Nations Unies

CAT/C/71/D/883/2018

Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants

Distr. générale

27 août 2021

Français

Original : anglais

Comité contre la torture

Décision adoptée par le Comité au titre de l’article 22 de la Convention, concernant la communication no 883/2018 * , **

Communication présentée par :

V. M., G. M., S. M. et T. M. (représentés par un conseil, Robert Nyström)

Victime(s) présumée(s) :

Les requérants

État partie :

Suède

Date de la requête :

31 août 2018 (date de la lettre initiale)

Références :

Décision prise en application des articles 114 et 115 du règlement intérieur du Comité, communiquée à l’État partie le 23 janvier 2019 (non publiée sous forme de document)

Date de la présente décision :

19 juillet 2021

Objet :

Expulsion vers l’Arménie

Question(s) de procédure :

Griefs insuffisamment étayés

Question(s) de fond :

Risque pour la vie ou risque de torture ou de traitement inhumain ou dégradant en cas d’expulsion vers le pays d’origine (non‑refoulement)

Article(s) de la Convention :

3

1.1Les requérants sont V. M., né en 1982, sa femme G. M., née en 1988, et leurs enfants T. M. et S. M., tous de nationalité arménienne. Leurs demandes d’asile ont été rejetées par la Suède. Les requérants affirment que leur expulsion vers l’Arménie constituerait une violation des droits qu’ils tiennent de l’article 3 de la Convention. Ils sont représentés par un conseil.

1.2Le 3 septembre 2018, en application de l’article 114 (par. 1) de son règlement intérieur, le Comité, agissant par l’intermédiaire de son rapporteur chargé des nouvelles requêtes et des mesures provisoires de protection, a prié l’État partie de ne pas expulser les requérants tant que la communication serait à l’examen.

Rappel des faits présentés par les requérants

2.1Le requérant, V. M., est d’origine azerbaïdjanaise. En 2008, il vivait en Arménie avec sa femme. Il a aidé son cousin journaliste, qui lui avait demandé de remettre à une tierce personne une cassette vidéo montrant des actes de violence dont avaient été victimes des opposants politiques lors d’une manifestation cette année-là. Il était censé déposer la cassette à un endroit donné pour qu’une tierce personne puisse la récupérer, mais la personne n’est jamais venue et la cassette semble avoir disparu. Le lendemain, des policiers se sont présentés au domicile de V. M. et l’ont accusé d’avoir la cassette en sa possession. Ils l’ont interrogé et malmené dans sa maison pendant plusieurs heures. Ils sont ensuite revenus au domicile de V. M. à plusieurs reprises, l’ont interrogé et l’ont malmené avant de le placer en détention. En raison de ces événements, V. M. et sa femme G. M. ont été contraints de quitter l’Arménie. Étant donné que des policiers étaient impliqués dans l’agression, ils ont pensé qu’ils n’obtiendraient pas de protection en Arménie et que toute procédure judiciaire qui s’ensuivrait ne serait pas efficace.

2.2En 2008, le requérant et sa femme ont fui en Ukraine, où ils ont obtenu des permis de travail. En 2014, la guerre a éclaté dans le pays, et V. M. a été mobilisé. Il a refusé de prendre les armes et a alors été considéré comme déserteur. Il a été contraint de fuir de nouveau, avec sa femme et son fils, né en Ukraine, cette fois pour rejoindre la Suède. Les requérants ne précisent pas la date de leur arrivée en Suède.

2.3Le 4 janvier 2015, la famille a déposé une demande d’asile en Suède. Le 9 octobre 2015, leur fille est née en Suède, et une demande d’asile à son nom a été déposée le 27 octobre 2015. Dans leur demande, les requérants ont affirmé qu’ils ne pouvaient pas retourner en Arménie, car ils craignaient d’être persécutés en raison de leurs opinions politiques supposées, et notamment parce qu’ils auraient eu en leur possession une cassette vidéo montrant des policiers faire un usage abusif de la force contre des manifestants.

2.4Le 4 septembre 2017, l’Office suédois des migrations a rejeté les demandes d’asile de la famille et a décidé de l’expulser vers l’Arménie. Il a estimé que la famille pouvait obtenir la protection des autorités arméniennes, car les violences avaient été commises par des policiers agissant en dehors de leurs compétences. Il a en outre considéré que la famille devait pouvoir saisir les tribunaux arméniens pour obtenir une protection. La famille a contesté la décision devant le Tribunal des migrations et a sollicité que soit tenue une audience, ce qui lui a été refusé.

2.5Le 12 avril 2018, le Tribunal a rejeté le recours. Il n’a pas remis en cause le fait que le requérant avait été victime de violences policières, mais a estimé que la famille pouvait obtenir une protection en Arménie. Les requérants ont demandé l’autorisation de former un recours contre cette décision devant la Cour d’appel des migrations, mais, le 16 mai 2018, cette juridiction a refusé de leur accorder l’autorisation d’interjeter appel. Ni l’Office suédois des migrations ni le Tribunal des migrations n’ont remis en question le récit des requérants.

2.6Les requérants ont en outre affirmé que le 8 mars 2018, deux policiers s’étaient rendus à leur domicile familial en Arménie pour demander où se trouvait V. M. La mère de V. M. a en outre été contactée par téléphone à plusieurs reprises par des inconnus, qui lui ont demandé où se trouvait son fils. Elle a également remarqué que des individus traînaient autour de sa maison et a reconnu parmi eux un policier qui travaillait dans le quartier.

Teneur de la plainte

3.1Selon les requérants, il existe en Arménie un ensemble de violations graves et systématiques des droits de l’homme, dirigées en particulier contre les journalistes et les opposants, qui sont particulièrement exposés aux persécutions et aux violences de la part de la police. Les requérants font valoir qu’en Arménie, les victimes de violences policières ne disposent pas de recours utiles et que la police agit en toute impunité. Ils affirment donc qu’ils ne pourraient pas obtenir une protection de la part des autorités s’ils étaient renvoyés en Arménie.

3.2Les requérants affirment que leur expulsion vers l’Arménie constituerait une violation des droits qu’ils tiennent de l’article 3 de la Convention, car ils courraient personnellement un risque réel d’être persécutés, torturés et maltraités à leur retour. Ils soulignent que ce risque existe puisque le père est toujours recherché par la police et que la famille ne pourrait pas obtenir une protection de la part des autorités.

Observations de l’État partie sur la recevabilité et sur le fond

4.1Le 24 avril 2019, l’État partie a indiqué que l’affaire des requérants avait été examinée au regard de la loi sur les étrangers de 2005. Les autorités de l’immigration, après examen des faits, ont conclu que les requérants n’avaient pas démontré qu’ils avaient besoin de protection.

4.2L’État partie a produit ses propres traductions des documents afférents aux procédures menées devant les autorités suédoises de l’immigration afin d’exposer le raisonnement qui l’a amené à décider d’expulser les requérants. Au vu des constatations faites, les requérants n’ont pas besoin de protection et peuvent être expulsés vers l’Arménie. L’État partie a rappelé que les premier, deuxième et troisième requérants avaient déposé une demande d’asile le 4 janvier 2015 et que la demande d’asile de la quatrième requérante, née en Suède le 9 octobre 2015, avait été déposée le 27 octobre 2015. Leurs demandes d’asile ont été rejetées le 4 septembre 2017. Les requérants ont formé un recours contre cette décision devant le Tribunal des migrations, qui les a déboutés le 12 avril 2018. Le 16 mai 2018, la Cour administrative d’appel de l’immigration a refusé de leur accorder l’autorisation de faire appel, rendant la décision d’expulsion définitive.

4.3L’État partie n’a pas contesté le fait que les requérants avaient épuisé tous les recours internes. Toutefois, les requérants n’avaient pas suffisamment étayé leurs griefs et leur requête devait donc être considérée comme irrecevable au regard de l’article 22 (par. 2) de la Convention.

4.4En ce qui concerne le fond de la communication, l’État partie a affirmé que, dans le cadre de l’examen de la présente affaire, il avait étudié la situation générale des droits de l’homme en Arménie et, en particulier, la question du risque que courraient personnellement les requérants d’être soumis à la torture s’ils y étaient renvoyés. Il a fait observer qu’il incombait aux requérants, qui devaient présenter des arguments défendables, d’établir qu’ils couraient personnellement un risque prévisible, actuel et réel d’être soumis à la torture. De plus, si le risque de torture devait certes être évalué en fonction d’éléments qui ne se limitaient pas à de simples supputations ou soupçons, il n’était pas nécessaire de montrer que ce risque était hautement probable.

4.5L’État partie a en outre indiqué qu’il connaissait la situation actuelle des droits de l’homme en Arménie et a renvoyé aux rapports établis récemment par le Ministère suédois des affaires étrangères, Freedom House, le Département d’État des États-Unis d’Amérique, Amnesty International et Human Rights Watch. L’État partie n’entendait pas sous-estimer les préoccupations légitimes que suscitait la situation actuelle des droits de l’homme en Arménie, mais il a conclu que l’on ne saurait considérer que la situation était telle qu’il existait un besoin général de protéger les demandeurs d’asile de ce pays. Il a estimé que le non-respect actuel des droits de l’homme n’était pas suffisant en soi et que les requérants devaient montrer qu’ils couraient personnellement un risque réel d’être soumis à un traitement contraire à l’article 3 de la Convention.

4.6L’État partie a fait valoir que diverses dispositions de la loi sur les étrangers reflétaient les principes énoncés à l’article 3 de la Convention et que, par conséquent, ses autorités appliquaient des critères similaires quand elles examinaient les demandes d’asile. Selon les articles 1 à 3 du chapitre 12 de la loi sur les étrangers, une personne demandant l’asile ne pouvait pas être renvoyée dans un pays où il existait des motifs raisonnables de penser qu’elle risquait d’être soumise à la peine de mort, à des châtiments corporels, à la torture ou à d’autres peines ou traitements dégradants.

4.7En outre, l’État partie a rappelé que l’Office suédois des migrations et le Tribunal des migrations avaient tous deux procédé à un examen approfondi du dossier des requérants. Le 5 janvier 2016, l’Office avait eu un entretien préalable avec les requérants adultes. Le 11 janvier 2016, il avait procédé à un entretien approfondi d’environ cinq heures avec eux. Le 11 mars 2016, un autre entretien d’environ deux heures avait eu lieu. Les requérants étaient représentés par un avocat commis d’office et communiquaient par l’intermédiaire d’interprètes. En outre, ils avaient eu l’occasion d’examiner et de commenter les comptes rendus écrits de tous les entretiens.

4.8L’État partie affirme donc que tant l’Office suédois des migrations que le Tribunal des migrations ont disposé d’informations suffisantes pour procéder à une évaluation transparente et raisonnable des risques en connaissance de cause. Il rappelle les constatations adoptées par le Comité, dans lesquelles celui-ci a confirmé qu’il n’était pas un organe d’appel ni un organe juridictionnel ou administratif et qu’il accordait un poids considérable aux constatations de fait des organes de l’État partie concerné.

4.9L’État partie fait observer que puisque l’affaire concerne deux mineurs, les autorités nationales ont, comme l’exige la législation nationale, tenu dûment compte du principe de l’intérêt supérieur de l’enfant et ont donc pris en considération les conséquences qu’un ordre d’expulsion pouvait avoir sur la santé et le développement des enfants, conformément à l’article 10 du chapitre 1 de la loi sur les étrangers et à l’article 3 de la Convention relative aux droits de l’enfant.

4.10L’État partie rappelle les faits allégués dans la requête et souligne qu’il a été dûment tenu compte de la question de savoir si le récit des requérants était cohérent et détaillé et s’il ne contredisait pas les faits généralement connus ou les informations disponibles sur le pays d’origine. Contrairement à ce que les requérants ont indiqué au Comité, l’Office suédois des migrations a estimé que le récit de V. M. concernant le risque qu’il courrait en cas d’expulsion vers l’Arménie n’était ni crédible ni fiable. L’Office s’est avant tout demandé si la police s’intéressait vraiment au requérant, puisqu’elle l’avait libéré à plusieurs reprises après l’avoir interrogé au sujet de la cassette vidéo. L’Office n’a pas non plus trouvé crédible que la police arrête à plusieurs reprises le requérant pour récupérer une cassette vidéo afin d’éviter que le contenu de celle-ci ne soit diffusé publiquement, alors même que des contenus similaires circulaient déjà sur Internet. L’État partie a estimé qu’il y avait des raisons de mettre en doute la crédibilité et la fiabilité de la version des faits exposée par V. M.

4.11Que V. M. ait ou non fait l’objet, à plusieurs reprises, d’actes de violence et de placement en détention, l’Office suédois des migrations a conclu que rien n’indiquait que cela avait été fait sur ordre de l’État arménien. Il semblerait plutôt que les policiers aient agi en dehors de leurs compétences. L’Office a constaté que les requérants n’avaient pas demandé d’aide aux autorités arméniennes ni sollicité leur protection. Il a en outre estimé que la primauté de la protection nationale sur la protection internationale était un principe fondamental et qu’un individu ne pouvait recevoir une protection en Suède que si les autorités de son pays d’origine n’avaient ni la volonté ni les capacités de lui venir en aide. L’Office a considéré que même si le système judiciaire arménien présentait des lacunes, il était possible d’obtenir une protection de la part des autorités. Il a également noté que les faits s’étaient produits voilà longtemps. Par conséquent, il a conclu qu’on ne saurait considérer que les requérants avaient épuisé toutes les possibilités de protection en Arménie, condition qui devait être remplie pour bénéficier d’une protection internationale.

4.12L’État partie a rappelé que dans le cadre de leur recours devant le Tribunal des migrations, les requérants avaient sollicité une audience. Le Tribunal avait rejeté la demande d’audience le 10 septembre 2017. Pour expliquer sa décision, il avait évoqué la nature de l’affaire et les informations en sa possession, comme le prévoyait l’article 5 du chapitre 16 de la loi sur les étrangers. Conformément à ladite loi, la procédure devant le Tribunal des migrations se fait par écrit, sauf si l’on juge qu’une audience serait utile à l’enquête ou à un règlement rapide de la procédure judiciaire. Le 22 février 2018, les requérants ont présenté une autre demande d’audience, que le Tribunal a rejetée le 23 février 2018. Ils ont toutefois été invités à présenter par écrit des observations complémentaires.

4.13Devant le Tribunal des migrations, les requérants ont affirmé que les autorités arméniennes refusaient souvent d’enquêter sur les accusations selon lesquelles des fonctionnaires auraient eu recours à la violence ou à d’autres formes de mauvais traitements et jouiraient d’une large impunité, ce qui expliquait pourquoi ils n’avaient pas pu poursuivre les policiers en justice. Le Tribunal a reconnu que le système judiciaire arménien pouvait présenter des lacunes, que l’impunité était largement répandue, que des journalistes avaient parfois été victimes de violences policières et que des actes de violence lors d’interrogatoires de police avaient été signalés. Toutefois, rien n’étayait l’allégation selon laquelle les autorités arméniennes persécutaient leurs citoyens de la manière décrite par les requérants.

4.14Le Tribunal des migrations n’a pas remis en question le récit des requérants sur ce qu’ils avaient subi en Arménie. Il a toutefois rappelé que ces actes avaient été commis par des policiers agissant en dehors de leurs compétences. Il a aussi considéré que les justifications fournies par les requérants pour expliquer pourquoi ils ne s’étaient pas adressés aux autorités arméniennes ne constituaient pas une raison valable de ne pas solliciter une protection nationale.

4.15L’État partie a conclu qu’il existait de sérieux doutes quant à la crédibilité du besoin de protection invoqué par V. M. et que les violences que celui-ci avait subies ne pouvaient pas être considérées comme assez graves pour donner aux requérants le droit à la protection internationale puisqu’ils n’avaient pas épuisé les possibilités de protection disponibles en Arménie. L’État partie a ajouté que le requérant n’avait produit aucun élément de preuve pour prouver qu’il intéressait toujours les policiers.

4.16Selon l’État partie, les requérants ont eu à de nombreuses reprises la possibilité d’exposer les faits et les circonstances expliquant pourquoi ils avaient besoin d’une protection, ainsi que de plaider leur cause, tant oralement que par écrit. Les autorités nationales ont procédé à un examen approfondi de la totalité des faits allégués et des éléments de preuve fournis par les requérants dans le cadre de la procédure nationale de demande d’asile. En outre, l’Office suédois des migrations a pu voir, entendre et interroger les requérants en personne, évaluer directement les informations et les documents qu’ils avaient présentés et apprécier la véracité des allégations faites.

4.17L’État partie n’a trouvé aucune raison de remettre en cause les conclusions tirées dans le cadre de la procédure de demande d’asile concernant le besoin de protection invoqué par les requérants dans la requête adressée au Comité. Il a estimé que le récit des requérants et les faits sur lesquels ceux-ci s’appuyaient ne suffisaient pas à conclure qu’ils courraient personnellement un risque prévisible, actuel et réel d’être soumis à des mauvais traitements en cas d’expulsion vers l’Arménie. Par conséquent, l’exécution de la décision d’expulsion ne constituerait pas, en l’état actuel des choses, une violation des obligations lui incombant en vertu de l’article 3 de la Convention. La communication devrait donc être déclarée irrecevable pour défaut manifeste de fondement.

Commentaires des requérants sur les observations de l’État partie

5.1Le 11 juillet 2019, les requérants ont soumis leurs commentaires sur les observations de l’État partie. En réponse aux observations de l’État partie relatives à la crédibilité, les requérants ont souligné que V. M. avait fait une description très détaillée et complète des faits et ont déploré que la famille se soit vu refuser une audience devant le Tribunal des migrations. L’analyse de la déclaration de V. M. à laquelle avait procédé les autorités de l’État partie était subjective et ne décrédibilisait pas les allégations des requérants. La crédibilité du récit d’un demandeur d’asile devait être évaluée objectivement, ce qui n’avait pas été le cas.

5.2Les requérants ont estimé regrettable l’argument de l’État partie selon lequel la famille devait s’adresser aux services de police arméniens pour obtenir une protection. Les policiers représentaient toujours l’État et il ne devrait pas être acceptable de renvoyer les demandeurs d’asile vers d’autres services de police du même pays pour obtenir une protection nationale si la menace provenait de la police, surtout dans un pays comme l’Arménie, où la corruption et les lacunes du système judiciaire étaient répandues. En outre, la question de savoir si un demandeur d’asile avait besoin d’une protection devait être évaluée avant de se demander s’il lui était possible d’obtenir une protection ou de retourner dans son pays d’origine.

5.3Les requérants ont réaffirmé qu’il était très regrettable que le Tribunal des migrations n’ait pas accordé à la famille une audience. Ils ont fait valoir que dans les cas où la crédibilité des allégations était mise en cause, il était de pratique courante de tenir une audience afin que les requérants aient la possibilité de lever tout doute que l’État partie pourrait avoir. En l’espèce, cette procédure n’avait pas été suivie, ce qui constituait une violation grave du droit des requérants à une enquête en bonne et due forme. Puisque le Tribunal ne leur avait pas accordé d’audience, le jugement rendu à leur égard ne reposait pas sur une enquête approfondie et sérieuse.

5.4Concernant le fait que la famille ne vivait plus en Arménie depuis longtemps, les requérants ont rappelé que rien n’indiquait que les menaces des autorités arméniennes aient cessé d’exister après un certain temps. En tout état de cause, ils ont réaffirmé que leur famille avait reçu des menaces de personnes recherchant V. M., ce qui prouvait que les autorités arméniennes s’intéressaient toujours à lui.

Observations complémentaires de l’État partie

6.1Le 17 janvier 2020, l’État partie a répété ses arguments antérieurs et a souligné que les observations complémentaires des requérants ne comportaient aucun nouvel élément de fond qui n’ait déjà été couvert par ses observations du 24 avril 2019. Il a néanmoins précisé que si certains aspects des observations du requérant n’avaient pas été considérés par les autorités, il ne fallait pas en conclure qu’ils avaient été acceptés.

6.2L’État partie a également précisé que lorsqu’une personne démontrait de façon convaincante qu’elle avait besoin d’une protection internationale, les autorités suédoises chargées des migrations appliquaient les règles administratives et le droit de l’immigration suédois ainsi que, entre autres, la méthode d’établissement des faits prévues par les articles 195 à 205 du Guide du Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR) sur les procédures et critères à appliquer pour déterminer le statut de réfugié au regard de la Convention de 1951 et du Protocole de 1967 relatifs au statut des réfugiés. Le Tribunal des migrations a précisé que l’examen des demandes se fait en deux étapes : il s’agit d’abord de déterminer si les faits exposés dans la demande d’asile du requérant justifient l’octroi d’une protection internationale puis de déterminer si le récit du requérant est crédible. Si, par exemple, les motifs invoqués pour demander l’asile ne justifient pas l’octroi d’une protection internationale, on ne procède pas à l’évaluation de la crédibilité du récit du demandeur d’asile. En l’espèce, l’Office suédois des migrations a mis en doute la crédibilité du récit des requérants en raison d’un certain nombre de circonstances. Cela étant, l’Office et le Tribunal des migrations ont estimé que les motifs invoqués par les requérants dans leur demande d’asile ne justifiaient de toute façon pas l’octroi d’une protection internationale. Par conséquent, il n’était pas nécessaire que le Tribunal tienne une audience pour examiner la crédibilité du récit des requérants.

6.3En résumé, l’État partie réaffirme sa position selon laquelle les griefs des requérants et les faits sur lesquels ceux-ci s’appuient ne suffisent pas à conclure que les requérants courent personnellement un risque prévisible, actuel et réel d’être soumis à des mauvais traitements en cas d’expulsion vers l’Arménie. Rien ne permet donc de conclure que les décisions et jugements rendus au niveau national étaient inadéquats ou que l’issue de la procédure nationale était arbitraire de quelque façon que ce soit ou constituait un déni de justice.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

7.1Avant d’examiner tout grief formulé dans une communication, le Comité doit déterminer s’il est recevable au regard de l’article 22 de la Convention. Il s’est assuré, comme l’article 22 (par. 5 a)) de la Convention lui en fait l’obligation, que la même question n’a pas été examinée et n’est pas actuellement examinée par une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

7.2Conformément à l’article 22 (par. 5 b)) de la Convention, le Comité n’examine aucune communication d’un particulier sans s’être assuré que celui-ci a épuisé tous les recours internes disponibles. Le Comité note que la demande d’asile des requérants a été rejetée par l’Office des migrations le 4 septembre 2017, que le Tribunal des migrations a débouté les requérants du recours qu’ils avaient formé contre le rejet de leur demande le 12 avril 2018 et que la Cour d’appel des migrations a rejeté la demande d’autorisation d’interjeter appel déposée par les requérants le 16 mai 2018. Il note qu’en l’espèce, l’État partie n’a pas non plus contesté que les requérants avaient épuisé tous les recours internes disponibles. Il conclut donc qu’il n’est pas empêché par l’article 22 (par. 5 b)) de la Convention d’examiner la communication.

7.3Le Comité prend note de l’argument de l’État partie selon lequel la communication est manifestement dépourvue de fondement et donc irrecevable au regard de l’article 22 (par. 2) de la Convention. Il considère cependant que la requête soulève des questions importantes au regard de l’article 3 de la Convention en ce que les allégations concernant le risque de faire l’objet de la part des autorités arméniennes de persécutions, d’actes de torture et de mauvais traitements ont été suffisamment étayées aux fins de la recevabilité, et que ces griefs devraient être examinés au fond. Ne voyant aucun autre obstacle à la recevabilité, le Comité déclare la communication recevable et passe à son examen au fond.

Examen au fond

8.1Conformément à l’article 22 (par. 4) de la Convention, le Comité a examiné la communication en tenant compte de toutes les informations que lui ont communiquées les parties.

8.2En l’espèce, le Comité doit déterminer si le renvoi des requérants, y compris de leurs enfants, en Arménie constituerait une violation de l’obligation incombant à l’État partie en vertu de l’article 3 de la Convention de ne pas expulser ou refouler une personne vers un autre État où il y a des motifs sérieux de croire qu’elle risquerait d’être soumise à la torture.

8.3Le Comité doit apprécier s’il existe des motifs sérieux de croire que les requérants risqueraient personnellement d’être soumis à la torture s’ils étaient renvoyés en Arménie. Pour ce faire, conformément à l’article 3 (par. 2) de la Convention, il doit tenir compte de tous les éléments pertinents, y compris l’existence éventuelle d’un ensemble de violations systématiques des droits de l’homme graves, flagrantes ou massives. Le Comité rappelle toutefois que le but de cette analyse est de déterminer si l’intéressé courrait personnellement un risque prévisible et réel d’être soumis à la torture dans le pays où il serait renvoyé. Il s’ensuit que l’existence, dans un pays, d’un ensemble de violations systématiques des droits de l’homme, graves, flagrantes ou massives ne constitue pas en soi une raison suffisante pour établir qu’une personne donnée risquerait d’être soumise à la torture à son retour dans ce pays. Il doit exister des motifs supplémentaires donnant à penser que l’intéressé courrait personnellement un risque. Inversement, l’absence d’un ensemble de violations flagrantes et systématiques des droits de l’homme ne signifie pas qu’une personne ne puisse pas être soumise à la torture dans la situation particulière qui est la sienne.

8.4Le Comité rappelle son observation générale no 4 (2017), selon laquelle l’obligation de non-refoulement existe chaque fois qu’il y a des « motifs sérieux » de croire que l’intéressé risque d’être soumis à la torture dans l’État vers lequel il doit être expulsé, que ce soit à titre individuel ou en tant que membre d’un groupe susceptible d’être torturé dans l’État de destination. Il rappelle que des « motifs sérieux » existent chaque fois que le risque de torture est « prévisible, personnel, actuel et réel ».

8.5Le Comité rappelle également que la charge de la preuve incombe au requérant, qui doit présenter des arguments défendables, c’est-à-dire montrer de façon détaillée qu’il court personnellement un risque prévisible, réel et actuel d’être soumis à la torture. Le Comité rappelle en outre qu’il accorde un poids considérable aux constatations de fait des organes de l’État partie intéressé, mais qu’il n’est pas tenu par ces constatations. Il s’ensuit qu’il apprécie librement les informations dont il dispose, conformément à l’article 22 (par. 4) de la Convention, compte tenu de toutes les circonstances pertinentes pour chaque cas.

8.6Dans le cas présent, le Comité note que les requérants affirment que V. M. a été maltraité, harcelé et détenu à plusieurs reprises par des policiers en Arménie et que la famille craint d’être persécutée, torturée et maltraitée si elle est renvoyée dans son pays d’origine. Il prend aussi note de l’argument des requérants selon lequel les autorités arméniennes continuent de s’intéresser à V. M. en raison de ses opinions politiques supposées. Il prend également note de l’argument des requérants selon lequel le fait que les parents n’ont pas bénéficié d’une audience devant le Tribunal des migrations constitue une violation de leur droit à une audience et à une enquête en bonne et due forme. Il note que les requérants estiment que l’État partie n’a pas évalué correctement la crédibilité de leur récit. Il prend note des arguments de l’État partie selon lesquels les requérants n’ont pas cherché à obtenir une protection nationale en Arménie et les faits allégués ne justifiaient pas l’octroi d’une protection internationale, de sorte qu’ils ne pouvaient pas demander une protection internationale aux autorités suédoises. Il note également que l’État partie affirme que les violences perpétrées sont des actes isolés commis par des policiers agissant en dehors de leurs compétences. Il note en outre que l’État partie fait valoir que l’Office des migrations a tenu une audience, que devant le Tribunal des migrations la tenue d’une audience n’est pas une étape obligatoire de la procédure et que, dans cette affaire, elle n’a pas été jugée nécessaire, conformément aux règles et procédures applicables. Il prend également note de l’argument de l’État partie selon lequel les requérants n’ont pas fourni d’éléments suffisants pour démontrer qu’ils intéresseraient la police à l’heure actuelle.

8.7En ce qui concerne la situation générale des droits de l’homme en Arménie, le Comité note que les requérants affirment qu’il existe en Arménie un ensemble de violations graves et systématiques des droits de l’homme, dirigées en particulier contre les journalistes et les opposants, et que des recours utiles ne sont pas offerts aux victimes de violences policières. Les requérants soulignent que cela les empêcherait de demander une protection de la part des autorités arméniennes. À cet égard, le Comité renvoie à ses observations finales sur le quatrième rapport périodique de l’Arménie, dans lesquelles il s’est dit préoccupé par, notamment, la persistance d’allégations faisant état d’actes de torture et de mauvais traitements infligés par des agents des forces de l’ordre lors de l’arrestation, du placement en détention et de l’interrogatoire, ainsi que par les insuffisances et le manque d’efficacité qui caractérisent encore la conduite des enquêtes sur de tels griefs et l’engagement de poursuites. Toutefois, il rappelle que l’existence, dans le pays d’origine d’un requérant, de violations des droits de l’homme n’est pas en soi suffisante pour conclure que l’intéressé courrait personnellement le risque d’être soumis à la torture et qu’il doit exister des motifs supplémentaires donnant à penser que l’intéressé serait personnellement en danger.

8.8Le Comité rappelle également que la charge de la preuve incombe au requérant, qui doit présenter des arguments défendables, sauf s’il se trouve dans une situation dans laquelle il n’est pas en mesure de donner des précisions. Compte tenu des considérations qui précèdent et de toutes les informations soumises par les requérants et l’État partie, y compris sur la situation générale des droits de l’homme en Arménie, le Comité constate que les requérants ont contesté les analyses faites par les autorités suédoises de l’immigration ; toutefois, les requérants n’ont pas suffisamment démontré l’existence de motifs sérieux de croire que leur expulsion vers l’Arménie leur ferait courir personnellement un risque prévisible, réel et actuel de torture, comme l’exige l’article 3 de la Convention. En outre, ils n’établissent pas dans leurs griefs que l’analyse de leur demande d’asile par les autorités suédoises aurait été manifestement arbitraire ou aurait représenté un déni de justice ou un vice de procédure manifeste.

8.9Le Comité estime donc que les requérants ne sont pas parvenus à établir qu’ils couraient personnellement un risque prévisible, actuel et réel d’être torturés par les autorités arméniennes, notamment par la police, à leur retour dans leur pays d’origine.

8.10.En conséquence, le Comité, agissant en vertu de l’article 22 (par. 7) de la Convention, conclut que le renvoi des requérants en Arménie ne constituerait pas une violation de l’article 3 de la Convention.