Question(s) de fond :

Non-refoulement

Article(s) de la Convention :

3

1.1Le requérant est Z. S., de nationalité russe, né en 1984. Au moment où il a soumis sa requête, il était détenu en Géorgie en attendant son extradition vers la Fédération de Russie. Il affirme qu’en le renvoyant en Fédération de Russie, la Géorgie manquerait aux obligations mises à sa charge par l’article 3 de la Convention. Il est représenté par un conseil. L’État partie a fait la déclaration prévue à l’article 22 de la Convention le 30 juin 2005.

1.2Le 14 janvier 2019, le Comité, agissant par l’intermédiaire de son rapporteur chargé des nouvelles requêtes et des mesures provisoires de protection, a décidé de ne pas demander de mesures provisoires de protection en application de l’article 114 de son règlement intérieur.

Rappel des faits présentés par le requérant

2.1Le requérant était procureur au Bureau du Procureur d’Obninsk, dans la province de Kalouga, en Fédération de Russie. Il affirme avoir été illégalement déclaré coupable et condamné à quatre ans de prison et à une amende de 12 millions de roubles russes pour avoir dénoncé la corruption lors de plusieurs enquêtes très médiatisées, dans le cadre desquelles il s’est attaqué aux activités et intérêts illicites de fonctionnaires locaux de Kalouga. Usant de leurs contacts et de leur influence au sein du Bureau du Procureur, ces fonctionnaires ont réussi à échapper aux accusations de corruption. Les intéressés entretenaient des liens étroits avec le Gouverneur de la province de Kalouga ainsi qu’avec le Procureur de la province, dont le père était le Procureur général adjoint de la Fédération de Russie. Les activités d’enquête du requérant nuisaient aux intérêts du Gouverneur et du Procureur de la province. Le requérant et son épouse ont commencé à recevoir de nombreux appels téléphoniques et SMS, menaçant le requérant de prison et de disparition, son épouse d’agression physique et de viol, et leurs enfants d’enlèvement. À plusieurs reprises, des voitures inconnues ont stationné devant l’appartement du requérant et l’école de son enfant. Face aux « accusations fabriquées de toutes pièces », aux menaces et aux pressions, et craignant pour leur vie, le requérant et sa famille ont quitté la Fédération de Russie. Ils sont arrivés en Géorgie en octobre 2016.

2.2La police criminelle de Géorgie a arrêté le requérant le 30 avril 2018 à Tbilissi, en vertu d’un mandat d’arrêt délivré contre lui en Fédération de Russie et transmis par l’Organisation internationale de police criminelle (Interpol). Le 29 octobre 2018, le tribunal municipal de Tbilissi a approuvé l’extradition du requérant vers la Fédération de Russie. La Cour suprême de Géorgie a confirmé cette décision le 7 novembre 2018.

Teneur de la plainte

3.1Le requérant affirme que son extradition vers la Fédération de Russie l’exposerait à des conditions de détention constitutives d’un risque réel de persécutions, de torture ou de mauvais traitements. En Fédération de Russie, il ne disposerait d’aucun recours utile pour contester la violation des droits que lui reconnaît la Convention.

3.2Le requérant fait valoir que les organes conventionnels des droits de l’homme et les organisations internationales demeurent préoccupés par la torture, les mauvais traitements, les taux de mortalité extrêmement élevés et les mauvaises conditions de détention en Fédération de Russie. Depuis 1998, le Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants a effectué 28 visites dans ce pays, mais trois rapports seulement ont été rendus publics, ce qui témoigne de l’attitude peu coopérative du Gouvernement russe et soulève de vives préoccupations quant au non‑respect par le système pénitentiaire des normes de lutte contre la torture. La Fédération de Russie a le taux de mortalité en prison le plus élevé d’Europe.

3.3Le requérant renvoie aux observations finales concernant le sixième rapport périodique de la Fédération de Russie, dans lesquelles les actes de torture et les mauvais traitements, ainsi que l’absence d’enquêtes et de poursuites étaient les principaux sujets de préoccupation mentionnés par le Comité. Le Comité s’était également déclaré préoccupé par les conditions de détention, notamment la surpopulation et les conditions matérielles pénibles, et par l’écart entre, d’une part, le nombre élevé de décès et d’accusations portées contre le personnel pénitentiaire concernant ces décès, et, d’autre part, le faible nombre de sanctions imposées.

3.4Le requérant affirme en outre qu’en Fédération de Russie, la corruption règne au sein de l’appareil judiciaire et des forces de l’ordre. Toute activité de lutte contre la corruption, en particulier de la part de responsables de l’application des lois, est perçue comme hostile et contraire aux intérêts des hauts dirigeants. Les efforts déployés pour lutter contre la corruption engendrent généralement l’exclusion et la vengeance, qui se traduisent notamment par des procédures pénales montées de toutes pièces, des emprisonnements illégaux, des menaces contre les membres de la famille, des agressions physiques, des enlèvements, des traitements inhumains ou dégradants, des actes de torture ou des assassinats. Le requérant pense que les chefs d’accusation retenus contre lui ont un lien direct avec ses activités de lutte contre la corruption et sont une vengeance personnelle du Gouverneur et du Procureur de la province de Kalouga, deux personnalités puissantes.

3.5Le requérant renvoie à la décision rendue en l’affaire Kalinichenko c. Maroc, dans laquelle le Comité a considéré que l’expulsion d’un homme d’affaires vers la Fédération de Russie l’exposerait au risque de torture, en violation de l’article 3 de la Convention. Le requérant fait valoir que dans son cas également, il existe un risque de torture, en raison de ses activités de lutte contre la corruption, qui ont nui aux intérêts de hauts responsables de l’application des lois, du caractère généralisé de la corruption à tous les niveaux, notamment au sein des autorités russes chargées de l’application des lois, et des mauvaises conditions de détention.

Observations de l’État partie sur la recevabilité

4.1L’État partie a fait part de ses observations sur la recevabilité dans une note verbale datée du 3 mai 2019. Il fait observer que le 8 juillet 2016, le tribunal municipal d’Obninsk, dans la province de Kalouga, a déclaré le requérant coupable d’avoir servi d’intermédiaire dans le cadre d’une infraction de corruption commise avec préméditation et en bande organisée. Le requérant a été condamné à quatre ans de prison, peine que la Cour d’appel de la province de Kalouga a réduite à trois ans et demi à la suite d’une modification du Code pénal. Le 11 juillet 2016, un mandat d’arrêt a été délivré contre le requérant, en application de la décision du tribunal municipal d’Obninsk. Le 27 janvier 2017, Interpol a émis un avis international de recherche.

4.2Le requérant et sa famille ont demandé l’asile en Géorgie le 20 juillet 2017. Le 29 juin 2018, le Ministère chargé des personnes déplacées des territoires occupés, du logement et des réfugiés de Géorgie a rejeté leur demande d’asile. Le tribunal municipal de Tbilissi a confirmé cette décision le 7 février 2019. Le recours introduit par le requérant contre la décision du tribunal municipal de Tbilissi était toujours pendant au moment de la soumission des observations.

4.3Après son arrestation, le requérant a été condamné par le tribunal municipal de Tbilissi, le 3 mai 2018, à trois mois de détention extraditionnelle. Son recours contre cette décision a été rejeté le 11 mai 2018. Le 8 juin 2018, le Bureau du Procureur général de Géorgie a reçu une demande d’extradition de la Fédération de Russie. Le 27 juillet 2018, le tribunal municipal de Tbilissi a prolongé de trois mois la durée de la détention extraditionnelle. Le recours du requérant a été déclaré irrecevable. Le 25 octobre 2018, le tribunal municipal de Tbilissi a prolongé la détention de trois mois supplémentaires, jusqu’au 30 janvier 2019.

4.4Le 29 octobre 2018, le tribunal municipal de Tbilissi a autorisé l’extradition du requérant vers la Fédération de Russie. La Cour suprême de Géorgie a confirmé cette décision le 7 novembre 2018. Le 11 janvier 2019, le tribunal municipal de Tbilissi a modifié la mesure de contrainte imposée au requérant, remplaçant la détention extraditionnelle par la libération sous caution, et a remis le requérant en liberté.

4.5L’État partie affirme que la requête est irrecevable parce que le requérant n’a pas épuisé les recours internes comme l’exige l’article 22 (par. 5 b)) de la Convention, sa demande d’asile étant toujours pendante devant la Cour d’appel de Tbilissi. Il soutient que le requérant a tenté de dissimuler ce fait dans sa requête. La procédure d’extradition et la procédure de détermination du statut de réfugié sont indépendantes l’une de l’autre ; la procédure d’asile n’empêche pas le contrôle juridictionnel de la procédure d’extradition mais en suspend l’exécution jusqu’à ce que la décision définitive sur le statut de réfugié soit rendue. Le tribunal municipal de Tbilissi a certes rejeté le recours introduit par le requérant dans le cadre de la procédure d’asile, mais il ne statue pas en dernier ressort. Conformément au paragraphe 2 de l’article 21 du Code de procédure administrative, cette décision peut être contestée devant la Cour d’appel de Tbilissi. L’État partie souligne que ce recours est efficace au regard de l’article 56 a) de la loi géorgienne sur la protection internationale, qui interdit l’extradition ou le refoulement jusqu’à ce que le Ministère prenne une décision ou qu’une décision de justice octroyant la protection internationale soit exécutoire. Il ajoute, en s’appuyant sur les décisions du Comité dans les affaires R. c. France et P. S. S. c. Canada, que le requérant n’a pas dit en quoi les procédures internes seraient inefficaces.

4.6L’État partie soutient en outre que la requête est irrecevable en ce qu’elle constitue un abus du droit de présenter des communications au sens de l’article 22 (par. 2) de la Convention et de l’article 113 b) du règlement intérieur du Comité. Le requérant a déposé sa requête prématurément, son affaire étant toujours pendante devant la Cour d’appel de Tbilissi. Il ne mentionne ni la demande d’asile ni le fait que l’affaire n’a pas encore été tranchée. Selon la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, un requérant doit continuellement tenir la Cour informée de tout fait important concernant sa requête pendante. Tout manquement à cette obligation empêche la Cour de se prononcer sur l’affaire en pleine connaissance de cause et peut la conduire à rejeter la demande comme abusive.

4.7En outre, l’État partie fait valoir qu’au regard de l’article 22 (par. 2) de la Convention et de l’article 113 b) du règlement intérieur, la requête est irrecevable pour défaut manifeste de fondement. Il rappelle la jurisprudence du Comité, selon laquelle une requête est manifestement infondée lorsque le grief n’est pas suffisamment étayé. En ce qui concerne l’application de l’article 3 de la Convention, la charge de la preuve incombe au requérant, qui doit présenter des arguments défendables, c’est-à-dire des arguments étayés montrant qu’il court personnellement et actuellement un risque réel et prévisible d’être torturé. L’État partie rappelle les allégations du requérant selon lesquelles les accusations portées contre lui ont un lien direct avec ses activités de lutte contre la corruption et sont mues par une volonté de vengeance de la part du Gouverneur et du Procureur de la province de Kalouga, le requérant et sa famille ont été menacés, des individus ont attendu, dans des voitures, devant son appartement et l’école de son enfant et son extradition vers la Fédération de Russie l’exposerait à un risque réel de persécutions, de torture ou de mauvais traitements. L’État partie soutient que ces allégations ne sont étayées par aucun document ou élément de preuve et que la requête ne contient que spéculations, hypothèses fantaisistes et grandes généralités dénuées de fondement, alors qu’il est peu vraisemblable que le requérant, en tant qu’ancien procureur, ne soit pas en mesure d’apporter la preuve que des appels téléphoniques ont été passés et que des SMS ont été envoyés.

4.8L’État partie affirme que le requérant fait uniquement référence aux conditions générales de détention et aux violations systématiques des droits de l’homme dans le système pénitentiaire russe. Il fait toutefois observer que selon le Comité et la Cour européenne des droits de l’homme, l’existence, dans un pays, d’un ensemble de violations systématiques des droits de l’homme, graves, flagrantes ou massives, ne constitue pas en soi une raison suffisante pour déterminer qu’une personne risque d’être soumise à la torture à son retour dans ce pays ; il doit exister des motifs supplémentaires donnant à penser que l’intéressé court personnellement un risque. En outre, la simple possibilité que le requérant subisse des mauvais traitements en raison de l’instabilité qui règne dans le pays de destination n’emporte pas en soi violation de l’interdiction de la torture ; les allégations d’un requérant doivent être corroborées par d’autres éléments de preuve que des sources décrivant une situation générale. L’État partie soutient que la présente requête ne contient pas de tels motifs supplémentaires.

4.9L’État partie souligne que la Direction chargée des questions d’asile au sein du Ministère a examiné avec soin la situation personnelle du requérant et la situation générale des droits de l’homme en Fédération de Russie, mais a conclu que la demande d’asile du requérant était dénuée de fondement en ce qui concernait le risque allégué de persécutions ou de mauvais traitements. Le Ministère a conclu que le récit du requérant était contradictoire et incohérent, notamment sur les points de savoir s’il avait commis une infraction en Fédération de Russie et en quoi consistaient ses activités de lutte contre la corruption. Le requérant n’a pas été en mesure de donner le nom des personnes qui avaient menacé sa famille ni de décrire leurs motivations, les incidents qui s’étaient produits ou la teneur des menaces. Son épouse a montré la photo d’un restaurant qui avait subi des dégâts, mais ni elle ni le requérant n’ont prouvé que ce restaurant leur appartenait ou que les dégâts étaient dus aux activités du requérant. Aucune mesure de contrainte n’a été utilisée dans le cadre de la procédure pénale et le requérant a été condamné à une peine inférieure à la peine maximale, que la Cour d’appel a par la suite réduite. Le requérant n’a pas été en mesure d’invoquer le moindre incident à l’appui de son grief de discrimination ethnique et religieuse. Le tribunal municipal de Tbilissi et la Cour suprême de Géorgie ont confirmé la conclusion d’un manque de preuves au dossier de la procédure d’extradition.

4.10L’État partie fait référence à un certain nombre de requêtes concernant un renvoi ou une extradition, que le Comité a déclarées manifestement infondées et qui sont, de son point de vue, similaires à la présente requête.

Observations de l’État partie sur le fond

5.1Dans une note verbale du 4 septembre 2019, l’État partie a fait part de ses observations sur le fond de l’affaire. Il fait observer que le requérant n’a pas été extradé, le recours qu’il a déposé devant la Cour d’appel de Tbilissi dans le cadre de la procédure d’asile n’ayant pas encore été tranché. Il soutient que l’extradition du requérant vers la Fédération de Russie ne constituerait pas une violation de l’article 3 de la Convention.

5.2Premièrement, le requérant n’a présenté aucun élément de preuve à l’appui de l’allégation selon laquelle il risquerait de subir des mauvais traitements en Fédération de Russie. À cet égard, l’État partie réaffirme que la requête est manifestement dénuée de fondement (voir plus haut, par. 4.7 à 4.9). L’État partie ajoute que le tribunal russe qui a condamné le requérant à quatre ans d’emprisonnement a pris en compte, en tant que circonstances atténuantes, son état de santé, la grossesse de sa femme, son expérience professionnelle, l’aide qu’il a apportée à l’identification d’autres délinquants et sa coopération active à l’enquête. La Cour d’appel a ainsi réduit sa peine à trois ans et six mois et l’amende à 8 millions de roubles. L’État partie conclut que le requérant n’a pas été persécuté en Fédération de Russie et qu’il n’y a pas de risque réel de torture ou de traitements inhumains ou dégradants s’il devait être extradé.

5.3Deuxièmement, l’État partie réaffirme que la référence à la situation des droits de l’homme en Fédération de Russie ne suffit pas pour montrer que le requérant courrait un risque réel de torture ou de peines ou traitements inhumains ou dégradants s’il était extradé (voir plus haut, par. 4.8). Il ajoute qu’on ne saurait affirmer qu’une extradition vers la Fédération de Russie, suivie d’un placement en détention, emporterait automatiquement violation de l’article 3 de la Convention. Il fait observer que dans les affaires Chankayev c. Azerbaïdjan et Tershyev c. Azerbaïdjan, la Cour européenne des droits de l’homme a examiné les conditions de la détention consécutive à une extradition vers la Fédération de Russie et a conclu, dans la première affaire, qu’aucun problème structurel grave n’avait encore été relevé concernant les conditions de détention dans les établissements pénitentiaires pour condamnés tels que les colonies pénitentiaires ou les prisons. Des problèmes ont été signalés dans des centres de détention provisoire, mais celles-ci n’accueillent que des prévenus, et le requérant purgerait sa peine dans un établissement pour condamnés.

5.4Troisièmement, le Bureau du Procureur général de la Fédération de Russie a donné au Bureau du Procureur de Géorgie des assurances que le requérant ne serait pas soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants pendant sa détention, et que les autorités compétentes prendraient toutes les mesures nécessaires pour garantir sa sécurité. Ses droits de défense seront garantis et les autorités lui fourniront un traitement et une aide médicale, si nécessaire. Selon l’État partie, la Cour européenne des droits de l’homme a considéré qu’il était très rare que la situation générale d’un pays justifie que l’on n’accorde aucun crédit à de telles assurances. En l’espèce, les assurances données doivent être considérées comme fiables, car elles émanent des autorités centrales russes et sont accessibles aux organes de surveillance des droits de l’homme. Elles sont d’ailleurs précises et concernent des traitements illégaux en Fédération de Russie. En outre, elles émanent d’un État qui est partie à la Convention, à la Convention européenne des droits de l’homme et à d’autres mécanismes internationaux interdisant les mauvais traitements. Rien ne prouve que le requérant ait jamais subi de mauvais traitements en Fédération de Russie. Les autorités et les tribunaux de l’État partie ont examiné de manière approfondie sa situation et les assurances données et ont conclu que rien ne montrait qu’il y avait des motifs sérieux de croire que le requérant risquait la torture ou des mauvais traitements s’il était extradé vers la Fédération de Russie.

Commentaires du requérant sur les observations de l’État partie

6.1Dans ses commentaires datés des 7 et 13 novembre 2019, le requérant rappelle que la Cour suprême a confirmé la décision de l’extrader et qu’il est actuellement en détention extraditionnelle. Il n’est donc pas contesté qu’il a épuisé tous les recours internes utiles qui lui étaient ouverts.

6.2Le requérant conteste avoir abusé de son droit de présenter une communication, arguant que le fait de demander l’asile au Ministère ne constitue pas un recours utile et n’est donc « pas un fait essentiel » de la requête. La procédure d’asile n’a pas mis fin au contrôle juridictionnel de la procédure d’extradition. Le requérant ajoute que, du fait de préoccupations tenant à la sécurité nationale, il n’y a eu aucune possibilité d’examen, d’aucune sorte de la décision d’expulsion. Par conséquent, en l’absence d’un examen administratif indépendant de la décision d’extradition, l’État partie a manqué à l’obligation procédurale qui lui incombe d’assurer l’examen effectif, indépendant et impartial requis par l’article 3 de la Convention.

6.3Le requérant fait valoir que l’État partie attend de lui qu’il introduise un autre recours, en plus de la procédure d’extradition. Il affirme que cela est contraire à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, qui établit que si plus d’une voie de recours potentiellement efficace est disponible, le requérant est seulement tenu d’utiliser l’une d’entre elles et que, lorsqu’une voie de recours a été utilisée, l’usage d’une autre voie dont le but est pratiquement le même n’est pas exigé. Conformément à la jurisprudence de la Cour, il appartient au demandeur de choisir le recours le plus approprié. Par conséquent, l’observation de l’État partie selon laquelle la requête devrait être rejetée pour non‑épuisement des recours internes et abus du droit de présenter des communications devrait être écartée.

6.4Le requérant conteste l’argument de l’État partie selon lequel la requête est manifestement infondée, ainsi que ses observations sur le fond. L’État partie met en exergue des faits sans importance et minimise la gravité de la situation des droits de l’homme en Fédération de Russie. Le requérant juge scandaleux que, bien que la population de l’État partie ait fait l’objet de persécutions en Fédération de Russie, dans le cadre desquelles plusieurs milliers de Géorgiens ont été tués ou soumis à des traitements inhumains et dégradants en 2006, et que des centaines de civils aient été ensuite tués et leurs logements brûlés en 2008, l’État partie fasse l’éloge des autorités russes et de la situation des droits de l’homme dans ce pays.

6.5Le requérant affirme que lorsque le Comité apprécie s’il existe des motifs sérieux de croire qu’il existe un risque réel de violation de l’article 3 de la Convention si une personne est extradée, il doit tenir compte de la situation des droits de l’homme dans l’ensemble de l’État de destination. Lorsque des sources décrivent une situation générale, les allégations spécifiques dans un cas d’espèce doivent être corroborées par d’autres éléments de preuve. Le requérant réaffirme que son extradition donnerait lieu à un tel risque, compte tenu de la situation générale des droits de l’homme en Fédération de Russie et des conditions de détention extrêmement mauvaises dans ce pays. Il soutient que les autorités géorgiennes n’ont pas évalué ce risque.

6.6Le requérant fait référence à des rapports selon lesquels la situation des droits de l’homme en Fédération de Russie se détériore, le Gouvernement russe a renforcé sa mainmise sur la liberté d’expression et de réunion, et les agents de sécurité et de police locaux ont imposé à certains prisonniers des conditions de détention pénibles et dangereuses, des disparitions forcées, des actes de violence et de torture, y compris pendant des transfèrements, avec l’aval tacite des autorités centrales. En juillet 2018, une vidéo montrant le personnel pénitentiaire de Yaroslavl en train de frapper violement un prisonnier a été diffusée. En août 2018, des informations ont été publiées sur plus de 50 autres cas de torture, dont les auteurs présumés étaient des policiers, des enquêteurs, des agents de sécurité et des agents pénitentiaires. Le sous-financement, la diminution des effectifs et les interdictions arbitraires d’accès aux établissements pénitentiaires ont sapé le rôle et l’efficacité des commissions publiques de contrôle, qui sont un mécanisme indépendant de supervision des lieux de détention. Dès lors, compte tenu des lacunes structurelles alarmantes du système pénitentiaire russe, notamment de l’existence de la torture et des mauvais traitements, il existe des motifs suffisants de croire que le requérant risquerait d’être torturé s’il était extradé.

6.7En ce qui concerne les assurances données par les autorités russes, les lois nationales et l’adhésion aux traités relatifs aux droits de l’homme ne suffisent pas pour garantir une protection adéquate contre un risque de mauvais traitements, compte tenu des informations fiables selon lesquelles certaines pratiques contraires à la Convention sont employées ou tolérées par les autorités russes dans les prisons. En outre, l’assurance que le requérant ne sera pas soumis à la torture n’est pas précise, la prison dans laquelle il serait incarcéré n’étant pas indiquée.

6.8Le requérant expose une nouvelle fois les faits déjà présentés (voir par. 2.1) et ses griefs (voir par. 3.4 et 3.5). Il ajoute une déclaration écrite datée du 17 août 2017, émanant de la présidence de la Commission publique d’observation de Moscou et portant sur les activités et la condamnation du requérant en Fédération de Russie. Il soutient que, selon cette déclaration, le Procureur d’Obninsk avait dit n’avoir aucune préoccupation ou doute à son sujet, mais qu’il devait aider le Service fédéral de sécurité à révéler que le Procureur adjoint d’Obninsk avait accepté des pots-de-vin. De même, le requérant avait témoigné devant le tribunal que des agents du Service fédéral de sécurité avaient confirmé qu’il ne faisait l’objet d’aucune accusation.

6.9Le requérant ajoute que son épouse a reçu, le 23 février 2019, des messages Instagram la menaçant de « conséquences » si lui-même ne revenait pas en Fédération de Russie. Les menaces, notamment d’agression physique et de disparition le visant, ont continué par la suite. Le 11 octobre 2019, le Bureau national géorgien de l’application des lois a enregistré une déclaration de l’épouse du requérant concernant les menaces reçues.

6.10Le requérant a demandé aux autorités géorgiennes d’ouvrir une enquête sur les menaces reçues et, le 13 mars 2017, il adressé la même demande aux autorités russes. Le 17 mars 2019, les autorités russes ont rejeté sa demande comme non fondée sans avoir procédé à aucun acte d’enquête. Les autorités géorgiennes ont quant à elles ouvert une enquête mais le requérant affirme que celle-ci n’a pas été conduite sérieusement, malgré la jurisprudence selon laquelle tout risque de torture allégué appelle un examen indépendant et rigoureux. De même, l’examen de sa demande d’asile a manqué de rigueur. La demande a été rejetée à tort comme fondée sur de « simples suppositions » alors que les pièces produites corroboraient dûment le risque invoqué. Les tribunaux géorgiens ont fermé les yeux sur la situation des droits de l’homme en Fédération de Russie et n’ont pas étudié attentivement les documents produits. Dans la procédure d’extradition, la Cour suprême a limité son analyse aux assurances données par les autorités russes. En outre, il serait impossible et disproportionné d’exiger des preuves incontestables au sujet d’un événement futur.

6.11Le 26 février 2020, le requérant a fait savoir que la Cour d’appel de Tbilissi avait rendu le même jour une décision rejetant définitivement le recours qu’il avait déposé dans le cadre de la procédure d’asile, ce qui ouvrait la voie à son renvoi immédiat.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

7.1Avant d’examiner tout grief soumis dans une communication, le Comité doit déterminer s’il est recevable au regard de l’article 22 de la Convention. Le Comité s’est assuré, comme l'article 22 (par. 5 a)) de la Convention lui en fait l'obligation, , que la même question n’a pas été examinée et n’est pas actuellement examinée par une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

7.2Le Comité note que la Cour suprême de Tbilissi a rendu le 26 février 2020 une décision rejetant de manière définitive le recours introduit par le requérant dans le cadre de la procédure d’asile. Il considère donc que le requérant a épuisé les voies de recours internes aux fins de l’article 22 (par. 4 b)) de la Convention.

7.3Le Comité note que l’État partie fait valoir que la requête est irrecevable au regard de l’article 22 (par. 2) de la Convention et de l’article 113 b) du règlement intérieur, pour défaut manifeste de fondement. L’État partie affirme que la requête ne contient que spéculations, hypothèses fantaisistes et généralités dénuées de fondement. Il affirme également que ses autorités ont examiné avec soin la situation personnelle du requérant et la situation générale des droits de l’homme en Fédération de Russie, ont constaté que le récit du requérant était contradictoire et incohérent sur des points importants et ont conclu que le risque allégué de persécutions ou de mauvais traitements n’était pas fondé. Le Comité constate que le requérant n’a présenté des copies des preuves alléguées qu’après que l’État partie a fait remarquer que les griefs n’étaient étayés par aucun document ou élément de preuve, bien que le requérant soit un ancien procureur. Il note à cet égard que le requérant n’a pas contesté qu’il n’avait pas été en mesure, àl’audience consacrée à sa demande d’asile, de donner les noms des auteurs des menaces, ni de décrire leurs motivations ou la teneur des menaces. Contrairement à ce qu’avance le requérant, àsavoir que les autorités de l’État partie n’ont pas évalué le risque qu’il subisse un traitement contraire à l’article 3 de la Convention en raison des conditions de détention en Fédération de Russie, le Comité note que les autorités ont considéré ces circonstances, tant dans la procédure d’asile que dans la procédure d’extradition, et ont conclu qu’il n’y avait aucune raison d’accorder l’asile ou de rejeter la demande d’extradition. En outre, aucun des arguments que le requérant oppose aux observations de l’État partie relatives aux assurances données par les autorités russes n’indique qu’il risque personnellement d’être soumis à un traitement contraire à l’article 3 de la Convention. Le Comité juge en outre que les affirmations du requérant selon lesquelles son dossier n’a pas été examiné de manière sérieuse ou il n’a pas eu la possibilité de faire examiner la décision d’expulsion ne sont pas étayées.

7.4Le Comité rappelle que c’est aux tribunaux des États parties à la Convention, et non au Comité, qu’il appartient d’apprécier les faits et les éléments de preuve dans un cas d’espèce, sauf s’il peut être établi que la manière dont ces faits et ces éléments de preuve ont été appréciés était manifestement arbitraire ou équivalait à un déni de justice. Compte tenu de ce qui précède, et en l’absence de toute autre information ou explication pertinentes dans le dossier, le Comité conclut que le requérant n’a pas démontré que les décisions prises par les autorités de l’État partie étaient entachées de l’une quelconque de ces irrégularités.

7.5Le Comité rappelle que, pour être recevable au regard de l’article 22 de la Convention et de l’article 113 b) de son règlement intérieur, une requête ne doit pas être manifestement dénuée de fondement. Compte tenu de ce qui précède, et en l’absence d’autres informations pertinentes, le Comité conclut que le requérant n’a pas suffisamment étayé ses griefs aux fins de la recevabilité. Par conséquent, il décide de n’examiner aucun autre motif d’irrecevabilité invoqué par l’État partie.

8.En conséquence, le Comité décide :

a)Que la requête est irrecevable au regard de l’article 22 (par. 2) de la Convention et de l’article 113 b) de son règlement intérieur ;

b)Que la présente décision sera communiquée au requérant et à l’État partie.