Nations Unies

CAT/C/71/D/839/2017

Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants

Distr. générale

21 septembre 2021

Français

Original : espagnol

Comité contre la torture

Décision adoptée par le Comité contre la torture au titre de l’article 22 de la Convention, concernant la communication no 839/2017 * , * *

Communication présentée par:

G. J. (représentée par un conseil, Gema Fernández Rodríguez de Liévana)

Victime(s) présumée(s) :

La requérante

État partie :

Espagne

Date de la requête :

24 mai 2017 (date de la lettre initiale)

R é f é renc e s :

Décision prise en application des articles 114 et 115 du règlement intérieur du Comité, communiquée à l’État partie le 4 septembre 2017 (non publiée sous forme de document)

Date de la présente décision :

27 juillet 2021

Objet:

Traite des êtres humains

Question(s) de procédure :

Examen de la même question par une autre instance internationale d’enquête ou de règlement

Question(s) de fond :

Torture ; traitements cruels, inhumains et dégradants ; traite ; absence d’enquête

Article(s) de la Convention :

1, 2 (par. 1), 3, 12, 13 et 16

1.La requérante est G. J., de nationalité nigériane, née en 1985. Elle affirme que l’État partie a violé les droits qu’elle tient de l’article 2 (par. 1) de la Convention, lu conjointement avec les articles 1, 3, 12, 13 et 16 de la Convention. L’État partie a fait la déclaration prévue à l’article 22 de la Convention, avec effet au 21 octobre 1987. La requérante est représentée par un conseil, Gema Rodríguez de Liévana.

Rappel des faits présentés par la requérante

2.1En octobre 2006, la requérante a été enlevée par un réseau de trafiquants à Benin City. Les trafiquants lui ont fait croire qu’elle pourrait travailler comme employée de maison et faire des études. En novembre 2006, la requérante est arrivée en Espagne dans une embarcation de fortune et, une fois sur place, elle a été informée qu’elle avait contracté une dette de 20 000 euros et que, pour rembourser cette dette, elle devrait se prostituer puisque, sans papiers, elle ne pourrait pas travailler. Elle a en outre été soumise à des rituels vaudous.

2.2Le 23 novembre 2006, la requérante a demandé l’asile sous la pression des trafiquants et conformément aux instructions de ceux-ci, qui souhaitaient qu’elle régularise sa situation pour qu’ils puissent continuer de l’exploiter sexuellement. Les trafiquants lui ont dit de déclarer qu’elle était de nationalité soudanaise et avait fui son pays parce qu’elle était victime de persécution religieuse. D’après la requérante, c’est la consigne habituellement donnée par les réseaux de trafiquants en Espagne. La demande d’asile a été déclarée irrecevable le 22 janvier 2007 par le Ministère de l’intérieur, qui n’a pas reconnu la requérante en tant que victime de traite, et le recours administratif formé contre cette décision a été rejeté le 20 juin 2007.

2.3Pendant trois ans, la requérante a été exploitée sexuellement contre sa volonté. Elle devait en outre avoir des rapports sexuels non protégés, et s’est ainsi retrouvée enceinte. Le 12 février 2010, bien qu’elle ait exprimé son désaccord, elle a été emmenée dans une clinique où on l’a contrainte à signer un formulaire de consentement en vue d’une interruption volontaire de grossesse. Le 18 février 2010, avant l’intervention, la requérante a toutefois été arrêtée lors d’un contrôle migratoire alors qu’elle se rendait à un rendez-vous au Bureau des étrangers de Coslada pour présenter une demande de permis de séjour et de travail pour enracinement social. Elle a été immédiatement placée dans le Centre de détention pour étrangers de Madrid. Le 24 février 2010, alors qu’elle se trouvait toujours dans ce centre, elle a demandé une nouvelle fois l’asile au motif qu’elle était victime de persécution religieuse et craignait d’être assassinée par l’individu qui l’avait aidée à entrer en Espagne, puisqu’elle n’avait pas encore remboursé sa dette. Après avoir examiné la demande, le Haut‑Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés a estimé que les allégations de la requérante montraient que celle-ci avait été victime de traite des êtres humains à des fins d’exploitation sexuelle et qu’il se pouvait qu’elle le soit encore, et a demandé que sa demande de protection internationale soit déclarée recevable pour ce motif. Le 2 mars 2010, la requérante a été déboutée de sa demande au motif que son récit présentait des incohérences ou que les faits en cause n’avaient pas été suffisamment démontrés, et parce que son récit était très semblable à celui qui avait déjà été examiné dans le cadre de sa première demande d’asile. Le 3 mars 2010, la requérante a demandé le réexamen de sa demande, apportant davantage de précisions et arguant que la décision préalablement rendue n’avait pas été dûment motivée. Le 5 mars 2010, la demande de réexamen a été rejetée.

2.4Le 11 mars 2010, alors qu’elle était encore détenue au Centre de détention pour étrangers, la requérante s’est entretenue avec l’avocate qui la représente devant le Comité et l’a informée qu’elle souhaitait que celle-ci la défende. L’avocate a tenté de trouver un notaire pour faire établir un mandat notarié aux fins de représentation en justice, mais ces recherches n’ont rien donné : les notaires savent en effet qu’on leur interdit systématiquement l’entrée dans ce centre et refusent par conséquent de s’y rendre inutilement. Cette difficulté d’accès a été reconnue le 22 avril 2010 par les tribunaux de première instance chargés de superviser le Centre. Compte tenu des circonstances, la requérante a établi sous seing privé avec l’avocate un mandat autorisant celle-ci à la représenter devant le Comité dans le cadre de sa demande tendant à l’obtention de la période de rétablissement et de réflexion prévue à l’article 59 bis de la loi 4/2000 du 11 janvier 2000 sur les droits et libertés des étrangers en Espagne et leur insertion sociale, ainsi que dans le cadre de toutes les démarches découlant de cette demande. La période de rétablissement et de réflexion est un mécanisme prévu par la législation nationale qui permet aux victimes de la traite d’avoir du temps pour envisager la possibilité de collaborer avec les autorités aux fins de la répression des réseaux criminels.

2.5Au cours de l’entretien avec son avocate, la requérante a exprimé sa crainte de retourner au Nigéria en étant enceinte et sans avoir payé sa dette. Ses craintes concernaient également son enfant à naître, la requérante étant consciente que les enfants des victimes de traite sont considérés comme appartenant au réseau. La requérante a en outre expliqué que, pendant la période où elle se trouvait au Centre de détention pour étrangers, elle n’a pas reçu les soins médicaux spécialisés dont elle avait besoin compte tenu de sa grossesse, et n’a bénéficié d’aucun accompagnement psychologique. Elle souligne qu’elle a souffert du climat général de violence, physique comme psychologique, et caractérisé par un élément de racisme et de discrimination marqué qui régnait (et règne encore, dans une bonne mesure) dans Centre de détention d’Aluche.

2.6Le 12 mars 2010, la requérante a demandé à bénéficier de la période de rétablissement et de réflexion prévue pour les victimes de traite. Le même jour, la Défenseuse du peuple, informée par l’avocate de la requérante, a rendu une décision dans laquelle elle demandait au Commissariat général à l’immigration et aux frontières et à la Délégation du Gouvernement auprès de la Communauté de Madrid de surseoir à l’expulsion de l’intéressée du territoire national, expulsion prévue pour le soir même, et d’engager les procédures nécessaires pour accorder à l’intéressée la période de rétablissement et de réflexion prévue au paragraphe 2 de l’article 59 bis de la loi organique 2/2009 du 11 décembre 2009.

2.7Après le dépôt de sa demande, la requérante a été interrogée par des fonctionnaires de police, auxquels elle a communiqué tous les renseignements dont elle disposait au sujet des trafiquants, notamment les noms et les numéros de téléphone. Elle affirme que ces renseignements n’ont jamais été vérifiés ni pris en compte par les autorités au moment où celles-ci ont eu à se prononcer sur sa demande.

2.8Le 16 mars 2010, la Délégation du Gouvernement auprès de la Communauté de Madrid a décidé de rejeter la demande de période de rétablissement et de réflexion introduite par la requérante et celle-ci a été expulsée le lendemain soir. Ce n’est que le 17 mars 2010, après l’expulsion, que la requérante et son avocate ont été informées de la décision.

2.9Le 31 mars 2010, l’avocate de la requérante a introduit au nom de celle-ci un recours administratif en protection juridictionnelle des droits fondamentaux de la personne contre la décision d’expulsion rendue par la Délégation du Gouvernement auprès de la Communauté de Madrid le 16 mars 2010. Dans ce recours, elle faisait valoir que sa cliente avait été expulsée avant que son conseil soit informé du rejet de la demande qu’elle avait présentée en vue de bénéficier d’une période de réflexion, et que, par conséquent, sa cliente n’avait pas pu demander le réexamen de la décision de rejet par une instance judiciaire. Le 5 avril 2010, le tribunal administratif no 14 de Madrid a déclaré irrecevable le document établi sous seing privé par la requérante et exigé qu’on lui soumette un mandat aux fins de représentation en justice. Le 7 mai 2010, l’avocate a introduit un recours en révision, avançant que l’absence de mandat notarié établi par la requérante résultait directement de son expulsion et de la violation de ses droits fondamentaux par l’État partie. Elle avançait en outre qu’une fois expulsée, l’intéressée ne pouvait pas mandater d’avocat pour la représenter devant le tribunal, et demandait donc que la validité de l’acte établi sous seing privé soit reconnue ou, à titre subsidiaire, que l’on accorde à l’organisation Women’s Link Worldwide la légitimité d’agir en tant que titulaire de droits et d’intérêts légitimes dans l’affaire. Le 7 juin 2010, le tribunal a rejeté le recours en révision, invoquant la possibilité de délivrer une procuration consulaire. Le 8 juillet 2010, l’avocate de la requérante a déposé des écritures comme suite au jugement du 7 juin. Le 3 août 2010, à l’issue d’une audience publique, le tribunal a une nouvelle fois rejeté les revendications de la requérante. Il a été fait appel de cette décision. Le 27 mai 2011, la Cour supérieure de justice de Madrid a débouté la requérante de son recours ; bien qu’elle était consciente des difficultés rencontrées par les détenus du Centre de détention pour étrangers qui souhaitent faire appel à un notaire, la Cour a en effet estimé qu’il n’avait pas été démontré qu’en l’espèce, on avait cherché à faire appel aux services d’un notaire. La Cour a également estimé que la requérante pouvait délivrer une procuration par l’intermédiaire des services consulaires dans son pays et que l’organisation Women’s Link Worldwide n’était pas fondée à participer à la procédure ni à intervenir au titre de l’accusation populaire.

2.10Le 8 juillet 2011, un recours en amparo(en protection) a été introduit devant la Cour constitutionnelle, qui l’a jugé irrecevable, le 7 mars 2012, la question ne présentant pas une importance constitutionnelle particulière.

2.11Le 21 avril 2010, parallèlement à la procédure interne, l’affaire a été portée à la connaissance de la Rapporteuse spéciale sur la traite des êtres humains, en particulier les femmes et les enfants, dans le cadre de la procédure d’examen de plaintes émanant de particuliers. La Rapporteuse a déclaré la plainte recevable et adressé des questions au Gouvernement espagnol en août 2010. À la date où la présente communication a été établie, soit près de sept ans plus tard, l’État partie n’avait pas répondu à ses questions.

2.12Le 18 décembre 2012, une requête a été introduite devant la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH). Le 21 juin 2016, une chambre de sept juges a déclaré la requête irrecevable, sans l’examiner quant au fond. La décision d’irrecevabilité était fondée, précisément, sur l’absence de mandat notarié aux fins de représentation à l’action en justice, la Cour ayant jugé insuffisant le mandat établi sous seing privé par la requérante.

2.13La requérante a pris contact avec son conseil à la suite de son expulsion. D’après ses dires, elle est tombée aux mains des trafiquants, comme elle le craignait, et cette situation était prévisible. En mars 2011, une collaboratrice de l’organisation Women’s Link Worldwide, spécialiste de la traite des femmes, s’est rendue au Nigéria, à la demande du Défenseur du peuple, dans le cadre d’une mission d’enquête sur la traite. Au cours de son séjour, elle a pu retrouver la requérante et s’est entretenue avec elle au téléphone pour organiser une rencontre en personne. La requérante n’a pas pu répondre à son invitation et n’a jamais pu rencontrer cette personne, un homme ayant saisi le téléphone pour mettre fin à la conversation. Le réseau, soupçonnant que la requérante avait parlé aux autorités, l’avait privée de sa liberté de circulation et l’avait sévèrement punie, ce qui suppose, en soi, qu’elle ait été soumise à de multiples formes de violence. L’organisation a poursuivi ses recherches a et fini par apprendre, après coup, que la requérante avait été transférée une nouvelle fois hors du Nigéria et que le réseau prévoyait de la renvoyer en Europe via la Lybie de sorte qu’elle puisse payer sa dette, la soumettant ainsi de nouveau à la traite.

Teneur de la plainte

3.1La requérante affirme que l’État partie a violé les droits qu’elle tient de l’article 2 (par. 1) de la Convention, lu conjointement avec les articles 1, 3, 12 et 13. À titre subsidiaire, si le Comité considère que les faits en cause ne sont pas constitutifs de torture au sens de l’article premier, la requérante dénonce une violation de l’article 16 de la Convention.

3.2La requérante affirme que les faits en cause sont constitutifs d’une violation de l’article 2 (par. 1) de la Convention, lu conjointement avec l’article premier. Elle souligne que la communauté internationale a reconnu que certaines formes de violence, telles que la traite des femmes, commises à l’égard des femmes et des filles dans la sphère privée pouvaient être constitutives de torture. Elle fait observer que, dans la plupart des cas, la traite est perpétrée par des particuliers. Le Comité a toutefois établi, dans son observation générale no 2 (2007), que les États pouvaient être tenus pour responsables des actes de torture commis par des acteurs du secteur privé, si les autorités de l’État savaient ou avaient des motifs raisonnables de penser que ces actes étaient en train d’être commis. La requérante estime qu’on retrouve, en l’espèce, les différents éléments de la définition de la torture. Premièrement, s’agissant de la participation de l’État, celui-ci a fait preuve de négligence en n’intervenant pas pour mettre fin aux actes de torture auxquels elle a été soumise en tant que victime de traite. Diverses entités publiques espagnoles, qui avaient été informées de sa situation, ne l’ont pas reconnue en tant que victime d’exploitation. L’État, par son indifférence et son inaction, a encouragé les trafiquants à continuer d’exploiter sexuellement la requérante et autorisé de fait cette exploitation, ce qui est constitutif de torture. Dès le moment où la requérante a demandé l’asile et sollicité une période de rétablissement et de réflexion au Centre de détention pour étrangers, il n’était plus simplement question d’une présomption de traite : les faits avaient été reconnus par la requérante elle-même dans sa déposition, laquelle avait été ratifiée par deux organisations spécialistes de la traite et par le Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés dans leurs rapports. L’État a une fois de plus fait preuve de négligence : il a ignoré les allégations de la requérante, qu’il a jugées invraisemblables, estimant, sur la base de stéréotypes sexistes et racistes, que les femmes dans sa situation mentent. Deuxièmement, s’agissant de la gravité du préjudice moral ou corporel, la requérante a subi une contrainte psychologique pendant trois ans de la part des trafiquants, qui l’ont obligée à se prostituer. Elle a en outre été victime de harcèlement, puisqu’elle recevait constamment des appels et des menaces de la part de l’individu qui l’exploitait et par l’intermédiaire de la maquerelle qui contrôlait ses faits et gestes ; l’un et l’autre faisaient pression sur elle pour l’inciter à régler, par la prostitution, la dette qu’elle avait contractée du fait de son transfert vers l’Espagne et la forçaient à avoir des rapports sexuels sans préservatif pour gagner plus d’argent, ce qui avait fini par la faire tomber enceinte. Au préjudice moral et corporel que la requérante a subi au contact du réseau s’est ajoutée, après son arrestation par les autorités, la violence institutionnelle dont elle a été victime, n’ayant pas été dûment reconnue en tant que victime de traite au cours de sa détention au Centre de détention pour étrangers. Troisièmement, le but était d’exploiter sexuellement la requérante, ce qui supposait de chercher à l’intimider, de lui infliger des punitions et d’exercer des pressions sur elle. De même, les faits de traite en cause mettent en évidence une discrimination fondée sur le genre puisque la requérante est une femme immigrée nigériane ayant peu de moyens, peu instruite et sans emploi, sur laquelle on a exercé des pressions à des fins d’exploitation sexuelle. La requérante a en outre été victime de discrimination dans l’exercice des droits et garanties qui lui sont reconnus en tant que victime de traite, notamment de son droit de bénéficier d’une période de réflexion. Il n’a pas été tenu compte de sa situation personnelle ni du contexte au Nigéria ; le fait qu’elle se soit trouvée en situation irrégulière sur le plan administratif a pris le pas sur le respect de ses droits. Quatrièmement, l’intention des auteurs des faits est mise en évidence par le fait qu’ils avaient pour but d’exploiter sexuellement la requérante et de la maintenir dans un état de crainte permanente. La requérante se trouvait en outre dans une situation d’impuissance : elle était, dans les faits, privée de liberté, était soumise à des menaces et des pressions constantes et à de mauvais traitements, infligés par le réseau, ce qui l’empêchait de s’enfuir ou de demander de l’aide pour pouvoir échapper au contrôle des trafiquants. L’inaction des autorités face à cette situation et son placement dans un centre de détention ont suscité chez la requérante de graves angoisses et une grande souffrance, et lui ont fait éprouver une crainte terrible à l’idée que sa vie ou celle de son enfant à naître puisse être menacée.

3.3Dans l’éventualité où le Comité estimerait que l’un des éléments constitutifs de la torture qui ont été mis en évidence n’a pas été suffisamment démontré, la requérante avance à titre subsidiaire qu’il convient de considérer que les faits dont elle a été victime constituent une violation de l’article 16 de la Convention. Les faits de traite à des fins d’exploitation sexuelle qui ont été rapportés par la requérante mettent en évidence, à tout le moins, une violation du droit de ne pas être victime de traitements cruels, inhumains ou dégradants.

3.4La requérante affirme en outre que son expulsion vers le Nigéria a constitué une violation de l’obligation de non-refoulement énoncée à l’article 3 de la Convention. À ce propos, elle rappelle que, conformément à son observation générale no 2 (2007), le Comité a appliqué ce principe lorsque les États parties n’ont pas empêché la commission de divers actes de violence à motivation sexiste, dont le viol, la violence dans la famille, les mutilations génitales féminines et la traite des êtres humains, et n’ont pas protégé les victimes. En l’espèce, l’État espagnol a violé l’article 3 de la Convention puisqu’il n’a pas reconnu la requérante en tant que victime la traite à des fins d’exploitation sexuelle et, par conséquent, n’a pas dûment évalué le risque que, pour cette raison, la requérante soit soumise à la torture dans son pays d’origine, le Nigéria, ainsi qu’elle l’a effectivement été lorsqu’elle est de nouveau tombée aux mains des trafiquants. La requérante affirme que la Cour européenne des droits de l’homme a déjà estimé que les victimes de la traite qui étaient renvoyées au Nigéria couraient le risque d’être à nouveaux victimes de traite si les autorités n’étaient pas informées de leur renvoi pour pouvoir leur prêter assistance, et c’est ce qui est arrivé dans le cas de la requérante. La requérante ajoute qu’en 2011, le Département d’État des États‑Unis d’Amérique a également publié un rapport sur le Nigéria dans lequel on pouvait lire que les Nigérianes victimes de traite qui étaient renvoyées au Nigéria pouvaient être contraintes de se prostituer par les forces de sécurité elles-mêmes. Elle affirme enfin que toutes les garanties d’une procédure régulière n’ont pas été respectées, ce qui a entraîné une violation de l’article 3 de la Convention sur le plan procédural. Certaines décisions déterminantes n’ont pas été suffisamment motivées et, en particulier, il n’existe pas en Espagne de recours utile permettant de contester une procédure de reconnaissance du statut de victime dans le cadre de laquelle la légalité n’a pas été respectée, ni de recours utile avec effet suspensif automatique qui garantisse qu’il est sursis à l’expulsion des victimes de traite, même lorsque l’expulsion elle-même constitue une violation d’un droit fondamental. De fait, la requérante a été expulsée sans que son avocate en soit informée, ce qui l’a placée dans une situation de vulnérabilité manifeste et l’a privée d’un accès effectif au réexamen, par une instance juridictionnelle, de la décision d’expulsion rendue par les autorités administratives. La défense de la requérante a été entravée puisque, dès l’instant où elle est arrivée au Centre de détention pour étrangers, elle n’a plus pu avoir aucun contact avec l’extérieur ; outre qu’on lui a confisqué son téléphone portable, elle n’a eu accès ni à un ordinateur, ni à Internet, et le centre n’était pas équipé d’un nombre suffisant de cabines téléphoniques. Il importe de signaler, à ce propos, que cette situation s’est maintenue et que, le 27 février 2012, dans une affaire analogue, la juridiction d’instruction no 6 de Madrid chargée de superviser le Centre de détention pour étrangers a rendu une ordonnance par laquelle elle énonçait l’obligation d’informer les détenus, au moins douze heures avant l’expulsion, du numéro du vol, de l’heure d’arrivée et de la ville de destination. Cette décision a dû être signifiée une nouvelle fois au directeur du Centre, le 26 juin 2015, au moyen d’une autre ordonnance, émanant de la même juridiction. En outre, aucun médecin n’a examiné la requérante pour vérifier qu’elle était bien apte à voyager. Enfin, cette décision d’expulsion n’a pas été réexaminée par un organe juridictionnel. Il convient également de rappeler que, pendant les quelques jours que la requérante a passés au Centre de détention pour étrangers d’Aluche, aucun notaire n’a accepté de se déplacer jusqu’au Centre pour lui permettre de conférer un mandat général de représentation en justice.

3.5La requérante dénonce également une violation des articles 12 et 13 de la Convention, lus conjointement avec l’article 2 (par. 1), les autorités n’ayant pas mené, dans les meilleurs délais, une enquête impartiale comme suite à la plainte pour actes de torture ou mauvais traitements qu’elle avait déposée auprès de la police. Elle affirme que l’État partie aurait dû ouvrir une enquête sur sa situation dès lors qu’il avait connaissance de la présence de celle‑ci sur son territoire. La requérante réaffirme que les autorités de l’État partie ont fait preuve de négligence s’agissant de la reconnaissance de son statut de victime et de sa protection (voir supra, par. 3.2). L’administration s’est contentée d’un entretien mené dans le cadre de la demande déposée par la requérante aux fins de l’obtention de la période de rétablissement et de réflexion. En outre, selon la requérante, les informations obtenues au cours de cet entretien ont été recueillies de manière irrégulière ; les autorités n’auraient en effet pas dû disposer de ces informations tant que la période de rétablissement et de réflexion n’avait pas été accordée, et même si elle l’avait été, elles n’auraient dû l’obtenir que si la requérante avait décidé de collaborer. En tout état de cause, après s’être exposée de la sorte, la requérante aurait dû être mieux protégée par les autorités. Or, au lieu d’adopter une approche axée sur les droits de l’homme, les fonctionnaires de police se sont attachés à appliquer la législation sur l’immigration, considérant avant tout que l’intéressée était une étrangère en situation irrégulière. C’est également l’approche qu’a adoptée l’organe chargé d’examiner la demande déposée par la requérante, puisque celui-ci n’a entrepris aucune démarche pour faire la lumière sur les faits dénoncés, se suffisant des renseignements obtenus au cours de l’entretien et ne tenant aucun compte des rapports établis par les organisations spécialisées dans le domaine de la traite. En outre, les dispositions des articles 12 et 13 n’ont pas été respectées puisqu’il y a eu violation du droit de la requérante de porter plainte devant les autorités compétentes et de son droit à ce que celles-ci procèdent immédiatement et impartialement à l’examen de sa cause.

Observations de l’État partie sur la recevabilité et le fond

4.1Dans une note en date du 27 septembre 2020, l’État partie a soumis ses observations sur la recevabilité et le fond de la communication. Il y conclut que la communication est irrecevable aux motifs qu’elle a été portée devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement, que l’avocate de la requérante n’a pas été dûment mandatée pour agir au nom de celle-ci et que la communication est manifestement dénuée de fondement et abusive.

4.2L’État partie fait observer que la Cour européenne des droits de l’homme a déclaré irrecevable la requête introduite par la requérante, estimant qu’il n’avait pas été démontré que celle-ci avait souhaité saisir la Cour. Il souligne que, conformément à sa jurisprudence, la CEDH a examiné la question de savoir s’il pouvait être fait exception à cette règle à raison de l’acceptation de la représentation devant les autorités internes et de l’extrême vulnérabilité de la personne requérante. Il rappelle que la requête dont la CEDH a été saisie reposait sur les mêmes griefs et avait été introduite au nom de la requérante. Il conclut que, puisque la CEDH, après avoir procédé à un examen approfondi du dossier, a estimé que la requérante ne présentait pas de vulnérabilité particulière et qu’il ne pouvait être fait exception à l’obligation de produire un mandat particulier de représentation devant la Cour, la communication doit être déclarée irrecevable au regard de l’article 22 (par. 5 a)) de la Convention.

4.3S’agissant des allégations d’irrecevabilité ratione personae, l’État partie rappelle que les arguments avancés par l’avocate de la requérante concernant sa qualité à représenter celle‑ci ont déjà été examinés par la CEDH, laquelle a retenu que la requérante avait saisi les autorités espagnoles par l’intermédiaire de deux conseils différents et n’avait eu que des contacts indirects avec son avocate. S’agissant de la spécialiste de la traite qui s’était entretenue avec la requérante pendant son voyage au Nigéria, la CEDH a conclu que son témoignage, dans lequel elle avait indiqué que la requérante avait accepté que sa cause soit portée devant des instances internationales, ne constituait pas un fondement suffisant pour établir que celle-ci avait connaissance de l’intention de son avocate d’introduire une requête et y avait consenti. En outre, l’État partie renvoie à la jurisprudence du Comité, dont il ressort que le requérant doit autoriser expressément l’auteur de la communication à agir en son nom devant le Comité, à moins qu’il lui soit impossible de le faire compte tenu de sa situation ; s’il n’est pas démontré qu’il était dans l’impossibilité de le faire, surtout lorsqu’une procédure a été engagée concernant les mêmes faits au plan interne, le Comité estime que l’auteur de la communication n’a pas qualité à représenter le requérant. L’État partie demande donc que la communication soit déclarée irrecevable ratione personae au regard de l’article 104 (par. 2 c)) et de l’article 113 (al. a)) du règlement intérieur du Comité.

4.4L’État partie soutient en outre que la communication est abusive et dénuée de fondement, puisque la requérante n’avait à aucun moment évoqué de faits de traite avant le 4 mars 2010 et que, dans deux demandes d’asile, elle avait dit être victime de persécution pour des raisons religieuses, se présentant comme soudanaise dans la première, et nigériane dans la seconde. L’État partie rappelle que ces demandes d’asile ont été dûment examinées et rejetées, les faits présentés par la requérante n’ayant pas été considérés comme établis. Il estime qu’il serait disproportionné que, sur la seule foi des déclarations du 4 mars 2010, qui sont en complète contradiction avec les précédentes, l’on admette la véracité de tous les faits dénoncés par la requérante dont elle affirme qu’ils sont survenus depuis 2006. S’agissant de l’argument de la requérante selon lequel l’État partie a violé les articles 3, 12 et 13 de la Convention, lus conjointement avec l’article 2, parce qu’il ne l’a pas reconnue en tant que victime de traite, n’a pas enquêté sur les faits et l’a expulsée de son territoire, l’État partie estime qu’il est abusif d’exiger des autorités qu’elles fassent fi des dires de la requérante elle‑même, qui avait déclaré avoir fui son pays d’origine au motif qu’elle était victime de persécution religieuse.

4.5L’État partie estime en outre que le Comité ne doit pas jouer le rôle de quatrième instance et qu’il appartient de manière générale aux juridictions de l’État partie d’apprécier les faits et les éléments de preuve, sauf s’il peut être établi que la conduite de la procédure ou l’appréciation des faits et des éléments de preuve a été manifestement arbitraire ou a représenté un déni de justice. À cet égard, il estime que l’on ne saurait considérer qu’il y a eu négligence dans le traitement de la requérante pendant les années où celle-ci a séjourné irrégulièrement sur son territoire, ni que les mesures prises à l’égard de la requérante ont été arbitraires ou ont représenté un déni de justice.

4.6Quant au fond, l’État partie maintient que les faits présentés ne font apparaître aucune violation de la Convention. Il estime que l’on peut difficilement retenir les arguments avancés dans la communication, puisque cela supposerait d’admettre que la requérante et ses avocats ont trompé les autorités espagnoles dans le cadre des deux procédures de demande d’asile et que la seule déclaration véridique est celle qui a été faite au moment du réexamen de la deuxième demande d’asile. Si l’on examine les mesures prises par l’État partie dans le cadre des trois procédures internes engagées, il apparaît que l’État partie a fait preuve de diligence.

Commentaires de la requérante sur les observations de l’État partie concernant la recevabilité et le fond

5.1Dans des notes en date du 21 mai et du 28 novembre 2019, la requérante a adressé ses commentaires sur les observations de l’État partie. En premier lieu, la requérante considère que la requête introduite devant la CEDH n’avait pas le même objet puisqu’elle concernait l’application de la Convention de sauvegarde des droits de lhomme et des libertés fondamentales, tandis que la communication dont a été saisi le Comité concernait l’établissement de faits qui, selon la requérante, doivent être qualifiés de torture, en application de la Convention contre la torture. La requérante explique en outre qu’elle n’estime pas que la CEDH a examiné sa cause, puisque celle-ci s’est contentée de procéder à un examen des critères d’irrecevabilité portant purement sur la forme, sans s’intéresser suffisamment aux éléments de fond. Elle rappelle, en particulier, que le Comité a adopté des décisions d’irrecevabilité dans des affaires dans lesquelles la CEDH avait estimé que les griefs avancés ne faisaient « apparaître aucune violation des droits que le requérant [tenait] de la Convention » ; or, en l’espèce, la CEDH n’a pas employé cette formule, ce qui permet de conclure qu’elle n’a pas procédé à l’examen de la requête quant au fond. La requérante réaffirme qu’il est uniquement fait référence, dans la décision en cause, à l’irrecevabilité ratione personae.

5.2S’agissant des allégations d’irrecevabilité ratione personae, en premier lieu, la requérante soutient que la décision de la Cour européenne des droits de l’homme a été adoptée en application de règles de procédure différentes de celles qui régissent le fonctionnement du Comité. La requérante fait observer que, si le Règlement de la CEDH, en son article 45, fait obligation de produire « une procuration ou un pouvoir écrit », le Comité, exige, dans son règlement intérieur, qu’il lui soit présenté « l’autorisation requise ». Elle estime que le Comité a défini, dans sa jurisprudence, un critère différent, reposant sur la possibilité d’établir, d’une manière ou d’une autre, le consentement des victimes à l’exercice de la représentation. De fait, la requérante souligne qu’en matière de jurisprudence, l’État partie a fait référence à des affaires dans lesquelles le Comité n’avait pas pu conclure que les représentants des requérants n’auraient pas eu la possibilité de rencontrer ceux-ci. Elle rappelle qu’elle a établi avec sa représentante un lien de confiance qui l’a conduite à mandater celle-ci pour la représenter. Ce mandat n’a pas pu être passé devant notaire, puisque les autorités espagnoles faisaient obstacle à l’accès des notaires aux centres d’internement pour étrangers. Le fait qu’au surplus, la représentante n’a pas pu, par la suite, obtenir de mandat plus spécifique aux fins de représentation devant des instances internationales est également imputable à l’État partie, qui a expulsé la requérante sans préavis, avant d’en informer sa représentante légale. À ce sujet, il ressort de la jurisprudence des mécanismes internationaux relatifs aux droits de l’homme que, dans le cadre de la procédure d’examen de plaintes émanant de particuliers, l’État ne saurait tirer profit de sa propre négligence. Conformément au mandat en cause, la représentante a qualité pour représenter la requérante dans le cadre de toutes les procédures administratives et judiciaires découlant de la demande de période de réflexion et de suspension de la procédure d’expulsion. La requérante a en outre exprimé une nouvelle fois son souhait au cours de l’échange qu’elle a pu avoir avec sa représentante à l’occasion d’un appel téléphonique au cours duquel elle a donné son accord aux fins de la poursuite de l’action judiciaire, en particulier de la saisine des instances internationales. Il est signalé, en outre, qu’étant une nouvelle fois tombée aux mains des trafiquants, elle est dans l’impossibilité d’entrer en contact avec ses représentants, situation que le Comité des droits de l’homme, dans sa jurisprudence, a jugée suffisante pour conférer aux représentants du requérant qualité pour agir. Cette interprétation s’applique pleinement à la présente affaire, néanmoins, la représentante de la requérante réaffirme que l’autorisation produite est conforme aux prescriptions du règlement intérieur. Elle estime qu’il a été suffisamment démontré que la requérante ne pouvait pas soumettre elle-même la communication, que les éventuelles insuffisances observées dans l’autorisation donnée étaient imputables aux actions et omissions de l’État partie, que la requérante n’était pas en mesure de donner de nouveau son consentement exprès et que la communication soumise au Comité s’inscrivait dans la continuité des procédures découlant de la demande de période de réflexion et, par conséquent, dans les limites de l’autorisation donnée par la requérante. Par conséquent, et du fait de l’importance particulière de la présente communication, la représentante estime que celle-ci doit être déclarée recevable ratione personae.

5.3S’agissant de l’argument selon lequel la communication constituerait un abus de droit et serait insuffisamment étayée, la requérante fait observer que l’État partie n’a pas étayé ni démontré ce défaut de fondement. Pour ce qui est de l’argument selon lequel la communication constituerait un abus de droit, la requérante signale que, selon la jurisprudence du Comité, il y a abus de droit uniquement lorsque la soumission de la requête est un acte de malice ou de mauvaise foi, ou constitue à tout le moins une erreur équivalente au dol, ou commise avec une légèreté blâmable, ou lorsque les actes ou omissions en cause sont sans rapport avec la Convention. L’État partie n’a pas démontré que la soumission de la requête constituait un acte de malice ou de mauvaise foi, ou une erreur équivalente au dol ou témoignant d’une légèreté blâmable. S’agissant de la possibilité que la requête soit sans rapport avec la Convention, la requérante renvoie aux griefs ci-après, portant sur le fond, qui démontrent que la requête relève pleinement de la compétence du Comité. Compte tenu de ce qui précède, la requérante estime que la communication n’est en aucun cas constitutive d’un abus de droit et qu’elle est suffisamment étayée.

5.4La requérante affirme, une fois de plus, que l’État partie a commis une violation de l’article 2 de la Convention en ne faisant pas preuve de la diligence voulue pour la protéger des actes de torture subis sur son territoire, et considère que ce défaut de protection s’explique par le fait que l’État partie s’est fondé sur des stéréotypes sexistes et racistes dans le cadre des procédures d’identification et d’expulsion. L’État partie ne mentionne à aucun moment les mécanismes prévus pour garantir que les autorités repèrent les victimes de traite en se fondant sur des motifs objectifs et sans préjugés ni stéréotypes liés au genre et à l’origine des personnes qui se disent victimes de traite. Ce traitement discriminatoire est mis en évidence par le défaut de motivation du rejet de la demande de période de réflexion.

5.5La requérante rappelle que, selon les dires de l’État partie, les autorités ont fait preuve de diligence dans le cadre des trois procédures qu’elle a engagées. L’État partie n’explique pas, toutefois, en quoi les autorités ont fait preuve de la diligence voulue pour lui éviter d’être victime de traite, et en particulier ce qui a été fait pour enquêter sur les éléments apportés. La requérante rappelle que, selon la jurisprudence du Comité, l’État a l’obligation d’enquêter sur les signes de mauvais traitements. En outre, l’État partie n’avance aucun autre argument pour justifier son inaction. Lorsque l’État partie considère, s’agissant des demandes d’asile présentées par la requérante, que les faits n’ont pas été établis et que le récit de l’intéressée est invraisemblable et incohérent, il ne précise pas quelles incohérences ont été relevées ni ne tient compte du fait que l’incohérence est une caractéristique habituelle des personnes qui ont été victimes de torture. La requérante estime que cela permet de conclure qu’elle a été victime d’une violation des articles 12 et 13 de la Convention, lus conjointement avec l’article 2 (par. 1).

5.6La requérante insiste sur le fait que son expulsion a constitué une violation de l’article 3 de la Convention, le risque qu’elle soit victime de torture en cas de renvoi dans son pays d’origine n’ayant pas été évalué. Elle estime qu’en l’espèce, il existait un risque manifeste qu’elle soit de nouveau victime de traite et de représailles de la part des trafiquants, du fait tant de l’impunité de la traite au Nigéria que de l’ampleur de cette pratique dans sa région d’origine et de sa vulnérabilité en tant que jeune femme, victime de traite et enceinte comme suite de l’exploitation dont elle avait été victime. Enfin, la requérante souligne qu’il n’existe aucun recours permettant de contester la décision de rejet de la demande de période de réflexion, laquelle a, au surplus, été communiquée après l’exécution de la mesure d’expulsion, et estime qu’en cas de violation présumée du principe de non-refoulement, un recours, pour être utile, doit avoir un effet suspensif. La requérante affirme en outre qu’il y a eu récemment d’autres cas dans lesquels des personnes victimes de traite ont été expulsées sans avoir été dûment reconnues comme victimes.

5.7La requérante réaffirme, en outre, qu’en l’espèce, il y a eu violation de l’article 14 de la Convention, puisqu’elle n’a pas pu user d’un recours effectif ni obtenir réparation, notamment sous la forme d’une indemnisation. Elle signale, en outre, que dans l’État partie, les agressions contre les femmes sont uniquement considérées comme des actes de violence sexiste lorsqu’elles sont commises par un conjoint ou un ex-conjoint ; ce critère ne s’applique donc pas aux victimes de traite, malgré la gravité des crimes dont celles-ci sont victimes. La requérante demande au Comité de proposer des mesures de réparation intégrale qui tiennent compte de la question du genre et aient une visée transformatrice et corrective, ainsi que des mesures susceptibles de lui donner satisfaction et des garanties de non-répétition. Elle demande ainsi : a) l’adoption de toutes les mesures nécessaires pour la retrouver et assurer sa protection en tant que victime de torture et de la traite des êtres humains à des fins d’exploitation sexuelle ; b) la réparation intégrale des actes de torture subis, en Espagne comme au Nigéria, comme suite à son expulsion ; c) l’ouverture d’une enquête efficace visant à identifier, à poursuivre et, le cas échéant, à condamner les auteurs et instigateurs de l’infraction de traite et des actes de torture commis sur sa personne ; d) la tenue d’une enquête, menée par les institutions publiques compétentes, sur les fonctionnaires qui pourraient être accusés d’avoir commis des irrégularités dans le cadre de son identification et de son expulsion, et l’application des sanctions administratives, disciplinaires ou pénales qui s’imposent ; e) l’indemnisation du préjudice subi. La requérante demande également des garanties de non-répétition : a) l’établissement d’un recours effectif avec effet suspensif automatique qui garantisse que les victimes de traite ne sont pas expulsées avant que l’on ait analysé le risque qu’il soit porté atteinte à leur vie ou à leur intégrité physique ou psychologique ; b) la suppression de tous les obstacles qui empêchent les victimes de la traite d’exercer, sans discrimination d’aucune sorte fondée sur leur situation administrative, leur droit d’obtenir pleine réparation et d’être protégées contre les actes de torture et autres traitements cruels, inhumains et dégradants ; c) l’organisation de formations périodiques obligatoires axées sur le genre et les droits humains à l’intention des membres des forces de l’ordre et des autorités administratives et judiciaires compétentes sur l’application du cadre juridique de la lutte contre la torture et les traitements cruels, inhumains et dégradants et la traite des êtres humains ; d) la création d’un mécanisme indépendant de suivi permettant de mesurer l’efficacité des institutions et politiques mises en place par l’État pour réguler et contrôler la prévention de la traite et la protection des victimes en Espagne en recueillant des données statistiques et en publiant des rapports périodiques contenant des recommandations ; e) la normalisation des protocoles, des manuels, des critères d’enquête, et des services d’expertise et d’administration de la justice employés pour enquêter sur les faits de traite, de disparition et de violence sexuelle à l’égard des femmes conformément au Manuel pour enquêter efficacement sur la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (Protocole d’Istanbul), au Protocole du Minnesota relatif aux enquêtes sur les homicides résultant potentiellement d’actes illégaux et aux normes internationales relatives à la recherche des personnes disparues, en tenant compte des questions de genre.

5.8La requérante joint à la communication un document de l’Organisation mondiale contre la torture (OMCT) dans lequel on peut lire qu’il existe dans l’État partie des vides juridiques et de mauvaises pratiques institutionnelles qui rendent vulnérables les personnes protégées par la Convention, en particulier dans les centres d’internement pour étrangers. l’OMCT affirme que l’on continue d’observer, dans les centres d’internement pour étrangers, de graves lacunes dans l’application des garanties fondamentales, notamment pour ce qui est de l’accès aux recours permettant de contester les mesures d’expulsion, ou de la possibilité de communiquer avec l’extérieur ou de rencontrer des avocats commis d’office. En outre, il n’existe pas de mécanisme suffisant permettant de repérer et de protéger les victimes de la traite et l’OMCT signale que, lorsque des recours sont formés, notamment par des victimes présumées de traite, il est fréquent que les décisions sur ces recours soient rendues ou notifiées après l’expulsion du demandeur ; il est donc très fréquent que les mesures d’expulsion soient exécutées irrégulièrement ou extrêmement rapidement. L’OMCT insiste également sur la vulnérabilité des victimes de la traite : en effet, à la peur que les victimes de violence sexiste peuvent ressentir, de manière générale, à l’idée de subir des représailles si elles dénoncent les faits dont elles sont victimes s’ajoute la crainte qu’en portant plainte, elles fassent l’objet de sanctions pour séjour irrégulier dans l’État partie et soient expulsées. S’il est vrai qu’un texte portant modification de la loi de 2011 sur les étrangers garantit que les femmes qui dénoncent des faits de violence familiale fondée sur le genre ne sont pas expulsées, cette disposition ne s’applique pas aux victimes de traite.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

6.1Avant d’examiner tout grief soumis dans une communication, le Comité doit déterminer s’il est recevable au regard de l’article 22 de la Convention.

6.2Le Comité note que, selon l’État partie, la communication devrait être déclarée irrecevable au regard de l’article 22 (par. 5 a)) de la Convention puisque la même question a été portée devant la Cour européenne des droits de l’homme, qui, à l’issue d’un examen approfondi du dossier, a estimé que la requérante ne présentait pas de vulnérabilité particulière et qu’il ne pouvait être fait exception à l’obligation de produire un pouvoir remplissant toutes les conditions de forme imposées par la Cour. Le Comité prend acte de l’argument de la requérante selon lequel la CEDH s’est contentée de procéder à un examen des critères de recevabilité portant purement sur la forme, et ne s’est pas suffisamment intéressée aux éléments de fond. Il note également que, par une décision rendue le 21 juin 2016 par une chambre de sept juges, la CEDH a déclaré la requête irrecevable pour incompatibilité ratione personae, en application des paragraphes 3 et 4 de l’article 35 de la Convention européenne des droits de l’homme. Le Comité rappelle sa jurisprudence selon laquelle, conformément à l’article 22 (par. 5 a)) de la Convention, une communication est considérée comme irrecevable si la question sur laquelle elle porte a été examinée au fond par une autre instance internationale d’enquête ou de règlement. Le Comité constate que la Cour européenne des droits de l’homme a examiné en détail les faits exposés dans la communication et, en particulier, la question de la vulnérabilité alléguée de la requérante. Le Comité considère que, dans les circonstances de l’espèce, l’examen de la question de savoir si la requérante était en situation de vulnérabilité était étroitement lié à l’examen au fond des violations alléguées des articles de la Convention. En conséquence, le Comité considère qu’en l’espèce, l’examen par la Cour européenne des droits de l’homme constituait un examen par une autre instance internationale d’enquête ou de règlement de la question soumise par la requérante et conclut que la communication est irrecevable au regard de l’article 22 (par. 5 a)) de la Convention.