Nations Unies

CAT/C/52/D/503/2012

Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants

Distr. générale

5 juin 2014

Original: français

Comité c ontre la t orture

Communication no 503/2012

Décision adoptée par le Comité à sa cinquante-deuxième session(28 avril-23 mai 2014)

Présentée par:Boniface Ntikarahera, représenté par l’organisation Trial (Track Impunity Always)

Au nom de:En son nom

État partie:Burundi

Date de la requête:12 avril 2012 (lettre initiale)

Date de la présente décision:12 mai 2014

Objet:Torture infligée par des agents de police

Questions de procédure:-

Questions de fond:Torture et peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants; obligation de surveillance systématique des pratiques d’interrogatoire;obligation de l’État partie de veiller à ce que les autorités compétentes procèdent immédiatement à une enquête impartiale; droit de porter plainte; droit d’obtenir réparation

Articles de la Convention:Articles 2, paragraphe 1; 11; 12;13 et 14, lus conjointement avec les articles 1et 16 de la Convention

Annexe

Décision du Comité contre la torture au titre de l’article 22 de la Convention contre la torture et autres peines outraitements cruels, inhumains ou dégradants (cinquante‑deuxième session)

concernant la

Communication no503/2012

Présentée par:Boniface Ntikarahera, représenté par l’organisation Trial (Track Impunity Always)

Au nom de:En son nom

État partie:Burundi

Date de la requête:12 avril 2012 (lettre initiale)

Le Comité contre la torture, institué en vertu de l’article 17 de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants,

Réuni le12 mai 2014,

Ayant achevé l’examen de la requête no503/2012, présentée au nom de Boniface Ntikarahera en vertu de l’article22 de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants

Ayant tenu comptede toutes les informations qui lui ont été communiquées par le requérant, son conseil, et l’État partie,

Adopte ce qui suit:

Décision au titre du paragraphe 7 de l’article 22 de la Convention contre la torture

1.1Le requérant est Boniface Ntikarahera, né en 1971à Kirambi, en commune de Rusaka, Province de Mwaro, et demeurant dans la commune de Nyakabiga, Province de Bujumbura (Burundi). Il allègue avoir été victime d’une violation des articles2, paragraphe1; 11, 12, 13 et 14, lus conjointement avec l’article1et, subsidiairement, avec l’article16 de la Convention. Le requérant est représenté.

1.2Le 25 avril 2012, conformément à l’article 114, paragraphe 1 (ancien article 108) de son règlement intérieur (CAT/C/3/Rev.5), le Comité a prié l’État partie de prévenir efficacement, tant que l’affaire serait à l’examen, toute menace ou acte de violence auquel le requérant ou sa famille pourraient être exposés, en particulier pour avoir déposé la présente requête.

Rappel des faits présentés par le requérant

2.1Le requérant est veilleur de nuit à l’hôpital Prince Régent Charles de Bujumbura. Dans la nuit du17octobre 2010, aux environs de 3heures du matin, il aaperçu deux véhicules blancs, de type «pick-up», se garer devant le bureau des urgences de l’hôpital. Le requérant s’est présenté pour s’enquérir d’éventuelles personnes nécessitant des soins. Il a reconnu alors le maire de Bujumbura, ainsi que le commissaire de police en mairie de Bujumbura. Ils étaient accompagnés de 11 individus non identifiés, dont certains en uniforme de la police nationale et d’autres en civil.Le maire, qui montrait des signes de vive agitation, a ordonné au requérant d’aller chercher l’équipe médicale. Quatre policiers ont alors jeté deux blessés à terre devant les urgences dont un qui était couvert de sang et ne tenait pas debout. La nervosité du maire venait du fait qu’il avait été impliqué dans une bagarre avec de jeunes gens dans une boîte de nuit dans le centre-ville de Bujumbura. Les deux individus avaient été blessés au cours de l’intervention policière visant à protéger le maire pendant la bagarre.

2.2Comprenant que le maire comptait abandonner les deux personnes blessées devant l’hôpital, le requérant interrogea alors ce dernier quant à la prise en charge médicale de ces individus, lui demandant également s’il comptait s’acquitter de la caution nécessaire. En guise de réponse, le mairelui asséna deux gifles violentes. Des policiers se mirent alors à la poursuite du requérant, qui tentait de fuir, et le rattrapèrent. Le commissaire poussa alors brutalement le requérant, puis, une fois ce dernier à terre, lui asséna de violents coups de pied, notamment dans le dos. Sous la violence des coups, le requérant commença à saigner de la bouche;il criait de douleur. Pourtant, quatre policiers ont continué à lui porter des coups, notamment des gifles au visage. Durant les faits, le maire a encouragé les agents de police à poursuivre le passage à tabac, qui a duré en tout une dizaine de minutes. Outre les insultes adressées au requérant, le maire a ordonné à ses hommes d’«achever ce drogué».

2.3Alerté par les cris, un collègue du requérant s’est rendu sur les lieux, a pu prendre connaissance de la scène avec effroi et a couru alerter les policiers de l’unité carcérale de l’hôpital. Cependant, reconnaissant aussitôt le maire, aucun n’a osé s’interposer. Apercevant la présence de membres du corps médical, qui ont vu le corps ensanglanté du requérant, les agents de l’État ont néanmoins été incités à quitter rapidement les lieux. Le commissaire de police de la mairie a ordonné aux policiers de menotter le requérant, et ce dernier a été maîtrisé par les mains et les pieds, puis violemment introduit à l’arrière de l’une des camionnettes. Dans le véhicule, les policiers ont continué à le rouer de coups avec les crosses de leurs fusils, notamment dans les côtes. Le requérant a également reçu un coup de botte à la tempe, qui lui a fait momentanément perdre connaissance.

2.4Avant l’aube, le requérant était conduit à la police judiciaire (ancienne «Brigade spéciale de recherche»), et placé en détention dans une cellule exiguë, toujours menotté, et dans un état physique préoccupant suite aux coups reçus. Les policiers en charge de sa surveillance ont eu pour ordre de ne pas lui retirer ses menottes. Il n’a été détaché que le 18 octobre 2010, en milieu de journée, soit après avoir été menotté 32 heures sans interruption. Dans le cachot se trouvaient environ une quarantaine de détenus. Faute de place, certains étaient obligés de dormir hors du cachot, dans une cour fermée et gardée de l’extérieur par des policiers.

2.5À son arrivée aux cachots de la police judiciaire, le requérant a demandé à consulter un médecin car il souffrait beaucoup des lésions qui lui avaient été infligées, il saignait de la bouche et souffrait d’incontinence. Cependant, malgré ses demandes répétées, le droit de voir un médecin lui a dans un premier temps été refusé. Ce n’est que le lendemain, le 18 octobre 2010, qu’un médecin de l’hôpital Prince Régent Charles lui a rendu visite et a pu lui prodiguer des soins de base visant à stopper les saignements et à soulager sa jambe gauche en lui apposant un bandage. Le requérant a été détenu dans les mêmes lieux durant quatre jours, du 17 au 20 octobre 2010. À aucun moment les raisons de son arrestation ne lui ont été communiquées. Aucune autorité judiciaire ne s’est prononcée sur la validité de sa détention. Ayant appris de manière informelle par un policier que le requérant était détenu dans les locaux de la police judiciaire, ses collègues lui ont rendu visite le 17 octobre 2010 et les jours suivants, lui apportant de la nourriture, puisqu’il n’en avait jamais reçu de la part de l’administration pénitentiaire durant toute sa détention. Lors de la première visite de ses collègues, le requérant est resté menotté et devait se faire aider pour pouvoir manger.

2.6Suite à cette première visite, les collègues du requérant ont alerté la «Radio publique africaine» (RPA). Le 18 octobre 2010, un journaliste a rendu visite à l’intéressé et, le même jour, l’information relative à son passage à tabac et à sa détention a été diffusée sur les ondes de la radio. Ce reportage a suscité une vive réaction de la part des autorités burundaises: le lendemain de la diffusion du reportage, le commissaire de police en mairie de Bujumbura s’est rendu lui-même dans les locaux de la radio où il a déclaré, d’un ton menaçant, que le requérant ne serait pas relâché. En outre, suite à ce reportage, des journalistes de la RPA ont été assignés, le 27 juillet 2011, par le ministère public près le tribunal de grande instance en mairie de Bujumbura pour avoir porté atteinte à l’honneur et à la considération du maire, faits réprimés par le Code pénal. L’affaire était toujours pendante au moment de la soumission de la plainte au Comité par le requérant.

2.7Le 20 octobre 2010, le requérant étant toujours détenu dans les cachots de la police judiciaire, le personnel de l’hôpital Prince Régent Charles initiait une grève, en accord avec la direction de l’hôpital, visant à la libération du requérant. Quelques heures après, ce dernier était libéré et hospitalisé d’urgence à l’hôpital Prince Régent Charles, souffrant toujours de douleurs lancinantes à la tête, au dos, aux côtes gauches, ainsi qu’à sa jambe gauche, qui avait enflé, et souffrant toujours d’incontinence. Les examens médicaux effectués ont notamment révélé une douleur de l’hémothorax gauche scapulaire, des plaies au niveau des poignets et de la face interne de la jambe gauche, la présence de sang dans les urines, ainsi que des céphalées. Le requérant a dû être hospitalisé du 20 octobre au 23 novembre 2010, période durant laquelle il s’est vu prodiguer des soins et des antidouleurs. Après sa sortie, il a continué à recevoir régulièrement des soins, notamment pour sa jambe gauche. En avril 2011, une nouvelle hospitalisation a été nécessaire parce que sa jambe gauche demeurait très douloureuse et qu’il ne parvenait pas à récupérer une mobilité totale. Le requérant a dû subir une intervention chirurgicale à la jambe et être hospitalisé du 3 avril au 5 mai 2011. Pourtant, sa jambe gauche demeure à ce jour douloureuse et le requérant n’a pas retrouvé une complète mobilité.

2.8Le requérant indique avoir dénoncé les faits aux autorités compétentes. Quelques jours après sa libération, le 5 novembre 2010, il a formellement déposé plainte auprès du Procureur de la République pour les coups reçus, ainsi que pour sa détention arbitraire. Cependant, aucune investigation n’a été menée sur les faits. Huit mois après, en l’absence de suite à sa plainte, le requérant a adressé, le 22 juillet 2011, une plainte au Président de la Cour suprême, sous la forme d’une citation directe à comparaître, en vertu de l’article 106 du Code de procédure pénale. Cependant, le greffe de la Cour suprême a refusé d’enregistrer sa plainte, au motif que le requérant devait au préalable se pourvoir devant les juridictions inférieures. Or, selon le requérant, la Cour suprême était la juridiction compétente pour instruire et poursuivre une infraction à charge d’un maire, personne qui bénéficie du privilège de juridiction (en vertu de l’article 138, alinéa 8, de la loi no 1/08 portant Code de l’organisation et de la compétence judiciaires du 17 mars 2005, telle qu’interprétée par la jurisprudence). Pour autant, aucune enquête n’a été ouverte sur les faits suite à la plainte du requérant.

2.9Face à la passivité des autorités judiciaires, le requérant s’est adressé de nouveau au Président de la cour suprême, le 2 février 2012, afin que sa plainte pour torture et détention arbitraire soit formellement enregistrée et examinée. Le greffe de la Cour suprême, qui a réceptionné son dossier, a cependant refusé de lui remettre un accusé de réception valant enregistrement formel et ce, en violation, selon le requérant, de l’article 50 de la loi no 1/07 du 25 février 2005 régissant la Cour suprême. Le 28 mars 2012, le requérant s’est de nouveau rendu à la Cour suprême pour s’enquérir des suites données à sa plainte, mais le greffier a refusé de lui communiquer toute information. Ainsi, le requérant soutient que plus de 18 mois après les faits, aucune enquête n’a été diligentée sur les faits.

2.10Outre ces démarches formelles, le requérant rappelle que les violations qu’il a subies ont été publiquement dénoncées, notamment lors de la diffusion du reportage de la Radio publique africaine (voir supra par. 2.6). Par conséquent, elles ont été sans nul doute portées à l’attention des autorités burundaises, gouvernementales et administratives, comme en atteste la visite du commissaire de police de la mairie de Bujumbura aux locaux de la Radio le lendemain de la diffusion du reportage. Le requérant souligne également le retentissement des exactions qu’il a subies à travers la grève du personnel de l’hôpital Prince Régent Charles. Il ajoute que le 29 octobre 2010, le journal «Iwacu», qui jouit d’un vaste lectorat dans le pays, a publié un article sur les faits. L’article en question se réfère également à la prise de position de l’organisation «Action des chrétiens contre la torture» au Burundi qui, par l’entremise de son président, a appelé les autorités judiciaires à agir dans le cas du requérant. Au vu de ces dénonciations publiques, les autorités burundaises ne pouvaient ignorer les violations commises à l’encontre du requérant. Pourtant, aucune mesure n’a été prise pour qu’une enquête soit menée sur les graves violations subies, que les auteurs des actes soient poursuivis et sanctionnés, et que le requérant reçoive réparation.

2.11Le requérant souligne que, au titre de l’article 392 du Code pénal, un magistrat qui dénierait de rendre justice après en avoir été requis est puni de huit jours à un mois de servitude pénale principale et d’une amende de 50 000 à 100 000 francs burundais, ou d’une de ces peines seulement. Il note toutefois qu’intenter une action sur la base de cette disposition n’avait objectivement pas de chance de succès, vu que le Procureur jouirait probablement de la même protection que les responsables des violations commises à son encontre. Au vu des nombreuses démarches judiciaires intentées, et qui sont restées vaines, ainsi que des entraves rencontrées pour l’enregistrement de sa plainte devant la Cour suprême, le requérant ajoute qu’il est manifeste que les autorités judiciaires comme administratives n’avaient et n’ont toujours pas la volonté de poursuivre en justice les responsables, ni de les sanctionner. Bien que clairement identifiés, le maire de Bujumbura, le commissaire et les agents de police qui les accompagnaient n’ont aucunement été inquiétés. Le maire occupe toujours des fonctions étatiques et le commissaire de police fait toujours partie de la police et travaille actuellement à Karuzi.

2.12Outre le refus manifeste des autorités d’établir les responsabilités dans cette affaire, le requérant relève le climat général d’impunité au Burundi, notamment pour les actes de torture, qui a fait l’objet de nombreux rapports d’organismes internationaux. Il rappelle en particulier que le Comité a exprimé sa préoccupation quant à l’inefficacité du système judiciaire de l’État partie et a demandé à ce dernier de prendre des mesures énergiques en vue d’éliminer l’impunité dont bénéficient les auteurs d’actes de torture et de mauvais traitements, fussent-ils des agents de l’État ou des acteurs non étatiques, de mener des enquêtes promptes, impartiales et exhaustives, de juger les auteurs de ces actes et les condamner à des peines proportionnelles à la gravité des actes commis, s’ils sont reconnus coupables, et d’indemniser convenablement les victimes. Selon le requérant, les défaillances du système judiciaire de l’État partie entretiennent un climat d’impunité et la situation de dépendance du pouvoir judiciaire au pouvoir exécutif, soulevée par le Comité, constitue un obstacle majeur à l’ouverture immédiate d’une enquête impartiale lorsqu’il y a des motifs raisonnables de croire qu’un acte de torture a été commis. En conclusion, le requérant soutient qu’il ne pouvait pas être attendu de sa part qu’il tente de recourir contre la passivité des autorités judiciaires, de tels recours étant voués à l’échec. Il demande en conséquence au Comité de constater qu’il a tenté d’utiliser les voies de recours internes qui étaient disponibles, mais qu’elles se sont révélées inefficaces. Subsidiairement, il demande au Comité d’établir que les voies de recours interne ont excédé les délais raisonnables, puisque 18 mois après les faits, dénoncés dès leur survenance, aucune enquête n’avait été diligentée.

Teneur de la plainte

3.1Le requérant allègue avoir été victime de violations par l’État partie des articles 2, paragraphe1; 11; 12; 13 et 14, lus conjointement avec l’article 1 et subsidiairement avec l’article 16 de la Convention.

3.2Selon le requérant, les sévices qui lui ont été infligés ont provoqué des douleurs et des souffrances aiguës, et constituent des actes de torturetels que définis à l’article 1de la Convention. Il a d’abord reçu deux gifles de la part du maire de Bujumbura, puis a été violemment battu par le commissaire de police en mairie de Bujumbura et par les policiers qui l’accompagnaient. Alors qu’il était à terre, ceux-ci lui ont asséné des coups de pied et de crosse de fusil sur tout le corps, et notamment sur le dos, ce qui a engendré des saignements et de vives douleurs. Dans le véhicule de police qui l’emportait, le requérant a continué de recevoir de violents coups sur tout le corps, qui lui ont fait perdre connaissance. Le maire a encouragé ses hommes à poursuivre le passage à tabac, leur demandant même de l’«achever», ne laissant aucun doute quant à ses intentions.Ces propos l’ont profondément atteint dans sa dignité et lui ont fait croire qu’il ne sortirait pas vivant de ce passage à tabac, occasionnant ainsi pour lui des souffrances morales d’une extrême intensité.

3.3Toujours au titre de l’article 1 de la Convention, le requérant rappelle qu’il a été privé du droit de voir un médecin durant le premier jour de sa détention, qu’il est resté menotté durant 32heures, qu’il a été hospitalisé durant un mois et quatre jours suite aux sévices endurés, puis de nouveau pendant un mois, en avril 2011, pour subir une intervention chirurgicale à la jambe gauche. Selon lui, ces faits confirment l’intensité des douleurs et souffrances subies, qui ont nécessité un suivi médical de plusieurs mois.

3.4Le requérant ajoute que de telles souffrances lui ont été infligées intentionnellement. Les ordres du maire, ainsi que l’acharnement de ses hommes de main, démontrent sans équivoque qu’il s’agissait d’une action délibérée visant à lui infliger des douleurs aiguës. Le requérant relève également le refus délibéré de lui prodiguer des soins durant les premières heures de sa détention, puis sa détention arbitraire durant quatre jours, qui avaient selon lui pour objectif de le punir pour avoir interrogé le maire de Bujumbura sur le paiement de la caution relative à la consultation médicale de deux blessés amenés aux urgences. Les coups portés contre lui visaient également à l’intimider pour qu’il cesse de poser des questions à cet égard. Le requérant ajoute qu’il n’était pas en état d’arrestation et que l’intervention policière n’a, à aucun moment, été motivée par son arrestation. Il a été conduit à la police judiciaire uniquement parce que des individus avaient commencé à s’attrouper autour d’eux et représentaient des témoins gênants. En conséquence, il ne peut être considéré que les violences infligées poursuivaient un but légitime. En outre, l’usage de la force était disproportionné, vu que le requérant était sous le contrôle d’un commissaire de police accompagné d’une dizaine d’hommes, battu alors qu’il était à terre et en état de soumission totale. Enfin, le requérant note qu’il ne fait aucun doute que les auteurs des sévices qui lui ont été infligés sont des agents étatiques (le maire, le commissaire de police, puis les agents des cachots de la police judiciaire).

3.5Le requérant invoque également le paragraphe 1 de l’article 2 de la Convention, en vertu duquel l’État partie aurait dû prendre des mesures législatives, administratives, judiciaires et autres mesures efficaces pour empêcher que des actes de torture soient commis dans tout territoire sous sa juridiction.Or, en l’espèce, bien que l’action publique soit imprescriptible sous le droit burundais pour les crimes de génocide, les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre, la torture en tant que telle, lorsqu’elle est pratiquée hors de ces contextes particuliers, est soumise à un délai de prescription de 20 ou 30ans selon les circonstances.En outre, les mesures identifiées par le Comité comme étant requises des États partie pour prévenir la torture et les mauvais traitements infligés aux personnes privées de liberté, comme la tenue d’un registre officiel des détenus, le droit des détenus de bénéficier promptement d’une assistance juridique et médicale indépendante, ainsi que celui de prendre contact avec leur famille, d’avoir accès à des recours judiciaires et de contester la légalité de leur détention ou de leur traitement, n’ont pas été respectées dans le cas du requérant.Le requérant ajoute que son cas n’est pas isolé et que les violations graves des droits de l’homme commises par des agents de police demeurent largement impunies au Burundi. N’ayant pas adopté les mesures législatives ou autres nécessaires pour prévenir la pratique de la torture, l’État partie a, selon le requérant, manqué à ses obligations au titre du paragraphe 1 de l’article 2 de la Convention.

3.6Le requérant invoque également l’article 11 de la Convention, notant que l’État partie a manqué à ses obligations concernant la garde et le traitement réservé aux personnes arrêtées, détenues ou emprisonnées. Sa détention s’est faite hors du cadre de la loi. Il n’a pas été informé des charges retenues contre lui, n’a pas eu accès à un avocat et n’a pas été présenté à un juge pendant toute sa détention. Étant dans l’incapacité matérielle de faire valoir ses droits par voie judiciaire, il n’a pu recourir contre sa détention ou dénoncer formellement les tortures dont il a été victime. Il n’a pas non plus été examiné par un médecin, malgré l’état critique dans lequel il se trouvait à son arrivée à la police judiciaire. En conséquence, le requérant en conclut que l’État partie a manqué à son obligation d’exercer la surveillance nécessaire concernant le traitement qui lui a été réservé durant sa détention dans les locaux de la police judiciaire.

3.7Le requérant soutient également que l’article 12 de la Convention, qui requiert qu’il soit immédiatement procédé à une enquête impartiale chaque fois qu’il y a des motifs raisonnables de croire qu’un acte de torture a été commis,a été violé par l’État partie à son égard.Il rappelle qu’il n’est pas nécessaire, aux fins de l’article 12, qu’une plainte en bonne et due forme soit présentée. En l’espèce, il rappelle qu’un reportage radio sur son cas a été diffusé. Vu la large audience dont bénéficie cette chaîne de radio, il ne fait aucun doute que les autorités burundaises ont eu écho de ce reportage, ce qui est confirmé par la visite des locaux de la radio par le commissaire de police, l’un des responsables des faits.Le requérant relève aussi la grèvedu personnel de l’hôpital Prince Régent Charles, en soutien à leur collègue. Ainsi, outre le dépôt formel de la plainte du requérant auprès du Procureur de la République, le 5novembre 2010, les autorités ont amplement été informées des tortures subies par le requérant;elles étaient, par conséquent, tenues d’enquêter d’office sur ces actes. Pourtant, aucune enquête effective, approfondie et impartiale n’a jamais été initiée. Aucun acte d’investigation, pas même la convocation du requérant ou des responsables présumés, pourtant identifiés, n’a suivi. Le requérant en conclut que n’ayant pas effectué une enquête réelle, prompte et effective sur les allégations de torture dont il a été victime, l’État partie a agi au mépris des obligations qui lui incombaient au titre de l’article 12 de la Convention.

3.8En ce qui concerne l’article 13 de la Convention, le requérant soutient que l’État partie se devait delui garantir le droit de porter plainte devant les autorités nationales compétentes et de veiller à ce que celles-ci procèdent immédiatement et impartialement à l’examen de la cause. En l’espèce, il rappelle qu’il a formellement déposé plainte auprès du Procureur de la République, le 5 novembre 2010, puis auprès du Président de la Cour suprême, le 22 juillet 2011, et de nouveau le 2 février 2012, sans suite. Il rappelle que le Comité a insisté sur l’importance que l’enquête soit conduite sans tarder, et que des délais de 15 mois, 10 mois, 2 mois ou même 3 semaines ont été considérés comme excessifs au regard de l’exigence de promptitude de mener l’enquête.En l’espèce, 18mois après les faits, aucune enquête n’a jamais été menée.En conséquence, il soutient que l’État partie a agi en violation de l’article 13 de la Convention.

3.9Le requérant invoque également l’article 14 de la Convention, en ce que l’État partie, en le privant d’une procédure pénale, l’a privé par la même occasion de la possibilité légale d’obtenir une indemnisation suite à la torture. En outre, au vu de la passivité des autorités judiciaires, d’autres recours, qui viseraient notamment à obtenir réparation par le biais d’une action civile en dommages et intérêts, n’ont objectivement aucune chance de succès.Peu de mesures d’indemnisation des victimes de torture ont été prises par les autorités burundaises, ce qui avait été relevé par le Comité dans ses conclusions, adoptées en 2006, concernant le rapport initial de l’État partie.Le requérant ajoute qu’il porte toujours les séquelles physiques et psychologiques des coups qu’il a reçus(voir supra par.2.7) et qu’il n’a bénéficié d’aucune mesure de réhabilitation visant à sa réadaptation la plus complète possible aux plans physique, psychologique, social et financier. Il rappelle que l’obligation de réparation qui incombe à l’État partie comprend une indemnisation pour les dommages subis, mais ne s’y limite pas, puisqu’elledoit également inclure l’adoption de mesures visant à la non-répétition des faits, notamment à travers l’application de sanctions adéquates à la gravité des faits à l’encontre des responsables, qui implique, en premier chef, de diligenter une enquête et de poursuivre les responsables.Pour ce qui est du requérant, le crime perpétré à son encontre demeureimpuni, ses tortionnaires n’ayant été ni condamnés, ni poursuivis et n’ayant pas fait l’objet d’enquête, ni même été inquiétés, ce qui révèle une violation de son droit à réparation en vertu de l’article 14 de la Convention.

3.10Le requérant réitère que les violences qui lui ont été infligées sont des tortures, conformément à la définition de l’article 1 de la Convention. Néanmoins, et subsidiairement, si le Comité ne devait pas retenir cette qualification, il est maintenu que les sévices endurés par la victime constituent dans tous les cas des traitements cruels, inhumains ou dégradants, et que, à ce titre, l’État partie était également tenu de prévenir et réprimer leur commission, instigation ou tolérance par des agents étatiques, en vertu de l’article 16 de la Convention. En outre, le requérant rappelle les conditions de détention qui lui ont été imposées durant les quatre jours de sa détention arbitraire dans les cachots de la police judiciaire (voir supra par.2.4), tout en faisant référence aux conclusions du Comité concernant le rapport initial de l’État partie, dans lesquelles le Comité avait considéré les conditions de détention au Burundi comme assimilables à un traitement inhumain et dégradant. Enfin, le requérant rappelle qu’il n’a pas reçu immédiatement de soins médicaux, malgré son état critique, et que ceux qu’il a finalement reçus étaient insuffisants eu égard à son état. Enfin, il rappelle qu’il a été menotté durant 32heures. En conclusion, le requérant allègue, subsidiairement, avoir été victimed’une violation de l’article 16 de la Convention. Il soutient en outre que les conditions de détention auxquelles il a été exposé sont constitutives d’une violation de l’article 16 de la Convention.

Défaut de coopération de l’État partie

4.Les 13 décembre 2012, 8mai 2013 et 9octobre 2013, l’État partie a été invité à présenter ses observations concernant la recevabilité et le fond de la communication. LeComité note qu’il n’a reçu aucune information à ce titre. Il regrette le refus de l’État partie de communiquer toute information concernant la recevabilité et/ou le fond des griefs du requérant. Il rappelle que l’État partie concerné est tenu, en vertu de la Convention, de soumettre par écrit au Comité des explications ou déclarations éclaircissant la question et indiquant, le cas échéant, les mesures qu’il pourrait avoir prises pour remédier à la situation. En l’absence de réponse de l’État partie, il convient d’accorder le crédit voulu aux allégations du requérant qui ont été dûment étayées.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

5.1Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément au paragraphe 5a) de l’article 22 de la Convention, que la même question n’a pas été et n’est pas examinée par une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

5.2Le Comité rappelle avec préoccupation que, malgré les trois rappels qui lui ont été envoyés, l’État partie ne lui a fait parvenir aucune observation. Le Comité en conclut que rien ne s’oppose à ce qu’il examine la communication conformément au paragraphe 5 b) de l’article 22 de la Convention. Ne voyant aucun obstacle à la recevabilité de la communication, le Comité passe à l’examen quant au fond des griefs présentés par le requérant au titre des articles 2,paragraphe 1; 11; 12; 13; 14; et 16 de la Convention.

Examen au fond

6.1Le Comité a examiné la requête en tenant dûment compte de toutes les informations qui lui ont été fournies par les parties, conformément au paragraphe 4 de l’article 22 de la Convention. L’État partie n’ayant fourni aucune observation sur le fond, il convient d’accorder le crédit voulu aux allégations du requérant.

6.2Le Comité note que selon le requérant, dans la nuit du17octobre 2010, le maire de Bujumbura, le commissaire de police en mairie de Bujumbura et 11 policiers de la police nationale se sont présentés à l’hôpital Prince Régent Charles, où travaillait le requérant. Lors de l’altercation qui a suivi, le maireet les agents de police ont battu ce dernier à plusieurs reprises, lui causant des saignements et de vives douleurs. Parlant de la victime, lemaire auraitordonné à ses hommes d’«achever ce drogué». Le requérant a ensuite été menotté, embarqué, puis de nouveau battu sur le chemin des cachots de la police judiciaire, jusqu’à perdre connaissance.Le Comité a pris note des allégations du requérant, selon lesquelles les coups qui lui ont été infligés ont occasionné des douleurs et souffrances aiguës, y compris des souffrances morales, et lui auraient été infligés intentionnellement, par des agents étatiques, dans le but de le puniret de l’intimider. En l’absence de toute réfutation de la part de l’État partie,le Comité en conclut que les allégations du requérant doivent être dûment prises en considération etque les faits, tels qu’il les a présentés, sont constitutifs d’actes de torture au sens de l’article 1 de la Convention.

6.3Le requérant invoque également l’article 2, paragraphe 1, de la Convention, en vertu duquel l’État partie aurait dû prendre des mesures législatives, administratives, judiciaires et autres mesures efficaces, pour empêcher que des actes de torture soient commis dans tout territoire sous sa juridiction. Le Comité observe, en l’espèce, que le requérant a été battu, puis détenu sans contact avec sa famille, un défenseur ou un médecin. Le Comité rappelle ses conclusions concernant le rapport initial de l’État partie, dans lesquelles il a exhorté l’État partie à prendre des mesures législatives, administratives et judiciaires effectives visant à prévenir tout acte de torture et tout mauvais traitement, et à prendre des mesures urgentes pour que tout lieu de détention soit sous autorité judiciaire et pour empêcher ses agents de procéder à des détentions arbitraires et de pratiquer la torture. L’absence manifeste de tout mécanisme de contrôle sur les cachots de la police judiciaire où il était détenu l’a indubitablement exposé à un risque accru de subir des actes de torture et l’a privé de toute possibilité de recours. En conséquence, le Comité conclut à une violation du paragraphe 1 de l’article 2, lu conjointement avec l’article 1 de la Convention.

6.4S’agissant des articles 12 et 13 de la Convention, le Comité a pris note des allégations du requérant, selon lesquelles le 17octobre 2010, il a été battu et arrêté par des agents depolice accompagnant le maire de Bujumbura, puis détenu sans base légale jusqu’au 20octobre 2010. Ila formellement déposé plainte auprès du Procureur de la République le 5 novembre 2010, puis auprès du Président de la Cour suprême, le 22 juillet 2011 et le 2 février 2012, sans suite. Bien que les auteurs de ces actes aient été clairement identifiés, aucune enquête n’a été menée par l’État partie, près de quatre ans après les faits. Le Comité considère qu’un tel délai avant l’ouverture d’une enquête sur des allégations de torture est manifestement abusif et contrevient de manière patente aux obligations qui incombent à l’État partie au titre de l’article 12 de la Convention, qui requiert qu’il soit immédiatement procédé à une enquête impartiale chaque fois qu’il y a des motifs raisonnables de croire qu’un acte de torture a été commis. N’ayant pas rempli cette obligation, l’État partie a également manqué à la responsabilité qui lui revenait, au titre de l’article 13 de la Convention, de garantir au requérant le droit de porter plainte,qui présuppose que les autorités apportent une réponse adéquate à une telle plainte, par le déclenchement d’une enquête prompte et impartiale.

6.5S’agissant des allégations du requérant au titre de l’article 14 de la Convention, le Comité rappelle que cette disposition reconnaît non seulement le droit d’être indemnisé équitablement et de manière adéquate, mais impose aussi aux États parties l’obligation de veiller à ce que la victime d’un acte de torture obtienne réparation. Le Comité rappelle son observation générale no3 (2012), dans laquelle il établit que les États parties doivent faire en sorte que les victimes de torture ou de mauvais traitements obtiennent une réparation complète et effective, comprenant notamment une indemnisation et les moyens nécessaires à leur réadaptation aussi complète que possible. Une telle réparation doit en effet couvrir l’ensemble des dommages subis par la victime et englobe, entre autres mesures, la restitution, l’indemnisation ainsi que des mesures propres à garantir la non-répétition des violations, en tenant toujours compte des circonstances de chaque affaire. En l’espèce, le Comité a noté l’allégation du requérant, qui affirme avoir été hospitalisé à deux reprises en rapport avec les sévices reçus, qu’il souffre toujours de séquelles(voir suprapar.2.7), mais n’a pour autant bénéficié d’aucune mesure de réhabilitation En l’absence d’une enquête diligentée de manière prompte et impartiale,malgré l’existence de preuves matérielles manifestes indiquant que le requérant a été victime d’actes de torture, restés impunis, le Comité conclut que l’État partie a également manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de l’article 14 de la Convention.

6.6Pour ce qui est du grief tiré de l’article 16, le Comité a pris note de l’allégation du requérant, selon laquelle il a été détenu du 17 au 20octobre 2010 dans les cachots de la police judiciaire, dans une pièce exiguë, partagée avec une quarantaine de détenus, il est resté menotté durant 32heures, il n’a pas été nourri et l’accès à un médecin lui a été refusé le premier jour de sa détention, malgré sa demande et son état de santé préoccupant. Le Comité a en outre pris note de l’argument du requérant, selon lequel il n’a pas été informé des charges retenues contre lui, n’a pas eu accès à un avocat et n’a pas été présenté à un juge pendant toute sa détention. Le Comité conclut que les faits révèlent une violationpar l’État partie de ses obligations au titre del’article 16, lu conjointement avec l’article 11 de la Convention.

7.Le Comité contre la torture, agissant en vertu du paragraphe 7 de l’article 22 de la Conventioncontre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, est d’avis que les faits dont il a été saisi font apparaître une violation des articles1, 2, paragraphe 1; 12, 13, 14 et 16, lu conjointement avec l’article 11 de la Convention.

8.Conformément au paragraphe 5 de l’article 118 de son règlement intérieur, le Comité invite instamment l’État partie à initier une enquête impartiale sur les évènements en question, dans le but de poursuivre en justice les personnes qui pourraient être responsables du traitement infligé à la victime, et à l’informer, dans un délai de 90jours à compter de la date de transmission de la présente décision, des mesures qu’il aura prises conformément aux constatations ci-dessus, y comprisune indemnisation adéquate et équitable, qui comprenne les moyens nécessaires à sa réadaptation la plus complète possible.

[Adopté en français (version originale),en anglais, en espagnol et en russe. Paraîtra ultérieurement en arabe et en chinois dans le rapport annuel du Comité à l’Assemblée générale.]