Nations Unies

CAT/C/75/D/1081/2021

Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants

Distr. générale

7 février 2023

Français

Original : anglais

Comité contre la torture

Décision adoptée par le Comité au titre de l’article 22 de la Convention, concernant la communication no 1081/2021 * , **

Communication soumise par :

X et Y (représentés par un conseil, Ali Yildiz)

Victime(s) présumée(s) :

Les requérants

État partie :

Suisse

Date de la requête :

10 juin 2021 (date de la lettre initiale)

Références :

Décision prise en application des articles 114 et 115 du Règlement intérieur du Comité, communiquée à l’État partie le 30 juin 2021 (non publiée sous forme de document)

Date de la présente décision :

11 novembre 2022

Objet :

Expulsion vers le Kosovo de personnes affiliées à l’organisation terroriste Fetullah Gülen (FETÖ) et risque de transfert vers la Türkiye

Question(s) de procédure :

Recevabilité, fondement des griefs

Question(s) de fond :

Non-refoulement, statut de réfugié, torture

Article(s) de la Convention :

3

1.1Les requérants sont X et Y, de nationalité turque, nés respectivement en 1985 et 1990. Ils sont mariés et ont deux enfants mineurs, nés en 2014 et 2017. Ils affirment que l’État partie violerait les droits qu’ils tiennent de l’article 3 de la Convention en les expulsant vers le Kosovo, d’où il est fort probable qu’ils seraient soit expulsés, soit extradés illégalement vers la Türkiye, où ils seraient soumis à la torture. L’État partie a fait la déclaration prévue à l’article 22 (par. 1) de la Convention, avec effet au 2 décembre 1986. Les requérants sont représentés par un conseil.

1.2Le 30 juin 2021, le Comité, agissant par l’intermédiaire de son rapporteur chargé des nouvelles requêtes et des mesures provisoires de protection, a adressé à l’État partie une demande de mesures provisoires au titre de l’article 114 de son règlement intérieur, dans laquelle il l’a prié de surseoir à l’expulsion des requérants vers le Kosovo tant que la communication serait à l’examen. Le 7 juillet 2021, l’État partie a informé le Comité qu’il avait suspendu l’expulsion des requérants et l’a prié de lever sa demande de mesures provisoires. Le 26 juillet 2021, les requérants ont transmis des commentaires concernant la demande de l’État partie. Le 28 juillet 2021, le Comité, agissant par l’intermédiaire de son rapporteur spécial chargé des nouvelles communications et des mesures provisoires de protection, a rejeté la demande de l’État partie. Les requérants se trouvent toujours en Suisse.

Exposé des faits

2.1Les requérants affirment qu’entre 2011 et 2020, X a travaillé en tant qu’enseignant au Kosovo dans des écoles rattachées au réseau d’établissements éducatifs Gülistan, une entité basée au Kosovo et associée au mouvement Gülen. Entre 2012 et 2014 et en 2018 et 2019, Y a également travaillé en tant qu’enseignante dans ces écoles.

2.2Les requérants se réfèrent aux conclusions issues d’un rapport de l’organisation non gouvernementale Freedom House, selon lesquelles à la suite de la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016, le Gouvernement turc s’est lancé dans une campagne mondiale contre les membres du mouvement Gülen et d’autres personnes qu’il considérait comme responsables du coup d’État. Ils disent que selon ce même rapport, le Gouvernement turc a déclaré que le mouvement Gülen était une organisation terroriste (organisation terroriste Fethullah Gülen ou « FETÖ ») et a commencé à pourchasser les personnes affiliées au mouvement dans le monde entier.

2.3Les requérants affirment que le Gouvernement turc a catégorisé comme organisation terroriste le réseau d’établissements éducatifs Gülistan. Selon eux, le 21 décembre 2016, l’ambassade de Türkiye au Kosovo a envoyé aux services de sécurité turcs un télégramme qui contenait une liste des noms, adresses personnelles et lieux de travail de 78 personnes, dont X, dont elle affirmait qu’elles vivaient au Kosovo et étaient affiliées à une organisation terroriste. Toujours selon eux, le 29 mars 2018, six personnes dont les noms figuraient sur cette liste ont été enlevées au Kosovo par les services de renseignement turcs et transférées de force en Türkiye, où elles ont été emprisonnées et maltraitées. Après leur transfert, le Bureau du Procureur général d’Ankara a enquêté sur elles dans le cadre d’une investigation liée au terrorisme.

2.4Les requérants affirment que peu après le transfert, les banques kosovares ont gelé les avoirs de personnes soupçonnées d’appartenir au mouvement Gülen et ont fermé leurs comptes bancaires. Ils soutiennent que le Gouvernement turc, qui exerce une influence considérable sur les autorités kosovares, a fait pression sur le Gouvernement du Kosovo pour que celui-ci interdise le mouvement Gülen et que les personnes soupçonnées d’y être affiliées soient expulsées vers la Türkiye. Ils affirment que face aux pressions et menaces croissantes dont ils faisaient l’objet, ils ont quitté le Kosovo le 15 août 2020 et se sont installés en Suisse avec leurs deux enfants.

2.5Le 23 septembre 2020, les requérants ont demandé l’asile en Suisse. Le 29 décembre 2020, le Secrétariat d’État aux migrations a rejeté leur demande dans le cadre de la procédure d’asile accélérée, estimant que le Kosovo était un pays sûr pour eux. Plus précisément, il a fait observer que Y avait obtenu le statut de réfugiée au Kosovo et que X, qui disposait déjà d’un permis de séjour permanent au Kosovo, pouvait bénéficier du même statut et de la même protection par son intermédiaire. Dans sa décision, il a précisé que le 11 décembre 2020, le Gouvernement du Kosovo avait confirmé par écrit que les requérants disposaient des permis de séjour valides au Kosovo et avait fait droit à la demande de l’État partie de les réadmettre, conformément à l’accord de réadmission conclu entre la Suisse et le Kosovo, fournissant ainsi la garantie de réadmission requise. Les requérants ont eu la possibilité de commenter la garantie de réadmission à la fois oralement (le 21 décembre 2020) et par écrit (le 24 décembre 2020) et ont fait valoir qu’ils risquaient d’être renvoyés en Türkiye s’ils étaient expulsés vers le Kosovo. Ils ont aussi fait référence à deux autres personnes qui se trouvaient dans une situation similaire, avaient demandé l’asile en Suisse et avaient bénéficié de la procédure étendue (et non de la procédure accélérée).

2.6Le 6 janvier 2021, les requérants ont saisi le Tribunal administratif fédéral d’un recours contre la décision du Secrétariat d’État aux migrations et ont demandé à bénéficier de la procédure d’asile étendue. Ils ont notamment fait valoir que le Kosovo n’était pas un pays tiers sûr et que si le Secrétariat d’État aux migrations cherchait à les y renvoyer, leur cas relevait plutôt de l’article 31 (al. a 1)) de la loi sur l’asile. Conformément à cette disposition, le Secrétariat d’État aux migrations devrait tenir compte de l’accord de réadmission conclu entre le Kosovo et la Suisse, en vertu duquel la Suisse doit, avant de renvoyer une personne au Kosovo, soumettre une demande aux autorités kosovares, qui devraient alors produire une garantie de réadmission. Le Secrétariat d’État aux migrations devrait alors examiner leur cas précis afin de déterminer s’ils seraient effectivement protégés contre le refoulement au Kosovo. Le 21 janvier 2021, à l’appui de leur recours, X a soumis une lettre de son avocat en Türkiye dans laquelle celui-ci le prévenait d’une enquête secrète menée contre lui en Türkiye et du danger qu’il courait dans ce pays en raison de la persécution des sympathisants présumés du mouvement Gülen.

2.7Le 13 janvier 2021, le Tribunal administratif fédéral a transmis le recours au Secrétariat d’État aux migrations. Le 29 janvier 2021, celui-ci est revenu sur sa décision du 29 décembre 2020 et a déclaré qu’il reprendrait l’examen des demandes des requérants en première instance.

2.8Le 9 février 2021, le Secrétariat d’État aux migrations a fait droit à la demande des requérants de bénéficier de la procédure d’asile étendue. Le 22 février 2021, après avoir réexaminé leur demande d’asile dans le cadre d’une telle procédure, il les a déboutés au motif qu’aucun élément précis ne laissait penser que le Gouvernement du Kosovo risquerait de les expulser, eux et leurs deux enfants, vers la Türkiye. Concernant les commentaires, objections et éléments de preuve présentés par les requérants au sujet d’autres personnes (principalement le transfert des six personnes mentionnées ci-dessus), il a jugé que cette affaire avait été traitée par les autorités du Kosovo, qui avaient notamment créé une commission d’enquête parlementaire. Le Premier Ministre de l’époque s’était également opposé publiquement à la position du Président turc concernant le rapatriement de ces six personnes, et les autorités et les fonctionnaires du Kosovo qui étaient impliqués dans ce transfert avaient fait l’objet de sanctions professionnelles. Par exemple, le chef des services de renseignement et le Ministre de l’intérieur avaient été démis de leurs fonctions. Le Secrétariat d’État aux migrations a donc estimé que les expulsions illégales et politiquement motivées du Kosovo vers la Türkiye ne pourraient plus avoir lieu. Il a également jugé que la lettre de l’avocat de X concernant une prétendue enquête secrète menée contre lui en Türkiye ne constituait pas une preuve suffisante. En effet, aucun autre document relatif à la procédure d’enquête en Türkiye, tel qu’une injonction de confidentialité, un mandat d’arrêt, un acte d’accusation, des documents de procédure ou des comptes-rendus d’interrogatoire, n’a été soumis et rien ne laissait présager que X serait expulsé du Kosovo, aucune demande d’entraide judiciaire ou d’extradition émanant des autorités turques n’ayant été reçue. En résumé, le Secrétariat d’État ne disposait pas de suffisamment d’éléments prouvant que le renvoi des requérants au Kosovo entraînerait leur expulsion vers la Türkiye. Bien que le Kosovo ne soit partie ni à la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, ni à la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (Convention européenne des droits de l’homme), le Conseil fédéral, lorsqu’il désigne un État comme pays tiers sûr, tient compte, entre autres, du respect par ce pays des normes relatives aux droits de l’homme, en se fondant sur les évaluations réalisées par le Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés et par d’autres États membres de l’Union européenne et de l’Association européenne de libre-échange. En outre, le fait que Y et les enfants du couple ont obtenu le statut de réfugié au Kosovo indique que celui-ci a correctement mené la procédure d’asile et a agi pour les protéger de la persécution. De plus, les enfants ont grandi au Kosovo et leur retour dans ce pays avec leurs deux parents ne serait donc pas contraire à leur intérêt supérieur.

2.9Le 1er mars 2021, les requérants ont saisi le Tribunal administratif fédéral d’un recours contre la décision du Secrétariat d’État aux migrations en date du 22 février 2021. Le 4 mai 2021, le Tribunal a rejeté le recours au motif que les requérants ne contestaient plus le fait qu’ils avaient séjourné dans un pays tiers (le Kosovo) avant leur arrivée en Suisse et étaient titulaires d’un permis de séjour valable au Kosovo. Par sa décision du 6 mars 2009, le Conseil fédéral suisse avait catégorisé le Kosovo comme un État sûr, sur la base de critères tels que la stabilité politique du pays et le degré de respect des droits de l’homme, sous réserve d’un réexamen périodique. En outre, le Tribunal a jugé que rien n’indiquait que les requérants seraient renvoyés en Türkiye, précisant que le 23 mars 2021, le Gouvernement du Kosovo avait donné l’assurance écrite qu’il réadmettrait les requérants et leurs enfants et avait expressément confirmé qu’il ne les expulserait pas vers la Türkiye. Les observations et éléments de preuve soumis par les requérants n’avaient pas permis d’établir que leur expulsion vers la Türkiye était suffisamment probable. Bien que les requérants aient établi qu’en 2018, d’autres personnes avaient été transférées illégalement du Kosovo vers la Türkiye, les informations qu’ils ont fournies n’indiquaient pas qu’ils couraient un risque concret et personnel ou qu’ils ne seraient pas protégés contre une expulsion vers la Türkiye. Les requérants n’étaient pas eux-mêmes concernés par les faits de 2018, même s’ils connaissaient certaines des personnes expulsées. En outre, ils n’ont pas affirmé que le Gouvernement turc avait pris contre eux des mesures officielles. Ils n’ont donc pas établi qu’en dépit des assurances données par les autorités du Kosovo, ils couraient un risque personnel non négligeable d’être expulsés vers la Türkiye.

2.10Les requérants affirment avoir épuisé les recours internes, la décision du Tribunal administratif fédéral n’étant pas susceptible de recours.

Teneur de la plainte

3.1Les requérants affirment que l’État partie violerait les droits qu’ils tiennent de l’article 3 de la Convention en les expulsant vers le Kosovo, d’où il est fort probable qu’en tant que personnes affiliées au mouvement Gülen, ils seraient soit expulsés, soit extradés illégalement vers la Türkiye, où ils risqueraient d’être emprisonnés arbitrairement et torturés. Les autorités nationales ont commis une erreur en jugeant que le Kosovo était un pays tiers sûr les concernant. En réalité, le Gouvernement turc jouit d’une influence et d’un pouvoir considérables sur le Kosovo. En février 2021, face à la pression croissante de la Türkiye sur le Gouvernement du Kosovo, le Ministre du développement régional du Kosovo a demandé au Gouvernement de désigner officiellement le mouvement Gülen comme une organisation terroriste et a déclaré que le Kosovo bénéficierait d’une coopération accrue avec la Türkiye. Selon les médias, le Premier ministre de l’époque a transmis la demande du Ministre du développement régional aux services de renseignement kosovars pour examen. Le Kosovo pourrait donc à tout moment désigner le mouvement Gülen comme une organisation terroriste et extrader les requérants vers la Türkiye. Il ne s’agit pas d’un risque minime ou imaginaire, mais d’une menace réelle et hautement probable contre les droits, les libertés et le bien-être des requérants. Y souffre d’un traumatisme psychologique dû à la crainte d’être renvoyée au Kosovo. Dans des affaires antérieures, le Comité a estimé que le Maroc violerait les droits que trois personnes tenaient de l’article 3 de la Convention en les extradant vers la Türkiye.

3.2Comme mentionné plus haut, six personnes, dont cinq étaient des collègues des requérants, ont été enlevées et transférées de force vers la Türkiye, où elles ont été emprisonnées. Le Groupe de travail sur la détention arbitraire a jugé que leur détention était illégale et arbitraire. Le Gouvernement turc a récemment multiplié les demandes de transferts extrajudiciaires vers son territoire. Ainsi, Selahattin Gülen, qui résidait légalement aux États-Unis, a été transféré illégalement du Kenya vers la Türkiye, au mépris d’une décision judiciaire. En outre, le Kosovo n’est pas partie à la Convention européenne des droits de l’homme, au Pacte international relatif aux droits civils et politiques ou à la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, et il lui est arrivé, par le passé, de ne pas respecter le principe du non-refoulement.

3.3Après la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016, le Gouvernement turc a déclaré un état d’urgence qui a duré deux ans. Les requérants affirment que le Gouvernement a invoqué le prétexte de l’état d’urgence pour porter atteinte aux droits de l’homme à grande échelle. Pendant cette période, il a promulgué 32 décrets, dont trois (nos 667, 668 et 696) établissent l’impunité totale des fonctionnaires et des civils pour tout acte commis dans le but de réprimer une tentative de coup d’État ou un acte terroriste. Dans un rapport sur sa mission en Türkiye publié en 2017, le Rapporteur spécial sur la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants a affirmé qu’en dépit des allégations persistantes de torture généralisée et d’autres formes de mauvais traitements formulées tant à propos des suites immédiates du coup d’État manqué du 15 juillet 2016 que de l’escalade de la violence dans le sud-est du pays, les enquêtes et les poursuites officielles concernant ces allégations ont été extrêmement rares, ce qui a créé une forte impression d’impunité de fait pour les actes de torture et autres formes de mauvais traitements. Les requérants citent plusieurs autres rapports publiés par des organisations et mécanismes internationaux pour étayer leurs allégations relatives à l’ampleur de la torture et des mauvais traitements en Türkiye.

3.4Les requérants se réfèrent également à une lettre d’allégations adressée à la Türkiye le 5 mai 2020 par le Groupe de travail sur les disparitions forcées ou involontaires, le Rapporteur spécial sur les droits humains des migrants, la Rapporteuse spéciale sur la promotion et la protection des droits de l’homme et des libertés fondamentales dans la lutte antiterroriste et le Rapporteur spécial sur la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants. Selon cette lettre, au moins 100 personnes soupçonnées d’être associées au mouvement Gülen ont été arrêtées et placées en détention de manière arbitraire et ont été victimes de disparitions forcées et d’actes de torture dans le cadre d’opérations secrètes qui auraient été organisées ou soutenues par le Gouvernement turc en coordination avec des représentants en Afghanistan, en Albanie, en Azerbaïdjan, au Cambodge, au Gabon, au Kosovo, au Kazakhstan, au Liban, au Pakistan et dans d’autres pays.

Observations de l’État partie sur la recevabilité et sur le fond

4.1Dans ses observations du 21 février 2022, l’État partie affirme que la communication est irrecevable parce qu’elle est manifestement mal fondée et même dénuée de fondement.

Éléments factuels

4.2Lors de leur entretien dans le cadre de la procédure l’asile, les requérants ont déclaré qu’ils avaient quitté définitivement la Türkiye en août 2015 pour s’installer au Kosovo. Ils ont toutefois reconnu qu’ils résidaient au Kosovo depuis 2011 ou 2012. Selon leurs dires, ils ont vécu pendant près de neuf ans au Kosovo, où ils ont travaillé comme enseignants dans diverses écoles affiliées au mouvement Gülen.

4.3Au cours de la procédure d’asile, les requérants ont d’abord nié posséder des permis de séjour ou jouir d’une protection internationale au Kosovo. Toutefois, le 11 décembre 2020, le Secrétariat d’État aux migrations a reçu une confirmation écrite du Gouvernement du Kosovo selon laquelle les requérants possédaient bien des permis de séjour valides et eux et leurs enfants avaient obtenu le statut de réfugié le 12 septembre 2018 et bénéficiaient donc d’une protection internationale au Kosovo.

4.4Le 5 janvier 2022, après avoir soumis leur communication au Comité, les requérants ont présenté, sur la base de faits nouveaux, une nouvelle demande d’asile au Secrétariat d’État aux migrations.

Défaut de fondement

4.5Dans leur communication au Comité, les requérants reprennent les arguments qui ont été examinés par le Secrétariat d’État aux migrations et par le Tribunal administratif fédéral pendant la première procédure d’asile. Ils n’ont pas présenté d’éléments de nature à convaincre les autorités que le Kosovo ne devrait plus être catégorisé comme État sûr. Cette catégorisation n’est remise en question ni par leur allégation selon laquelle la Türkiye a beaucoup d’influence sur le Kosovo, ni par le fait que le Kosovo n’a pas ratifié la Convention européenne des droits de l’homme ou la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, car ils n’ont pas démontré qu’ils courraient personnellement le risque d’être persécutés au Kosovo en raison de leur affiliation au mouvement Gülen, qui n’est pas interdit au Kosovo.

4.6En outre, les requérants n’ont pas démontré en quoi l’assurance écrite, ainsi que la confirmation expresse envoyée à la demande de la Suisse, ne serait pas contraignante pour les autorités du Kosovo ou pourquoi le Kosovo ne la respecterait pas. Il convient de souligner à cet égard que les relations entre la Suisse et le Kosovo sont particulièrement étroites, tant sur le plan politique qu’économique. En effet, la Suisse a été l’un des premiers pays à reconnaître l’indépendance du Kosovo et continue de lui apporter tout son soutien, notamment par des investissements pour la reconstruction. En outre, la diaspora kosovare en Suisse est l’une des plus importantes en dehors du Kosovo. Il est donc « inconcevable » que le Gouvernement du Kosovo prenne le risque de faire fi d’une assurance écrite et d’une confirmation qu’il a expressément donnée au titre d’un traité conclu avec la Suisse. Une telle démarche serait en effet de nature à compromettre la bonne marche de la coopération bilatérale avec la Suisse, ce qui n’est pas dans son intérêt.

4.7Pour étayer leurs griefs au titre de la Convention, les requérants ne peuvent pas se borner à mentionner le transfert illégal de six personnes en 2018 ou l’existence d’un risque général qui concernerait tous les sympathisants du mouvement Gülen à l’étranger. Ils n’ont pas établi qu’ils couraient personnellement un risque, ni que les autorités du Kosovo ne voudraient pas ou ne pourraient pas les protéger d’un hypothétique refoulement vers la Türkiye. Aussi sérieuses que soient les allégations des requérants concernant la situation des [six] personnes mentionnées plus haut, cette affaire est sans lien direct avec eux et ne prouve pas qu’ils sont susceptibles de faire l’objet d’un éventuel transfert vers la Türkiye. Par ailleurs, le transfert illégal qui a eu lieu le 29 mars 2018 a fait l’objet d’investigations au Kosovo, dans le cadre d’une commission d’enquête parlementaire mise en place à cet effet. À l’époque, le Premier Ministre du Kosovo s’était également opposé publiquement à toute remise extrajudiciaire à la Türkiye de sympathisants du mouvement Gülen. En outre, les autorités et les fonctionnaires impliqués dans le transfert se sont vu infliger des sanctions professionnelles et pénales. Compte tenu des réactions des autorités kosovares et du Premier Ministre en particulier, il est « légitime de penser » qu’il n’y aura plus à l’avenir de transferts extrajudiciaires effectués pour des raisons politiques et en dehors du cadre de l’état de droit.

4.8Il convient en outre de noter qu’entre le 29 mars 2018 et le 15 août 2020 (date à laquelle les requérants ont quitté le Kosovo), c’est-à-dire pendant plus de deux ans, les requérants n’ont signalé aucun fait susceptible de suggérer qu’ils risquaient concrètement d’être transférés ou de ne pas être protégés au Kosovo. Pendant cette période, ils ont pu travailler sans être inquiétés d’aucune manière par les autorités du Kosovo. Les attestations de leur employeur indiquent qu’ils ont résidé au Kosovo pendant environ neuf ans et qu’ils y étaient bien intégrés, tant sur le plan professionnel que social. Leur séjour au Kosovo est légal et il est irréaliste de penser que les autorités commettraient soudainement un enlèvement extrajudiciaire afin de les envoyer, eux et leurs enfants, en Türkiye.

4.9Les dires des requérants selon lesquels certaines banques kosovares ont cherché à geler les avoirs de personnes soupçonnées d’appartenir au mouvement Gülen ne sont nullement prouvés. Les documents qu’ils ont produits à ce sujet sont de nature générale et ne prouvent pas que leurs propres comptes bancaires ont été bloqués ou touchés d’une manière ou d’une autre.

4.10En outre, les allégations des requérants relatives à des faits de torture en Türkiye ne sont pas pertinentes en l’espèce, les autorités de l’État partie ayant décidé que les intéressés devaient être renvoyés au Kosovo. Les requérants ne prétendent pas qu’ils seraient soumis à la torture au Kosovo. Ils craignent un hypothétique transfert vers la Türkiye en cas de retour au Kosovo, mais n’ont pas étayé cette crainte par des éléments concrets et les concernant personnellement. Les trois décisions du Comité qu’ils citent plus haut concernent des affaires qui ne sont en rien comparables à leur propre situation. En effet, les personnes résidaient au Maroc, étaient spécifiquement visées par une procédure pénale en Türkiye, étaient sous le coup d’un mandat d’arrêt émis par les autorités turques, avaient été arrêtées par la police au Maroc et avaient été placées en détention en vue de leur extradition, la Türkiye ayant présenté au Maroc une demande officielle d’extradition. Ces circonstances n’ont rien à voir avec celles des requérants. Ceux-ci n’ont produit aucun document, tel qu’une citation à comparaître ou un acte d’accusation, qui attesterait l’existence d’une procédure pénale les concernant. Ainsi, contrairement aux trois cas mentionnés ci-dessus, il n’y a pas de risque que les requérants soient extradés et transférés vers la Türkiye dans le cadre de la coopération judiciaire internationale.

4.11Les requérants ne prétendent pas avoir été victimes d’actes de torture ou de peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants au Kosovo ou en Türkiye. Ils ne prétendent pas non plus avoir pris part à des activités politiques dans l’un ou l’autre pays. X n’a pas démontré qu’il faisait l’objet d’une procédure pénale en Türkiye. Pendant la procédure d’asile, ils ont d’abord affirmé qu’ils n’avaient pas de permis de séjour au Kosovo, or ils en possédaient bien, comme indiqué précédemment.

4.12En ce qui concerne l’intégrité de la procédure d’asile, les requérants ont été représentés par un avocat tout au long de celle-ci. Le Secrétariat d’État aux migrations les a interrogés séparément le 14 octobre 2020 et a examiné attentivement leur dossier, ainsi qu’il ressort de la décision rendue le 22 février 2021. Le Tribunal administratif fédéral leur a accordé une assistance juridique gratuite et a examiné tous les éléments pertinents du dossier avant de rejeter leur recours. Les requérants n’ont pas présenté d’éléments concrets susceptibles d’invalider l’appréciation faite par les autorités nationales.

Commentaires des requérants sur les observations de l’État partie sur la recevabilité et sur le fond

5.1Dans leurs commentaires du 30 mai 2022, les requérants affirment que le Gouvernement turc a de nouveau procédé au transfert illégal d’une personne vivant à l’étranger. Orhan İnandi, enseignant possédant la double nationalité kirghize et turque, a été enlevé et transféré du Kirghizistan vers la Türkiye. Ce transfert illégal vient s’ajouter à celui de Selahattin Gülen, mentionné plus haut, qui a été transféré du Kenya vers la Türkiye. Après leur enlèvement, les deux victimes ont été torturées dans des prisons secrètes pendant plusieurs jours. Ces faits prouvent que le Gouvernement turc peut même enlever des ressortissants d’autres pays ou des personnes qui résident légalement à l’étranger. Ainsi, bien que l’État partie soutienne que les requérants ont le statut de réfugié au Kosovo, ils vivraient constamment dans la crainte d’être remis à la Türkiye s’ils étaient renvoyés au Kosovo. Les soumettre à cette crainte équivaut à une forme de torture.

5.2En outre, le transfert vers la Türkiye de mars 2018 a été mené avec la complicité de fonctionnaires locaux et malgré les instructions du Procureur spécial en chef du Kosovo, qui avait rejeté la demande d’extradition pour les personnes en question. Le véritable problème ne concerne donc pas la loi ou les assurances, mais leur application et leur respect, notamment en raison du pouvoir et de l’influence du Gouvernement turc.

5.3L’ambassade de Türkiye au Kosovo a désigné les membres du mouvement Gülen comme étant des terroristes et ceux-ci ont été surveillés par des agents des services de renseignement turcs. Le Gouvernement turc continue d’exercer une pression diplomatique implacable sur le Gouvernement du Kosovo. Par exemple, en décembre 2021, le Ministre turc de la défense s’est rendu au Kosovo et a demandé à des représentants du Gouvernement d’arrêter et d’extrader toutes les personnes affiliées au mouvement qui résidaient dans la région. Le 1er mars 2022, lors de la visite du Président du Kosovo à Ankara, le Président Erdoğan a déclaré qu’il était extrêmement important d’éliminer l’organisation terroriste Fetullah Gülen, qui représentait une menace pour la démocratie turque et était responsable de la mort de 251 ressortissants turcs. Le Président Erdoğan a fait savoir au Président du Kosovo que le Gouvernement turc s’attendait à ce que certaines mesures soient prises, compte tenu de leurs liens amicaux et fraternels. Au cours de la même visite, un membre du parlement turc a appelé au soutien pour la lutte engagée par la Türkiye contre l’organisation terroriste Fetullah Gülen, arguant que les personnes qui avaient commis des crimes en Türkiye ne devraient pas être protégées par des pays amis et frères.

5.4Récemment, le Gouvernement turc a adopté de nouvelles tactiques pour forcer d’autres États à extrader des dissidents. Il a notamment déclaré qu’il mettrait son veto aux demandes d’adhésion de la Finlande et de la Suède à l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord tant qu’elles n’auraient pas extradé 33 personnes, dont 16 gülenistes, vers la Türkiye.

5.5Dans une autre lettre datée du 7 juillet 2022, les requérants ont réaffirmé que la Türkiye avait de l’influence et du pouvoir sur le Kosovo, qui n’était donc pas un pays sûr pour eux. En effet, le 19 juin 2022, le Ministre turc des affaires étrangères a déclaré que son pays soutenait la demande d’adhésion du Kosovo à l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord et a souligné que la présence de membres de l’organisation terroriste Fetullah Gülen au Kosovo était le principal obstacle à cette demande d’adhésion.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

6.1Avant d’examiner tout grief formulé dans une communication, le Comité doit déterminer s’il est recevable au regard de l’article 22 de la Convention. Le Comité s’est assuré, comme l’article 22 (par. 5 a)) de la Convention lui en fait l’obligation, que la même question n’a pas été examinée et n’est pas en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

6.2Conformément à l’article 22 (par. 5 b)) de la Convention, le Comité n’examine aucune communication d’un particulier sans s’être assuré que celui-ci a épuisé tous les recours internes disponibles. Il constate que les requérants ont obtenu une décision négative définitive concernant leur demande d’asile, leur recours ayant été rejeté, et que l’État partie n’a pas affirmé qu’ils n’avaient pas épuisé tous les recours internes. Il note en outre que selon l’État partie, la deuxième demande d’asile des requérants en Suisse, déposée le 6 janvier 2022, avait été rejetée par le Secrétariat d’État aux migrations le 28 février 2022 et que le recours subséquent avait été rejeté par le Tribunal administratif fédéral le 19 juillet 2022. Au vu de ce qui précède, le Comité considère que l’article 22 (par. 5 b)) de la Convention ne fait pas obstacle à l’examen de la requête.

6.3Le Comité note toutefois que selon l’État partie, la communication est irrecevable car insuffisamment étayée. Dans ce contexte, le Comité doit examiner, aux fins de la recevabilité, si les informations fournies par les requérants sont telles que leur requête est « manifestement dénuée de fondement » et donc irrecevable au regard de l’article 113 b) de son règlement intérieur. À cet égard, il note que les requérants ont avancé deux arguments distincts : la crainte d’être soumis à la torture au Kosovo et le risque, en cas d’expulsion vers le Kosovo, d’être ensuite renvoyés en Türkiye.

6.4En ce qui concerne le premier de ces arguments, le Comité note que les requérants affirment que s’ils étaient renvoyés au Kosovo, ils vivraient constamment dans la crainte d’être enlevés et renvoyés en Türkiye, que cette absence de sécurité et la crainte constante qui en résulterait équivaudraient à de la torture et que Y souffre déjà d’un traumatisme psychologique provoqué par la crainte d’être expulsée vers le Kosovo. Il note toutefois qu’ils n’ont pas fourni d’éléments concrets pour étayer cet argument. Le Comité conclut donc que la partie de la requête reposant sur cet argument est irrecevable.

6.5En ce qui concerne le second argument, les requérants soutiennent que s’ils sont renvoyés au Kosovo, le risque qu’ils soient ensuite transférés en Türkiye et qu’ils y soient soumis à la torture est suffisamment élevé pour qu’en les expulsant vers le Kosovo, l’État partie porte atteinte aux obligations que l’article 3 de la Convention met à sa charge. À cet égard, le Comité rappelle son observation générale no 4 (2017), dans laquelle il affirme que conformément à l’article 3, une personne ne doit en aucun cas être expulsée vers un autre État duquel elle pourrait par la suite être expulsée vers un troisième État où il y a des motifs sérieux de croire qu’elle risquerait d’être soumise à la torture. En conséquence, il considère que cette partie de la requête et les affirmations de l’État partie concernant sa recevabilité soulèvent des questions de fond au titre de l’article 3 de la Convention qui doivent être examinées. En l’absence d’autres obstacles à la recevabilité, le Comité déclare la communication recevable et passe à son examen au fond.

Examen au fond

7.1Conformément à l’article 22 (par. 4) de la Convention, le Comité a examiné la partie recevable de la communication en tenant compte de toutes les informations que lui ont communiquées les parties.

7.2Le Comité observe que les griefs que les requérants tirent de l’article 3 de la Convention nécessitent de trancher deux questions distinctes. Il doit d’abord apprécier s’il existe des motifs sérieux de croire que les requérants courraient personnellement un risque réel, actuel et prévisible d’être soumis à la torture s’ils étaient renvoyés en Türkiye. Pour ce faire, conformément à l’article 3 (par. 2) de la Convention, il doit tenir compte de tous les éléments pertinents. Deuxièmement, il doit déterminer si les requérants, s’ils étaient expulsés par l’État partie vers le Kosovo, courraient un risque suffisant d’être ensuite renvoyés de force vers la Türkiye.

7.3Le Comité rappelle que la charge de la preuve incombe généralement aux requérants, qui doivent présenter des arguments défendables concernant les risques susmentionnés. Toutefois, lorsque les requérants se trouvent dans une situation dans laquelle ils ne sont pas en mesure de donner des précisions, la charge de la preuve est inversée et il incombe à l’État concerné d’enquêter sur les allégations et de vérifier les renseignements sur lesquels est fondée la requête. Le Comité rappelle en outre qu’il accorde un poids considérable aux constatations de fait des organes de l’État partie concerné, mais qu’il n’est pas tenu par celles‑ci. Il s’ensuit qu’il apprécie librement les informations dont il dispose, conformément à l’article 22 (par. 4) de la Convention, compte tenu de toutes les circonstances pertinentes pour chaque cas.

Risque de torture en Türkiye

7.4Concernant la question de savoir si les requérants ont démontré qu’il existait des motifs sérieux de croire qu’ils courraient personnellement un risque réel, actuel et prévisible d’être soumis à la torture s’ils étaient renvoyés de force en Türkiye, le Comité note tout d’abord que l’État partie ne conteste pas leurs allégations à ce sujet. Il note également que, selon un rapport du Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme fondé sur des enquêtes menées à la suite de la tentative de coup d’État en juillet 2016, des personnes en détention ont été soumises à diverses formes de torture et de mauvais traitements, notamment des passages à tabac, des agressions sexuelles, des chocs électriques et des simulations de noyade, qui visaient généralement à leur arracher des aveux ou des informations préjudiciables sur d’autres personnes, et qu’il arrivait que des femmes soient arrêtées et placées en détention en tant que complices de leurs maris, que les autorités soupçonnaient d’avoir des liens avec des organisations terroristes. Il note en outre qu’à la suite de sa mission en Türkiye en 2016, le Rapporteur spécial sur la torture a publié un rapport dans lequel il estimait que le recours à la torture s’était généralisé après la tentative de coup d’État et précisait que de nombreux interlocuteurs lui avaient dit que, selon les registres officiels, plusieurs détenus soupçonnés d’être affiliés au mouvement Gülen s’étaient suicidés en détention, mais que cette cause de décès n’avait pas été confirmée par des autopsies indépendantes. Le Rapporteur spécial soulignait aussi que le nombre d’enquêtes ouvertes et de poursuites engagées comme suite aux allégations de torture ou de mauvais traitements semblait totalement disproportionné par rapport à la fréquence alléguée de ces violations, ce qui indiquait que les autorités turques n’avaient pas suffisamment enquêté sur ces allégations. De plus, le Comité prend note d’informations plus récentes selon lesquelles peu d’allégations de torture ont donné lieu à des poursuites en 2021, l’impunité reste omniprésente, des enlèvements et des disparitions forcées continuent d’être signalés et ne font pas l’objet d’enquêtes appropriées, et les disparitions les plus longues concernent des personnes soupçonnées d’être associées au mouvement Gülen. Le Comité considère donc que les requérants courraient personnellement un risque prévisible, réel et actuel d’être soumis à la torture s’ils étaient transférés en Türkiye.

Risque d’expulsion ou de transfert forcé du Kosovo vers la Türkiye

7.5S’agissant du risque que les requérants soient renvoyés de force du Kosovo vers la Türkiye, le Comité prend note de l’argument des requérants selon lequel, qu’ils aient ou non le statut de réfugié au Kosovo, cela ne les protégerait pas d’une expulsion vers la Türkiye ; la preuve en est le transfert illégal vers la Türkiye, en mars 2018, de six personnes qui étaient, comme les requérants, affiliées au mouvement Gülen et qui étaient également titulaires de permis de séjour annulés par le Kosovo. Il note que plusieurs représentants du Gouvernement du Kosovo ont par la suite déclaré que le transfert de ces six personnes avait porté atteinte au droit national et international, et que des mesures ont été prises pour établir la responsabilité des faits. Il note également que selon l’État partie, les requérants ne risquent pas d’être renvoyés en Türkiye parce qu’ils ont le statut de réfugié au Kosovo et que le Gouvernement du Kosovo lui a fait parvenir des assurances diplomatiques le 23 mars 2021, l’informant qu’il réadmettrait les requérants et ne les expulserait pas vers la Türkiye.

7.6En ce qui concerne la situation de X, le Comité note qu’on ne sait pas s’il a le statut de réfugié au Kosovo. L’État partie a indiqué que les autorités kosovares avaient fait savoir au Secrétariat d’État aux migrations que X avait obtenu ce statut le 12 septembre 2018 (voir par. 4.3 ci-dessus). Cependant, dans sa communication du 23 mars 2021, le Gouvernement du Kosovo cite expressément Y et les enfants du couple, et non X, comme ayant le statut de réfugié. Le Comité note que les requérants affirment ce qui suit et que l’État partie ne conteste pas ces affirmations : X et 77 autres personnes étaient présentés, dans un télégramme envoyé par l’ambassade de Türkiye au Kosovo à des agents de sécurité turcs, comme étant affiliés à une organisation terroriste ; le télégramme contenait les adresses personnelles et lieux de travail des 78 personnes concernées ; six d’entre elles, dont cinq étaient également des collègues de travail de X et Y, se sont vu retirer leur permis de séjour et ont été enlevées dans le cadre d’une opération des services de renseignement turcs, en coordination avec les forces de renseignement kosovares, et emmenées de force en Türkiye, où elles auraient été présentées à un juge et inculpées de terrorisme international et d’espionnage. Il est également pertinent de noter que le Kosovo n’est pas partie à la Convention et qu’au regard du droit international, il n’est donc pas tenu par l’article 3 de celle-ci de s’abstenir de transférer X vers un pays où il risquerait d’être soumis à la torture, pas plus qu’il n’est lié par toute autre disposition de la Convention. À cet égard, le Comité note avec préoccupation que, dans un avis sur le transfert illégal des six personnes susmentionnées vers la Türkiye, le Groupe de travail sur la détention arbitraire a indiqué que le Gouvernement du Kosovo n’avait pas répondu à sa demande d’information sur la situation de ces personnes, n’avait pas exposé les dispositions juridiques justifiant leur arrestation forcée et leur remise à la Türkiye et n’avait pas expliqué en quoi ces actes étaient compatibles avec les obligations du Kosovo au regard du droit international.

7.7Au vu de ce qui précède, le Comité estime que s’il était renvoyé au Kosovo aujourd’hui, X courrait un risque réel et prévisible d’être transféré vers la Türkiye.

7.8En ce qui concerne Y, le Comité note qu’elle ne figurait pas nommément parmi les 78 personnes énumérées dans le télégramme envoyé par l’ambassade de Türkiye au Kosovo aux services de sécurité turcs. Il observe toutefois que comme X, Y était une collègue des cinq personnes mentionnées plus haut qui étaient associées au mouvement Gülen parce qu’elles enseignaient dans des écoles du réseau d’établissements éducatifs Gülistan, désigné comme organisation terroriste par le Gouvernement turc. Il estime en outre qu’il convient de tenir compte du fait que Y, en tant qu’épouse de X, qui figurait nommément dans la liste des 78 personnes, pourrait être soumise, à des fins de pressions sur X, à un risque similaire de violence au Kosovo et rappelle à cet égard le rapport du HCDH détaillant la situation de femmes arrêtées en tant que complices de leurs maris, que les autorités soupçonnaient d’avoir des liens avec des organisations terroristes, sans qu’il existe des preuves distinctes étayant les accusations portées contre elles. Au vu de ce qui précède, le Comité estime que si elle était renvoyée au Kosovo, Y courrait un risque réel et prévisible d’être transférée vers la Türkiye.

7.9En outre, le Comité doit examiner si, dans les circonstances particulières de l’espèce, les assurances fournies à l’État partie par les autorités kosovares dans leur communication du 23 mars 2021 offrent une garantie suffisante contre l’expulsion ou le transfert forcé des requérants vers la Türkiye et sont telles qu’il n’y ait pas lieu de conclure que ceux-ci courraient un risque réel d’être transférés vers la Türkiye s’ils étaient renvoyés au Kosovo. À cet égard, le Comité rappelle son observation générale no 4 (2017), dans laquelle il a affirmé que les assurances diplomatiques d’un État partie à la Convention vers lequel une personne devait être expulsée ne devraient pas être utilisées pour contourner le principe de non-refoulement tel qu’il était établi à l’article 3 de la Convention et y porter atteinte, lorsqu’il y avait des motifs sérieux de croire que l’intéressé risquait d’être soumis à la torture dans cet État. Il rappelle en outre que, dans ce contexte, le terme « assurances diplomatiques » désigne l’engagement formel que prend l’État destinataire à l’effet que la personne concernée sera traitée dans le respect des conditions fixées par l’État d’envoi et conformément aux normes internationales relatives aux droits de l’homme. Il observe qu’en l’espèce, la communication du 23 mars 2021 consiste simplement en un courriel dans lequel les autorités se contentent d’énoncer ce que le Département de la citoyenneté, de l’asile et des migrations du Ministère de l’intérieur, par opposition au Gouvernement du Kosovo dans son ensemble, s’engage à faire. Il observe en outre que selon cette communication, la législation en vigueur au Kosovo prévoit que, parce qu’ils bénéficient du statut de réfugié, X et Y (et leurs enfants) ne peuvent pas être renvoyés dans leur pays d’origine. Cependant, cette communication ne constitue pas un engagement de la part du Département, et encore moins de la part du Gouvernement du Kosovo, de ne pas transférer les requérants, ou autoriser leur transfert, vers leur pays d’origine. Le Comité observe en outre que rien dans la communication du 23 mars ne permet de savoir quel serait le statut des requérants si le Gouvernement du Kosovo se pliait à la demande pressante du Gouvernement turc, désignait le mouvement Gülen comme une organisation terroriste et affirmait que ses membres représentaient par conséquent un danger pour la sécurité du pays ; dans ce cas, le statut des requérants serait modifié et la protection contre les renvois dont bénéficient les réfugiés ne s’appliquerait plus. Il souligne d’ailleurs que cette possibilité est non négligeable, compte tenu des informations selon lesquelles la demande du Ministre du développement régional du Kosovo tendant à ce que le Gouvernement désigne officiellement le mouvement Gülen comme une organisation terroriste est toujours en suspens. Il constate enfin qu’aucune mesure de surveillance, de consultation ou de suivi de quelque nature que ce soit n’a été prise pour garantir que les termes de la communication du 23 mars 2021 sont respectés.

7.10Compte tenu de ce qui précède, le Comité est d’avis que les assurances contenues dans la communication du 23 mars 2021 n’offrent pas une garantie suffisante contre l’expulsion ou le transfert forcé des requérants vers la Türkiye et ne sont pas telles qu’il n’y ait pas lieu de conclure que ceux-ci courraient un risque réel d’être transférés vers la Türkiye s’ils étaient renvoyés au Kosovo.

8.Compte tenu de ce qui précède, le Comité, agissant en vertu de l’article 22 (par. 7) de la Convention, décide que l’expulsion, par l’État partie, des requérants vers le Kosovo, où ils seraient exposés à un risque réel d’être transférés de force en Türkiye et soumis à la torture dans ce pays, constituerait une violation de l’article 3 de la Convention.

9.Le Comité est d’avis que, conformément à l’article 3 de la Convention, l’État partie est tenu de s’abstenir de renvoyer de force les requérants au Kosovo.

10.Conformément à l’article 118 (par. 5) de son règlement intérieur, le Comité invite l’État partie à l’informer, dans un délai de quatre-vingt-dix jours à compter de la date de transmission de la présente décision, des mesures qu’il aura prises pour donner suite aux observations ci-dessus.