Nations Unies

CAT/C/75/D/951/2019

Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants

Distr. générale

16 février 2023

Original : français

Comité contre la torture

Décision adoptée par le Comité au titre de l’article 22 de la Convention, concernant la communication no 951/2019 * , **

Communication présentée par :

R. K. (représenté par un conseil, Gabriella Tau)

Victime(s) présumée(s) :

Le requérant

État partie :

Suisse

Date de la requête :

30 août 2019 (date de la lettre initiale)

Références :

Décision prise en application des articles 114 et 115 du Règlement intérieur du Comité, transmise à l’État partie le 2 septembre 2019 (non publiée sous forme de document)

Date de la présente décision :

4 novembre 2022

Objet :

Expulsion vers Sri Lanka

Question ( s ) de procédure :

Fondement des griefs

Question ( s ) de fond :

Risque de torture ou d’autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants en cas d’expulsion vers le pays d’origine (non‑refoulement)

Article(s) de la Convention :

3, 14 et 16

1.1Le requérant est R. K., de nationalité sri-lankaise, né le 23 mars 1977. Sa demande d’asile a été rejetée par l’État partie, et il affirme que son renvoi à Sri Lanka constituerait une violation par l’État partie des droits qu’il tient des articles 3, 14 et 16 de la Convention. L’État partie a fait la déclaration prévue à l’article 22 (par. 1) de la Convention le 2 décembre 1986. Le requérant est représenté par un conseil.

1.2Le 2 septembre 2019, en application de l’article 114 de son règlement intérieur, le Comité, agissant par l’intermédiaire de son Rapporteur chargé des nouvelles requêtes et des mesures provisoires de protection, a décidé de demander des mesures provisoires.

Rappel des faits présentés par le requérant

2.1Le requérant est un Tamoul originaire de Thirunelvely, dans le district de Jaffna,qui est situé dans la province du Nord de Sri Lanka. Il indique avoir été arrêté et placé en détention en 2000, par suite de l’arrestation de son frère le plus âgé, qui a eu lieu le 21octobre 1999. Ilaffirme également avoir été détenu dans un camp où il a subi de graves tortures lors d’interrogatoires. Il a été relâché le même jour, mais a dû rester à disposition des autorités pendant trois mois. Plus tard dans l’année, la situation « s’est normalisée » grâce aux pourparlers de paix, son frère le plus âgéa été relâché et le requérant a pu ouvrir un atelier de couture, près d’une base militaire, à Thirunelvely. Le requérant indique qu’en 2002, on lui a demandé de fabriquer des drapeaux du Pongu Tamil. Vu qu’il éprouvait de la sympathie envers les Tigres de libération de l’Eelam tamoul et le Pongu Tamil, il a accepté contre paiement.

2.2En 2005, une bombe a explosé dans la base militaire située près de l’atelier du requérant. Celui-ci indique que, ayant appris qu’il fabriquait des drapeaux et étant donné qu’il était soupçonné d’avoir des liens avec les Tigres de libération de l’Eelam tamoul, à cause de son frère le plus âgé, les autorités l’ont interrogé et torturé. Il affirme qu’en conséquence de ces tortures, il a souffert de graves blessures et qu’entre autres, il n’arrive plus à tendre son bras. Par peur de subir d’autres mauvais traitements, il a fermé son atelier et est parti de Thirunelvely. Entre 2005 et 2011, il a changé de domicile à plusieurs reprises, dans la région de Jaffna. Le requérant ajoute qu’en 2008, son neveu a été arrêté et par la suite porté disparu, raison pour laquelle il s’est longtemps caché, de peur d’être le prochain de la famille à subir ce sort.

2.3Après la fin de la guerre en 2009, le requérant a ouvert un autre atelier de couture, cette fois-ci près de l’Université de Jaffna. Le 27 novembre 2012, jour de la commémoration des combattants des Tigres de libération de l’Eelam tamoul tués, les étudiants de l’université ont organisé une manifestation dans le campus qui a été réprimée de manière violente par les autorités. Le requérant indique que l’organisateur de la manifestation s’est caché dans son atelier et que quelques personnes habillées en civil y sont également entrées et l’ont brutalement tabassé. Le requérant a essayé d’intervenir mais lesdites personnes l’en ont empêché. Peu après, ces personnes sont parties en laissant la victime gravement blessée à terre. Le requérant a essayé de porter plainte auprès d’une patrouille de l’armée, mais les soldats lui ont dit de se taire. Il indique que c’est à ce moment-là qu’il a réalisé que les personnes qui avaient attaqué l’étudiant dans son atelier appartenaient probablement au Département des enquêtes criminelles. Le requérant affirme que le lendemain, soit le 28 novembre 2012, il a été enlevé par des membres dudit département. Deux individus à moto l’ont amené vers un endroit inconnu, où ils lui ont demandé à répétition pourquoi l’étudiant s’était caché dans son atelier. Ils lui ont aussi demandé où était son frère, qui avait disparu. Ils l’ont accusé de soutenir les Tigres de libération de l’Eelam tamoul en faisant passer des messages au mouvement et en confectionnant des drapeaux. Le requérant indique qu’ils l’ont battu avec des bâtons, déshabillé et maltraité au niveau des parties génitales. Il affirme avoir perdu connaissance à plusieurs reprises. Le requérant affirme aussi qu’il porte toujours des séquelles physiques et psychiques de ces tortures. Il indique avoir été relâché le lendemain à condition de garder son atelier et de devenir informateur du Département des enquêtes criminelles, en surveillant les activités des étudiants soutenant les Tigres de libération de l’Eelam tamoul. Le requérant ajoute que les agents du Département lui ont interdit de porter plainte ou d’entrer en contact avec des organisations non gouvernementales, menaçant de le tuer.

2.4Le requérant indique qu’à partir de ce moment-là, il a décidé de fuir son pays, mais il n’avait pas suffisamment d’argent et n’arrivait pas à entrer en contact avec des passeurs. Il affirme aussi avoir été placé sous la surveillance stricte du Département des enquêtes criminelles et constamment harcelé par des agents qui venaient régulièrement dans son atelier pour lui demander des informations sur les activités des étudiants soutenant les Tigres de libération de l’Eelam tamoul. Le requérant indique qu’à partir de 2015, le Département a intensifié son contrôle, en l’interrogeant systématiquement. Il informait les agents de la venue des étudiants dans son atelier, sans leur fournir beaucoup de détails. Il présumait que les agents savaient qu’il ne leur racontait pas toute la vérité, donc il a accéléré l’organisation de sa fuite. Finalement, il a réussi à entrer en contact avec un passeur à Colombo qui lui a donné un faux passeport avec lequel il est parti par un vol à destination de Doha, le 24 janvier 2016.

2.5Le requérant est arrivé en Suisse le même jour, et a déposé une demande d’asile le 8 février 2016. Il affirme que le 18 février 2016, il a fait l’objet d’une audition sur ses données personnelles au Centre d’enregistrement. Il a mentionné qu’il était une victime de tortures multiples. Le 28 août 2018, le requérant a été interrogé par un fonctionnaire du Secrétariat d’État aux migrations concernant ses motifs de demande d’asile.

2.6Le requérant affirme que le 26 juillet 2016, le cadavre de son frère le plus jeune a été retrouvé au bord d’un lac, et que son corps présentait des traces de torture ; par exemple, il lui restait seulement un œil. Il indique que le rapport d’autopsie, qui indiquait que la cause de la mort était un accident, était faux, comme le suggérait un article paru dans la presse locale.

2.7La demande d’asile du requérant a été rejetée par le Secrétariat d’État aux migrations le 3 décembre 2018. La décision n’a pas remis en cause la crédibilité des allégations du requérant en ce qui concerne les incidents survenus en 2000, 2005 et 2012, liés à ses allégations de tortures. Cependant, le Secrétariat d’État a estimé qu’il n’y avait pas de lien de causalité temporelle entre ces événements et le départ du requérant, qui avait eu lieu en 2016, soit quatre ans après les derniers incidents allégués. Le Secrétariat d’État a constaté que le requérant n’avait mentionné aucun incident concret survenu après 2012 et considéré que les interrogatoires prétendument conduits par des agents du Département des enquêtes criminelles ne suffisaient pas, de par leur intensité, pour conclure que le requérant risquait d’être exposé, en cas de renvoi, à de sérieux préjudices. Le Secrétariat d’État a aussi indiqué qu’il ne ressortait ni des déclarations du requérant ni du dossier qu’en cas de renvoi, il pourrait attirer l’attention des autorités sri-lankaises.

2.8Le requérant a déposé un recours contre la décision du Secrétariat d’État aux migrations auprès du Tribunal administratif fédéral le 4 janvier 2019. Il a contesté la conclusion du Secrétariat d’État par rapport au manque de causalité entre les persécutions subies et ses motifs de fuite, en arguant que le harcèlement du Département des enquêtes criminelles devait être qualifié comme d’une intensité suffisante. De plus, il a fait valoir, entre autres, que l’audition sur ses motifs d’asile conduite par un fonctionnaire du Secrétariat d’État ne s’était pas bien déroulée en raison de manquements et de déclarations inappropriées de celui‑ci qui l’avaient empêché d’étayer les motifs qui l’avaient poussé à fuir en 2016. Le 11 février 2019, le Tribunal a rejeté le recours du requérant, confirmant les constatations du Secrétariat d’État concernant le manque de lien de causalité temporelle entre les événements survenus en 2000, 2005 et 2012 et le départ du requérant en 2016. Le Tribunal a aussi confirmé que le requérant ne courait aucun risque de subir de la torture en cas de renvoi, étant donné qu’il n’était pas dans le collimateur des autorités sri-lankaises. Le Tribunal a pris en compte le fait que le requérant avait pu gérer son atelier jusqu’à son départ et a estimé que, dans la mesure où les autorités connaissaient sa localisation, eu égard aux allégations selon lesquelles il était constamment interrogé par des agents du Département des enquêtes criminelles, elles auraient pu l’arrêter sans problème si elles y avaient eu un intérêt particulier. Le Tribunal a également estimé que le requérant avait suffisamment eu la possibilité d’exposer les raisons de sa fuite et que le mode d’interrogatoire du fonctionnaire n’était pas à critiquer. Le Tribunal a ainsi plutôt considéré que le requérant avait toujours répondu à côté des questions qu’on lui avait posées.

2.9Le 19 mars 2019, le requérant a déposé une demande de réexamen de sa demande d’asile sur la base d’un nouveau certificat médical selon lequel il souffrait de plusieurs traumatismes physiques et psychiques dus aux tortures infligées et à la pression psychologique exercée par les agents du Département des enquêtes criminelles. Le requérant a indiqué que ce certificat prouvait qu’il avait été soumis à une pression psychologique insupportable par les autorités sri-lankaises, notamment le Département des enquêtes criminelles, ce qui démontrait qu’il était dans le collimateur des autorités jusqu’à son départ en 2016. Le 16 avril 2019, le requérant a informé le Secrétariat d’État aux migrations qu’il avait été aiguillé vers un centre psychiatrique par son psychiatre, compte tenu de la gravité de son état de santé. Il a aussi demandé qu’une expertise psychiatrique soit conduite à son égard. Le 1er mai 2019, le Secrétariat d’État a rejeté sa demande de réexamen, estimant qu’il n’était pas possible de considérer les problèmes médicaux du requérant indépendamment du déroulement de la procédure d’asile, d’autant plus que selon le certificat médical fourni, le requérant n’avait reçu aucun traitement auparavant, malgré le fait qu’il présentait quelques symptômes depuis 2017. De plus, le Secrétariat d’État a indiqué que le requérant pourrait recevoir les traitements dont il avait besoin dans son pays d’origine.

2.10Le requérant a attaqué la décision du Secrétariat d’État aux migrations devant le Tribunal administratif fédéral le 16 mai 2019. Le 27 juin 2019, le Tribunal a rejeté le recours, estimant qu’un renvoi à Sri Lanka ne constituerait ni un traitement inhumain ou dégradant ni une violation de son droit à la réhabilitation, et que le requérant pourrait avoir accès aux soins nécessaires là-bas. En outre, le Tribunal a indiqué que les moyens de preuve présentés − soit le certificat médical − étaient tardifs ; cependant, le Tribunal les a examinés et a conclu qu’ils ne pouvaient pas être considérés comme déterminants. D’une part, les événements sur lesquels ils se basaient avaient déjà été considérés comme crédibles au cours de la procédure d’asile. D’autre part, le certificat médical n’attestait pas que le requérant aurait subi une pression psychique en raison de la collaboration forcée avec le Département des enquêtes criminelles pendant les années qui avaient précédé son départ. Par ailleurs, même si les constatations du médecin devaient être prises en compte, elles ne suffisaient pas à attester les causes du stress post-traumatique.

Teneur de la plainte

3.1Le requérant affirme que son expulsion vers Sri Lanka l’exposerait à un risque réel de traitement contraire aux dispositions de l’article 3 de la Convention. Il affirme que les autorités de l’État partie n’ont pas correctement évalué le risque de mauvais traitements auquel il serait exposé s’il était renvoyé à Sri Lanka, et que les autorités sri-lankaises s’en prendraient de nouveau à lui en raison de ses liens supposés avec les Tigres de libération de l’Eelam tamoul. De plus, il indique qu’entre sa dernière interpellation en 2012 et sa fuite en 2016, il a été soumis à des pressions psychologiques de la part des autorités sri-lankaises et forcé d’agir comme informateur. Il soutient que les autorités de l’État partie n’ont pas fait une instruction sérieuse et approfondie de son statut de victime de torture, ni de la pression psychologique exercée sur lui par les autorités sri-lankaises entre 2012 et 2016. Le requérant indique que le Secrétariat d’État aux migrations ne l’a pas identifié comme victime de torture et ne l’a pas aiguillé vers un médecin. Il indique également que le fonctionnaire du Secrétariat d’État qui a conduit l’entretien sur ses motifs d’asile ne lui a pas permis d’étayer ses allégations concernant les pressions subies entre 2012 et 2016. Sur ce point, il soutient qu’il essayait d’expliquer qu’au vu de toutes les tortures subies, et notamment de sa position d’informateur, il vivait dans une constante peur de refaire l’objet de persécutions et de tortures et que, pour pouvoir étayer ses allégations concernant les pressions subies après 2012, il devait d’abord expliquer ce qui s’était passé avant cette date. Or, le fonctionnaire du Secrétariat d’État l’a interrompu à maintes reprises, et lui a fait savoir qu’il ne croyait pas que les événements de 2012 étaient en lien avec ses motifs de fuite, ce qui a troublé et stressé le requérant, au point qu’il était souvent en pleurs. Faisant référence à l’observation générale no 4 (2017) du Comité, le requérant indique que le fait d’avoir été victime de graves tortures par le passé − ce qui d’ailleurs n’est pas contesté par l’État partie − est une indication qu’il risque d’être à nouveau soumis à la torture s’il est expulsé vers son pays d’origine. Il renvoie à plusieurs rapports de pays pour appuyer l’affirmation selon laquelle il risquerait de subir des traitements contraires aux dispositions de l’article 3 de la Convention à son retour à Sri Lanka.

3.2En outre, le requérant indique qu’en cas de renvoi à Sri Lanka, il risquerait de subir de nouveaux traumatismes, ce qui constitue un traitement contraire aux dispositions des articles 3 et 16 de la Convention. Il soutient que les autorités de l’État partie n’ont pas correctement tenu compte des renseignements qu’il a fournis sur son état de santé, notamment le rapport médical émis par le psychiatre A. A., dans lequel il est indiqué que si le requérant était expulsé vers Sri Lanka, il vivrait une souffrance psychologique insoutenable « et une augmentation des symptômes dépressifs jusqu’à un état suicidaire ».

3.3Le requérant fait valoir que, compte tenu de sa fragilité et de son état de santé, ainsi que des risques de mauvais traitements, voire de torture, auxquels il serait exposé à Sri Lanka, le seuil de gravité requis par l’article 16 de la Convention serait atteint dans le cas de son renvoi. Par conséquent, son expulsion constituerait un traitement dégradant au sens dudit article, et serait également contraire au principe de non-refoulement inhérent à l’article 3 de la Convention.

3.4Le requérant ajoute qu’à Sri Lanka, il n’aurait pas accès aux soins médicaux spécialisés dont il a besoin, ce qui constituerait une violation de l’article 14 de la Convention, car il n’aurait pas accès à des mesures de réhabilitation. Il soutient avoir besoin d’un suivi médical soutenu et poussé. Il considère que les autorités de l’État partie n’ont pas suffisamment pris en considération son extrême vulnérabilité et qu’elles auraient dû accorder une attention suffisante au risque réel et personnel qu’il courrait s’il était renvoyé, au lieu de se fonder sur des informations d’ordre général et sur l’hypothèse qu’il existait à Sri Lanka des thérapies pour personnes traumatisées et que les médicaments lui seraient accessibles. Le requérant affirme que les soins psychiatriques à Jaffna sont loin d’être assurés et qu’il n’existe aucun programme de réhabilitation pour les victimes de tortures à Sri Lanka. En outre, le requérant indique qu’il n’oserait pas demander les traitements médicaux nécessaires, car il risquerait d’attirer l’attention sur lui. À cet égard, il renvoie à un rapport de l’Organisation suisse d’aide aux réfugiés selon lequel il y a des risques que le personnel médical signale à la police les victimes de la torture.

Observations de l’État partie sur la recevabilité et le fond

4.1L’État partie a soumis ses observations sur la recevabilité et le fond le 27 février 2020. Il soutient que la présente requête devrait être déclarée irrecevable pour défaut manifeste de fondement. Dans l’éventualité où le Comité la déclarerait recevable, l’État partie affirme que celle‑ci est dénuée de fondement.

4.2L’État partie indique que le requérant n’a pas démontré que les faits décrits ci-dessus soulevaient des questions distinctes relevant de l’article 16 de la Convention, dans la mesure où ses allégations au titre de cet article s’inscrivent dans le cadre des allégations formulées concernant sa situation personnelle, à l’appui du grief tiré de l’article 3 de la Convention. Le requérant n’a donc pas étayé son grief au titre de l’article 16 de la Convention, aux fins de la recevabilité.

4.3En ce qui concerne les allégations relatives à l’article 3 de la Convention, l’État partie indique que le Comité a précisé les éléments contenus dans cet article dans son observation générale no 4 (2017), selon laquelle les requérants doivent prouver l’existence d’un risque personnel, actuel et sérieux, d’être soumis à la torture en cas d’expulsion vers leur pays d’origine. L’État partie fait référence au paragraphe 49 de ladite observation générale, dans lequel le Comité se réfère aux éléments qui peuvent être pris en compte lors de la détermination d’un tel risque. Ensuite, l’État partie fait une analyse de ces éléments dans le cas d’espèce.

4.4L’État partie affirme que l’existence d’un ensemble de violations des droits humains ne constitue pas un motif suffisant pour conclure qu’un individu subirait des tortures à son retour dans son pays, et ajoute qu’il doit y avoir des motifs supplémentaires pour que le risque puisse être qualifié de personnel, actuel et sérieux. L’État partie constate que dans le cas présent, le requérant n’a pas apporté d’éléments permettant de conclure qu’il courrait un tel risque à Sri Lanka. L’État partie fait référence à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme concernant des cas de retour à Sri Lanka, et rappelle que l’article 3 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (Convention européenne des droits de l’homme) entre uniquement en jeu lorsqu’un requérant est en mesure d’établir qu’il existe des motifs sérieux de croire qu’il présenterait un intérêt tel pour les autorités sri-lankaises qu’il serait susceptible d’être détenu et interrogé par ces autorités à son retour. L’État partie affirme que le requérant n’a pas démontré que les autorités sri‑lankaises avaient un tel intérêt pour lui, comme cela a été constaté dans les décisions du Secrétariat d’État aux migrations et du Tribunal administratif fédéral. L’État partie note que le Tribunal a remarqué que le requérant n´était pas membre des Tigres de libération de l’Eelam tamoul et que son activité pour cette organisation se limitait à la confection de drapeaux, en 2004 et 2005, ce qui permettait de conclure qu’il n’avait pas eu un lien particulièrement étroit avec cette organisation. Également, le frère le plus âgé du requérant, qui habitait en Suisse, selon les déclarations du requérant lui-même, n’était pas membre des Tigres de libération de l’Eelam tamoul. De même, le requérant n’a pas été politiquement actif en exil, et aucun procès judiciaire n’a été lancé contre lui à Sri Lanka. L’État partie note que le Tribunal a observé que le fait que le requérant venait du nord du pays ne constituait pas en soi un risque, étant donné que la plupart des Sri-Lankais qui retournent au pays proviennent de cette région.

4.5L’État partie indique en outre que le requérant a déjà fait valoir ces arguments devant les autorités nationales et qu’il n’indique pas en quoi les constatations de ces autorités seraient erronées. Ni le Secrétariat d’État aux migrations ni le Tribunal administratif fédéral n’ont remis en cause la crédibilité de ses allégations concernant les incidents survenus en 2000, 2005 et 2012. Pour cette raison, ils n’ont pas eu à les examiner de manière plus approfondie. Toutefois, le Secrétariat d’État et le Tribunal ont constaté que, faute de causalité temporelle entre ces incidents et le départ du requérant de Sri Lanka, il n’était pas possible de considérer que celui-ci courrait, en cas de renvoi, le risque d’être soumis à des tortures ou à des mauvais traitements. En effet, le requérant est resté dans son pays d’origine jusqu’en 2016, soit plus de sept ans après la fin de la guerre et quatre ans après les derniers incidents allégués. Il a seulement indiqué, lors des auditions, qu’après 2012 il n’avait plus été arrêté ou torturé mais seulement interrogé à plusieurs reprises dans son atelier. L’État partie indique que les autorités nationales ont constaté que ces interrogatoires ne suffisaient pas, de par leur intensité, pour conclure qu’il risquerait d’être exposé à de « sérieux préjudices », en cas de renvoi. L’État partie affirme aussi que si les autorités sri-lankaises avaient eu un intérêt particulier pour le requérant, elles auraient pris des mesures concrètes contre lui durant la période ayant précédé son départ. Il indique que le Tribunal a en outre constaté que le requérant avait vécu à Thirunelvely jusqu’à son départ, ce qui constituait un élément permettant de conclure qu’il ne courrait pas de risque de subir de torture en cas de renvoi. De même, la mère du requérant, son épouse et ses enfants y vivaient encore au moment de l’arrêt du Tribunal. De plus, l’État partie estime que le fait que le requérant a quitté son pays d’origine avec son propre passeport constitue un indice supplémentaire selon lequel il ne devait pas craindre d’être poursuivi.

4.6En ce qui concerne les allégations du requérant se rapportant à son frère le plus jeune, l’État partie note que le Secrétariat d’État aux migrations et le Tribunal administratif fédéral ont rappelé que le rapport de l’autopsie avait conclu que le décès était le résultat d’un accident ; il considère donc que les allégations du requérant selon lesquelles les autorités sri‑lankaises l’auraient tué sont infondées. Concernant les allégations relatives au certificat médical indiquant que les cicatrices du requérant étaient compatibles avec ses affirmations d’avoir été victime de torture, l’État partie indique que cela ne change rien, étant donné que l’on aurait pu attendre du requérant un départ immédiat après ces incidents, ce qui n’a pas été le cas.

4.7L’État partie prend note de l’affirmation du Tribunal administratif fédéral dans sa décision du 27 juin 2019, selon laquelle le certificat médical présenté à l’appui de la demande de réexamen de la demande d’asile du requérant ne pouvait pas être considéré comme déterminant parce que, d’une part, les événements sur lesquels il se basait avaient déjà été considérés comme crédibles au cours de la procédure d’asile et, d’autre part, le certificat en question n’attestait pas que le requérant aurait subi une pression psychique en raison de la collaboration forcée avec les autorités pendant les années qui avaient précédé son départ.

4.8En ce qui concerne l’argument du requérant selon lequel il n’aurait pas pu s’exprimer lors des auditions devant le Secrétariat d’État aux migrations, l’État partie indique que même s’il est vrai que la personne ayant interrogé le requérant a interrompu ce dernier à plusieurs reprises, il lui appartenait de diriger l’audition, dans le but d’établir au mieux les faits pertinents pour la demande d’asile. L’État partie note que le requérant a été interrogé à plusieurs reprises sur les motifs de son départ et que son attention a été attirée sur le fait que le lien entre les événements allégués et son départ n’était pas visible. Pourtant, il s’est éloigné du sujet ou a réitéré ce qu’il avait déjà dit. De plus, il a confirmé par sa signature qu’il avait dit tout ce qu’il estimait essentiel pour sa demande d’asile.

4.9En ce qui concerne les allégations du requérant se rapportant à son état de santé, l’État partie affirme que le Tribunal administratif fédéral les a examinées dans son arrêt du 27 juin 2019, et a conclu : a) que le requérant n’avait fait valoir les problèmes psychiques de l’ampleur alléguée qu’au cours de la procédure de réexamen, et qu’il n’avait eu recours pour la première fois à une aide psychiatrique qu’en 2019, soit trois ans après son arrivée dans l’État partie ; et b) que les problèmes de santé du requérant pouvaient être traités à Sri Lanka, que le traitement serait en principe financé par l’État et que, même si le système public de santé de Jaffna connaissait des manques, un éventuel traitement des troubles psychiques du requérant serait disponible dans le cadre d’une thérapie ambulatoire offerte par quelques hôpitaux dans la région ou dans le cadre des thérapies de groupe offertes par des organisations non gouvernementales. En outre, l’État partie indique que le Secrétariat d’État aux migrations n’a pas identifié le requérant comme une victime de torture en raison du long délai entre les actes de torture et son départ de Sri Lanka, ainsi qu’en raison de la longue période pendant laquelle il n’a pas cherché d’aide pour ses problèmes de santé mentale. En ce qui concerne les certificats médicaux présentés par le requérant à l’appui de sa requête, l’État partie indique qu’ils ne conduisent pas à de nouvelles conclusions ou à l’hypothèse d’une détérioration grave de son état de santé. En outre, il réitère que le requérant n’a pas établi de lien de causalité entre les événements auxquels les certificats se rapportent et les problèmes psychiques importants qu’il allègue dans le cadre de sa demande de réexamen.

4.10En conséquence, l’État partie considère que le renvoi du requérant à Sri Lanka ne constituerait pas une violation de l’article 3 de la Convention. De même, au cas où il serait considéré comme recevable, le grief de violation de l’article 16 n’est pas fondé par les raisons exposées ci-dessus.

4.11En ce qui concerne l’article 14 de la Convention, l’État partie soutient que pour atteindre l’objectif de rétablir la victime dans sa dignité, il dispose d’une marge d’appréciation. Ni la Convention ni l’observation générale no 3 (2012) du Comité n’excluent, par exemple, la coopération des États parties. Ce qui est essentiel, c’est que les victimes doivent pouvoir commencer un programme de réadaptation dès que possible après une évaluation réalisée par des professionnels médicaux indépendants et qualifiés. La victime doit, certes, être associée au choix du prestataire de services, sans toutefois disposer d’un droit d’obtenir dans l’État de son choix une mesure spécifique dans son institution préférée. Par conséquent, l’État partie conclut à la non-violation de l’article 14 de la Convention.

Commentaires du requérant sur les observations de l’État partie

5.1Le 4 mai 2020, le requérant a soumis ses commentaires sur les observations de l’État partie. Il y soutient qu’il serait exposé à un risque prévisible, actuel, personnel et réel d’être soumis à des actes de torture ou à des mauvais traitements, en cas d’expulsion vers son pays d’origine.

5.2En ce qui concerne ses allégations relatives à l’article 16 de la Convention, le requérant renvoie à l’observation générale no 2 (2007) du Comité selon laquelle l’obligation de prévenir la torture consacrée à l’article 2 et celle de prévenir les peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants sont indissociables, interdépendantes et intimement liées, et que l’expérience montre que les circonstances qui sont à l’origine de mauvais traitements ouvrent souvent la voie à la torture ; les mesures requises pour empêcher la torture doivent donc aussi s’appliquer à la prévention des mauvais traitements. Le requérant conclut qu’il semble adéquat, en l’espèce, de faire valoir une violation tant de l’article 3 que de l’article 16, et qu’il paraît difficilement justifiable de déclarer le grief au titre de l’article 16 de la Convention d’emblée irrecevable.

5.3Le requérant soutient que l’État partie a omis de faire un examen approfondi de la situation des droits humains à Sri Lanka, ainsi que par rapport aux facteurs individuels liés à la situation du requérant. En ce qui concerne la situation à Sri Lanka, le requérant affirme qu’elle a évolué de manière significative, en particulier depuis l’élection présidentielle de 2019. Il explique qu’après cette élection, la situation politique a fortement changé et les conséquences négatives pour les droits humains dans le pays commencent déjà à se dessiner. À cet égard, il renvoie à un rapport de l’Organisation suisse d’aide aux réfugiés, selon lequel les personnes tamoules qui retournent au pays après un séjour en Occident sont fortement surveillées par les forces de l’ordre, qui sont particulièrement suspicieuses à leur égard. Ces personnes seraient systématiquement interrogées à leur arrivée à l’aéroport afin d’établir si elles avaient un lien avec les Tigres de libération de l’Eelam tamoul avant leur départ du pays. Par la suite, la police procéderait à des visites à leur résidence. De même, selon le requérant, le Gouvernement sri-lankais tend de plus en plus vers l’autoritarisme, et une nouvelle culture de l’impunité des forces de sécurité a été établie.

5.4En ce qui concerne sa situation, le requérant souligne que l’État partie n’a pas remis en cause ses allégations relatives aux tortures subies en 2000, 2005 et 2012, et affirme qu’il existe un lien de causalité entre ces événements et son départ de son pays d’origine. Le requérant considère que les autorités de l’État partie n’ont pas entrepris les mesures d’instruction nécessaires pour établir les faits pertinents de manière exacte et complète concernant ce qui l’a poussé à fuir son pays d’origine. Il affirme que les événements qui se sont déroulés en 2000, 2005 et 2012 s’avèrent fondamentaux pour comprendre ses motifs de fuite, ainsi que sa situation actuelle de crainte de persécution. Toutefois, l’État partie a indiqué qu’il n’était pas nécessaire de les examiner de manière approfondie, alors qu’il avait présenté de nombreux indices et preuves qui expliquaient les circonstances de la pression psychologique insupportable que les agents du Gouvernement sri-lankais lui avaient infligée. Pour cette raison, il s’est soumis à un examen médico-légal conforme aux normes du Protocole d’Istanbul. Le requérant soutient que le rapport produit par suite de cet examen est un moyen de preuve de nature médicale et de source indépendante au sens du paragraphe 49 (al. c)) de l’observation générale no 4 (2017) du Comité.

5.5Le requérant note que le rapport confirme que ses allégations concernant les tortures et mauvais traitements subis sont compatibles avec les résultats des examens physiques et psychiques pratiqués sur lui. De même, il soutient que le rapport confirme son allégation selon laquelle il n’a pas pu quitter le pays rapidement en raison des pressions subies de la part des agents du Département des enquêtes criminelles qui, à partir de 2012, l’ont obligé à collaborer avec eux, en le menaçant de tuer les membres de sa famille s’il ne coopérait pas. De plus, le requérant affirme que les autorités de l’État partie n’ont pas pris en considération de manière adéquate les conséquences de la mort de son frère le plus jeune ce qui, d’après lui, est confirmé par le rapport, lequel indique que le sentiment de culpabilité concernant le meurtre de son frère doit être interprété comme un symptôme de stress post-traumatique. En effet, le requérant indique que le décès de son frère entraîne un fardeau important pour lui, dans la mesure où il est convaincu que celui-ci a été tué parce que le requérant avait arrêté de coopérer avec le Département des enquêtes criminelles, et que ce dernier a ainsi mis à exécution la menace proférée lorsqu’il a été torturé en 2012. Le requérant réitère ses arguments concernant le déroulement de l’audition devant le Secrétariat d’État aux migrations, et ajoute que le rapport confirme que s’il n’a pas répondu aux questions du fonctionnaire de la manière que celui-ci souhaitait, c’était parce que les actes de torture et mauvais traitements qu’il avait subis avaient eu un effet négatif sur sa capacité narrative, ce qui est reconnu par le Comité. Une identification du requérant comme victime de torture aurait permis l’adaptation de la manière de mener l’audition en fonction de la capacité narrative du requérant, comme le recommande le Protocole d’Istanbul.

5.6En outre, le requérant indique qu’on ne peut pas exclure qu’il ait été placé sur une liste de surveillance, dans la mesure où il a été torturé à cause de ses liens familiaux (son frère le plus âgé, reconnu comme réfugié en Suisse) et économiques (confection de drapeaux) avec les Tigres de libération de l’Eelam tamoul, ce qui est également valable pour la période de 2012 à 2016, pendant laquelle il a collaboré avec le Département des enquêtes criminelles. Le requérant affirme que le fait que sa famille n’a pas eu de problèmes est dû à l’âge relativement jeune de ses fils. De plus, il ne dispose pas d’un passeport valable. Le requérant indique qu’il a déclaré aux autorités suisses que le passeur qui avait organisé sa fuite lui avait fourni un faux passeport. Il prend note de l’argument de l’État partie selon lequel il a quitté son pays avec son passeport et indique que même si cela était vrai, ce passeport aurait expiré, car il a été émis en 2009 et était valable pour dix ans. À tout cela s’ajoute le fait que le requérant a des cicatrices d’une taille considérable sur les bras et les jambes, ce qui attirerait l’attention des autorités sri-lankaises.

5.7En ce qui concerne l’argument de l’État partie selon lequel le long délai entre les actes de torture et le départ de Sri Lanka ainsi que la longue période pendant laquelle le requérant est resté dans son pays et en Suisse sans traitement psychiatrique permettraient de justifier le fait que l’État partie ne l’a pas identifié comme victime de torture, celui-ci est dénué de pertinence. Le requérant indique que le fait que l’État partie reconnaît qu’il a été victime de torture et de mauvais traitements (événements survenus en 2000, 2005 et 2012) tout en ne considérant pas nécessaire de prendre cela en compte dans le cadre de la procédure d’asile est contradictoire, constitue une violation de ses obligations internationales et a eu des conséquences très négatives pour le requérant. En effet, il en découle que les faits relatifs à la période de 2012 à 2016 ainsi que des faits pertinents relatifs à la situation personnelle du requérant ont été établis de manière inexacte et incomplète. Pour cette raison, les autorités suisses ont exclu à tort l’existence du risque pour le requérant d’être soumis à des tortures et à des mauvais traitements, en cas de renvoi.

5.8En outre, le requérant indique que le fait de lui reprocher de ne pas avoir fait valoir ses problèmes psychiques plus tôt dans la procédure d’asile, ainsi que de ne pas avoir cherché un traitement psychiatrique plus tôt, méconnaît la réalité d’une victime de torture ainsi que les difficultés auxquelles elle se voit confrontée. Le requérant réitère qu’il n’avait aucune possibilité de chercher un soutien psychiatrique dans son pays d’origine, étant donné qu’il était surveillé par le Département des enquêtes criminelles. Concernant son séjour en Suisse, le requérant affirme avoir fait valoir devant le Secrétariat d’État aux migrations qu’il souffrait de problèmes psychiques, et avoir expliqué pendant les auditions qu’il avait subi des tortures et avoir fourni des indices sur son mauvais état de santé. Donc, il considère avoir rempli son devoir d’étayer de manière suffisante ses problèmes de santé, et estime qu’il revenait à l’État partie d’établir les faits médicaux, comme l’exige la jurisprudence du Tribunal administratif fédéral. Malgré tout cela, il n’a pas été invité à produire un certificat médical. Le requérant ajoute qu’on ne pouvait pas attendre de lui qu’il apporte un tel certificat de son propre gré, étant donné qu’il ne connaissait pas la procédure d’asile ni la langue. Concernant l’argument de l’État partie selon lequel il n’a pas reçu de traitement psychiatrique pendant une longue période en Suisse, le requérant indique que l’accès à un tel traitement n’a pas été simple, dans la mesure où il a rencontré plusieurs obstacles de nature linguistique, financière et logistique.

5.9En ce qui concerne l’argument de l’État partie selon lequel il pourrait être traité à Sri Lanka et que le traitement serait payé par l’État, le requérant affirme que les autorités suisses auraient dû chercher à établir d’une manière précise de quel traitement il aurait besoin, au lieu de renvoyer à une information générale sur la disponibilité de traitements psychiatriques à Sri Lanka. Il renvoie à cet égard au rapport médical du 30 décembre 2020, selon lequel, dans son cas, il serait dans un premier temps indiqué de procéder à un traitement stabilisant, puis, dans un deuxième temps, et seulement s’il réussissait à avoir des conditions de vie stables et sûres, à une thérapie centrée sur ses expériences traumatiques. Le requérant soutient que de telles conditions ne peuvent pas être atteintes à Sri Lanka. Il cite un rapport de l’Organisation suisse d’aide aux réfugiés datant de 2019, qui indique que les traitements à Sri Lanka se centrent sur la pharmacothérapie, que les consultations ne durent parfois que cinq minutes par patient et qu’aucun suivi à long terme n’est possible. De plus, selon le même rapport, les membres du personnel de soins sont réticents à soigner les victimes de torture, craignant de devenir eux-mêmes cibles des autorités sri-lankaises.

5.10Concernant ses allégations relatives à l’article 14 de la Convention, le requérant réitère ses arguments décrits dans sa communication initiale.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

6.1Avant d’examiner tout grief formulé dans une communication, le Comité doit déterminer s’il est recevable au regard de l’article 22 de la Convention. Le Comité s’est assuré, comme l’article 22 (par. 5 a)) de la Convention lui en fait l’obligation, que la même question n’a pas été examinée et n’est pas en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

6.2Le Comité rappelle que, conformément à l’article 22 (par. 5 b)) de la Convention, il n’examine aucune communication d’un particulier sans s’être assuré que celui-ci a épuisé tous les recours internes disponibles. Il note qu’en l’espèce, l’État partie n’a pas contesté que le requérant avait épuisé tous les recours internes disponibles. Le Comité conclut donc qu’il n’est pas empêché par l’article 22 (par. 5 b)) de la Convention d’examiner la présente communication.

6.3Le Comité prend note de l’argument du requérant selon lequel les autorités de l’État partie n’ont pas correctement tenu compte des renseignements qu’il a fournis sur son état de santé, et que, compte tenu de sa fragilité associée aux conditions existantes à Sri Lanka, le seuil de gravité requis par l’article 16 de la Convention a été atteint. Le Comité prend aussi note de l’argument de l’État partie selon lequel le requérant n’a pas démontré que les faits de l’espèce soulevaient des questions distinctes relevant de l’article 16 de la Convention, dans la mesure où ses allégations au titre de cet article s’inscrivent dans le cadre des allégations formulées concernant sa situation personnelle, à l’appui du grief tiré de l’article 3 de la Convention.

6.4Le Comité prend note également de l’argument du requérant selon lequel, à Sri Lanka, il n’aurait pas accès aux soins médicaux spécialisés dont il a besoin, ce qui constituerait une violation de l’article 14 de la Convention, car il n’aurait pas accès aux mesures de réhabilitation. Également, le Comité prend note de l’argument de l’État partie, selon lequel ce qui est essentiel, c’est que les victimes puissent commencer un programme de réadaptation dès que possible, après une évaluation réalisée par des professionnels médicaux indépendants et qualifiés, conditions qui peuvent être satisfaites dans le pays d’origine du requérant.

6.5Le Comité observe que le but poursuivi par le requérant à travers sa requête est d’éviter d’être expulsé vers Sri Lanka, et qu’à cette fin, il affirme que l’État partie manquerait aux obligations qui lui incombent au titre de l’article 3 de la Convention si l’expulsion avait lieu. Le Comité considère que les griefs du requérant au titre des articles 14 et 16 de la Convention ne sont pas autonomes, mais font partie de ses allégations concernant sa situation personnelle, qui appuient sa demande au titre de l’article 3. Il considère également que le requérant n’a pas démontré que les faits, tels qu’il les a présentés, soulevaient des questions distinctes au regard des articles 14 et 16, et procède à l’examen des allégations présentées au titre de l’article 3 de la Convention.

6.6Le Comité prend note de l’argument de l’État partie selon lequel la communication est irrecevable pour défaut manifeste de fondement, le requérant n’ayant pas établi qu’il existait des motifs sérieux de croire qu’il courrait personnellement un risque prévisible, réel et actuel d’être persécuté s’il était renvoyé à Sri Lanka. Il note que le requérant affirme avoir déjà été soumis à des actes de torture et à des mauvais traitements à Sri Lanka, et qu’il risquerait d’être persécuté en raison de ses liens supposés avec les Tigres de libération de l’Eelam tamoul s’il était renvoyé dans son pays d’origine. Le Comité estime que le requérant a suffisamment étayé, aux fins de la recevabilité, les griefs qu’il tire de l’article 3 de la Convention.

6.7En l’absence d’autres obstacles à la recevabilité, le Comité déclare la communication recevable et procède à son examen au fond.

Examen au fond

7.1Conformément à l’article 22 (par. 4) de la Convention, le Comité a examiné la présente communication en tenant compte de toutes les informations que lui ont communiquées les parties.

7.2En l’espèce, le Comité doit déterminer si l’expulsion du requérant vers Sri Lanka constituerait une violation de l’obligation incombant à l’État partie en vertu de l’article 3 de la Convention de ne pas expulser ou refouler une personne vers un autre État où il y a des motifs sérieux de croire qu’elle risquerait d’être soumise à la torture.

7.3Le Comité doit apprécier s’il existe des motifs sérieux de croire que le requérant risquerait personnellement d’être soumis à la torture s’il était renvoyé à Sri Lanka. Pour ce faire, conformément à l’article 3 (par. 2) de la Convention, il doit tenir compte de tous les éléments pertinents, y compris l’existence éventuelle d’un ensemble de violations systématiques des droits humains graves, flagrantes ou massives. Cependant, l’existence dans un pays d’un ensemble de violations systématiques des droits humains graves, flagrantes ou massives ne constitue pas en soi une raison suffisante pour établir qu’une personne donnée risquerait d’être soumise à la torture à son retour dans ce pays. Il doit exister des motifs supplémentaires donnant à penser que l’intéressé courrait personnellement un risque. De plus, si les événements passés peuvent avoir leur importance, la principale question dont est saisi le Comité est de savoir si le requérant courrait actuellement le risque d’être soumis à la torture en cas de renvoi à Sri Lanka.

7.4Le Comité, renvoyant à son observation générale no 4 (2017), rappelle qu’il apprécie l’existence de « motifs sérieux » et considère que le risque de torture est prévisible, personnel, actuel et réel lorsqu’il existe, au moment où il adopte sa décision, des faits démontrant que ce risque en lui-même aurait des incidences sur les droits que le requérant tient de la Convention en cas d’expulsion. Les facteurs de risque personnel peuvent comprendre, notamment : a) l’origine ethnique du requérant ; b) l’affiliation politique ou les activités politiques du requérant ou des membres de sa famille ; c) l’arrestation ou la détention sans garantie d’un traitement et d’un procès équitables ; d) les actes de torture subis antérieurement ; e) la détention au secret ou une autre forme de détention arbitraire et illégale dans le pays d’origine ; et f) la fuite clandestine du pays d’origine comme suite à des menaces de torture (par. 45). Pour ce qui est du fond d’une communication présentée en vertu de l’article 22 de la Convention, c’est au requérant qu’il incombe de présenter des arguments défendables, c’est-à-dire de montrer de façon détaillée qu’il court personnellement un risque prévisible, réel et actuel d’être soumis à la torture (par. 38). Le Comité rappelle également qu’il accorde un poids considérable aux constatations de fait des organes de l’État partie concerné, mais qu’il n’est pas tenu par ces constatations. Il s’ensuit qu’il apprécie librement les informations dont il dispose, conformément à l’article 22 (par. 4) de la Convention, compte tenu de toutes les circonstances pertinentes pour chaque cas (par. 50).

7.5Le Comité note que le requérant affirme qu’il risquerait de subir un traitement contraire à l’article 3 de la Convention s’il était renvoyé à Sri Lanka, car il risquerait d’être détenu et de subir des actes de torture et des mauvais traitements en raison de ses liens supposés avec les Tigres de libération de l’Eelam tamoul. Il prend également note de l’affirmation du requérant selon laquelle il a été arrêté, interrogé et torturé à trois reprises : en 2000, par suite de l’arrestation de son frère le plus âgé ; en 2005, lorsque les autorités ont découvert qu’il confectionnait des drapeaux pour le Pongu Tamil ; et en 2012, à la suite de l’incident dans son atelier de couture, lorsqu’un dirigeant des étudiants soutenant les Tigres de libération de l’Eelam tamoul s’y était caché pour échapper à la police. Il prend note en outre de l’affirmation du requérant selon laquelle, après ce dernier incident, il a été obligé à devenir informateur du Département des enquêtes criminelles par rapport aux activités des étudiants soutenant les Tigres de libération de l’Eelam tamoul. Le Comité prend aussi note de l’allégation du requérant selon laquelle,à partir de 2015, ledit département a intensifié son contrôle, en l’interrogeant systématiquement, ce qui a déclenché l’intensification de ses efforts pour organiser sa fuite de son pays d’origine. Le Comité note en outre l’allégation du requérant selon laquelle son frère le plus jeune aurait été tué à cause de lui par les autorités sri-lankaises en juillet 2016, du fait qu’il avait arrêté sa collaboration avec le Département des enquêtes criminelles lorsqu’il avait quitté le pays.

7.6Le Comité note que, d’après l’État partie, les allégations du requérant ont été soigneusement étudiées par les autorités chargées d’examiner les demandes d’asile, notamment le Secrétariat d’État aux migrations et le Tribunal administratif fédéral. Le Comité prend note de l’argument de l’État partie selon lequel tant le Secrétariat d’État que le Tribunal ont conclu que le requérant n’avait pas démontré qu’il existait des motifs sérieux de croire qu’il présenterait un intérêt tel pour les autorités sri-lankaises qu’il serait susceptible d’être détenu et interrogé par ces autorités à son retour. Il prend note également des conclusions du Tribunal, qui a remarqué que le requérant n´était pas membre des Tigres de libération de l’Eelam tamoul et que son activité pour cette organisation se limitait à la confection de drapeaux remontant à la période de 2004 et 2005, ce qui permettait de conclure qu’il n’avait pas eu un lien étroit avec cette organisation. De plus, il constate que le requérant n’a fourni aucune information précise sur les raisons pour lesquelles les autorités sri-lankaises s’intéresseraient à lui, sachant qu’il ne prétend ni avoir été membre ou partisan des Tigres de libération de l’Eelam tamoul ni avoir eu des activités politiques. En outre, le Comité note que le Secrétariat d’État et le Tribunal ont considéré que les allégations du requérant selon lesquelles les autorités sri-lankaises auraient tué son frère le plus jeune étaient infondées, dans la mesure où le rapport de l’autopsie indiquait que la cause de la mort était un accident.

7.7De même, le Comité note l’affirmation de l’État partie selon laquelle, même si le Secrétariat d’État aux migrations et le Tribunal administratif fédéral n’ont pas remis en cause la crédibilité des allégations du requérant concernant les incidents survenus en 2000, 2005 et 2012, ils ont constaté que faute de causalité temporelle entre ces incidents et son départ de Sri Lanka, il n’était pas possible de considérer que le requérant courrait, en cas de renvoi, le risque d’être soumis à des tortures ou à des mauvais traitements. Le Comité note en outre l’affirmation de l’État partie selon laquelle le requérant est resté dans son pays d’origine jusqu’en 2016, soit quatre ans après les derniers incidents allégués, et qu’il a seulement indiqué qu’après 2012, il avait été interrogé à plusieurs reprises par le Département des enquêtes criminelles. Le Comité note que l’État partie soutient que le Secrétariat d’État et le Tribunal ont constaté que ces interrogatoires ne suffisaient pas, de par leur intensité, pour conclure que le requérant risquerait d’être exposé à de sérieux préjudices s’il était renvoyé dans son pays d’origine. Également, le Comité note l’affirmation de l’État partie selon laquelle, si les autorités sri-lankaises avaient eu un intérêt particulier pour le requérant, elles auraient pris des mesures concrètes contre lui durant la période ayant précédé son départ. À cet égard, il note la conclusion du Tribunal selon laquelle le fait que le requérant avait pu gérer son atelier jusqu’à son départ constituait un indice de l’absence d’intérêt de la part des autorités sri-lankaises pour lui, étant donné qu’elles connaissaient la localisation de l’atelier et auraient pu l’arrêter à n’importe quel moment. Le Comité note également que le requérant a confirmé lors de l’audition devant le Secrétariat d’État que rien ne lui était arrivé après 2012, et que même s’il a fait référence aux interrogatoires des agents du Département des enquêtes criminelles, il a centré son récit sur les incidents survenus en 2000, 2005 et 2012, ainsi que sur la situation générale à Sri Lanka.

7.8Le Comité prend note des allégations du requérant selon lesquelles le fonctionnaire du Secrétariat d’État aux migrations qui a conduit l’audition concernant ses motifs d’asile ne lui a pas permis d’étayer ses allégations se rapportant aux pressions subies entre 2012 et 2016, car celui-ci l’a interrompu à plusieurs reprises, ce qui l’a rendu très nerveux. Le Comité note aussi que, d’après l’État partie, pendant ladite audition, le requérant a été interrogé à plusieurs reprises sur les motifs de son départ et que son attention a été attirée sur le fait que le lien entre les événements allégués et son départ n’était pas visible. Le Comité observe que, d’après le rapport de l’audition fourni par le requérant, le fonctionnaire du Secrétariat d’État a essayé de faire comprendre au requérant, à plusieurs reprises, qu’il n’avait pas répondu aux questions se rapportant aux motifs pour lesquels il avait quitté son pays en 2016. Toutefois, le Comité note que le requérant a toujours répondu en se référant à ses allégations de tortures subies en 2000, 2005 et 2012. Il observe que le fonctionnaire du Secrétariat d’État essayait de mener l’audition afin d’établir ce qui a poussé le requérant à fuir son pays en 2016, et que ses questions étaient pertinentes par rapport à cet objectif. De même, il note que les questions étaient claires et qu’elles ont été posées d’une manière respectueuse.

7.9Le Comité note qu’à la suite du rejet de sa première demande d’asile en 2018, le requérant a formulé une demande de réexamen sur la base d’un nouveau rapport médical selon lequel il souffrait de plusieurs traumatismes physiques et psychiques dus aux tortures infligées et à la pression psychologique exercée par les agents du Département des enquêtes criminelles entre 2012 et 2016. Il note également que la décision du Tribunal administratif fédéral du 27 juin 2019, qui résout le recours introduit par le requérant contre la décision du Secrétariat d’État aux migrations rejetant la demande de réexamen, prend note du fait que les moyens de preuve présentés − soit le certificat médical − étaient tardifs, mais qu’il les a quand même examinés. Le Comité note en outre que le Tribunal a constaté que le certificat médical n’attestait pas que le requérant avait subi une pression psychique en raison de la collaboration forcée avec le Département des enquêtes criminelles pendant les années qui avaient précédé son départ, et a considéré que ledit certificat ne remettait pas en cause la conclusion selon laquelle les autorités sri-lankaises n’avaient aucun intérêt pour le requérant.

7.10S’agissant de l’argument du requérant concernant son état de santé mentale et le fait que les autorités de l’État partie ont tout simplement indiqué qu’il pourrait accéder aux traitements psychiatriques nécessaires à Sri Lanka, sans chercher à établir d’une manière précise de quel traitement il aurait besoin, le Comité note que le Tribunal administratif fédéral a considéré que le requérant n’avait fait valoir les problèmes psychiques de l’ampleur alléguée qu’au cours de la procédure de réexamen, qu’il n’avait cherché à obtenir un traitement psychiatrique qu’en 2019, soit trois ans après son arrivée en Suisse, et que les problèmes de santé du requérant pouvaient être traités à Sri Lanka, soit au moyen d’une thérapie ambulatoire disponible dans plusieurs hôpitaux de la région de Jaffna, soit grâce aux programmes offerts par des organisations non gouvernementales. Le Comité observe que les autorités de l’État partie ont fait une analyse des preuves présentées par le requérant, même si celles-ci étaient tardives, et ont conclu qu’il ne serait exposé à aucun risque lié à son état de santé en cas de renvoi. Il note que le Tribunal a même indiqué les traitements disponibles dans la région du requérant, ainsi qu’il a confirmé la disponibilité des médicaments à Sri Lanka. Le Comité note aussi que le rapport du 30 décembre 2020, élaboré conformément au Protocole d’Istanbul, n’a pas été soumis aux autorités de l’État partie lors de la procédure d’asile.

7.11Concernant l’argument du requérant relatif à l’aggravation de la situation des droits humains à Sri Lanka depuis l’élection de Gotabaya Rajapaksa en novembre 2019, le Comité prend note du fait que les parties n’ont fourni aucune information par rapport à la situation actuelle des Tamouls à Sri Lanka, après la crise récente qui a eu comme résultat la nomination de Ranil Wickremesinghe comme Président. Le Comité prend toutefois note du dernier rapport de la Haute-Commissaire des Nations Unies aux droits de l’homme sur la situation des droits de l’homme à Sri Lanka, selon lequel la présence militaire reste importante, en termes de personnel, de points de contrôle et d’implication des militaires dans la lutte contre la drogue, l’agriculture et les activités de développement, notamment dans le nord et l’est de Sri Lanka. De même, le Comité prend note des informations contenues dans le même rapport selon lesquelles les services de renseignement, l’armée et la police continuent à surveiller, à intimider et à harceler des journalistes, des défenseuses et défenseurs des droits humains, des familles de disparus et des personnes participant à des initiatives de commémoration, en particulier dans le nord et l’est du pays. Le Comité renvoie à ses observations finales concernant le cinquième rapport périodique de Sri Lanka, dans lesquelles il a exprimé de vives préoccupations quant aux informations selon lesquelles les forces de sécurité de l’État, notamment la police, avaient continué de commettre des enlèvements et des actes de torture et d’infliger des mauvais traitements dans de nombreuses régions du pays, après la fin du conflit avec les Tigres de libération de l’Eelam tamoul, en mai 2009. Il se réfère également à des rapports émanant d’organisations non gouvernementales concernant les mauvais traitements que font subir les autorités aux personnes renvoyées à Sri Lanka. Cependant, le Comité rappelle que l’existence dans un pays d’un risque général de violence ne permet pas en soi de conclure que telle ou telle personne serait en danger d’être soumise à la torture à son retour dans ce pays ; il doit exister des motifs supplémentaires donnant à penser que l’intéressé courrait personnellement un risque.

8.Compte tenu de ce qui précède et des informations dont il est saisi, le Comité estime que le requérant n’a pas fourni d’éléments de preuve suffisants pour permettre de conclure que son expulsion vers son pays d’origine lui ferait courir personnellement un risque réel, prévisible et actuel d’être soumis à des traitements contraires à l’article 3 de la Convention.

9.Le Comité, agissant en vertu de l’article 22 (par. 7) de la Convention, conclut que le renvoi du requérant à Sri Lanka par l’État partie ne constituerait pas une violation de l’article 3 de la Convention.