Présentée par:

Mme Darmon Sultanova (représentée par un conseil)

Au nom de:

L’auteur, les fils de l’auteur, Uigun et Oibek Ruzmetov, décédés, et le mari de l’auteur, M. Sobir Ruzmetov

État partie:

Ouzbékistan

Date de la communication:

7 février 2000 (date de la lettre initiale)

Références:

Décision prise par le Rapporteur spécial en application des articles 92 et 97 du règlement intérieur, communiquée à l’État partie le 22 février 2000 (non publiée sous forme de document)

Date de l’adoption des constatations:

30 mars 2006

Objet: Condamnation à mort à l’issue d’un procès inéquitable, torture, absence d’habeas corpus, traitement inhumain en détention, violation du droit à la vie privée

Questions de fond: Droit à la vie, torture, traitement ou peine dégradant, détention arbitraire, droit d’être déféré dans le plus court délai devant un juge ou une autorité habilitée par la loi à exercer des fonctions judiciaires, droit de communiquer avec son conseil, droit de faire interroger les témoins, mesures provisoires visant à éviter qu’un préjudice irréparable ne soit causé à la victime présumée, violation d’obligations découlant du Protocole facultatif, immixtion illégale dans la vie privée

Questions de procédure: Néant

Articles du Pacte: 2 (3), 6, 7, 9, 10 (1), 14 (1, 2 et 3 b), d), e) et g)) et 17

Articles du Protocole facultatif: 1, 2 et 5 (2 a) et b))

Le 30 mars 2006, le Comité des droits de l’homme a adopté le texte ci‑après en tant que constatations au titre du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif, concernant la communication no 915/2000. Le texte des constatations est joint en annexe au présent document.

[ANNEXE]

ANNEXE

CONSTATATIONS DU COMITÉ DES DROITS DE L’HOMME AU TITRE DU PARAGRAPHE 4 DE L’ARTICLE 5 DU PROTOCOLE FACULTATIF SE RAPPORTANT AU PACTE INTERNATIONAL RELATIF AUX DROITS CIVILS ET POLITIQUES

Quatre-vingt-sixième session

concernant la

Communication n o 915/2000**

Présentée par:

Mme Darmon Sultanova (représentée par un conseil)

Au nom de:

L’auteur, les fils de l’auteur, Uigun et Oibek Ruzmetov, décédés, et le mari de l’auteur, M. Sobir Ruzmetov

État partie:

Ouzbékistan

Date de la communication:

7 février 2000 (date de la lettre initiale)

Le Comité des droits de l’homme, institué en vertu de l’article 28 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Réuni le 30 mars 2006,

Ayant achevé l’examen de la communication no 915/2000 présentée par Mme Darmon Sultanova en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Ayant tenu compte de toutes les informations écrites qui lui ont été communiquées par l’auteur de la communication et l’État partie,

Adopte ce qui suit:

Constatations au titre du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif

1.1L’auteur de la communication est Darmon Sultanova, citoyenne ouzbèke née en 1945. Elle présente la communication en son propre nom et au nom de ses fils, Uigun et Oibek Ruzmetov, également citoyens ouzbeks, nés en 1970 et en 1965, respectivement. Ses fils ont été condamnés à mort par le tribunal régional de Tachkent le 24 juillet 1999 (Uigun) et le 29 juillet 1999 (Oibek). Les verdicts ont été confirmés en appel par la Cour suprême de la République d’Ouzbékistan le 20 septembre 1999. Le lieu où les fils de l’auteur se trouvaient n’était pas connu au moment où la communication a été présentée. Mme Sultanova agit également au nom de son mari, Sobir Ruzmetov, citoyen ouzbek né en 1935 qui, au moment où la communication a été présentée, purgeait une peine d’emprisonnement de cinq ans dans la colonie UYA 64/61 de Karshi, dans la région de Surkhandarya, en application d’un verdict rendu par le tribunal de district de Khazorasp le 28 mai 1999 et confirmé en appel le 2 novembre 1999 (le titre de la cour n’est pas indiqué). Mme Sultanova affirme être victime de violations par l’Ouzbékistan de l’article 9 et, compte tenu de l’exécution de ses fils, de l’article 7 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. Elle affirme en outre que ses fils sont victimes de violations par l’Ouzbékistan des articles 7 et 9, et des paragraphes 1, 2 et 3 b), d), e) et g) de l’article 14 et, compte tenu de leur exécution, de l’article 6. Elle affirme en outre que son mari est victime de violations de l’article 9, du paragraphe 1 de l’article 10, et des paragraphes 1, 2, 3 b), d), e) et g) de l’article 14. L’auteur est représentée par un conseil.

1.2Le 22 février 2000, conformément à l’article 92 (ancien article 86) de son règlement intérieur, le Comité des droits de l’homme, par l’intermédiaire du Rapporteur spécial chargé des nouvelles communications, a prié l’État partie de ne pas exécuter la condamnation à mort prononcée contre Uigun et Oibek Ruzmetov tant que leur cas serait à l’examen. Cette demande de mesures provisoires de protection a été réitérée le 17 décembre 2002. Aucune réponse n’a été reçue de l’État partie.

1.3Dans une lettre datée du 14 octobre 2003, l’auteur a informé le Comité qu’après s’être adressée plusieurs fois aux autorités pour leur demander où se trouvaient ses fils, elle a été informée, par une lettre du tribunal régional de Tachkent en date du 13 juin 2000, qu’Uigun et Oibek Ruzmetov avaient été exécutés le 29 septembre 1999 (c’est‑à‑dire avant que le Comité ne reçoive la communication). Elle indique toutefois que les renseignements fournis par le tribunal régional de Tachkent contredisent ceux qu’elle a reçus à une date non spécifiée du bureau de district de l’état civil de Yunusabad (ZAGS), organisme chargé d’enregistrer les décès, qui confirmaient qu’aucun avis officiel de la mort d’Uigun et d’Oibek Ruzmetov n’avait été reçu en 1999‑2000.

Rappel des faits

2.1Le 28 décembre 1998 à minuit, cinq fonctionnaires du bureau du Procureur de Khazorasp et du Département de district des affaires intérieures, accompagnés de plusieurs miliciens, ont fait irruption au domicile de l’auteur à Khazorasp. Ils ont effectué une perquisition approfondie, sans aucun mandat, en présence de deux témoins. L’auteur leur ayant demandé de produire un mandat de perquisition, un fonctionnaire du Département des affaires intérieures a commencé à l’interroger sur ses convictions religieuses et sur l’endroit où se trouvaient ses fils, qui étaient alors à Pitnak, à environ 20 kilomètres de Khazorasp. Un certificat attestant que la perquisition n’avait rien donné a été établi en deux exemplaires, dont l’un a été remis à l’auteur. Six miliciens sont restés pour monter la garde. À 5 heures du matin, le 29 décembre 1998, un certain M. Bozbekov est entré dans une pièce de la maison et a placé trois balles dans un pot. Le 30 décembre 1998 à minuit, des miliciens armés de mitraillettes sont entrés dans la maison de l’auteur avec un procureur et un chef de la milice et ont procédé à une autre perquisition, cette fois avec un mandat. Les trois balles dans le pot vide, des écrits religieux interdits et un sachet de drogue ont alors été trouvés. Un certificat a été établi, mais aucun exemplaire n’a été remis à l’auteur bien qu’elle l’ait demandé à plusieurs reprises. D’après l’auteur, les accusations qui ont été portées ensuite contre ses fils et son mari étaient en partie fondées sur les objets trouvés lors de la deuxième perquisition. Plusieurs effets personnels ont été amenés lors des perquisitions. D’après l’auteur, sept miliciens ont vécu dans sa maison du 28 décembre 1998 au 6 février 1999. Tout au long de cette période, tous les membres de la famille étaient menacés de recevoir des coups de feu, et accompagnés constamment d’un milicien. Aucun d’entre eux n’a été autorisé à quitter la maison ni à téléphoner.

2.2Uigun et Oibek Ruzmetov ont été arrêtés le 1er janvier 1999, et leur père, Sobir Ruzmetov, le 2 janvier 1999, dans leur appartement de Pitnak, sur la base des mandats délivrés par le Procureur de Khazorasp. Les accusations portées contre Uigun et Oibek Ruzmetov étaient notamment les suivantes: a) tentative de renverser le Gouvernement, b) tentative de modifier le régime constitutionnel par la force, c) tentative d’établir un régime fondamentaliste islamique, d) tentative d’organisation d’un mouvement de «jihad», et e) meurtre avec circonstances aggravantes. Sobir Ruzmetov était accusé de possession illégale d’armes et de drogues sans intention de les vendre. D’après l’auteur, alors qu’ils étaient détenus dans le sous-sol du bureau d’Urgench du Département des affaires intérieures, ses fils ont été torturés par des miliciens qui cherchaient à leur extorquer des aveux. Ils auraient été frappés à coups de poing, de pied et de matraque, violés, suspendus avec les mains attachées dans le dos et jetés violemment sur le sol en ciment, et on aurait menacé de violer leurs épouses et d’arrêter leurs parents.

2.3Le 5 janvier 1999 à 19 heures, Mme Sultanova aurait reçu l’ordre de prendre tous ses vêtements et des vivres pour aller rendre visite à son mari, Sobir Ruzmetov, dans une prison d’Urgench. Elle a été emmenée auprès du chef du Service de sécurité nationale d’Urgench, qui l’a insultée. Ensuite, elle a été emmenée au sous-sol du bureau d’Urgench du Département des affaires intérieures, menottée et enfermée seule dans une pièce. On lui aurait enlevé ses vêtements et le chef du Service de sécurité nationale l’aurait ainsi exposée à la vue de deux ou trois jeunes hommes, parmi lesquels se trouvait l’un de ses fils. Elle aurait à peine reconnu Uigun, dont le corps était couvert d’hématomes et présentait des marques visibles de torture.

2.4Tôt le matin du 6 février 1999, sept miliciens sont entrés au domicile de l’auteur et ont considérablement endommagé ses biens. L’auteur a déposé près de 100 plaintes pour demander une enquête. Elles ont été adressées au Procureur de Khazorasp, au bureau du Procureur régional, au Président de l’Ouzbékistan, au Ministre des affaires intérieures et au Président de la Cour suprême. D’après l’auteur, aucune des personnes susmentionnées n’a ouvert d’enquête.

2.5L’auteur affirme qu’elle n’a pas été informée de la date du procès de ses fils. En conséquence, elle n’a pas pu engager un avocat indépendant pour les défendre lors du procès et ils ont été représentés par un avocat commis d’office. Ayant appris par accident, le 12 juin 1999, que le procès de ses fils et celui de six autres coaccusés étaient en cours devant le tribunal régional de Tachkent, elle a pu assister aux audiences les 12, 13 et 14 juin 1999. Par la suite, cela lui aurait été refusé. L’auteur affirme que le procès de ses fils s’est largement tenu à huis clos et qu’aucun des témoins, pas même ceux de l’accusation, n’était présent dans la salle d’audience, malgré de nombreuses requêtes à cet effet de la part de tous les codéfendeurs. Elle ajoute que le Président avait une attitude accusatoire.

2.6À l’audience du 13 juillet 1999, Uigun et Oibek Ruzmetov ont témoigné qu’ils avaient été contraints à faire des aveux et ont décrit les tortures auxquelles ils avaient été soumis. Uigun a déclaré qu’un pistolet, 12 balles et de la drogue avaient été mis dans sa poche et qu’il n’avait signé un formulaire confessant sa «culpabilité» qu’après qu’on lui eut montré sa mère nue et qu’on lui eut dit que sa femme serait violée s’il ne signait pas le formulaire. Tous deux ont également affirmé qu’ils avaient été interrogés dans le sous-sol du bureau de Tachkent du Service de sécurité nationale, en l’absence d’un avocat, et soumis à la torture. Oibek Ruzmetov aurait été incapable de marcher sans aide après cet interrogatoire. Uigun et Oibek ont également déclaré qu’ils n’avaient pas eu accès à un avocat de leur choix pendant l’enquête. Le tribunal aurait écarté tous les témoignages et admis les preuves obtenues sous la torture et en l’absence d’un conseil choisi par les fils de l’auteur.

2.7Le 24 juillet 1999, le tribunal régional de Tachkent a condamné à mort cinq des huit coïnculpés, dont Uigun et Oibek Ruzmetov. Le tribunal a conclu qu’Oibek Ruzmetov avait créé un groupe armé en 1995, dans l’intention de commettre des vols et de recueillir de l’argent pour acheter des armes et instaurer un régime islamique fondé sur l’idéologie «wahhabite». Il a conclu en outre qu’Oibek Ruzmetov et d’autres membres du groupe, dont Uigun Ruzmetov, avaient créé un centre à Burchmullo, dans la région de Tachkent, dans l’intention de faire sauter un réservoir d’eau. Le tribunal a déclaré Uigun Ruzmetov coupable de violation de nombreuses dispositions du Code pénal, et notamment d’organisation illégale de rassemblements publics, de création illégale d’organisations religieuses, de contrebande, de possession illégale d’armes, de cartouches et de matériaux ou engins explosifs, de meurtre avec préméditation, et de fabrication ou distribution de matériaux constituant une menace pour la sécurité et l’ordre publics. M. Oibek Ruzmetov a été déclaré coupable de violation de dispositions analogues du Code pénal ainsi que d’atteinte à l’ordre constitutionnel de la République d’Ouzbékistan et de sabotage. En appel, la Cour suprême a confirmé la condamnation à mort le 20 septembre 1999. Le conseil a sollicité une révision du procès auprès du Ministère de la justice, mais sa demande a été rejetée le 7 octobre 1999. L’auteur affirme que les recours en grâce ont été soumis au Cabinet présidentiel le 20 mars et le 5 septembre 2000, respectivement.

2.8Le 24 juillet 1999, en violation, selon l’auteur, de l’article 137 du Code de procédure pénale ouzbek, les proches d’Uigun et Oibek Ruzmetov, dont l’auteur, n’auraient pas été autorisés à les rencontrer ni à leur transmettre des lettres. L’auteur affirme que lorsque ses fils étaient en détention, elle n’a pu les rencontrer que deux fois, le 1er août et le 23 septembre 1999. Une fois les condamnations à mort prononcées, on aurait refusé deux fois à leur avocat, engagé par l’auteur, de les voir en détention.

2.9Le mari de l’auteur a été condamné à cinq ans d’emprisonnement par le tribunal régional de Khazorasp, le 28 mai 1999. L’auteur affirme que son mari a également été soumis à la torture quand il était en détention, à la suite de quoi il a fallu le transporter au tribunal sur une civière, le 28 mai 1999. Elle dit qu’elle n’a pas pu assister au procès de son mari, qui n’a duré que deux heures, que son mari n’était pas représenté par un avocat à l’audience et qu’il n’a pas eu la possibilité d’interroger les témoins ni d’examiner les éléments de preuve au procès. D’après l’auteur, les éléments de preuve à charge avaient été fabriqués. Une fois condamné, Sobir Ruzmetov ne pouvait pas bénéficier d’une grâce parce qu’il aurait enfreint le règlement de la prison.

2.10D’après l’auteur, les fonctionnaires du bureau de district de Khazorasp du Département des affaires intérieures ont continué à procéder à des perquisitions et des interrogatoires et à la harceler de même que sa famille tout au long de 2000 et 2001. Le 1er avril 2001, l’auteur, sa fille handicapée et trois de ses petits‑enfants se sont installés dans son autre appartement à Pitnak, où ils auraient été harcelés ensuite par des fonctionnaires du bureau de Pitnak du Département des affaires intérieures. Le 4 avril 2001, le chef du bureau a insulté l’auteur, lui a ordonné de retirer son foulard et l’a menacée d’emprisonnement.

Teneur de la plainte

3.1L’auteur affirme que le fait qu’elle ait été privée de liberté du 28 décembre 1998 au 6 février 1999 par des personnes agissant à titre officiel et sans qu’aucune accusation ne soit portée contre elle ainsi que le fait que l’État partie n’ait pas enquêté par la suite sur ces actes constituent une violation de l’article 9 du Pacte. Il semble que les faits soulèvent des questions au titre des articles 7 et 17, même si ces dispositions ne sont pas invoquées.

3.2L’auteur affirme être victime d’une violation de l’article 7 parce qu’elle n’a été informée de l’exécution de ses fils qu’après que celle-ci a eu lieu.

3.3L’auteur fait valoir que les charges retenues contre ses fils étaient fabriquées et que leur arrestation sur la base de mandats délivrés par le Procureur, leur détention pendant sept mois sans aucun contrôle judiciaire ainsi que le traitement qu’ils ont reçu en détention et lors du procès constituent des violations des articles 6, 7 et 9, et des paragraphes 1, 2 et 3 b), d), e) et g) de l’article 14.

3.4L’auteur affirme que les accusations portées contre son mari étaient également fabriquées et que l’arrestation de celui-ci et le traitement auquel il a été soumis en détention et lors du procès constituent des violations de l’article 9, du paragraphe 1) de l’article 10, et des paragraphes 1, 2 et 3 b), d), e) et g) de l’article 14.

3.5Enfin, l’auteur fait valoir que l’État partie a exécuté ses fils malgré la demande de mesures provisoires de protection qui lui avait été adressée au nom du Comité. Elle soutient que l’État partie a falsifié les registres officiels de décès de manière que la date de l’exécution de ses fils apparaisse comme antérieure à l’enregistrement de la communication et à la demande de mesures provisoires. À ce propos, elle fait remarquer la divergence entre les dates consignées dans les archives du tribunal régional de Tachkent et celles figurant dans les dossiers du bureau de district de l’état civil de Yunusabad (ZAGS) (voir par. 1.3 et 2.9 plus haut). Elle note qu’une lettre du tribunal régional de Tachkent lui a été envoyée près de 10 mois après la date prétendue de l’exécution, mais après que la demande de mesures provisoires de protection a été adressée à l’État partie. D’après elle, cela constitue une violation des obligations de l’État partie en vertu du Protocole facultatif.

Observations de l’État partie sur la recevabilité et le fond

4.Par des notes verbales datées du 22 février 2000, du 20 février 2001, du 25 juillet 2001 et du 17 décembre 2002, l’État partie a été prié de communiquer au Comité des informations sur la recevabilité et le fond de la communication. Le 19 décembre 2003, l’État partie a indiqué que le 29 juin 1999, Uigun et Oibek Ruzmetov avaient été jugés par le tribunal régional de Tachkent et déclarés coupables de plusieurs infractions au regard du Code pénal de l’Ouzbékistan. Tous deux ont été condamnés à mort, verdict qui a été confirmé par une décision de la Cour suprême en date du 20 septembre 1999. L’État partie fournit la liste de toutes les infractions pénales dont Uigun et Oibek Ruzmetov ont été déclarés coupables. Il affirme que le tribunal a correctement qualifié leurs actes et prononcé des condamnations appropriées compte tenu du «danger public» qu’ils représentaient.

Délibérations du Comité

Violation alléguée du Protocole facultatif

5.1Le Comité a pris note du grief de l’auteur, qui affirme que l’État partie a enfreint ses obligations en vertu du Protocole facultatif en exécutant ses fils alors qu’une communication avait été soumise au Comité et qu’une demande de mesures provisoires avait été adressée le 22 février 2000. L’État partie n’a pas répondu à la demande de mesures provisoires et n’a donné aucune explication concernant l’affirmation (voir par. 3.5) selon laquelle les fils de l’auteur auraient été exécutés après l’enregistrement de la communication par le Comité et après la demande de mesures provisoires adressée à l’État partie. L’auteur a affirmé que l’État partie avait falsifié les registres de décès de manière que la date de l’exécution de ses fils apparaisse comme étant antérieure à l’enregistrement de la communication et à la demande de mesures provisoires.

5.2Le Comité rappelle que tout État partie qui adhère au Protocole facultatif reconnaît que le Comité des droits de l’homme a compétence pour recevoir et examiner des communications émanant de particuliers qui se déclarent victimes de violations de l’un quelconque des droits énoncés dans le Pacte (préambule et art. 1). En adhérant au Protocole facultatif, les États parties s’engagent implicitement à coopérer de bonne foi avec le Comité pour lui permettre et lui donner les moyens d’examiner les communications qui lui sont soumises et, après l’examen, de faire part de ses constatations à l’État partie et au particulier (art. 5, par. 1 et 4). Le Comité rappelle en outre que demander des mesures provisoires en application de l’article 92 de son règlement intérieur constitue un élément essentiel de son rôle en vertu du Protocole. Ne faire aucun cas de cette demande, en particulier en prenant des mesures irréversibles telles que l’exécution des victimes présumées, affaiblit la protection des droits énoncés dans le Pacte que vise à assurer le Protocole facultatif.

5.3Dans d’autres affaires, le Comité avait déterminé si un État partie qui avait exécuté une personne au nom de laquelle une communication avait été soumise avait manqué à ses obligations en vertu du Protocole facultatif, en fondant son argumentation à la fois sur le fait que des mesures provisoires de protection avaient été explicitement demandées, mais aussi sur le caractère irréversible de la peine capitale. Étant donné que l’État partie n’a pas coopéré de bonne foi avec le Comité au sujet des mesures provisoires malgré une demande réitérée, et en l’absence d’explications concernant l’affirmation selon laquelle les fils de l’auteur auraient été exécutés après l’enregistrement de la communication par le Comité et après la demande de mesures provisoires adressée à l’État partie, le Comité considère que les faits dont il est saisi font apparaître une violation du Protocole facultatif.

Examen de la recevabilité

6.1Avant d’examiner une plainte soumise dans une communication, le Comité des droits de l’homme doit, conformément à l’article 93 de son règlement intérieur, déterminer si la communication est recevable en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.

6.2Le Comité fait observer tout d’abord que l’auteur n’a apporté aucune preuve de ce qu’elle a qualité pour agir au nom de son mari, alors qu’au moment de l’examen de la communication par le Comité il aurait dû avoir purgé sa peine. Elle n’a pas montré non plus pourquoi il était impossible pour la victime de présenter une communication en son propre nom. Dans les circonstances de l’affaire, et en l’absence d’une procuration ou de tout autre document probant attestant que l’auteur est habilitée à agir au nom de son mari, le Comité se voit obligé de conclure qu’en ce qui concerne celui-ci, l’auteur n’a aucune autorité en vertu de l’article premier du Protocole facultatif.

6.3Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire en vertu du paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif, que la même question n’était pas déjà en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement. Le Comité a noté que, selon les informations fournies par l’auteur, tous les recours internes disponibles avaient été épuisés. En l’absence de toute information pertinente de la part de l’État partie, le Comité considère que les conditions énoncées au paragraphe 2 b) de l’article 5 du Protocole facultatif sont remplies en ce qui concerne l’auteur et les fils de l’auteur.

6.4Le Comité considère qu’il n’y a aucun obstacle à la recevabilité des griefs de l’auteur au titre des articles 7, 9 et 17, en ce qui la concerne, et des articles 6, 7, 9 et 14 (par. 1, 2 et 3 b), d), e) et g)), en ce qui concerne ses fils, et procède à leur examen quant au fond.

Examen au fond

7.1Le Comité des droits de l’homme a examiné la présente communication en tenant compte de tous les renseignements qui lui ont été soumis par les parties, conformément au paragraphe 1 de l’article 5 du Protocole facultatif. Il note que, si l’État partie a formulé des observations concernant le cas des fils de l’auteur et leur condamnation, il n’a donné aucune information à propos des allégations de l’auteur relatives à elle-même et à ses fils. En l’absence de toute information pertinente émanant de l’État partie, il y a lieu d’accorder le crédit voulu aux allégations de l’auteur, pour autant que celles‑ci aient été suffisamment étayées.

7.2Le Comité note la description que l’auteur a faite des tortures qui ont été infligées à ses fils en vue de leur extorquer des aveux (par. 2.2, 2.3 et 2.6). Elle a identifié les individus qui auraient participé à ces actes. Les documents qu’elle a fournis précisent également que les allégations de torture ont été portées à l’attention des autorités par les victimes elles-mêmes, et qu’elles ont été ignorées. Dans ces circonstances, et en l’absence de toute explication de la part de l’État partie, il y a lieu d’accorder le crédit voulu à ses allégations, en particulier au fait que les autorités de l’État partie ne se sont pas acquittées de l’obligation qui leur incombe d’enquêter effectivement sur les plaintes pour torture. Le Comité considère que les faits dont il est saisi font apparaître une violation de l’article 7 en ce qui concerne les fils de l’auteur.

7.3Pour ce qui est de l’allégation de violation des droits consacrés au paragraphe 3 g) de l’article 14, en ce que les fils de l’auteur ont été contraints de signer des aveux, le Comité doit examiner les principes sous-jacents aux droits protégés par cette disposition. Il renvoie à ses décisions antérieures selon lesquelles le libellé du paragraphe 3 g) de l’article 14, en vertu duquel toute personne «a droit à ne pas être forcée de témoigner contre elle-même ou de s’avouer coupable», doit s’entendre comme interdisant toute contrainte physique ou psychologique, directe ou indirecte, des autorités d’instruction sur l’accusé, dans le but d’obtenir un aveu. Le Comité considère qu’il est implicite dans ce principe que la charge de prouver que les aveux ont été faits sans contrainte incombe à l’accusation. Cependant, le Comité note qu’en l’espèce, la charge de prouver si les aveux étaient spontanés ou non incombe à l’accusé. Le Comité note que le tribunal régional de Tachkent et la Cour suprême ont ignoré les allégations de torture faites par les fils de l’auteur. En conséquence, le Comité conclut que l’État partie a commis une violation des paragraphes 2 et 3 g) de l’article 14.

7.4En ce qui concerne le grief de l’auteur, qui affirme qu’on aurait refusé à ses fils d’avoir accès à un avocat de leur choix pendant l’enquête préliminaire et le procès, le Comité note également que l’auteur affirme qu’elle n’a pas été informée de la date du procès de ses fils, et qu’en conséquence elle n’a pas pu engager un avocat indépendant pour les défendre. Quant à l’avocat qu’elle aurait ensuite engagé, on lui aurait refusé deux fois de voir ses clients après leur condamnation à mort. Le Comité renvoie à sa jurisprudence et réaffirme que, en particulier dans des affaires où l’inculpé risque la peine capitale, il va de soi que ce dernier doit bénéficier de l’assistance effective d’un avocat à tous les stades de la procédure. En l’espèce, et en l’absence de toute explication pertinente de la part de l’État partie, le Comité considère que l’assistance judiciaire n’a pas atteint le niveau d’efficacité requis. En conséquence, les informations dont le Comité dispose font apparaître une violation des alinéas b et d du paragraphe 3 de l’article 14.

7.5Le Comité a noté l’allégation de l’auteur, qui affirme que le procès de ses fils a été inéquitable parce que le tribunal n’a pas agi de manière impartiale et indépendante (par. 2.5 et 2.6). Il note également l’affirmation de l’auteur selon laquelle le procès de ses fils s’est tenu en grande partie à huis clos et aucun des témoins n’était présent dans la salle d’audience malgré de nombreuses demandes à cet effet de la part des huit coaccusés, y compris Uigun et Oibek Ruzmetov. Le juge a rejeté ces demandes sans fournir de raison. En l’absence de toute information pertinente provenant de l’État partie, le Comité conclut que les faits dont il est saisi font apparaître une violation des paragraphes 1 et 3 e) de l’article 14 du Pacte.

7.6Le Comité rappelle qu’une peine de mort prononcée à l’issue d’un procès dans lequel les dispositions du Pacte n’ont pas été respectées constitue une violation de l’article 6 du Pacte. Dans la présente affaire, la condamnation à mort de Uigun et Oibek Ruzmetov a été prononcée en violation du droit à un procès équitable énoncé à l’article 14 du Pacte, et a donc constitué également une violation de l’article 6.

7.7Le Comité note que la détention avant jugement des fils de l’auteur a été approuvée par le Procureur général et qu’il n’y a pas eu de contrôle judiciaire ultérieur de sa légalité jusqu’à ce que les intéressés soient traduits devant le tribunal et condamnés le 24 juillet 1999 (Uigun) et le 29 juillet 1999 (Oibek). Le Comité fait observer que l’objet du paragraphe 3 de l’article 9 est de garantir que la détention des personnes accusées d’une infraction pénale soit soumise au contrôle du juge, et rappelle qu’il est inhérent au bon exercice du pouvoir judiciaire qu’il soit assuré par une autorité indépendante, objective et impartiale par rapport aux questions à traiter. Dans les circonstances de l’affaire, le Comité n’est pas convaincu que le Procureur général puisse être considéré comme ayant l’objectivité et l’impartialité institutionnelles nécessaires pour être qualifié d’«autorité habilitée par la loi à exercer des fonctions judiciaires» au sens du paragraphe 3 de l’article 9. Le Comité conclut donc qu’il y a eu violation de cette disposition du Pacte.

7.8Le Comité a examiné la plainte de l’auteur, formulée en détail, selon laquelle l’auteur a été privée de sa liberté du 28 décembre 1998 au 6 février 1999 par des personnes agissant à titre officiel, sans que des accusations ne soient portées contre elle, et l’État partie n’a pas enquêté sur ces actes. Il rappelle que le paragraphe 1 de l’article 9 s’applique à toutes les formes de privation de liberté et considère que, dans les circonstances susmentionnées et en l’absence d’explication de la part de l’État partie, les faits dont il est saisi représentent une privation de liberté illégale, en violation du paragraphe 1 de l’article 9.

7.9Le Comité considère qu’en l’absence de toute explication de la part de l’État partie, la perquisition au domicile de l’auteur qui a été effectuée sans mandat le 28 décembre 1998 (par. 2.1) constitue une violation de l’article 17 du Pacte.

7.10Le Comité a noté l’allégation de l’auteur, qui affirme que les autorités de l’État partie ont ignoré ses demandes d’information et ont systématiquement refusé de révéler la situation de ses fils et l’endroit où ils se trouvaient. Le Comité comprend l’angoisse et la souffrance morale dans lesquelles l’auteur a vécu en permanence en tant que mère des prisonniers condamnés, étant laissée dans l’incertitude quant aux circonstances qui ont abouti à leur exécution et ignorant le lieu où ils ont été ensevelis. Le secret entourant la date de l’exécution et le refus de révéler le lieu de l’inhumation ont pour effet d’intimider ou de punir les familles en les laissant délibérément dans un état d’incertitude et de souffrance morale. Le Comité considère que le fait que les autorités n’aient pas informé l’auteur de l’exécution de ses fils constitue un traitement inhumain contraire à l’article 7.

7.11Le Comité considère qu’en l’absence de toute explication de la part de l’État partie, le fait que l’auteur ait été montrée menottée et nue à son fils Uigun, le 5 janvier 1999 (par. 2.3), constitue en lui‑même un traitement inhumain et dégradant contraire à l’article 7 ainsi qu’une violation de cet article.

8.Le Comité des droits de l’homme, agissant en vertu du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques, estime que les faits dont il est saisi font apparaître des violations:

a)Des droits de Uigun et Oibek Ruzmetov, en vertu des articles 6, 7, 9 (par. 3), et 14 (par. 1, 2 et 3 b), d), e) et g));

b)Des droits de l’auteur en vertu des articles 7, 9 (par. 1), et 17.

9.Conformément au paragraphe 3 a) de l’article 2 du Pacte, l’État partie est tenu d’assurer à l’auteur un recours utile, y compris de l’informer de l’endroit où ses fils sont ensevelis, et une indemnisation pour l’angoisse qu’elle a endurée. L’État partie est en outre tenu d’empêcher que des violations analogues ne se reproduisent à l’avenir.

10.Étant donné qu’en adhérant au Protocole facultatif l’État partie a reconnu que le Comité avait compétence pour déterminer s’il y avait eu ou non violation du Pacte et que, conformément à l’article 2 du Pacte, il s’est engagé à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant de sa juridiction les droits reconnus dans le Pacte et à assurer un recours utile et exécutoire lorsqu’une violation a été établie, le Comité souhaite recevoir de l’État partie, dans un délai de 90 jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet à ses constatations. L’État partie est invité en outre à rendre publiques les présentes constatations.

[Adopté en anglais (version originale), en français et en espagnol. Paraîtra ultérieurement en arabe, en chinois et en russe, dans le rapport annuel du Comité à l’Assemblée générale.]

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