Nations Unies

CCPR/C/99/D/1369/2005

Pacte international relatif aux droits civils et politiques

Distr. restreinte*

19 août 2010

Français

Original: anglais

Comité des droits de l ’ homme

Quatre-vingt-dix-neuvième session

12-30 juillet 2010

Constatations

Communication no 1369/2005

Présentée par:

Felix Kulov (représenté par un conseil, Lyubov Ivanova)

Au nom de:

L’auteur

État partie:

Kirghizistan

Date de la communication:

11 novembre 2004 (date de la lettre initiale)

Références:

Décision prise par le Rapporteur spécial en application de l’article 97 du Règlement intérieur, communiquée à l’État partie le 24 février 2005 (non publiée sous forme de document)

Date de la présente décision:

26 juillet 2010

Objet:

Condamnation d’un dirigeant de l’opposition à l’issue d’un procès inéquitable; détention illégale

Questions de procédure:

Griefs non étayés

Questions de fond:

Droit à un procès équitable; droit de communiquer immédiatement avec un avocat; application illégale d’une mesure de contrainte; présomption d’innocence; droit d’interroger des témoins; liberté d’expression

Articles du Pacte:

2, 7, 9 (par. 1, 3 et 4), 14 (par. 1, 2, 3 a), e) et 5), 15, 19 et 25 a)

Article du Protocole facultatif:

2

Le 26 juillet 2010, le Comité des droits de l’homme a adopté le texte ci-après en tant que constatations au titre du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif concernant la communication no1369/2005.

[Annexe]

Annexe

Constatations du Comité des droits de l’homme au titre du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques (quatre-vingt-dix-neuvième session)

concernant la

Communication no 1369/2005 **

Présentée par:

Felix Kulov (représenté par un conseil,Lyubov Ivanova)

Au nom de:

L’auteur

État partie:

Kirghizistan

Date de la communication:

11 novembre 2004 (date de la lettre initiale)

Le Comité des droits de l ’ homme, institué en vertu de l’article 28 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Réunile 26 juillet 2010,

A yant achevé l’examen de la communication no 1369/2005 présentée au nom de M. Felix Kulov en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Ayant tenu compte de toutes les informations écrites qui lui ont été communiquées par l’auteur de la communication et l’État partie,

Adopte ce qui suit:

Constatations au titre du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif

1.1L’auteur de la communication est M. Felix Kulov, de nationalité kirghize, né en 1948, qui était incarcéré et exécutait une peine d’emprisonnement au Kirghizistan quand il a envoyé sa communication. Il affirme être victime de violations par le Kirghizistan des droits consacrés à l’article 2, à l’article 7, aux paragraphes 1, 3 et 4 de l’article 9, aux paragraphes 1, 2, 3 a), e) et 5 de l’article 14, à l’article 15, à l’article 19 et à l’article 25 a) du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. Le Protocole facultatif est entré en vigueur pour le Kirghizistan le 7 janvier 1995. L’auteur est représenté par un conseil, Lyubov Ivanova.

Rappel des faits présentés par l’auteur

2.1L’auteur explique qu’il est membre d’un parti politique d’opposition au Kirghizistan et l’un des dirigeants de ce parti. Depuis 1990, il a été Ministre de l’intérieur, Vice‑Président de la République, Ministre de la sécurité nationale, Gouverneur de la région de Chuisk et maire de la capitale, Bichkek. En mars 1999, il a démissionné de sa charge de maire et a créé le parti politique «Ar-Namis» (Parti de la dignité). Ce parti critiquait ouvertement la politique menée par le Président et proposait différentes mesures pour réformer le pays. Ces critiques l’ont exposé à des persécutions.

2.2En février 2000, la population de la circonscription électorale de Kara-Bure a proposé la candidature de l’auteur aux élections législatives. L’auteur affirme qu’au premier tour de scrutin il a été élu mais que, en raison de fraudes, c’est un candidat progouvernemental qui l’a emporté. Le 12 mars 2000, l’auteur a annoncé sa décision de se présenter aux élections présidentielles d’octobre 2000. Le 22 mars 2000, il a été arrêté par les services de sécurité. Il dit que son arrestation a provoqué des manifestations de protestation dans la région de Kara-Bure et à Bichkek. Dans la nuit du 4 avril 2000, environ 500 policiers ont dispersé les «grévistes de la faim» en faisant usage de la force et ont arrêté neuf personnes, qui ont été condamnées à des amendes pour infraction administrative.

2.3L’auteur dit qu’il a été arrêté par le chef du deuxième département d’enquête de ce qui était à l’époque le Ministère de la sécurité nationale (aujourd’hui Service de la sécurité nationale, SSN) et a été inculpé de malversation dans l’exercice de fonctions officielles en 1997-1998. Il a été placé en détention provisoire sur autorisation du Procureur général adjoint. Il affirme qu’il n’a jamais comparu devant le Procureur qui a approuvé le placement en détention provisoire ni devant un juge ou une autre autorité habilitée à exercer des fonctions judiciaires.

2.4L’auteur a formé un recours contre la décision de placement en détention provisoire auprès du Ministère de la sécurité nationale et auprès du bureau du Procureur général, mais ses recours ont été rejetés. Il s’est alors pourvu devant le tribunal du district de Pervomai, à Bichkek. Le 30 mars 2000, le tribunal aurait examiné le recours en l’absence de l’auteur et de son avocat et confirmé le maintien en détention. L’auteur a déposé un recours en révision (nadzor) auprès de la Cour suprême. Celle-ci a rejeté la demande en date du 5 avril 2000. De plus, les avocats de l’auteur ont demandé plusieurs fois sa remise en liberté au tribunal militaire de Bichkek, mais sans succès.

2.5Le 7 août 2000, le tribunal militaire de Bichkek a acquitté l’auteur. Le 11 septembre 2000, la Cour militaire du Kirghizistan a annulé le jugement et a renvoyé l’affaire pour réexamen. Le 16 septembre 2000, l’avocat de l’auteur a formé un recours en révision auprès de la Cour suprême contre la décision de la Cour militaire du Kirghizistan. Le 20 septembre 2000, un collège de la Cour suprême composé de trois juges a rejeté la demande de révision.

2.6Le 22 janvier 2001, le tribunal militaire de Bichkek, siégeant à huis clos, a déclaré l’auteur coupable de malversation dans l’exercice de ses fonctions officielles et l’a condamné à un emprisonnement de sept ans en régime rigoureux avec confiscation de ses biens. L’auteur a également été déchu de son grade de «général de division». Aucun élément nouveau n’a été produit au nouveau procès et le deuxième jugement reposait exactement sur les mêmes faits et preuves que le jugement d’acquittement.

2.7L’auteur et ses avocats ont fait appel du jugement auprès de la Cour militaire du Kirghizistan. Les recours ont été rejetés le 9 mars 2001. Le 19 juillet 2001, la Cour suprême a rejeté les demandes de révision déposées par l’auteur et ses avocats. L’auteur a ensuite déposé une plainte auprès de la Cour constitutionnelle demandant que soient déclarées inconstitutionnelles les décisions des tribunaux le concernant. Le 11 juin 2002, la Cour constitutionnelle a rejeté la demande de contrôle de la constitutionnalité.

2.8L’auteur dit que dans tous les recours qu’il a formés, il faisait valoir des violations du droit à ce que sa cause soit entendue équitablement et publiquement par un tribunal compétent, indépendant et impartial et du droit à la présomption d’innocence, ainsi que de ses droits en tant que défendeur, notamment le droit de faire appeler des témoins à décharge. Il déclarait également qu’il faisait l’objet d’une discrimination pour des motifs politiques.

2.9Le 26 juillet 2001, après l’examen de son recours par la Cour suprême, le 19 juillet 2001, l’auteur a de nouveau été inculpé de malversation dans l’exercice de ses fonctions pour la période 1993-1999. Alors qu’il était déjà incarcéré, le 26 juillet 2001, une nouvelle décision de placement en détention provisoire a été rendue sur autorisation du Procureur général adjoint. Une fois encore l’auteur n’avait pas été déféré devant le Procureur ni devant un juge ou une autorité habilitée à exercer des fonctions judiciaires. Il a décidé de ne pas faire appel de cette décision de détention provisoire en raison de l’inutilité de toute voie de recours.

2.10En date du 8 mai 2002, le tribunal du district de Pervomai (Bichkek) a déclaré l’auteur coupable de malversation dans l’exercice de ses fonctions et l’a condamné à un emprisonnement de dix ans (tenant compte de la peine d’emprisonnement à temps prononcée dans le jugement précédent et non encore intégralement exécutée), avec confiscation de ses biens et interdiction d’occuper quelque charge que ce soit dans l’administration publique nationale ou locale pour une durée de trois ans après exécution de la peine.

2.11L’auteur a fait appel du jugement auprès du tribunal municipal de Bichkek, qui l’a débouté le 11 octobre 2002. L’auteur s’est alors pourvu devant la Cour suprême. Le 15 août 2003 celle-ci a rejeté sa demande de recours en révision.

2.12Dans ses mémoires d’appel devant le tribunal municipal de Bichkek et devant la Cour suprême, il a invoqué une violation du droit à un procès équitable et public mené par un tribunal compétent, indépendant et impartial, du droit à la présomption d’innocence et de ses droits en tant que défendeur.

2.13Enfin, une troisième action pénale a été ouverte contre lui le 6 février 2001, pour malversation dans l’exercice de ses fonctions concernant la période 1994-1995.

2.14Le 6 février 2001, alors qu’il était en détention, de nouveaux chefs d’inculpation ont été formulés contre l’auteur et une mesure de contrainte − placement en détention − a de nouveau été prise, bien qu’il fût déjà incarcéré; cette mesure était toujours en vigueur quand l’auteur a envoyé la communication. De 2001 à 2003 sa détention a été continuellement prolongée par le Département des enquêtes du Service de la sécurité nationale, avec l’approbation du bureau du Procureur général. L’auteur a à maintes reprises fait recours auprès du bureau du Procureur général contre les décisions successives de prolonger la détention provisoire, invoquant une violation de l’article 9 du Pacte, mais tous les recours ont été rejetés. Il n’était pas nécessaire d’interjeter appel auprès des tribunaux parce que les recours étaient inutiles.

Teneur de la plainte

3.1L’auteur se déclare victime d’une violation de l’article 7 du Pacte parce qu’il a été retenu dans les locaux du Service de la sécurité nationale du 22 mars au 7 août 2000, puis de nouveau du 22 janvier 2001 à avril 2003 (quand il a été transféré dans une colonie pénitentiaire). Pendant qu’il était ainsi détenu, il n’a pas été autorisé à correspondre et communiquer avec qui que ce soit, c’est-à-dire qu’il est resté sans le moindre contact avec le monde extérieur et qu’il était quasiment détenu au secret. Sa femme et ses proches ont voulu lui rendre visite plusieurs fois mais l’accès leur a été systématiquement refusé. L’auteur cite le paragraphe 20 de la résolution 1997/38 de la Commission des droits de l’homme, dans laquelle la Commission a rappelé que la détention avant jugement prolongée sans avoir le droit de correspondre ni de communiquer avec qui que ce soit, pouvait faciliter la pratique de la torture et pouvait, en soi, constituer une forme de traitement cruel, inhumain ou dégradant. Il renvoie également à la jurisprudence du Comité concernant la communication no 458/1991, Mukong c. Cameroun , qui portait sur la détention au secret.

3.2L’auteur dit que le paragraphe 1 de l’article 9 du Pacte a été violé du fait qu’il a été arrêté le 22 mars 2000 alors qu’il était à l’hôpital pour suivre un traitement, parce qu’on le soupçonnait de faire obstacle à l’enquête ou de tenter de prendre la fuite. Il affirme que la décision de le placer en détention était illégale étant donné que les enquêteurs n’avaient absolument aucune preuve donnant à penser qu’il risquait de s’enfuir ou d’entraver l’enquête. Il ajoute que la détention préliminaire qu’il a subie en 2000 puis en 2001-2002 était une mesure déraisonnable et injustifiée dans son cas.

3.3L’auteur affirme que les droits qu’il tient du paragraphe 3 de l’article 9, lu conjointement avec les paragraphes 1 et 2 de l’article 2, ont été violés parce que la décision des enquêteurs de le placer en détention provisoire a été avalisée par un procureur − c’est-à-dire un représentant du pouvoir exécutif − le 22 mars 2000, en son absence, et parce qu’il n’a pas été traduit devant un juge ou une autre autorité habilitée par la loi à exercer des fonctions judiciaires. Le 30 mars 2000, le tribunal de district a rejeté le recours qu’il avait formé contre la décision du Procureur, également en l’absence de l’auteur. De plus, la Cour suprême a refusé d’examiner ses allégations concernant sa détention, en faisant valoir que l’enquête pénale était toujours en cours.

3.4L’auteur dit qu’il y a eu violation du paragraphe 1 de l’article 9 car il a été condamné à un emprisonnement de dix ans parce que les tribunaux ont mal calculé la peine. D’après lui, les tribunaux ont cumulé, à tort, les peines et n’ont pas pris en considération le temps qu’il avait passé en détention provisoire. Pour cette raison il ne pourrait bénéficier d’une libération anticipée qu’après le 12 novembre 2005, c’est-à-dire après la date des élections présidentielles.

3.5L’auteur fait valoir que, en violation du paragraphe 4 de l’article 9, il est resté détenu dans un centre de détention des services d’enquête depuis le 6 février 2001 parce qu’une troisième action avait été engagée contre lui. Entre 2001 et 2003, les enquêteurs ont prolongé plusieurs fois sa détention avec l’autorisation du Procureur, mais en l’absence de tout contrôle judiciaire.

3.6L’auteur affirme aussi qu’il est victime d’une violation du paragraphe 1 de l’article 14 du Pacte parce que l’affaire a été examinée par une juridiction militaire siégeant à huis clos, en violation des dispositions du Pacte et de la législation nationale applicable. Ni des observateurs internationaux, ni des journalistes, ni des membres de son parti politique n’ont été admis dans le prétoire. Le tribunal avait invoqué le manque de place. Or l’auteur affirme que les audiences avaient lieu dans une très grande salle qui pouvait accueillir des centaines de personnes. D’après lui, les enquêteurs ont classé l’affaire secrète sans donner de motif. Il ajoute que les juges manquaient d’impartialité et qu’un jugement de 63 pages a été établi en seulement trois heures. Il avait demandé des expertises supplémentaires, un complément d’enquête et la récusation des juges mais ses demandes ont été ignorées. L’affaire a été examinée par une juridiction militaire alors que les infractions reprochées étaient une malversation dans l’exercice des fonctions. Il ajoute que les tribunaux militaires ne satisfont pas aux critères d’indépendance requis.

3.7L’auteur invoque une violation du droit à la présomption d’innocence (art. 14, par. 2) étant donné que, immédiatement après qu’il eut démissionné de sa charge de maire de Bichkek, les autorités ont commencé à le persécuter et à utiliser les médias nationaux pour le présenter comme un criminel. Ainsi, explique-t-il, un documentaire intitulé «Corruption» a été produit et financé par l’administration du Président; dans ce film le Vice-Président du Service de la sécurité nationale expliquait quelles étaient les charges qui pesaient contre l’auteur et présentait des preuves à charge alors que l’enquête n’était pas achevée. Le film a été diffusé plusieurs fois sur la chaîne de télévision nationale et sur la chaîne de télévision russe NTV. Un groupe de journalistes russes a été autorisé à étudier le dossier pénal et ils auraient par la suite utilisé l’information pour rédiger des articles critiques à l’égard de l’auteur.

3.8L’auteur fait valoir que le paragraphe 3 b) de l’article 14 du Pacte a également été violé parce que ses avocats n’ont eu que très peu de temps pour étudier les preuves rassemblées contre lui. Les avocats ont demandé davantage de temps pour préparer la défense mais leurs demandes auraient été ignorées par l’accusation et par les tribunaux. Les avocats n’ont pas été autorisés à extraire des pièces du dossier ou à en faire des copies et n’ont pu travailler sur le dossier que dans les locaux du Service national de la sécurité et au tribunal. Quand il était en détention, l’auteur n’a pas pu consulter son avocat en privé et ne pouvait communiquer avec lui que par interphone. La salle où il se tenait pour s’entretenir avec l’avocat était équipée de dispositifs d’écoute et il y faisait froid l’hiver.

3.9L’auteur affirme qu’il y a eu violation du paragraphe 3 c) de l’article 14 du Pacte parce qu’il a été jugé deux fois pour malversation dans l’exercice de ses fonctions et qu’une troisième action pénale, fondée sur les mêmes motifs, était en cours quand il a envoyé la communication. Ses avocats avaient plusieurs fois demandé la jonction des trois instances et leur examen en même temps mais les tribunaux ont refusé la jonction afin que l’auteur fasse figure de dangereux récidiviste. Le droit d’être jugé sans délai a donc été violé.

3.10L’auteur dit que pendant l’enquête et au tribunal il a demandé à être représenté par un avocat de Russie. Cela lui a toutefois été refusé parce que ce dernier était de nationalité étrangère, alors que les dispositions de la loi sur les avocats et l’accord entre la Fédération de Russie et le Kirghizistan le permettaient. Pour participer à la défense de l’auteur et étudier le dossier les avocats devaient obtenir l’autorisation du Service de la sécurité nationale en présentant un curriculum vitae complet et en remplissant un formulaire spécial. Pendant la procédure, une action pénale pour divulgation de secrets d’État a été ouverte contre l’un des avocats, d’après l’auteur en vue d’affaiblir sa défense. L’auteur ajoute qu’étant malade quand le tribunal municipal de Bichkek a tenu son audience, l’avocat qui le représentait depuis le début de la procédure a demandé le report de l’audience. Toutefois le tribunal n’a pas accédé à la demande, en faisant valoir que l’auteur avait un autre avocat. Or, ce dernier n’était pas très au courant de l’affaire. Tout cela constitue, de l’avis de l’auteur, une violation de l’article 14 et plus particulièrement du paragraphe 3 d) de cet article.

3.11L’auteur affirme que, en violation du paragraphe 3 e) de l’article 14 du Pacte, il n’a pas pu interroger les témoins à charge car les tribunaux ont refusé de les citer à comparaître, sans justifier leur refus. L’auteur dit qu’il n’a pas été autorisé à faire une copie des comptes rendus d’audience, qui pouvaient prouver qu’il avait demandé à interroger les témoins.

3.12La Cour suprême a examiné l’affaire dans le cadre du recours en révision en l’absence de l’auteur et de son avocat, mais avec la participation d’un procureur. L’auteur dit que l’article 88 de la Constitution et l’article 42 du Code de procédure pénale, lui donnaient le droit de prendre part aux audiences de la Cour. Il a contesté cet état de fait mais ses motions ont été ignorées, en violation du paragraphe 5 de l’article 14 du Pacte.

3.13D’après l’auteur, il y a eu violation de l’article 15 du Pacte parce qu’il a été déclaré coupable sans raison pour «abus de pouvoir» quand il était un haut gradé de l’armée − infraction dont il n’avait pas été accusé pendant l’enquête. Il avait été inculpé en vertu de l’article 177 (partie 2) du Code pénal mais dans le jugement du 22 janvier 2001, il a été déclaré coupable en vertu de l’article 266 (partie 1) du Code pénal. Cette requalification était illégale, conformément à l’article 264 du Code de procédure pénale. Il ajoute que, quand il a été jugé, les actes visés à l’article 266 (partie 1) ne constituaient plus une infraction, et qu’il y a donc eu violation de l’article 15 du Pacte. Il précise en outre que l’un des chefs d’inculpation retenus contre lui en vertu de l’article 169 du Code pénal ne prévoit pas un élément de l’infraction qui existait dans la version précédente du Code pénal de 1960. L’auteur fait valoir qu’il a donc été reconnu coupable d’une infraction qui n’était pas qualifiée dans le Code pénal en vigueur quand il a été condamné.

3.14Enfin, l’auteur invoque une violation des paragraphes 1 et 2 de l’article 19 et de l’article 25 a) du Pacte parce qu’il a été arrêté, inculpé et condamné exclusivement pour des motifs politiques, en raison de ses critiques à l’égard du régime en place et parce qu’on a voulu l’empêcher de participer aux élections présidentielles. Il ajoute que cela a été confirmé par la Ligue internationale des droits de l’homme et d’autres organisations. Il avait été nommé pour le prix Sakharov pour la liberté d’opinion, en tant que prisonnier d’opinion.

Observations de l’État partie

4.1Dans une note du 20 juin 2005, l’État partie a répondu que dans son arrêt du 6 avril 2005, la Cour suprême avait confirmé l’acquittement de l’auteur prononcé par le tribunal militaire de Bichkek le 7 août 2000. Il a ajouté que la décision du 11 septembre 2000 du tribunal militaire, ainsi que celles de la Cour militaire de Bichkek, en date du 22 janvier 2001, du collège de juges du tribunal militaire, en date du 9 mars 2001, et de la Cour suprême, en date du 19 juillet 2001, avaient été annulées.

4.2De plus, dans sa décision du 11 avril 2005, la Cour suprême a annulé la condamnation prononcée, le 8 mai 2002, par le tribunal du district de Pervomai la décision du tribunal municipal de Bichkek en date du 11 octobre 2002, et la décision de la Cour suprême, en date du 15 août 2003, en raison de l’absence d’éléments criminels dans ses actes.

Commentaires de l’auteur sur les observations de l’État partie

5.Dans une réponse du 6 août 2005, l’auteur a reconnu qu’en vertu des arrêts du 6 et du 11 avril 2005 de la Cour suprême, il avait été acquitté. Il maintient toutefois que ces décisions n’ont pas remédié aux violations des droits qu’il tient du Pacte. La Cour suprême n’a pas examiné sur le fond les violations de ses droits et les insuffisances du système judiciaire du Kirghizistan et aucune mesure n’a été prise pour lui assurer un moyen effectif de protection.

Observations supplémentaires de l’État partie

6.1Dans une note du 23 mars 2010, l’État partie déclare de nouveau que l’auteur a été acquitté et que sa condamnation ainsi que toutes les autres décisions judiciaires ultérieures confirmant la condamnation ont été annulées.

6.2L’État partie ajoute qu’en vertu de l’article 316 (partie 2) et de l’article 225 (partie 2) du Code de procédure pénale, l’acquittement ou l’annulation de la condamnation pour absence d’éléments criminels signifie que le condamné est innocent et ouvre droit à une réhabilitation complète ainsi qu’à une indemnisation. En vertu de l’article 422 du Code de procédure pénale, l’action en dommage moral peut être engagée par la voie civile.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

7.1Avant d’examiner toute plainte soumise dans une communication, le Comité des droits de l’homme doit, conformément à l’article 93 de son règlement intérieur, déterminer si la communication est recevable en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.

7.2Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément aux dispositions du paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif, que la même affaire n’était pas en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

7.3En l’absence d’informations sur les motifs de l’acquittement de l’auteur, le Comité ne peut conclure que celui-ci n’a pas épuisé les recours internes, ce que l’État partie, par ailleurs, ne fait pas valoir.

7.4Le Comité note que l’auteur a fait valoir une violation des paragraphes 1 et 2 de l’article 19 et de l’article 25 a) parce qu’il a été arrêté, inculpé et condamné exclusivement pour des motifs politiques, en raison de ses critiques à l’égard du régime en place et parce qu’on a voulu l’empêcher de participer aux élections présidentielles. Le Comité considère que l’auteur n’a pas apporté suffisamment de détails pour illustrer ce grief et déclare par conséquent insuffisamment étayée cette partie de la communication, aux fins de la recevabilité, en vertu de l’article 2 du Protocole facultatif.

7.5Le Comité prend note des allégations de l’auteur qui affirme qu’il y a eu violation de l’article 15 parce qu’il a été reconnu coupable d’une infraction dont il n’avait pas été accusé pendant l’enquête. La qualification pénale des actes qui étaient visés par l’article 177 (partie 2) − abus d’autorité − du Code pénal a été modifiée et celle qui a été ensuite retenue fait l’objet de l’article 266 (partie 1) − abus d’autorité par un membre du personnel militaire − du Code pénal. Il fait valoir que ce changement dans la qualification pénale est contraire à l’article 264 du Code de procédure pénale. L’auteur affirme en outre que quand le jugement a été prononcé, les actes visés à l’article 266 (partie 1) ne constituaient plus une infraction. Il ajoute qu’il a également été inculpé en vertu de l’article 169 du Code pénal, qui ne prévoit pas l’élément criminel qui existait dans l’article 87 du Code pénal de 1960. L’auteur affirme donc qu’il a été reconnu coupable d’une infraction qui n’existait pas dans le Code pénal en vigueur quand il a été condamné. Le Comité relève toutefois que l’auteur n’a pas fourni suffisamment de détails quant à l’applicabilité de l’article 87 de l’ancien Code pénal en l’espèce et n’a pas étayé son allégation selon laquelle l’article 266 (partie 1) a été arbitrairement appliqué. En l’absence de plus amples renseignements, le Comité estime que les griefs au titre de l’article 15 ne sont pas suffisamment étayés, aux fins de la recevabilité, en vertu de l’article 2 du Protocole facultatif.

7.6Pour ce qui est de l’allégation de violation du paragraphe 3 a) de l’article 14 du Pacte, le Comité considère que l’auteur n’a pas expliqué pourquoi il estimait que cette disposition avait été violée. Il déclare donc ce grief irrecevable faute d’être suffisamment étayé, en vertu de l’article 2 du Protocole facultatif.

7.7Pour ce qui est des griefs de violation de l’article 2, de l’article 7, des paragraphes 1, 3 et 4 de l’article 9, lus conjointement avec les paragraphes 1 et 2 de l’article 2, et des paragraphes 1, 2, 3 b), e) et 5 de l’article 14, le Comité considère qu’ils ont été suffisamment étayés aux fins de la recevabilité. Il les déclare donc recevables.

Examen au fond

8.1Conformément au paragraphe 1 de l’article 5 du Protocole facultatif, le Comité des droits de l’homme a examiné la présente communication en tenant compte de toutes les informations qui lui ont été communiquées par les parties.

8.2Le Comité prend note du grief de violation de l’article 7 de l’auteur, qui se plaint de ce que quand il était détenu dans les locaux du Service de la sécurité nationale, du 22 mars au 7 août 2000, puis de nouveau du 22 janvier 2001 au mois d’avril 2003, il a été interdit de correspondance et de communication et est resté sans le moindre contact avec le monde extérieur. L’État partie n’a pas répondu à cette allégation. Le Comité rappelle son Observation générale no 20 (1992) sur l’interdiction de la torture et des peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, dans laquelle il recommande aux États parties de prendre des dispositions interdisant la détention au secret et note que l’isolement total d’une personne détenue ou emprisonnée peut constituer un acte interdit par l’article 7. Étant donné ce qui précède, le Comité conclut que l’auteur a été soumis à un traitement cruel, inhumain et dégradant, en violation de l’article 7 du Pacte.

8.3Le Comité prend note du grief de l’auteur qui affirme que, en violation du paragraphe 1 de l’article 9 du Pacte, la décision de le placer en détention était illégale étant donné que les enquêteurs n’avaient aucune preuve donnant à penser qu’il voulait s’enfuir ou chercher à entraver l’enquête. Il ajoute que quand la peine d’emprisonnement a été calculée, les tribunaux ont cumulé les condamnations, à tort, et n’ont pas tenu compte du temps passé en détention avant jugement. Le Comité rappelle sa jurisprudence et réaffirme que le placement en détention à la suite d’une arrestation légale doit être non seulement conforme à la loi mais aussi raisonnable dans toutes les circonstances. De plus, le placement en détention provisoire doit être nécessaire dans toutes les circonstances, par exemple pour empêcher la personne en état d’arrestation de prendre la fuite, d’altérer des preuves ou de commettre de nouveau une infraction. L’État partie n’a pas montré qu’en l’espèce ces facteurs étaient réunis. En l’absence de toute autre information, le Comité conclut qu’il y a eu violation du paragraphe 1 de l’article 9 du Pacte.

8.4Pour ce qui est des griefs de violation du paragraphe 3 de l’article 9 du Pacte, lu conjointement avec les paragraphes 1 et 2 de l’article 2, parce que la décision de le placer en détention provisoire a été prise par un procureur, c’est-à-dire par un représentant du pouvoir exécutif, en application de la législation nationale, et en l’absence de l’auteur qui de plus n’a pas été conduit devant un juge ou une autre autorité habilitée par la loi à exercer des fonctions judiciaires, le Comité note que l’État partie n’a pas donné d’informations suffisantes pour montrer que, sur le plan institutionnel, le procureur avait l’objectivité et l’impartialité nécessaires pour être considéré comme une «autorité habilitée à exercer des fonctions judiciaires» au sens du paragraphe 3 de l’article 9 du Pacte. Dans ces circonstances, le Comité conclut que les faits dont il est saisi font apparaître une violation des droits que l’auteur tient du paragraphe 3 de l’article 9 du Pacte.

8.5L’auteur invoque également une violation du paragraphe 4 de l’article 9 parce qu’il a été maintenu dans un centre de détention pour enquête à partir du 6 février 2001 en raison de l’ouverture d’une troisième action pénale contre lui. Sa détention avait été prolongée plusieurs fois entre 2001 et 2003 par les services d’enquête, avec l’autorisation du procureur, mais en l’absence de tout contrôle judiciaire. L’auteur dit avoir contesté cette décision auprès du bureau du Procureur général mais tous ses recours ont été rejetés. D’après lui, il n’était pas nécessaire de former recours devant des tribunaux en raison de l’inutilité de cette démarche. L’État partie n’a pas commenté ces allégations. En l’absence de toute autre information, le Comité conclut qu’il y a eu violation du paragraphe 4 de l’article 9 du Pacte.

8.6L’auteur dit qu’il est aussi victime d’une violation du paragraphe 1 de l’article 14 du Pacte parce que l’affaire a été jugée par un tribunal militaire, à huis clos; les services d’enquête ont considéré que l’affaire relevait du secret sans donner de motif, et le jugement de 63 pages a été rédigé en trois heures, ce qui conduit à s’interroger sur l’impartialité des juges. L’auteur ajoute que les tribunaux militaires ne satisfont pas aux critères d’indépendance. Le Comité rappelle sa jurisprudence et souligne que le tribunal doit assurer les moyens nécessaires pour permettre au public intéressé d’assister aux audiences, dans des limites raisonnables, compte tenu par exemple de l’intérêt que le public peut porter à une affaire, de la durée de l’audience et de la date à laquelle il a été officiellement demandé que l’audience soit publique. L’État partie n’a fait aucune observation sur ces allégations. Dans ces circonstances, le Comité considère que le procès de l’auteur ne s’est pas déroulé dans le respect des prescriptions du paragraphe 1 de l’article 14 du Pacte.

8.7Le Comité prend note des allégations de violation du principe de la présomption d’innocence parce que les autorités auraient utilisé les médias nationaux pour présenter l’auteur comme un criminel, que ses avocats n’ont eu que très peu de temps pour examiner les preuves et que des «obstacles» ont été ajoutés pour rendre difficile l’examen des preuves supplémentaires produites par l’accusation; en outre l’auteur a été jugé deux fois pour malversation dans l’exercice de fonctions mais une troisième action pénale pour les mêmes motifs était toujours en cours quand il a envoyé sa communication au Comité; il avait demandé à être représenté par un avocat de Russie ce qui a été refusé alors que la législation nationale l’autorise; le Service de la sécurité nationale a mis des conditions supplémentaires pour rendre difficile la participation des avocats à la défense de l’auteur; enfin il n’a pas été autorisé à interroger les témoins qui avaient déclaré contre lui, car les tribunaux ont refusé de citer ces témoins, sans justifier leur refus. Le Comité note que l’État partie n’a pas fait d’observation sur aucune de ces allégations. En l’absence de toute information émanant de l’État partie, il considère que le crédit voulu doit être accordé aux allégations de l’auteur et conclut qu’il y a eu violation des paragraphes 2, 3 b), c), d) et e) de l’article 14 du Pacte.

8.8Pour ce qui est de l’examen du recours en révision (nadzor) par la Cour suprême, qui a eu lieu en l’absence de l’auteur et en l’absence de ses avocats alors qu’un procureur participait à l’audience, le Comité relève que même si, en vertu du Code de procédure pénale de l’État partie, c’est le tribunal lui-même qui décide si le défendeur peut participer à l’audience consacrée à l’examen d’un recours en révision, l’État partie n’a pas expliqué pourquoi il n’avait pas autorisé la participation de l’auteur et de ses avocats à la procédure devant la Cour suprême. En l’absence de toute autre information, le Comité estime qu’il y a eu violation du paragraphe 5 de l’article 14 du Pacte.

9.Le Comité des droits de l’homme, agissant en vertu du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif, est d’avis que les faits dont il est saisi font apparaître des violations de l’article 7, des paragraphes 1, 3 et 4 de l’article 9 et des paragraphes 1, 2, 3 b), c), d), e) et 5 de l’article 14 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques.

10.En vertu du paragraphe 3 a) de l’article 2 du Pacte, l’État partie est tenu d’assurer à l’auteur un recours utile, notamment sous la forme d’une indemnisation adéquate et de l’engagement de poursuites pénales pour établir les responsabilités concernant les mauvais traitements subis par l’auteur en violation de l’article 7 du Pacte. L’État partie est en outre tenu de veiller à ce que des violations analogues ne se reproduisent pas à l’avenir.

11.Étant donné qu’en adhérant au Protocole facultatif l’État partie a reconnu que le Comité avait compétence pour déterminer s’il y avait eu ou non violation du Pacte et que, conformément à l’article 2 du Pacte, il s’est engagé à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant de sa juridiction les droits reconnus dans le Pacte, le Comité souhaite recevoir de l’État partie, dans un délai de cent quatre-vingts jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet à ses constatations. L’État partie est invité en outre à rendre publiques les présentes constatations.

[Adopté en anglais (version originale), en espagnol et en français. Paraîtra ultérieurement en arabe, en chinois et en russe dans le rapport annuel du Comité à l’Assemblée générale.]