Présentée par:

Jonny Rubin Byahuranga(représenté par un conseil, M. Tyge Trier)

Au nom de:

L’auteur

État partie:

Danemark

Date de la communication:

15 août 2003(date de la lettre initiale)

Références:

Décision prise par le Rapporteur spécial en application de l’article 91 du Règlement intérieur, communiquée à l’État partie le 27 novembre 2003 (non publiée sous forme de document)

Date de l’adoption des constatations:

1er novembre 2004

Le 1er novembre 2004, le Comité des droits de l’homme a adopté ses constatations au titre du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif concernant la communication n° 1222/2003. Ce texte est annexé au présent document.

[ANNEXE]

ANNEXE

CONSTATATIONS DU COMITÉ DES DROITS DE L’HOMME AU TITRE DU PARAGRAPHE 4 DE L’ARTICLE 5 DU PROTOCOLE FACULTATIF SE RAPPORTANT AU PACTE INTERNATIONAL RELATIF AUX DROITS CIVILS ET POLITIQUES

Quatre ‑vingt ‑deuxième session

concernant la

Communication n o  1222/2003 **

Présentée par:

Jonny Rubin Byahuranga(représenté par un conseil, M. Tyge Trier)

Au nom de:

L’auteur

État partie:

Danemark

Date de la communication:

15 août 2003(date de la lettre initiale)

Le Comité des droits de l’homme, institué en vertu de l’article 28 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Réuni le 1er novembre 2004,

Ayant achevé l’examen de la communication no 1222/2003 présentée au nom de Jonny Rubin Byahuranga en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Ayant tenu compte de toutes les informations écrites qui lui ont été communiquées par l’auteur de la communication et l’État partie,

Adopte ce qui suit:

Constatations au titre du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif

1.1L’auteur de la communication est Jonny Rubin Byahuranga, de nationalité ougandaise, né le 28 octobre 1956, qui réside actuellement au Danemark et se trouve en instance d’expulsion vers l’Ouganda. Il se dit victime d’une violation par le Danemark des articles 7, 17 et 23 (par. 1) du Pacte. Il est représenté par un conseil.

1.2La communication a été transmise à l’État partie le 27 novembre 2003. Le 7 juillet 2004, l’auteur a prié le Comité, au titre de l’article 86 de son règlement intérieur, de demander à l’État partie d’adopter des mesures provisoires, en l’invitant à ne pas expulser l’auteur tant que sa communication serait à l’examen par le Comité. Le 9 juillet 2004, le Comité, par l’intermédiaire de son rapporteur spécial pour les nouvelles communications, a prié l’État partie de ne pas expulser l’auteur avant que le Comité ait pu se pencher sur la question de savoir s’il y avait lieu de proroger les mesures provisoires. L’État partie a accédé à cette demande. Le 30 juillet 2004, le Comité a informé l’État partie de sa décision de renouveler sa demande l’invitant à ne pas procéder à l’expulsion de l’auteur avant la date de clôture de la quatre‑vingt‑deuxième session du Comité, le 5 novembre 2004.

Rappel des faits présentés par l’auteur

2.1L’auteur était officier dans l’armée ougandaise sous le régime d’Idi Amin. Il s’est enfui d’Ouganda en 1981 après avoir été détenu illégalement et, selon ses dires, torturé à plusieurs occasions par les forces militaires. Il est arrivé en décembre 1984 au Danemark où l’asile lui a été accordé le 4 septembre 1986, en vertu de l’article 7 1) ii) de la loi sur les étrangers. Un permis de séjour permanent lui a été délivré le 24 juillet 1990.

2.2En 1997, l’auteur a épousé une ressortissante tanzanienne. En 1998, sa femme est venue habiter au Danemark avec lui et sa fille d’un premier mariage (née en 1980). Elle est devenue danoise depuis et a eu deux enfants de l’auteur, nés au Danemark respectivement en 1999 et 2000.

2.3Par un arrêt du 23 avril 2002, le tribunal d’instance de Copenhague a reconnu l’auteur coupable d’infractions à la législation sur les stupéfiants (art. 191 du Code pénal danois) et l’a condamné à deux ans et demi de prison. Il a aussi ordonné l’expulsion de l’auteur du Danemark, estimant que cette expulsion ne constituerait pas une violation du droit à la vie de famille consacré à l’article 8 de la Convention européenne et lui a interdit définitivement l’accès au territoire danois. Il fondait son arrêt sur un avis du 19 avril 2002 émis par le Service danois de l’immigration, pour qui aucune considération, au sens de l’article 26 de la loi sur les étrangers, ne constituerait en l’espèce un argument décisif contre l’expulsion de l’auteur. Il s’est fondé sur a) le fait que, à l’âge de 45 ans, l’auteur avait résidé 17 ans et 4 mois au Danemark; b) le bon état de santé de l’auteur, c’est-à-dire l’absence de toute maladie qui ne pourrait être traitée en Ouganda; c) le fait que son expulsion ne porterait pas atteinte au droit de son épouse et de ses enfants de continuer à résider au Danemark, étant donné que son épouse et sa fille aînée avaient reçu entre-temps des permis de séjour permanent; d) l’absence de tout risque que, dans des cas autres que ceux visés aux paragraphes 1 et 2 de l’article 7 de la loi sur les étrangers, il soit maltraité en Ouganda. Le Service de l’immigration n’a pas opposé d’objections à l’intention du procureur d’expulser l’auteur en dépit des liens très lâches entretenus par ce dernier avec sa famille ougandaise et du fait qu’il n’était pas retourné en Ouganda depuis 1981.

2.4Le 3 septembre 2002, la Haute Cour du Danemark oriental a débouté l’auteur qui avait fait appel de la décision du tribunal d’instance de Copenhague. Le 12 novembre 2002, la Commission danoise de recours a rejeté la demande d’autorisation de l’auteur de former un recours contre l’arrêt de la Haute Cour.

Teneur de la plainte

3.1L’auteur fait valoir a) que son expulsion reviendrait à violer ses droits au titre de l’article 7 du Pacte, car elle l’exposerait au danger réel et immédiat d’être soumis à des mauvais traitements à son retour en Ouganda; et b) qu’elle constituerait une immixtion arbitraire dans son droit à une vie de famille au titre de l’article 17 du Pacte et une violation du devoir de l’État partie de respecter et de protéger la famille en tant qu’élément naturel et fondamental de la société, comme le veut le paragraphe 1 de l’article 23.

3.2L’auteur souligne qu’il a vécu 18 ans au Danemark sans être jamais retourné en Ouganda, qu’il n’entretient aucun contact avec ses parents d’Ouganda, que sa femme et ses enfants vivent avec lui; que les deux plus jeunes sont nés au Danemark et ne sont jamais allés en Ouganda.

Observations de l’État partie sur la recevabilité et sur le fond

4.1Le 11 février 2004, l’État partie a soumis ses observations sur la recevabilité et le fond de la communication, contestant la recevabilité du fait que l’auteur n’avait pas épuisé les voies de recours internes et réfutant les allégations de violation des articles 7, 17 et 23 (par. 1).

4.2En ce qui concerne l’épuisement des recours internes, l’État partie indique que, le 31 juillet 2003, l’auteur a demandé à la police de Copenhague de saisir la justice pour obtenir l’annulation de l’arrêté d’expulsion, conformément au paragraphe 1 de l’article 50 de la loi sur les étrangers. Le 29 août 2003, la police a demandé au Service danois de l’immigration de se prononcer à nouveau sur l’opportunité d’expulser l’auteur. Le 18 septembre 2003, le Service de l’immigration a fait à nouveau savoir qu’il ne possédait aucun renseignement sur le point de savoir si l’auteur serait exposé à des sanctions pénales particulièrement pénibles à son retour en Ouganda ni sur celui de savoir s’il encourrait le risque d’être sanctionné une nouvelle fois pour les infractions qui lui avaient valu d’être condamné au Danemark. Cependant, il a demandé au Ministère danois des affaires étrangères d’enquêter sur le risque d’une nouvelle incrimination pour les mêmes faits en Ouganda. Ce risque mis à part, il n’était pas possible de prendre en considération les éventuels motifs d’octroi de l’asile prévus aux paragraphes 1 et 2 de l’article 7 de la loi sur les étrangers, en application du paragraphe 1 vii) de l’article 26 de la loi. Le Service de l’immigration concluait que, étant donné la nature des infractions commises par l’auteur et la sévérité de la peine de prison qui lui avait été infligée, les considérations personnelles étaient loin de contrebalancer les arguments en faveur de son expulsion.

4.3L’État partie ajoute que, le 11 novembre 2003, le tribunal d’instance de Copenhague a confirmé l’arrêté d’expulsion pris contre l’auteur, estimant que son annulation n’était pas requise au titre de l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme, puisque l’auteur pouvait encore invoquer l’article 31 de la loi sur les étrangers, qui ménageait une nouvelle évaluation des risques par le Service danois de l’immigration avant son rapatriement en Ouganda. Le 1er décembre 2003, la Haute Cour du Danemark oriental a débouté l’auteur qui avait fait appel de la décision du tribunal d’instance. Le 19 janvier 2004, le Service danois de l’immigration, se fondant sur des renseignements émanant du Ministère des affaires étrangères sur l’amnistie dont bénéficieraient les partisans de l’ancien Président Amin et l’absence de risque de double incrimination en Ouganda, a estimé que l’article 31 de la loi sur les étrangers n’empêcherait pas l’expulsion de l’auteur. Le recours formé par l’auteur auprès de la Commission danoise pour les réfugiés et la demande qu’il a adressée à la Commission de recours pour être autorisé à faire recours contre l’arrêt de la Haute Cour du 1er décembre 2003 étaient encore en instance lorsque l’État partie a présenté ses observations. L’État partie estime dans ces conditions que la communication est irrecevable en vertu du paragraphe 2 b) de l’article 5 du Protocole facultatif.

4.4Quant au fond, l’État partie déclare que la procédure devant les tribunaux danois et le Service danois de l’immigration garantit qu’un individu ne sera pas expulsé vers un pays où il encourrait réellement le risque d’être soumis à la torture ou à des peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants. Le Service de l’immigration, tant dans ses avis datés des 19 avril 2002 et 18 septembre 2003 que dans son évaluation des risques aux termes de l’article 31 de la loi sur les étrangers, a examiné soigneusement le risque qu’encourrait l’auteur d’être soumis à des mauvais traitements. Il est parvenu à la conclusion que son expulsion ne serait pas contraire à l’article 26 ni à l’article 31 de la loi sur les étrangers. Cette dernière disposition reflète les obligations du Danemark au titre de l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme comme de l’article 7 du Pacte. L’État partie conclut que l’expulsion de l’auteur serait compatible avec l’article 7 du Pacte.

4.5Tout en reconnaissant que l’expulsion de l’auteur constitue une ingérence dans son droit à une vie de famille au titre de l’article 17, l’État partie fait valoir que cette ingérence est prévue par la loi, qu’elle est conforme aux dispositions, aux buts et aux objectifs du Pacte et qu’elle est raisonnable en l’espèce, étant donné qu’elle fait suite à la condamnation de l’auteur pour une infraction particulièrement grave. L’État partie invoque son droit à exercer un contrôle sur l’entrée et le séjour des étrangers sur son territoire, qui s’entend notamment du droit d’expulser des personnes condamnées pour des infractions pénales, dans la mesure où cette expulsion n’est pas arbitraire mais est proportionnée au but légitime poursuivi. Pour l’État partie, l’expulsion de l’auteur ne constituerait pas une difficulté déraisonnable pour sa femme et sa fille aînée qui, l’une comme l’autre, ont peu de liens avec le Danemark et dont on pourrait raisonnablement attendre qu’elles accompagneraient l’auteur. Inversement, si elles préféraient demeurer au Danemark, l’expulsion de l’auteur n’aurait aucune répercussion sur leur droit de séjour puisqu’elles possèdent toutes deux un permis de séjour permanent.

4.6L’État partie fait valoir que, tout en constituant une ingérence dans les droits reconnus au paragraphe 1 de l’article 23 du Pacte, l’expulsion de l’auteur ne violerait pas cette disposition, puisque rien n’empêcherait sa femme, ressortissante tanzanienne, leurs enfants ni sa fille aînée de poursuivre leur vie de famille avec l’auteur en Tanzanie ou ailleurs en dehors du Danemark.

5.Le 17 mars 2004, l’État partie a informé le Comité que, par une décision du 17 février 2004, la Commission de recours avait rejeté la demande d’autorisation de recours contre la décision de la Haute Courdu 1er décembre 2003.

Demande de mesures provisoires présentée par l’auteur

6.1Les 7 et 9 juillet 2004, l’auteur a demandé au Comité de rechercher l’assurance de l’État partie que, tant que sa communication serait à l’examen par le Comité, il ne serait pas expulsé vers l’Ouganda où il risquerait de subir un préjudice irréparable du fait qu’il était lieutenant sous le régime d’Idi Amin.

6.2L’auteur fait valoir que, par une décision du 28 juin 2004, la Commission danoise pour les réfugiés a rejeté son recours contre la décision du Service danois de l’immigration datée du 19 janvier 2004, au motif qu’il n’encourrait aucun risque s’il retournait en Ouganda. Le 6 juillet 2004, la police lui a notifié officiellement cette décision en l’informant qu’il serait expulsé dans les plus brefs délais.

6.3L’auteur affirme qu’il a critiqué ouvertement l’actuel gouvernement ougandais pendant son séjour au Danemark et qu’il a participé à des conférences au cours desquelles il a protesté contre le traitement réservé par l’Ouganda aux opposants politiques. Il nomme plusieurs officiers et hauts fonctionnaires ougandais en poste actuellement qu’il craint tout spécialement.

6.4À l’appui de ses affirmations, l’auteur renvoie à des rapports émanant de sources non gouvernementales et gouvernementales qui confirment la poursuite des exécutions extrajudiciaires, de la torture et de la détention arbitraire d’opposants politiques ou de personnes soupçonnées de soutenir la rébellion en Ouganda. Se référant à la jurisprudence du Comité, il fait valoir que son expulsion immédiate du Danemark rendrait inutile l’examen de sa communication par le Comité.

Réponses complémentaires de l’État partie et commentaires de l’auteur

7.Le 15 juillet 2004, l’État partie a admis que l’auteur avait épuisé les voies de recours internes après que la Commission de l’immigration eut rejeté, le 28 juin 2004, le recours formé contre la décision prise le 19 janvier 2004 par le Service danois de l’immigration. Une demande de permis de séjour pour raisons humanitaires, soumise ensuite conformément à l’article 9b 1) de la loi sur les étrangers au Ministre des réfugiés, de l’immigration et de l’intégration, a été rejetée le 9 juillet 2004 au motif qu’un tel permis pouvait être accordé à l’auteur au plus tôt deux ans après le départ du demandeur du territoire danois.

8.Le 21 juillet 2004, l’auteur a fait observer que l’État partie ne s’était pas préoccupé du risque de préjudice irréparable qu’il encourrait s’il retournait en Ouganda. À l’appui de ses dires, il soumet une lettre datée du 14 juillet 2004, émanant de l’ancien Président de l’Institut Schiller au Danemark, confirmant que l’auteur a participé à des conférences données par l’Institut en sa qualité de Président de l’Union ougandaise au Danemark. Sa participation, en septembre 1997, à une conférence au cours de laquelle les liens présumés du Président ougandais Museveni avec le Front patriotique rwandais ont été critiqués est attestée par un article publié dans l’Executive Intelligence Review du 10 octobre 1997, ainsi que par un journal de langue allemande. L’auteur de la lettre disait craindre que l’ambassade d’Ouganda à Copenhague n’ait relevé le nom des ressortissants ougandais ayant participé aux conférences de l’Institut Schiller.

Commentaires de l’auteur sur les observations de l’État partie au sujet de la recevabilité et du fond

9.1Le 26 août 2004, l’auteur a fait part de ses commentaires sur les observations formulées par l’État partie au sujet de la recevabilité et du fond, datées du 11 février et du 15 juillet 2004, en rappelant qu’il avait épuisé les recours internes. Il affirme que la lettre émanant de l’Institut Schiller montre clairement que les autorités ougandaises ont bien conscience de ses activités politiques, à cause de la liste des participants aux conférences auxquelles il a assisté, qui peut aussi être consultée en ligne. L’auteur maintient que le danger qu’il encourt en rentrant en Ouganda est réel et représente la conséquence nécessaire et prévisible de son expulsion et déplore que l’État partie n’ait fait aucune observation sur les éléments de preuve qu’il avait soumis.

9.2En se fondant uniquement sur l’évaluation des risques conduite par le Service danois de l’immigration les 19 avril 2002 et 18 septembre 2003, au titre des articles 50 et 26 de la loi sur les étrangers, l’État partie n’a pas tenu compte du fait que la plainte déposée par l’auteur au titre de l’article 7 reposait en grande partie sur des informations obtenues après l’évaluation des risques. En l’absence de réponse de l’État partie à ses observations spécifiques, il faudrait accorder tout leur poids à ces observations incontestées, attendu que l’État partie a eu l’occasion d’enquêter de façon approfondie sur ses allégations. Ce dernier n’a pas démontré que la situation en Ouganda avait changé au point de rendre obsolètes les raisons qui avaient motivé l’octroi de l’asile à l’auteur en 1986.

9.3À l’appui de ses plaintes au titre des articles 17 et 23, l’auteur rappelle que sa femme et lui ont deux enfants, qui sont nés et élevés au Danemark, parlent danois et considèrent le Danemark comme leur pays. Le fait que l’État partie n’ait pas abordé cet aspect des choses ne saurait diminuer l’importance que le Comité devrait accorder à leur éducation dans un milieu stable et sûr, surtout si les articles 17 et 23 du Pacte sont interprétés à la lumière des articles 9 et 16 de la Convention relative aux droits de l’enfant. Plusieurs rapports faisant état des visites que l’auteur a rendues à sa famille à l’occasion de permissions de sortie de prison donnent une bonne idée du rôle important qu’il joue dans la vie de ces deux enfants: ces rapports montrent combien les enfants étaient heureux de voir leur père.

9.4Le 6 août 2004, le tribunal d’instance de Copenhague a décidé de mettre l’auteur en liberté, reconnaissant ainsi implicitement l’étroitesse des liens familiaux, ainsi que l’épreuve que ses 11 mois de rétention dans l’attente de son expulsion, à l’issue de sa peine de prison, représentait pour lui et sa famille. L’auteur fait valoir que le fait de lui permettre de reprendre une vie de famille quelques mois durant lesquels il peut s’occuper des enfants pendant que sa femme travaille, avant finalement de l’expulser vers l’Ouganda, porterait sérieusement atteinte à ses droits au titre des articles 17 et 23.

9.5En ce qui concerne l’argument de l’État partie selon lequel rien n’empêche ses proches de continuer à vivre avec lui hors du Danemark, l’auteur soutient que sa femme ne pourrait pas le suivre dans un pays qui n’offre aucun débouché ni perspectives de scolarisation et de garde pour ses enfants.

9.6L’auteur ajoute qu’une installation en Tanzanie, comme le propose l’État partie, n’est pas une option réaliste car ce pays n’est nullement tenu de l’accueillir et selon toute vraisemblance éprouvera une certaine réticence à accepter un étranger qui a été condamné pour une infraction pénale. Bien qu’il lui soit arrivé de se rendre dans ce pays, l’auteur n’y a aucune attache.

9.7L’auteur rappelle qu’il n’entretient aucun contact avec les membres de sa famille en Ouganda. Les membres de sa tribu, les Toros, le traiteront probablement comme un paria ou le tueront parce qu’il a servi dans l’armée d’Idi Amin qui a opprimé les Toros.

9.8L’auteur rappelle que les trois juges du tribunal d’instance de Copenhague qui ont rendu la décision de mai 2002 n’étaient pas unanimes à se prononcer en faveur de son expulsion, l’un d’entre eux considérant en effet qu’elle serait incompatible avec l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme. Dans une affaire similaire, où il était question d’expulser un étranger qui avait vécu au Danemark plusieurs années avec sa femme, et dont on avait aussi ordonné l’expulsion suite à une condamnation pour infractions à la législation sur les stupéfiants, la Cour européenne des droits de l’homme avait jugé que l’expulsion emporterait violation de l’article 8 de la Convention.

9.9L’auteur fait valoir que, vu la durée de son séjour au Danemark et l’intérêt des membres de sa famille à continuer de vivre ensemble, la décision de l’État partie de l’expulser doit être considérée comme disproportionnée par rapport au but poursuivi en dépit du caractère relativement sérieux de sa condamnation. Se référant à la jurisprudence du Comité, il conclut que l’arrêté d’expulsion pris contre lui constitue une ingérence arbitraire dans ses droits au titre des articles 17 et 23.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

10.1Avant d’examiner une plainte soumise dans une communication, le Comité des droits de l’homme doit, conformément à l’article 87 de son règlement intérieur, déterminer si cette communication est recevable en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.

10.2Le Comité s’est assuré, conformément aux alinéas a et b de l’article 5 du Protocole facultatif, que la même question n’était pas déjà en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement et que l’auteur avait épuisé tous les recours internes disponibles, comme l’État partie l’a d’ailleurs reconnu.

10.3Le Comité estime que l’auteur a suffisamment étayé ses allégations au titre des articles 7, 17 et 23 (par. 1) aux fins de la recevabilité. Il conclut que la communication est recevable et procède à son examen quant au fond.

Examen au fond

11.1Le Comité des droits de l’homme a examiné la présente communication en tenant compte de toutes les informations que les parties lui avaient soumises, comme prévu au paragraphe 1 de l’article 5 du Protocole facultatif.

11.2La première question dont le Comité est saisi est celle de savoir si l’expulsion de l’auteur vers l’Ouganda l’exposerait au risque réel et prévisible de subir un traitement contraire à l’article 7. Le Comité rappelle que, aux termes de l’article 7 du Pacte, les États parties ne doivent pas exposer les individus à un risque de torture ou de peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants en les renvoyant dans un autre pays en vertu d’une mesure d’extradition, d’expulsion ou de refoulement. Il prend acte de l’exposé détaillé fait par l’auteur des raisons pour lesquelles il craint d’être soumis à des mauvais traitements aux mains des autorités ougandaises et conclut que l’auteur a donné des indices sérieux quant à l’existence d’un tel risque.

11.3Le Comité fait observer que l’État partie, tout en contestant la plainte de l’auteur au titre de l’article 7, n’apporte aucune raison matérielle à l’appui de sa position. Au contraire, il se contente de renvoyer à l’évaluation des risques effectuée par le Service danois de l’immigration au titre des articles 26 (avis datés des 19 avril 2002 et 18 septembre 2003) et 31 (décision du 19 janvier 2004, telle qu’elle a été confirmée par la Commission danoise pour les réfugiés le 28 juin 2004) de la loi sur les étrangers. Après avoir examiné ces documents, le Comité note, premièrement, que l’examen par le Service de l’immigration au titre du paragraphe 1 vii) de l’article 26 de la loi sur les étrangers se limitait à une évaluation de la situation personnelle de l’auteur au Danemark, ainsi que du risque qu’il encourrait de subir une nouvelle peine pour l’infraction qui lui avait valu d’être condamné au Danemark, sans répondre aux questions plus larges qui se posaient au titre de l’article 7 du Pacte, telles que les mauvais traitements qui peuvent motiver une demande d’asile au titre des paragraphes 1 et 2 de l’article 7 de la loi sur les étrangers. Deuxièmement, dans sa décision du 19 janvier 2004, le Service de l’immigration se fonde uniquement sur une évaluation faite par le Ministère des affaires étrangères du risque d’être condamné une deuxième fois en Ouganda pour la même infraction et sur l’amnistie accordée aux partisans de l’ancien Président Amin pour conclure que l’auteur n’encourrait pas le risque d’être torturé ou maltraité s’il rentrait en Ouganda. De même, la Commission pour les réfugiés, après avoir dressé un compte rendu détaillé des déclarations de l’auteur quant à sa crainte d’être soumis à des mauvais traitements s’il rentrait en Ouganda, a rejeté son recours en se fondant sur le même avis du Ministère, sans ajouter dans sa décision du 28 juin 2004 de raisons matérielles qui lui seraient propres. Elle a en particulier simplement rejeté, parce qu’il l’avait présenté trop tard, le document produit par l’auteur attestant que ses activités politiques au Danemark étaient connues des autorités ougandaises, lui faisant ainsi courir un risque particulier d’être soumis à des mauvais traitements à son retour en Ouganda. L’État partie n’a pas donné au Comité l’avis de son ministère des affaires étrangères ni aucun autre document argumentant effectivement l’évaluation du Ministère. En bref, devant le Comité, l’État partie cherche à réfuter le risque présumé que l’auteur aurait à subir un traitement contraire à l’article 7 simplement en renvoyant aux conclusions de l’évaluation faite par ses propres autorités, au lieu de répondre à l’exposé assez détaillé de l’auteur des raisons pour lesquelles, à son avis, il encourrait effectivement un tel risque.

11.4Attendu que l’État partie n’a pas fait valoir d’arguments de fond pour réfuter les allégations de l’auteur, le Comité estime qu’il faut accorder le crédit voulu à l’exposé détaillé fait par l’auteur de l’existence d’un risque de traitement contraire à l’article 7. Par conséquent, le Comité est d’avis que, s’il était mis à exécution par le renvoi de l’auteur en Ouganda, l’arrêté d’expulsion pris contre l’auteur constituerait une violation de l’article 7 du Pacte.

11.5Pour ce qui est de la violation présumée du droit de l’auteur à une vie de famille au titre des articles 17 et 23 (par. 1), le Comité rappelle sa jurisprudence selon laquelle il peut effectivement se produire des cas où le refus de l’État partie de laisser un membre d’une famille rester sur son territoire représente une ingérence dans la vie de la famille de cette personne. Mais le simple fait que l’un des membres d’une famille ait le droit de rester sur le territoire d’un État partie ne fait pas forcément de l’éviction d’autres membres de la même famille une ingérence du même ordre.

11.6En l’occurrence, et comme l’État partie a admis que l’éviction de l’auteur représenterait une ingérence dans sa vie de famille, le Comité considère qu’une décision de l’État partie d’expulser le père d’une famille avec deux enfants mineurs et d’obliger cette famille à choisir entre l’accompagner ou rester sur le territoire de l’État partie doit être considérée comme une «ingérence» dans la famille. Bien que la vie de l’auteur avec sa famille ait été interrompue un laps de temps considérable à cause de son incarcération puis de sa rétention dans l’attente de son expulsion, il a reçu régulièrement des visites de sa femme au cours de cette période et a pu rendre plusieurs fois visite à ses enfants à l’occasion d’autorisations de sortie de prison. Qui plus est, il a repris la vie de famille après que le tribunal d’instance de Copenhague eut décidé de le mettre en liberté le 6 août 2004.

11.7La question se pose donc de savoir si cette ingérence est arbitraire ou illégale et, partant, contraire à l’article 17, considéré à la lumière du paragraphe 1 de l’article 23 du Pacte. Le Comité observe que l’expulsion de l’auteur repose sur l’article 22 de la loi sur les étrangers. Cependant, il rappelle que, même une ingérence prévue par la loi doit obéir aux dispositions, aux buts et aux objectifs du Pacte et être raisonnable eu égard aux circonstances particulières. À cet égard, le Comité rappelle que dans les cas où une partie de la famille doit quitter le territoire de l’État partie tandis que l’autre partie est en droit de rester, il faut examiner les critères pertinents permettant d’apprécier si l’ingérence spécifique dans la vie de famille peut être objectivement justifiée, à la lumière, d’une part, de l’importance que revêtent les raisons avancées par l’État partie pour expulser l’intéressé et, de l’autre, du degré de gravité de l’épreuve que cette expulsion entraînerait pour la famille et ses membres.

11.8Le Comité note que l’État partie justifie l’expulsion de l’auteur a) par le fait qu’il a été condamné pour des infractions à la législation sur les stupéfiants, et b) par la théorie selon laquelle la gravité de ces infractions se reflète dans la durée de la peine de prison qui lui a été infligée. Il prend aussi note de l’argument de l’auteur qui fait valoir que sa femme et ses enfants vivent au Danemark dans un milieu stable et sûr et ne pourraient donc pas le suivre s’il était expulsé vers l’Ouganda. S’il est peut‑être vrai que l’expulsion de l’auteur constituerait une épreuve considérable pour sa femme et ses enfants, qu’ils demeurent au Danemark ou qu’ils décident d’éviter la séparation de la famille en suivant l’auteur dans un pays qu’ils ne connaissent pas et dont les enfants ne parlent pas la langue, le Comité constate que l’auteur a soumis la communication uniquement en son nom propre et non en celui de sa femme ou de ses enfants. Il s’ensuit que le Comité ne peut examiner que la question de savoir si les droits de l’auteur au titre des articles 17 et 23 seraient violés en cas d’expulsion.

11.9Le Comité note en l’occurrence que l’État partie a cherché à justifier son ingérence dans la vie de famille de l’auteur en faisant valoir la nature et la gravité des infractions commises par l’auteur. Le Comité considère que les raisons avancées par l’État partie sont raisonnables et suffisantes pour justifier l’ingérence dans la vie de famille de l’auteur. Il conclut par conséquent que l’expulsion de l’auteur, si elle était mise à exécution par le renvoi en Ouganda, ne constituerait pas une violation de ses droits au titre des articles 17 et 23 (par. 1).

12.Le Comité des droits de l’homme, agissant en vertu du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques, est d’avis que la mesure d’expulsion de l’auteur vers l’Ouganda, si elle était mise à exécution, violerait ses droits au titre de l’article 7 du Pacte.

13.Conformément au paragraphe 3 a) de l’article 2 du Pacte, l’État partie est tenu d’assurer à l’auteur un recours utile, y compris l’annulation et le réexamen intégral de l’arrêté d’expulsion pris à son encontre. L’État partie est également tenu de veiller à ce que des violations analogues ne se reproduisent pas à l’avenir.

14.Étant donné qu’en adhérant au Protocole facultatif, l’État partie a reconnu que le Comité avait compétence pour déterminer s’il y avait eu ou non violation du Pacte et que, conformément à l’article 2 du Pacte, il s’est engagé à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant de sa juridiction les droits reconnus dans le Pacte, le Comité souhaite recevoir de l’État partie, dans un délai de 90 jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet à ses constatations. L’État partie est invité en outre à rendre publiques les présentes constatations.

[Adopté en anglais (version originale), en espagnol et en français. Paraîtra ultérieurement aussi en arabe, en chinois et en russe dans le rapport annuel du Comité à l’Assemblée générale.]

Opinion individuelle (dissidente) de M me Ruth Wedgwood et M. Maxwell Yalden

La majorité conclut que le Danemark n’a pas suffisamment étayé sa décision d’expulser l’auteur, un citoyen ougandais, à la suite de sa condamnation pour infraction à la législation sur les stupéfiants à une peine de deux ans et demi de prison. La majorité estime que l’auteur, ancien membre des forces armées sous le régime d’Idi Amin, a donné des indices sérieux qu’il risquerait d’être torturé ou soumis à des mauvais traitements en Ouganda s’il y retournait, et que l’État partie n’a pas apporté la preuve contraire.

Les États parties sont tenus d’observer les prescriptions juridiques internationales concernant le non-refoulement. La situation générale en Ouganda n’est pas rassurante. Lors de l’examen récent du rapport que lui a présenté l’Ouganda en vertu du Pacte, le Comité des droits de l’homme a, par exemple, noté que des tortures et des mauvais traitements étaient couramment infligés aux personnes détenues (Observations finales concernant l’Ouganda, 5 mai 2004, par. 17). Il serait bon par conséquent que l’État partie examine soigneusement les risques encourus, selon ses dires, par l’auteur.

Néanmoins, le Comité ne peut pas examiner à nouveau les faits et les éléments de preuve dans chaque affaire d’expulsion, en particulier lorsque tout repose pour l’essentiel sur une évaluation de la crédibilité d’un plaignant. Le Comité a donc été contraint d’examiner les documents dont il disposait. Dans sa réponse, l’État partie rend compte en détail de l’examen de la situation de l’auteur par les autorités nationales. Il fait état notamment des renseignements recueillis auprès du Ministère des affaires étrangères et des trois évaluations effectuées par le Service danois de l’immigration, ainsi que des décisions du tribunal d’instance de Copenhague, de la Haute Cour du Danemark oriental et de la Commission danoise de recours. Le conseil de l’auteur a également remis au Comité le texte de la décision rendue le 28 juin 2004 par la Commission danoise pour les réfugiés mais dans sa version originale de sorte que seuls les quelques membres du Comité pouvant lire le danois ont pu le consulter.

L’État partie a assuré le Comité qu’il était à la disposition du Secrétaire général de l’ONU pour répondre à toute question que cette affaire en général pourrait soulever. (Observations de l’État partie sur la recevabilité et le fond datées du 11 février 2004, p. 1.) Le Comité peut poser des questions par écrit aux États parties ainsi qu’aux plaignants. Si le Comité avait voulu consulter l’intégralité du dossier d’immigration de l’auteur ou tel ou tel document y figurant, il aurait pu facilement le demander à l’État partie. Le Danemark a fait preuve de coopération avec le Comité pendant que la communication était en cours d’examen, suspendant l’expulsion de l’auteur à la demande du Comité et remettant l’auteur en liberté conditionnelle. Le Comité ne demande pas d’habitude à voir les télex envoyés par un ministère des affaires étrangères lorsqu’on lui soumet des avis motivés et il est probable que de nombreux États n’accepteraient pas de fournir des documents confidentiels de cette nature. Mais le Comité peut certainement demander qu’on lui communique les documents qu’il juge nécessaires pour procéder à une évaluation au lieu de parvenir à une conclusion définitive concernant une affaire sur la base d’un dossier incomplet.

Le Comité aurait dû au moins donner à l’État partie la possibilité de fournir tous autres documents qu’il aurait souhaité examiner. Nous estimons que cela n’a pas été fait. Il est vrai que si un État partie ne coopère pas et ne fournit pas d’informations, le Comité peut, le cas échéant, décider d’accorder le «crédit voulu» aux allégations de l’auteur, et peut conclure de la sorte à une violation. Mais une telle conclusion n’est pas justifiée en l’espèce étant donné que l’État partie, comme on l’a déjà indiqué, s’est efforcé de coopérer avec le Comité et que celui-ci aurait pu facilement lui demander de lui fournir d’autres informations pertinentes.

Le Comité est clairement tenu d’observer certaines normes d’équité, ce qui signifie que non seulement il doit se montrer équitable envers les deux parties mais aussi que l’on doit voir qu’il l’est, et nous estimons qu’en l’occurrence il a failli à cette obligation. Par conséquent, nous ne pouvons souscrire à la conclusion d’une violation du Pacte en l’espèce.

(Signé) Ruth Wedgwood

(Signé) Maxwell Yalden

[Fait en anglais (version originale), en espagnol et en français. Paraîtra ultérieurement en arabe, en chinois et en russe dans le rapport annuel du Comité à l’Assemblée générale.]

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