Nations Unies

CAT/C/71/D/866/2018*

Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants

Distr. générale

8 septembre 2021

Français

Original : anglais

Comité contre la torture

Décision adoptée par le Comité contre la torture au titre de l’article 22 de la Convention, concernant la communication no 866/2018 * * , ** *

Communication présentée par :

T.K.T (représentée par un conseil, Tarig Hassan)

Victime(s) présumée(s):

L’auteur

État partie :

Suisse

Date de la requête :

16 mars 2018 (date de la lettre initiale)

Références :

Décisions prises en application des articles114 et115 du Règlement intérieur duComité, communiquées à l’État partie le22 mars 2018 (non publiées sous forme dedocument)

Date de la présente décision :

19 juillet 2021

Objet :

Expulsion vers l’Éthiopie

Question(s) de procédure :

Épuisement des recours internes

Question(s) de fond :

Non-refoulement ; torture

Article(s) de la Convention :

3

1.1La requérante est T.K.T, de nationalité éthiopienne, née en 1986. Elle affirme qu’en l’expulsant vers l’Éthiopie, l’État partie commettrait une violation de l’article 3 de la Convention. L’État partie a fait la déclaration prévue à l’article 22 (par. 1) de la Convention, avec effet le 2 décembre 1986. La requérante est représentée par un conseil, Tarig Hassan.

1.2Le 22 mars 2018, en vertu de l’article 114 de son règlement intérieur, le Comité, agissant par l’intermédiaire de son rapporteur chargé des nouvelles requêtes et des mesures provisoires de protection, a prié l’État partie de ne pas renvoyer la requérante en Éthiopie tant que la communication serait à l’examen. Le 23 mars 2018, l’État partie a informé le Comité que, comme suite à sa demande de mesure provisoire de protection, il avait suspendu l’expulsion de la requérante.

Exposé des faits

2.1La requérante dit être engagée politiquement ; elle affirme avoir fui l’Éthiopie après que son compagnon eut signalé aux autorités les activités qu’elle menait pour le compte du parti clandestin Ginbot 7. Elle explique qu’elle a continué, depuis la Suisse, à s’opposer aurégime éthiopien et à militer en faveur des droits de l’homme. Elle est, aujourd’hui encore, membre de Ginbot 7. Depuis 2017, elle est aussi membre du Comité exécutif de l’organisation Ethiopian Human RightsandDemocracyTask Force in Switzerland. Elle exerce en outre les fonctions de représentante de l’organisation dans le canton de Lucerne et a fondé le groupe de militantes au sein de celle-ci. Elle est également membre de l’Association des Éthiopiens en Suisse. Elle soumet des photos et des liens vers des vidéos en ligne pour montrer qu’elle a participé à des réunions d’opposants, à des manifestations et à des forums en Suisse, connaît des personnalités de l’opposition éthiopienne, ainsi que d’influents militants éthiopiens des droits de l’homme, et a eu des interactions avec des journalistes de l’Ethiopian Satellite Television& Radio. La requérante affirme que son frère est incarcéré en Éthiopie depuis septembre 2016, probablement en raison de la forte visibilité de l’intéressée dans le milieu politique.

2.2Le 4 septembre 2014, la requérante a présenté une demande d’asile à l’État partie. Les 17 septembre et 2 octobre 2014, elle a été interrogée par des représentants de l’Office fédéral des migrations (devenu le Secrétariat d’État aux migrations le 1er janvier 2015). Elle a déclaré qu’elle avait rejoint Ginbot 7 en Éthiopie en mars 2010. Elle recevait les prospectus du parti au magasin de sa sœur et agissait comme intermédiaire, en les redistribuant. Vers le mois de mai ou de juin 2011, elle était tombée sur le portefeuille de son compagnon et s’était aperçue qu’il était agent de renseignement. Son compagnon et elle-même se connaissaient depuis 2006 ou 2007 et vivaient ensemble depuis octobre ou novembre 2010, mais elle pensait jusqu’alors qu’il était homme d’affaires. Ils s’étaient disputés et elle avait pris la décision de mettre progressivement fin à leur relation. Entre-temps, son compagnon avait commencé à l’espionner. Un mois et demi plus tard, il s’était présenté au magasin de la sœur de la requérante le jour où celle-ci avait reçudes prospectus de Ginbot 7. Alors que la requérante était allée aux toilettes, il a trouvé les prospectus sur le comptoir du magasin. De retour chez eux, il lui avait interdit de sortir, l’avait battue, l’avait menacée de la tuer et de la faire incarcérer et avait tenté de la convaincre de divulguer le nom de ses collaborateurs. Deux jours plus tard, alors qu’il avait quitté la ville pour son travail, elle s’était échappée. En août 2011, elle était partie à Doubaï. Son frère avait appris d’un ami policier qu’un mandat d’arrêt avait été émis contre elle. Il avait réussi à obtenir la copie du mandat et en avait envoyé une photo à la requérante sur son téléphone portable. Son ex-compagnon avait menacé la famille de celle-ci et son frère avait été incarcéré pendant trois mois entre la fin de l’année 2013 et le début de l’année 2014. La requérante a déclaré que sa vie était en danger à Doubaï parce que son ex-compagnon travaillait encore pour les services secrets et parce que le propriétaire du restaurant où elle travaillait lui avait interdit de quitter son domicile et l’avait violée à plusieurs reprises. En 2012, la requérante a fait renouveler son passeport par l’intermédiaire de l’ambassade d’Éthiopie à Doubaï. Le 2 juillet 2014, elle s’était rendue à Genève en avion, accompagnée d’un passeur qui l’avait aidée à obtenir un visa Schengen. Le 3 juillet 2014, elle s’était rendue en France, où elle avait séjourné pendant vingt-cinq jours dans un lieu inconnu. Elle était ensuite arrivée à Calais, où elle était restée un mois dans l’attente de se rendre au Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord. Elle s’était alors rendu compte que le passeur qui l’avait emmenée à Genève n’avait pas remis son passeport aux passeurs français. Elle était retournée illégalement en Suisse, où elle avait demandé l’asile.

2.3Le 17 novembre 2014, l’Office fédéral des migrations a rejeté la demande d’asile présentée par la requérante au motif que celle-ci n’avait produit ni sa pièce d’identité ni le mandat d’arrêt qui serait en la possession de son frère, et que sa demande manquait de crédibilité. L’Office a jugé peu plausible que la requérante soit allée aux toilettes en laissant des prospectus de Ginbot 7 à la portée de son compagnon, dont elle savait qu’il était agent de renseignement. L’Office a également jugé peu plausible qu’après avoir découvert les prospectus et avoir menacé de mort la requérante, son compagnon ait quitté la ville, la laissant s’échapper. Le 16 décembre 2014, la requérante a introduit un recours devant le Tribunal administratif fédéral; elle a produit une pièce d’identité, un exemplaire original du mandat d’arrêt et des documents attestant son appartenance à Ginbot 7. Le 27 avril 2015, le Tribunal l’a déboutée de son recours, estimant que ses déclarations manquaient de crédibilité et qu’elles étaient en partie incohérentes et stéréotypées. Il a estimé, en particulier, qu’il était peu probable qu’après avoir reçu des menaces de la part de son compagnon, elle ait pris le risque de quitter l’Éthiopie en se rendant à l’aéroport et en présentant son propre passeport et ait par la suite fait renouveler son passeport à l’ambassade d’Éthiopie. Le Tribunal a estimé que le mandat d’arrêt n’avait aucune valeur probante déterminante compte tenu du manque de crédibilité de certains éléments importants des déclarations de la requérante. Il a jugé que le fait que la requérante ait été initialement réticente à produire ce document et qu’elle en ait ensuite produit un exemplaire original alors qu’elle avait affirmé que son frère ne disposait que d’une copie de ce mandat n’avait fait qu’ajouter aux doutes qui planaient déjà sur sa crédibilité. S’agissant des preuves de son appartenance à Ginbot 7, le Tribunal a estimé que leur valeur probante devait être fortement relativisée. Il a relevé qu’il ressortait de certains de ces documents que la requérante avait présenté une demande d’affiliation à Ginbot 7 alors qu’elle se trouvait déjà en Suisse et qu’au 23 septembre 2014, il lui restait encore plusieurs démarches à effectuer pour pouvoir devenir membre du parti. Selon un autre document, la requérante était membre de Ginbot 7 depuis le 18 août 2014, mais elle résidait à Bâle, alors qu’elle dit être entrée en Suisse le 4 septembre 2014.

2.4Le 22 juillet 2015, la requérante a introduit une demande de réexamen de la décision de l’Office fédéral des migrations en date du 17 novembre 2014, indiquant qu’elle n’avait pas communiqué certains éléments importants qui étaient à l’origine de son départ d’Éthiopie. Elle a déclaré que son compagnon l’avait violée à plusieurs reprises après avoir appris qu’elle était membre de Ginbot 7. Elle a également affirmé que, depuis son départ d’Éthiopie, elle avait été condamnée par un tribunal de première instance, qu’elle risquait d’être arrêtée à son arrivée en Éthiopie et que son ex-compagnon, qui travaillait encore pour les services de renseignement, la retrouverait immédiatement. Elle a également expliqué qu’elle avait été victime de mauvais traitements de la part de son employeur à Doubaï et a produit un certificat médical attestant qu’elle souffrait de troubles post-traumatiques. Le 18 septembre 2015, le Secrétariat d’État aux migrations a rejeté sa demande, concluant que le viol qu’elle affirmait avoir subi avait été commis alors que la requérante et son compagnon se disputaient, ce qui, d’après les constatations antérieures de l’Office fédéral des migrations et du Tribunal administratif fédéral, n’était pas crédible, et que les mauvais traitements que la requérante aurait subis à Doubaï étaient hors de propos dans le cadre de sa demande d’asile.

2.5Le 11 janvier 2016, la requérante a introduit une nouvelle demande d’asile, arguant d’un risque de persécution par les autorités éthiopiennes du fait des activités politiques qu’elle menait alors qu’elle se trouvait en exil. Le 20 janvier 2016, le Secrétariat d’État aux migrations a estimé que la nouvelle demande avait peu de chances d’aboutir étant donné que la requérante n’avait pas réussi jusqu’alors à démontrer l’existence d’un risque de persécution en Éthiopie, et parce qu’il ne ressortait pas de la nouvelle demande que les activités politiques menées par la requérante alors qu’elle vivait en exil avaient été fortement médiatisées, et qu’au surplus, il existait des doutes quant à l’authenticité du militantisme politique de l’intéressée, qui avait débuté après le rejet de sa première demande d’asile. Le Secrétariat a donc demandé à la requérante d’avancer la somme de 600 francs suisses aux fins du traitement de sa demande. Le 11 février 2016, il a déclaré la demande irrecevable, la requérante n’ayant pas avancé les frais requis. Le 24 février 2016, le Tribunal administratif fédéral a rejeté le recours introduit par la requérante contre les décisions du Secrétariaten date du 20 janvier 2016 et du 11 février 2016. Le 15 mars 2016, le Tribunal a toutefois annulé son jugement du 24 février 2016 et la décision rendue par le Secrétariat d’État aux migrations le 11 février 2016, la requérante ayant produit une preuve de paiement des frais demandés.

2.6Le 13 avril 2016, le Secrétariat d’État aux migrations a rejeté la deuxième demande d’asile présentée par la requérante. Il a indiqué que les autorités éthiopiennes s’intéressaient uniquement aux activités menées par des personnes exilées lorsque ces personnes étaient perçues comme une menace pour le système politique éthiopien. La requérante n’ayant pas prouvé, au cours de la première procédure d’asile, qu’elle était persécutée par les autorités éthiopiennes, le Secrétariat d’État aux migrations a conclu qu’il n’existait aucun motif de croire qu’elle avait été placée sous surveillance à son arrivée en Suisse. Il n’a pas davantage estimé qu’il existait des éléments portant à croire que les activités politiques menées par la requérante alors qu’elle vivait en exil avaient attiré l’attention des services de renseignement éthiopiens. Il a considéré que ces activités étaient d’une importance relative et exprimé des doutes quant à l’authenticité du militantisme de l’intéressée. Concernant l’appartenance présumée de la requérante à Ginbot 7, le Secrétariat a constaté que celle-ci n’occupait pas une place importante au sein de l’organisation et que la lettre attestant sa qualité de membre était une lettre type dans laquelle on s’était contenté d’insérer son nom. Le 8 février 2018, le Tribunal administratif fédéral a confirmé la décision du Secrétariat en date du 13 avril 2016. Le Tribunal a admis que la situation s’était aggravée en Éthiopie du point de vue politique et sur le plan des droits de l’homme ces dernières années, que les personnes soupçonnées d’avoir une attitude critique à l’égard du régime éthiopien étaient menacées d’arrestation et que certaines d’entre elles avaient été condamnées à de lourdes peines d’emprisonnement. Il a également relevé qu’en 2011, Ginbot 7 avait été désigné comme une organisation terroriste en Éthiopie et que, récemment, les autorités éthiopiennes s’étaient mises à surveiller plus étroitement les militants éthiopiens exilés en utilisant des logiciels sophistiqués. Le Tribunal a admis que les Éthiopiens qui s’engageaient activement dans des mouvements d’opposition à l’étranger ou sympathisaient avec ces mouvements pouvaient être identifiés et, s’ils retournaient en Éthiopie, repérés dès leur arrivée. Il a toutefois souligné que les services de renseignement éthiopiens s’attachaient à arrêter les personnes qui participaient à des activités contestataires relativement médiatisées et pouvaient être considérées comme une véritable menace potentielle pour le régime. Il a estimé que rien ne portait à croire que la requérante avait attiré l’attention des autorités éthiopiennes et risquait d’être considérée comme une menace pour le système politique éthiopien.

2.7Le 14 février 2018, le Secrétariat d’État aux migrations a informé la requérante qu’elle devrait quitter la Suisse d’ici au 15 mars 2018.

Teneur de la plainte

3.1La requérante affirme qu’en la renvoyant en Éthiopie, l’État partie commettrait une violation de l’article 3 de la Convention. Elle dit être une éminente militante des droits de l’homme et opposante au Gouvernement éthiopien en Suisse et être considérée comme telle en Éthiopie. Elle a des liens avec les plus hauts dirigeants des principaux groupes d’opposition éthiopiens et a été vue à leurs côtés en public, à la télévision et sur des photographies. Contrairement aux avis du Secrétariat d’État aux migrations et le Tribunal administratif fédéral, ses activités politiques ne sauraient être qualifiées de peu intensives. La requérante est une militante très en vue, engagée politiquement depuis des années. Elle a déjà été visée par les autorités éthiopiennes et est perçue comme représentant une menace concrète pour le système politique éthiopien.

3.2La requérante évoque un recours constant, systématique et massif à la torture en Éthiopie. Elle renvoie aux préoccupations exprimées par le Comité au sujet des nombreuses allégations persistantes et concordantes formulées concernant l’usage courant de la torture en Éthiopie. Elle soutient qu’étant donné la visibilité de ses activités politiques et sa qualité de membre actif de plusieurs groupes d’opposition, et compte tenu de la « rigueur » dont font preuve les autorités éthiopiennes dans les efforts qu’elles font pour réprimer l’opposition politique, elle courrait une risque réel, prévisible et imminent d’être victime de torture ou d’autres mauvais traitements si elle était renvoyée en Éthiopie. Elle affirme qu’elle faisait déjà beaucoup parler d’elle dans le milieu politique lorsqu’elle vivait en Éthiopie, et que sa visibilité n’a fait que croître depuis qu’elle réside en Suisse. Compte tenu du grand nombre de publications et de partages de contenu sur les médias sociaux, et des émissions qui ont été diffusées à la télévision nationale où l’on peut voir la requérante aux côtés de personnalités de l’opposition, les autorités éthiopiennes connaissent inévitablement ses activités politiques et son désaccord avec le régime en place.

3.3La requérante renvoie à la jurisprudence du Tribunal administratif fédéral, dont il ressort que celui-ci a reconnu que les activités politiques des Éthiopiens exilés sont surveillées et enregistrées dans des bases de données par les autorités éthiopiennes. Le Tribunal a retenu que les militants politiques risquaient d’être arrêtés en cas de renvoi en Éthiopie à moins qu’ils ne mettent ostensiblement de côté leurs opinions politiques. Le Tribunal a également reconnu que les autorités éthiopiennes surveillaient non seulement les activités des personnalités de l’opposition mais aussi celles de militants peu connus et qu’elles persécuteraient très probablement les militants renvoyés en Éthiopie après avoir demandé l’asile dans un autre pays. Enfin, la requérante renvoie aux arrêts du Tribunal administratif fédéral en date du 17 mars 2016 et du 13 juillet 2017, dans lesquels celui-ci a indiqué que les autorités éthiopiennes surveillaient désormais plus étroitement les militants politiques de l’étranger au moyen de logiciels modernes, que les personnes affiliées à Ginbot7 ou liés à l’Ethiopian Satellite Television& Radio étaient régulièrement la cible de cyberattaques et que les services de sécurité éthiopiens estimaient que les personnes affiliées à des mouvements d’opposition qui étaient renvoyées en Éthiopie étaient des opposants au régime.

3.4La requérante soutient qu’en cas de renvoi en Éthiopie, elle serait arrêtée dès son arrivée et placée en détention par le régime en place en tant que dissidente. Elle renvoie à de « nombreux récits » de membres de l’opposition qui ont été arrêtés à leur arrivée en Éthiopie. Elle cite, à titre d’exemple, le cas de MereraGudina et renvoie également à des rapports émanant d’organisations non gouvernementales, des autorités publiques et des médias dont il ressort que les autorités éthiopiennes invoquent la législation relative à la lutte contre le terrorisme pour réprimer les dissidents, harcèlent et arrêtent les membres de l’opposition, torturent et maltraitent les détenus, et s’en prennent en particulier aux membres de Ginbot7. Elle affirme que, selon la législation éthiopienne, le simple fait de soutenir moralement une personne soupçonnée de terrorisme est passible de lourdes peines d’emprisonnement. Selon le Ministère de l’intérieur du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord, les personnes qui sont membres de Ginbot 7 ou qui sont perçues comme tels peuvent faire l’objet de mesures de surveillance, être harcelées, arrêtées et mises en prison, où elles risquent d’être détenues au secret, torturées et soumises à d’autres sévices, ou même d’être victimes d’une exécution extrajudiciaire. La requérante indique qu’en 2009, déjà, un grand nombre de membres de Ginbot 7 avaient été arrêtés sur le fondement de la loi relative à la lutte contre le terrorisme. La plupart avaient été condamnés à la réclusion criminelle à perpétuité et certains, à la peine capitale. En 2011 et 2012, le Gouvernement éthiopien a arrêté un grand nombre de journalistes et de dissidents, notamment des membres de Ginbot 7. Certains membres de l’opposition, parmi lesquels 16 Éthiopiens exilés, ont été condamnés à des peines allant de huit années d’emprisonnement à la réclusion criminelle à perpétuité. L’Éthiopie invoque des contacts présumés avec Ginbot 7 pour emprisonner les dissidents sur le fondement d’allégations de terrorisme. La requérante affirme qu’en juin 2014, AndargachewTsege, Secrétaire général de Ginbot 7, a été arrêté au Yémen et emmené en Éthiopie, où il a été torturé par les services de sécurité éthiopiens. La situation s’est aggravée dernièrement pour l’opposition en Éthiopie, puisque les pouvoirs publics arrêtent, détiennent, harcèlent et torturent désormais les personnes qui critiquent le Gouvernement. L’Éthiopie a également invoqué les règlements d’exception pour restreindre la liberté de réunion. La requérante fait observer que, selon une évaluation de la sécurité publiée par Jane’s Sentinel en juin 2017, il est peu probable que l’on observe un assouplissement des mesures répressives visant l’opposition en Éthiopie. Elle avance que l’incarcération de son frère est de nature à étayer sa crainte d’être arrêtée.

Observations de l’État partie sur la recevabilité et le fond

4.1Dans une note en date du 19septembre 2018, l’État partie a soumis ses observations sur la recevabilité et le fond de la communication.

4.2Pour ce qui est de la recevabilité, l’État partie fait observer que la requérante n’a pas introduit de recours contre la décision du Secrétariat d’État aux migrations en date du 18septembre 2015, par laquelle celui-ci avait rejeté la demande qu’elle avait présentée aux fins du réexamen de sa première demande d’asile. La requérante n’a donc pas épuisé les voies de recours internes qui lui étaient ouvertes.

4.3Concernant le fond, l’État partie s’appuie sur les éléments énoncés par le Comité au paragraphe 49 de son observation générale no4 (2017), ainsi que sur la pratique du Comité pour démontrer que les décisions des autorités nationales sont conformes à l’article 3 de la Convention.

4.4S’agissant des preuves de l’existence d’un ensemble de violations systématiques des droits de l’homme, graves, flagrantes ou massives, l’État partie fait valoir que cet élément ne permet pas, en soi, de conclure que l’intéressée risquerait d’être torturée si elle retournait dans son pays d’origine. Le risque doit être prévisible, réel et personnel. L’existence d’un tel risque doit être apprécié selon des éléments qui ne se limitent pas à de simples supputationsou soupçons. L’État partie est conscient que des préoccupations subsistent quant à la situation des droits de l’homme en Éthiopie et que le recours à la torture semble yêtre fréquent. Il soutient que la requérante n’a pas montré en quoi les cas d’arrestation et de détention mentionnés dans sa communication étaient analogues à sa propre situation et pourquoi ces cas impliqueraient l’existence d’une menace pour sa personne. Il fait observer que MM.Gudina et Tsege comptent parmi les personnalités influentes de l’opposition politique et qu’ils sont par conséquent très en vue. Leur situation n’est en aucun cas comparable à celle de la requérante. Celle-ci n’a pas présenté d’éléments suffisants pour conclure qu’elle courrait personnellement un risque réel et prévisible d’être torturée en cas de renvoi en Éthiopie. L’État partie fait observer, en outre, que la situation en Éthiopie a évolué à différents égards. L’état d’urgence décrété en février 2018 a été officiellement levé en juin 2018 ; le Premier Ministre par intérim, Abiy Ahmed, a conclu un traité de paix avec l’Érythrée et des centaines de prisonniers politiques, parmi lesquels M.Gudina, ont été remis en liberté.

4.5L’État partie fait observer que la requérante ne prétend pas avoir déjà été torturée ou soumise à de mauvais traitements par des agents du Gouvernement éthiopien. Au cours de l’entretien du 17 septembre 2014, elle a affirmé que, lorsque son compagnon avait appris qu’elle était membre de Ginbot 7, il l’avait battue, menacée de mort et forcée à dénoncer les membres du parti. Dans la demande de réexamen de sa demande d’asile qu’elle a soumise le 22 juillet 2015, elle affirmait que son compagnon l’avait violée à de nombreuses reprises. Les allégations de la requérante selon lesquelles elle aurait subi de mauvais traitements en Éthiopie n’ont pas changé au cours de la procédure. Elles sont stéréotypées et insuffisamment fondées. La requérante n’apporte aucune preuve émanant de sources indépendantes démontrant que son compagnon lui a infligé les mauvais traitements dont elle se dit victime.

4.6Concernant la participation de la requérante à des activités politiques en Éthiopie, l’État partie indique qu’au cours de la première procédure d’asile, l’Office fédéral des migrations et le Tribunal administratif fédéral ont établi que la requérante n’avait pas produit d’élément crédible de nature à étayer sa crainte d’être persécutée pour des raisons politiques par les autorités éthiopiennes. La requérante n’avait pas démontré qu’elle était effectivement visée par un mandat d’arrêt, que sa famille avait reçu des menaces et que son frère avait été arrêté. Dans sa décision du 17novembre 2014, qui a été confirmée par le Tribunal administratif fédéral le 27avril 2015, l’Office a conclu que les allégations de la requérante n’étaient pas étayées par des éléments réels, concrets et précis. Rien ne porte à croire qu’avant son départ d’Éthiopie, la requérante était considérée comme une dissidente politique. Il n’y a donc aucune raison de croire qu’à son arrivée en Suisse, elle avait été placée sous surveillance par les autorités éthiopiennes.

4.7S’agissant des activités politiques des ressortissants éthiopiens résidant en Suisse, l’État partie rappelle les décisions antérieures du Comité, dont il ressort que les activités politiques menées par un Éthiopien qui vit en exil ne constituent pas en soi une raison suffisante pour établir que celui-ci serait exposé à un risque sérieux de torture en cas de renvoi dans son pays d’origine, sauf s’il mène des activités de nature idéologique et politique suffisamment en vue pour attirer l’attention des autorités éthiopiennes. L’État partie confirme que les services de sécurité éthiopiens se sont mis, récemment, à surveiller plus étroitement les opposants politiques exilés au moyen de technologies modernes de l’information. Il est à supposer que les Éthiopiens qui sont activement engagés dans des mouvements d’opposition à l’étranger peuvent être identifiés et qu’ils sont repérés par les services de sécurité éthiopiens dès leur arrivée à l’aéroport. L’État partie fait toutefois observer que les services de sécurité éthiopiens s’intéressent non pas aux personnes qui participent à des mouvements de protestation politique de petite envergure, mais à celles qui exercent des fonctions ou mènent des activités qui les élèvent au rang d’opposants politiques de premier plan, susceptibles de menacer le régime en place et dont les activités vont au-delà du simple mouvement de protestation sans grand retentissement. Il relève que de nombreuses manifestations politiques sont organisées par l’opposition éthiopienne en Suisse et que des photos de groupe, sur lesquelles figurent parfois des centaines de personnes, sont diffusées dans les médias. Même si les autorités éthiopiennes sont au courant de ces activités, elles ne peuvent pas identifier et placer sous surveillance chaque participant. En outre, les autorités éthiopiennes doivent savoir que de nombreux Éthiopiens vivant en Suisse pour des raisons économiques cherchent à obtenir une carte de résident de longue durée en participant aux manifestations de l’opposition. Les pouvoirs publics éthiopiens ne cherchent à identifier que les personnes dont les activités sont perçues comme représentant une menace concrète pour le système politique en place.

4.8L’État partie estime qu’en l’espèce, rien ne porte à croire que la requérante ait une visibilité particulière du fait des activités qu’elle mène en Suisse. Ni ses déclarations ni les preuves qu’elle a produites devant le Comité ne suffisent pour conclure qu’elle exerce des responsabilités politiques ou assume des tâches publiques qui impliquent des responsabilités. Ses activités politiques sont mineures. La requérante n’est nullement désignée dans les registres commerciaux de l’Ethiopian Human RightsandDemocracyTask Force in Switzerland et de l’Association des Éthiopiens en Suisse comme faisant partie du bureau exécutif de l’une ou l’autre de ces organisations. Les lettres attestant l’appartenance de la requérante à Ginbot 7, à l’Ethiopian Human Rights and DemocracyTask Force in Switzerlandet à l’Association des Éthiopiens en Suisse ne prouvent pas que les autorités éthiopiennes s’intéressent à la requérante. Les lettres de Ginbot 7 et de l’Association ne donnent aucun renseignement sur les activités qui seraient effectivement menées par la requérante mais consistent plutôt en des textes types quicomportent des informations d’ordre général qui ne démontrent en rien que la requérante a mené telle ou telle activité particulière. Dans la lettre de Ginbot 7, il est même fait référence à la requérante au masculin. Même s’il est indiqué dans la lettre de l’Ethiopian Human RightsandDemocracyTask Force in Switzerlandque la requérante est un membre fondateur du groupe de militantes, ses responsabilités au sein de l’organisation sont décrites de façon très générale et il ne semble pas qu’elle ait eu une visibilité particulière auprès du public. Les allégations de la requérante selon lesquelles elle s’était mise en avant au cours de manifestations publiques et aurait eu des contacts avec des personnalités de l’opposition sont d’ordre très général. Les photos produites par la requérante ne montrent pas que celle-ci s’est démarquée des autres manifestants et du cercle anonyme des participants. Ses photos privées avec Obang Meto, BezunehTsige et Berhanu Nega ne sont pas en ligne. Concernant la diffusion sur Facebook et YouTube de photos et de vidéos de mouvements de protestation et autres manifestations publiques auxquels la requérante a participé, l’État partie souligne que même si les autorités éthiopiennes doivent avoir connaissance de ces manifestations, il n’est pas certain qu’elles aient identifié précisément la requérante. Quand bien même ce serait le cas, il n’y a aucune raison de croire qu’elles s’intéressent à la requérante et pensent que celle-ci appartient au « noyau dur » de l’opposition. L’État partie conclut que la requérante ne saurait être considérée comme une menace pour le régime éthiopien en raison des activités qu’elle mène en Suisse. Ces activités sont trop mineures pour permettre d’étayer l’argument selon lequel l’auteure courrait personnellement un risque réel et sérieux d’être victime de torture si elle était renvoyéeen l’Éthiopie.

4.9L’État partie soutient qu’une allégation de risque de torture n’est pas étayée si la personne qui la formule ne donne aucune précision sur des points essentiels et, partant, ne démontre pas qu’elle a véritablement vécu les événements qu’elle décrit. Une allégation n’est pas jugée crédible lorsqu’elle est contraire à la logique et à l’expérience générale sur des points essentiels. Les autorités compétentes en matière d’asile ont conclu que le récit fait par la requérante des circonstances entourant son départ d’Éthiopie, l’obtention de son visa pour la Suisse, le renouvellement de son passeport à Doubaï et la perte de son passeport n’était pas crédible. Il est illogique et contraire à l’expérience générale que la requérante, en toute connaissance des risques qu’elle courait, ait laissé les prospectus de Ginbot 7 à la vue de tous sur son lieu de travail. Il n’est pas non plus crédible qu’après avoir découvert que la requérante était membre du mouvement d’opposition, l’avoir menacée et maltraitée et lui avoir interdit de quitter son domicile, son compagnon l’ait laissée sans surveillance, ce qui lui avait permis de s’échapper, mais l’ait par la suite dénoncée aux autorités.

Commentaires de la requérante sur les observations de l’État partie

5.1Dans des commentaires datés du 13 mai 2019, la requérante soutient que, bien que la situation se soit améliorée de manière générale en Éthiopie ces derniers mois depuis l’élection du nouveau Premier Ministre, M. Ahmed, il est impossible de prédire si les efforts faits par les autorités éthiopiennes pour amorcer une réconciliation avec l’opposition seront durables et couronnés de succès. Le Tribunal administratif fédéral a estimé dans plusieurs arrêts récents qu’en dépit des progrès réalisés, la situation en Éthiopie restait préoccupante et était encore loin d’être stable. On ignore si le nouveau Premier Ministre pourra continuer d’occuper ses fonctions, sachant qu’il a déjà été l’objet d’une tentative d’assassinat en juin 2018. La situation tendue et en partie contradictoire observée en Éthiopie est décrite dans un rapport du Service danois de l’immigration, dans lequel on peut lire qu’en dépit des améliorations constatées, des cas de détention motivée par des considérations politiques continuent d’être signalés et qu’un grand nombre de prisonniers politiques n’ont toujours pas été libérés.

5.2La requérante conteste l’argument de l’État partie selon lequel son récit des mauvais traitements qui lui ont été infligés par son ex-compagnon serait stéréotypé et insuffisamment fondé. Elle a informé l’Office fédéral des migrations qu’elle était déjà un membre actif de Ginbot 7 lorsqu’elle se trouvait en Éthiopie, que son compagnon d’alors, qui était agent de renseignement, l’avait menacée, battue et violée à plusieurs reprises après avoir appris qu’elle était membre du parti, et qu’elle avait donc été contrainte de quitter le pays. Les déclarations qu’elle a faites aux autorités compétentes en matière d’asile étaient précises et cohérentes.

5.3La requérante affirme que les éléments de preuve qu’elle a joints à sa communication montrent clairement qu’elle est très active au sein de la communauté éthiopienne en Suisse et qu’elle s’élève contre les violations des droits de l’homme commises dans son pays d’origine. Elle est membre du Comité exécutif de l’Ethiopian Human RightsandDemocracyTask Force et représente l’organisation dans le canton de Lucerne. Le nom de la plupart des membres du Comité exécutif ne figure pas sur le registre commercial. L’organisation a attesté sa qualité de membre dans une lettre datée du 20février 2018 et a décrit ses activités en détail, indiquant qu’elle participait activement à la prise de décisions et à la promotion de l’organisation, de façon générale, ainsi que de différentes manifestations à Lucerne. Les tâches effectuées par le groupe de femmes, dont la requérante est un membre fondateur, sont présentées de façon détaillée, et consistent par exemple en soutenir les manifestations de l’organisation en préparant des plats et des boissons et en collectant des fonds pour le compte de celle-ci. Les activités de la requérante ne sauraient donc être considérées comme mineures. La requérante connaît de nombreuses personnalités de l’opposition et a participé à d’innombrables réunions, manifestations et forums. On trouve aisément sur Internet des photos et des vidéos de ces manifestations où apparaît la requérante. La participation régulière et active de la requérante peut être repérée sans peine par les autorités éthiopiennes, qui, comme l’admet l’État partie, ont redoublé d’efforts pour rechercher les dissidents. Cette situation n’a guère évolué depuis le changement de pouvoir en 2018.

5.4La requérante souligne que l’Organisation suisse d’aide aux réfugiés, une organisation non gouvernementale, a récemment fait savoir que le Service national éthiopien de renseignement et de sécurité surveillait étroitement les ressortissants éthiopiens résidant à l’étranger, qu’ils aient ou non une visibilité particulière dans le cadre de mouvements d’opposition. Le simple fait d’exprimer de la sympathie à l’égard de l’opposition politique pouvait suffire. En outre, certains éléments tendent à montrer qu’alors même que certains groupes ont été légalisés, le Service de renseignement et de sécurité continue de surveiller les Éthiopiens de l’étranger pour savoir s’il se crée des nouveaux groupes d’opposition au Gouvernement.

Observations complémentaires de l’État partie

6.Le 14mai 2019, l’État partie a fait savoir au Comité que les commentaires de la requérante en date du 13mai 2019 ne comportaient aucun élément nouveau et qu’il maintenait sa position, énoncée dans ses observations du 19septembre 2018.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

7.1Avant d’examiner tout grief formulé dans une communication, le Comité doit déterminer s’il est recevable au regard de l’article 22 de la Convention. Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément à l’article 22 (par. 5 a)) de la Convention, que la même question n’a pas été examinée et n’est pas actuellement examinée par une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

7.2Conformément à l’article 22 (par. 5 b)) de la Convention, le Comité n’examine aucune communication d’un particulier sans s’être assuré que celui-ci a épuisé tous les recours internes disponibles. Il note que, selon l’État partie, la requérante n’a pas introduit de recours contre la décision du 18septembre 2015 par laquelle le Secrétariat d’État aux migrations avait rejeté sa demande de réexamen de sa première demande d’asile compte tenu de l’existence de nouveaux éléments. Il note, en revanche, qu’il n’est pas contesté que la requérante a épuisé toutes les voies de recours internes qui lui étaient ouvertes contre la décision du 17novembre 2014 par laquelle l’Office fédéral des migrations avait rejeté sa première demande d’asile, et la décision du 13avril 2016 par laquelle le Secrétariat d’État aux migrations l’avait déboutée de sa deuxième demande d’asile. Le Comité estime donc que les dispositions de l’article 22 (par. 5 b)) de la Convention ne l’empêchent pas d’examiner la communication.

7.3Ne voyant aucun autre obstacle à la recevabilité, le Comité déclare la requête recevable et procède à son examen au fond.

Examen au fond

8.1Conformément à l’article 22 (par. 4) de la Convention, le Comité a examiné la présente communication en tenant compte de toutes les informations que lui ont communiquées les parties.

8.2Le Comité doit déterminer si l’expulsion forcée de la requérante vers l’Éthiopie constituerait une violation de l’obligation incombant à l’État partie en vertu de l’article 3 de la Convention de ne pas expulser ou refouler une personne vers un autre État où il y a des motifs sérieux de croire qu’elle risquerait d’être soumise à la torture ou à d’autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants. Il note que l’interdiction de la torture est absolue et non susceptible de dérogation et qu’aucune circonstance exceptionnelle ne saurait être invoquée par un État partie pour justifier des actes de torture.

8.3Le Comité doit apprécier s’il existe des motifs sérieux de croire que la requérante risquerait personnellement d’être soumise à la torture si elle était renvoyée en Éthiopie. Pour ce faire, conformément à l’article 3 (par. 2) de la Convention, il doit tenir compte de tous les éléments pertinents, y compris l’existence éventuelle d’un ensemble de violations systématiques des droits de l’homme graves, flagrantes ou massives.Le Comité rappelle toutefois que le but d’une telle analyse est de déterminer si la personne intéressée courrait personnellement un risque prévisible et réel d’être soumise à la torture dans le pays où elle serait renvoyée. Il s’ensuit que l’existence, dans un pays, d’un ensemble de violations systématiques des droits de l’homme, graves, flagrantes ou massives ne constitue pas en soi une raison suffisante pour établir qu’une personne donnée risquerait d’être soumise à la torture à son retour dans ce pays. Il doit exister des motifs supplémentaires donnant à penser que cette personne courrait personnellement un risque. Inversement, l’absence d’un ensemble de violations flagrantes et systématiques des droits de l’homme ne signifie pas qu’une personne ne puisse pas être soumise à la torture dans la situation particulière qui est la sienne.

8.4Le Comité rappelle son observation générale no 4 (2017), selon laquelle l’obligation de non-refoulement existe chaque fois qu’il y a des « motifs sérieux » de croire qu’une personne risquerait d’être soumise à la torture dans un État vers lequel elle doit être expulsée, que ce soit à titre individuel ou en tant que membre d’un groupe susceptible d’être torturé dans l’État de destination. Le Comité rappelle que, comme il l’a indiqué dans cette même observations générale, des « motifs sérieux » existent chaque fois que le risque de torture est « prévisible, personnel, actuel et réel » (par. 11). Les facteurs de risque personnel peuvent inclure, notamment : a) l’affiliation politique ou les activités politiques du requérant ou des membres de sa famille ; b) les actes de torture subis antérieurement; c) la fuite clandestine du pays d’origine comme suite à des menaces de torture ; d) la violence à l’égard des femmes, notamment le viol (par. 45).

8.5Le Comité rappelle que la charge de la preuve repose sur l’auteur de la communication, qui doit présenter des arguments défendables, c’est-à-dire montrer de façon détaillée qu’il courrait personnellement un risque prévisible, actuel et réel d’être soumis à la torture. Toutefois, lorsque le requérant se trouve dans une situation dans laquelle il n’est pas en mesure de donner des précisions, par exemple, lorsqu’il a démontré qu’il n’avait pas de possibilité d’obtenir les documents concernant ses allégations de torture ou lorsqu’il est privé de sa liberté, la charge de la preuve est inversée et il incombe à l’État concerné d’enquêter sur les allégations et de vérifier les renseignements sur lesquels est fondée la requête. Le Comité accorde un poids considérable aux constatations de fait des organes de l’État partie intéressé, mais il n’est pas tenu par ces constatations. Il s’ensuit qu’il apprécie librement les informations dont il dispose, conformément à l’article 22 (par. 4) de la Convention, compte tenu de toutes les circonstances pertinentes pour chaque cas.

8.6Le Comité prend note des allégations de la requérante selon lesquelles elle risquerait d’être arrêtée et torturée si elle retournait en Éthiopie, en raison des activités qu’elle mène en sa qualité de membre d’organisations d’opposition politique en Éthiopie et en Suisse. Il note que, pour étayer ses allégations, la requérante s’appuie essentiellement sur des rapports sur la situation des droits de l’homme en Éthiopie et sur la jurisprudence du Tribunal administratif fédéral. Il note également que la requérante est convaincue que les autorités compétentes en matière d’asile ont commis une erreur dans leur appréciation du risque de persécution qu’elle court. Il note en outre que l’État partie ne conteste pas que les dissidents politiques risquent d’être arrêtés et torturés en Éthiopie, mais estime que la requérante n’a pas démontré qu’elle courrait personnellement un risque de torture prévisible et réel en cas de retourforcé en Éthiopie. Il prend note de l’argument de l’État partie selon lequel le récit fait par la requérante des persécutions qu’elle aurait subies en Éthiopie n’est pas crédible et les activités politiques de celle-ci sont trop mineures pour attirer l’attention des autorités éthiopiennes. Il relève également que, d’après l’État partie, la situation des droits de l’homme en Éthiopie a commencé à s’améliorer en 2018, ce que la requérante ne conteste pas.

8.7Le Comité note que la requérante n’apporte aucun élément de nature à étayer les allégations selon lesquelles elle aurait été soumise à la torture ou à de mauvais traitements en Éthiopie, et que l’État partie a relevé des contradictions dans les déclarations faites par la requérante concernant le traitement que lui aurait infligé son ex-compagnon. Il rappelle en outre que les mauvais traitements subis dans le passé ne sont que l’un des éléments à prendre en compte aux fins de l’appréciation du risque de violation de l’article 3 de la Convention. Cette appréciation a essentiellement pour but de déterminer si la personne concerné courrait actuellement le risque d’être soumise à la torture à son retour dans son pays d’origine. Le fait que la requérante ait été victime de mauvais traitements par le passé ne signifie pas nécessairement qu’elle risquerait encore d’être torturée en cas de renvoi en Éthiopie.

8.8Le Comité note que la requérante ne prétend pas que les autorités éthiopiennes ont tenté de l’empêcher de quitter le pays. La requérante n’a pas davantage produit d’éléments montrant que les autorités éthiopiennes, par exemple la police ou d’autres services de sécurité, étaient à sa recherche. En outre, en 2012, elle a pu renouveler son passeport à l’ambassade d’Éthiopie à Doubaï. Le Comité constate qu’elle n’a donné aucune explication, ni apporté aucun élément de nature à étayer l’argument invoqué auprès des autorités nationales selon lequel elle ferait l’objet d’un mandat d’arrêt émis par les autorités éthiopiennes et aurait été condamnée par défaut par la justice éthiopienne. Elle n’a pas davantage apporté d’élément à l’appui de son allégation selon laquelle son frère avait été incarcéré en Éthiopie en raison des activités politiques qu’elle menait.

8.9Le Comité rappelle que, pour apprécier le risque de violation de l’article 3 de la Convention, il est utile de déterminer si la personne qui a soumis la requête a mené, dans l’État concerné ou à l’étranger, des activités politiques ou autres qui font qu’elle serait vraisemblablement exposée au risque d’être soumise à la torture si elle était renvoyée vers l’État en question. Il rappelle que, d’une manière générale, c’est aux autorités des États parties à la Convention qu’il appartient d’apprécier les faits et les éléments de preuve dans une affaire donnée afin de déterminer l’existence d’un risque de persécution. Il ressort des informations dont est saisi le Comité que les autorités suisses ont pris en considération les éléments produits par la requérante et estimé que celle-ci n’avait pas été persécutée par les autorités éthiopiennes avant de quitter l’Éthiopie, et que ses activités politiques avaient débuté en Suisse et n’étaient pas une visibilité suffisante pour attirer l’attention des autorités éthiopiennes. En l’espèce, le Comité observe que l’Office fédéral des migrations et le Secrétariat d’État aux migrations ont tous deux examiné de façon approfondie les allégations de la requérante et les éléments de preuve produits par celle-ci à l’appui de ses dires. Bien que la requérante conteste les constatations de fait des autorités de l’État partie, elle n’a pas démontré que celles-ci étaient arbitraires ou manifestement erronées, ou qu’elles avaient constitué un déni de justice.

8.10Le Comité souligne que, selon l’article 3 (par. 2) de la Convention, pour déterminer s’il y a des motifs de croire qu’une personne risquerait d’être torturée en cas de renvoi dans un autre État, les autorités compétentes doivent tenir compte de l’existence, dans l’État intéressé, d’un ensemble de violations systématiques des droits de l’homme, graves, flagrantes ou massives, notamment de harcèlement et de violences visant des minorités. Il rappelle cependant que l’existence, dans le pays d’origine du requérant, d’un ensemble de violations des droits de l’homme ne constitue pas en soi un motif suffisant pour établir que celui-ci courrait personnellement le risque d’être soumis à la torture à son retour dans ce pays. Dès lors, le simple fait que des violations des droits de l’homme soient commises en Éthiopie ne constitue pas, en soi, un motif suffisant pour conclure que l’expulsion de la requérante vers ce pays constituerait une violation de l’article 3 de la Convention. En l’espèce, le Comité constate qu’il ressort du dossier que les autorités de l’État partie ont tenu compte des informations pertinentes d’ordre général dans le cadre de l’examen des demandes d’asile présentées par la requérante. S’agissant des allégations de la requérante selon lesquelles son appartenance à Ginbot 7 et à d’autres organisations d’opposition et le fait qu’elle soit apparue dans des émissions de télévision diffusées par l’Ethiopian Satellite Television& Radio lui feraient courir le risque d’être arrêtée et torturée par les services secrets éthiopiens, le Comité prend note de l’amélioration de la situation des droits de l’homme en Éthiopie depuis 2018, notamment de la remise en liberté de prisonniers politiques, de la dépénalisation de mouvements d’opposition et de l’amnistie accordée à des membres exilés de groupes d’opposition politique, à des journalistes et à des médias, et du retour de ceux-ci dans le pays. Il observe en particulier qu’en 2018, Ginbot 7 a été retiré de la liste des organisations terroristes établie par le Gouvernement, son Secrétaire général, AndargachewTsege, a été gracié, son dirigeant Berhanu Nega est retourné en Éthiopie après l’abandon des poursuites intentées contre lui et l’Ethiopian Satellite Television & Radio a rouvert ses bureaux à Addis‑Abeba. Il prend également note des informations selon lesquelles Ginbot 7 s’est dissout pour intégrer, en mai 2019, le parti politique Ethiopian Citizens for Social Justice. Cela étant, le Comité constate que des arrestations et des détentions de personnalités de l’opposition en vue continuent de se produire, en particulier dans le contexte des récentes élections nationales. Cependant, tout en étant conscient que la situation actuelle des droits de l’homme en Éthiopie en ce qui concerne l’opposition politique peut encore être préoccupante, le Comité considère que la requérante n’a produit aucune élément de preuve montrant qu’elle serait personnellement visée et soumise à la torture ou à des mauvais traitements par les autorités de l’État partie si elle était renvoyée en Éthiopie.

9.Compte tenu de ce qui précède et de toutes les informations que lui ont communiquées les parties, le Comité estime que la requérante n’a pas suffisamment démontré qu’il existait des motifs sérieux de croire que son renvoi en Éthiopie l’exposerait personnellement à un risque de torture réel et prévisible et serait donc contraire à l’article 3 de la Convention.

10.Le Comité, agissant en vertu du paragraphe 7 de l’article 22 de la Convention, conclut que l’expulsion de la requérante vers l’Éthiopie par l’État partie ne constituerait pas une violation de l’article 3 de la Convention.