Nations Unies

CCPR/C/99/D/1225/2003

Pacte international relatif aux droits civils et politiques

Distr. restreinte*

18 août 2010

Français

Original: anglais

C omité des droits de l ’ homme

Quatre-vingt-dix-neuvième session

12-30 juillet 2010

Constatations

Communication no 1225/2003

Présentée par:

Olimzhon Eshonov (non représenté par un conseil)

Au nom de:

L’auteur et son fils décédé, Orif Eshonov

État partie:

Ouzbékistan

Date de la communication:

8 septembre 2003 (date de la lettre initiale)

Références:

Décision prise par le Rapporteur spécial en application de l’article 97 du Règlement intérieur, communiquée à l’État partie le 27 novembre 2003 (non publiée sous forme de document)

Date de l’adoption des constatations:

22 juillet 2010

Objet:

Décès suspect en détention résultant de tortures

Questions de procédure:

Défaut de fondement des allégations

Questions de fond:

Droit à la vie; torture et peine ou traitement cruel, inhumain ou dégradant; recours utile

Articles du Pacte:

6 (par. 1), pris séparément et lu conjointement avec l’article 2, et 7, pris séparément et lu conjointement avec l’article 2

Article du Protocole facultatif:

2

Le 22 juillet 2010, le Comité des droits de l’homme a adopté le texte ci-après en tant que constatations au titre du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif concernant la communication no 1225/2003.

[Annexe]

Annexe

Constatations du Comité des droits de l’homme au titre du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques (quatre-vingt-dix-neuvième session)

concernant la

Communication no 1225/2003 **

Présentée par:

Olimzhon Eshonov (non représenté par un conseil)

Au nom de:

L’auteur et son fils décédé, Orif Eshonov

État partie:

Ouzbékistan

Date de la communication:

8 septembre 2003 (date de la lettre initiale)

Le Comité des droits de l ’ homme, institué en vertu de l’article 28 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Réunile 22 juillet 2010,

Ayant achevé l’examen de la communication no 1225/2003 présentée par M. Olimzhon Eshonov en son propre nom et au nom de M. Orif Eshonov en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Ayant tenu compte de toutes les informations écrites qui lui ont été communiquées par l’auteur de la communication et l’État partie,

Adopte ce qui suit:

Constatations au titre du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif

1.1L’auteur de la communication, M. Olimzhon Eshonov, de nationalité ouzbèke, né en 1932, est le père de M. Orif Eshonov, également de nationalité ouzbèke, né en 1965, décédé en détention probablement le 15 mai 2003. L’auteur, qui agit en son propre nom et au nom de son fils, dénonce une violation par l’Ouzbékistan des droits de son fils et de ses propres droits en vertu des articles 2 et 7 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. La communication semble aussi soulever des questions au regard du paragraphe 1 de l’article 6, pris séparément et lu conjointement avec l’article 2 du Pacte, en ce qui concerne le fils de l’auteur. L’auteur n’est pas représenté. Le Protocole facultatif est entré en vigueur pour l’État partie le 28 décembre 1995.

1.2Le 22 janvier 2004, l’État partie a demandé au Comité d’examiner la recevabilité de la communication séparément du fond, conformément au paragraphe 3 de l’article 97 du Règlement intérieur du Comité. Le 11 février 2004, le Comité, agissant par l’intermédiaire de son Rapporteur spécial chargé des nouvelles communications et des mesures provisoires, a décidé d’examiner la recevabilité de la communication en même temps que le fond.

Rappel des faits présentés par l’auteur

2.1Le 6 mai 2003, le fils de l’auteur a été arrêté par des membres du Service de la sûreté nationale au motif qu’il distribuait des tracts pour le Hizb ut-Tahrir et placé en détention dans les locaux du Département des affaires intérieures de la ville de Karshi. Le même jour, le Bureau du Service de la sûreté nationale de la région du Kashkadarya a engagé des poursuites pénales contre le fils de l’auteur et sept autres personnes en vertu de la première partie de l’article 159 du Code pénal (tentative de renverser l’ordre constitutionnel de la République d’Ouzbékistan). Contrairement aux exigences de l’article 217 du Code de procédure pénale, l’auteur n’a pas été informé de l’arrestation de son fils dans les vingt-quatre heures. Le 16 mai 2003, l’auteur a été informé que son fils était décédé et le corps de celui-ci a été renvoyé à la famille pour être inhumé. Le 17 mai 2003, le fils de l’auteur a été enterré dans sa ville natale de Yangiyul en présence d’une trentaine d’agents des forces de l’ordre.

2.2Selon les résultats de l’expertise réalisée par le Centre médico-légal du Ministère de la santé de la région du Kashkadarya, le fils de l’auteur est mort le 15 mai 2003 dans le service de réanimation du Centre médical régional du Kashkadarya. L’auteur affirme toutefois que d’après les informations dont il dispose, son fils est mort le 10 mai 2003 et son corps a été conservé à la morgue du Centre médical pendant quatre jours.

2.3L’auteur fournit au Comité plusieurs photographies de son fils post mortem, qu’il a lui-même prises lorsque le corps a été renvoyé à la famille. Il affirme que, comme le montrent les photographies, le corps de son fils présentait, outre des lividités cadavériques, des hématomes étendus, de grandes taches rouges, du sang coagulé autour des doigts du milieu de chaque main, un gonflement apparent des deux mains, de nombreuses écorchures et des blessures superficielles. De plus, d’après le rapport médico-légal officiel no 45 du 30 mai 2003 établi par le Bureau médico-légal du Ministère de la santé de la région du Kashkadarya, sept côtes en tout étaient brisées: les côtes nos 8 et 9 sur le côté droit et les côtes nos 6 à 11 sur le côté gauche. L’auteur fait observer que ni le rapport de l’examen post mortem du 15 mai 2003 ni le rapport médico-légal officiel no 45 du 30 mai 2003 ne décrivent toutes les blessures que l’on peut voir sur le corps de son fils.

2.4Le 20 mai 2003 l’auteur a demandé à l’administration présidentielle de mener une enquête sur le décès de son fils. Cette requête a été d’abord transmise au Bureau du Procureur général puis au Bureau du Procureur de la région du Kashkadarya. Par une lettre du Bureau du Procureur de la région du Kashkadarya datée du 18 juin 2003, l’auteur a été informé que le Bureau du Procureur de la ville de Karshi avait mené une enquête sur le décès de son fils et, le 31 mai 2003, décidé de ne pas engager de poursuites pénales en vertu de la deuxième partie de l’article 83 du Code de procédure pénale, en raison de l’absence de corps du délit.

2.5Le 29 mai 2003, l’auteur a adressé une requête au Procureur général, demandant qu’une enquête soit ouverte sur la mort de son fils. Une lettre du Bureau du Procureur général, datée du 30 juin 2003, l’a informé qu’en raison de la détérioration de son état de santé, son fils avait été transféré le 13 mai 2003 du Département des affaires intérieures de la ville de Karshi au Centre médical régional du Kashkadarya et qu’il était décédé dans le service de réanimation du Centre médical le 15 mai 2003 malgré les soins médicaux qu’il avait reçus. D’après l’enquête menée par le Bureau du Procureur de la ville de Karshi et selon le rapport médico-légal officiel, le décès du fils de l’auteur est dû à une hypertension qui a provoqué une hémorragie cérébrale. Les fractures de côtes constatées sur son corps s’étaient produites avant le décès lors d’un massage cardiaque et n’avaient pas de lien avec la mort. D’après les médecins chargés du dossier, ces fractures étaient dues à un massage qui avait également provoqué un afflux de sang dans les tissus mous. Un examen médico-légal plus approfondi a été effectué pour vérifier les arguments des médecins et établir la cause du décès du fils de l’auteur et l’enquête a été rouverte.

2.6Le 23 juin 2003, l’auteur a adressé une nouvelle requête au Procureur général, lui demandant d’ouvrir une enquête sans plus tarder. Dans une lettre datée du 15 août 2003, le Bureau du Procureur de la région du Kashkadarya l’a informé que le 11 juin 2003, il avait annulé la décision du Bureau du Procureur de la ville de Karshi, en date du 31 mai 2003, de ne pas engager de poursuites pénales et qu’il avait renvoyé l’affaire au Bureau en question pour un complément d’enquête. L’enquête a établi, sur la base du rapport de l’examen médico-légal approfondi, que le fils de l’auteur souffrait d’hypertension sévère, de pyélonéphrite chronique, d’inflammation pulmonaire chronique et d’anémie chronique. Ces maladies avaient été décelées au Centre médical régional du Kashkadarya et des soins médicaux suffisants et appropriés avaient été prodigués. Une hémorragie cérébrale et une infection aiguë du sang dans le cerveau avaient provoqué un œdème cérébral et un coma aggravés par les autres maladies chroniques. C’est pourquoi la vie du fils de l’auteur n’avait pu être sauvée bien qu’il ait reçu des soins médicaux de qualité. Le 4 août 2008, le Bureau du Procureur de la ville de Karshi a décidé une nouvelle fois de ne pas engager de poursuites pénales en vertu de la deuxième partie de l’article 83 du Code de procédure pénale. Le même jour, cette décision a été confirmée par le Bureau du Procureur de la région du Kashkadarya.

2.7L’auteur indique que, d’après le rapport médico-légal officiel no 45 du 30 mai 2003, avant d’être transféré du Département des affaires intérieures de la ville de Karshi au Centre médical régional du Kashkadarya, le 13 mai 2003, son fils avait reçu des soins médicaux à plusieurs reprises entre le 10 et 13 mai 2003. En particulier, des soins médicaux d’urgence lui avaient été prodigués le 10 mai 2003 dans les locaux du Département des affaires intérieures de la ville de Karshi puis le 11 mai 2003, dans les mêmes locaux puis au Centre médical régional. Le 12 mai 2003, le fils de l’auteur a été ramené au Département des affaires intérieures de la ville de Karshi. Le 13 mai 2003, des soins d’urgence lui ont de nouveau été prodigués dans les locaux du Département puis au Centre médical régional du Kashkadarya. L’auteur affirme qu’étant donné que son fils se trouvait dans un état grave, ce dont le personnel médical avait parfaitement connaissance, la façon dont ces soins médicaux ont été dispensés constitue en elle-même une forme de torture. L’auteur appelle l’attention du Comité sur le fait que le 11 mai 2003, son fils avait passé une radio du thorax et que selon le rapport de l’examen, aucune fracture de côte n’avait alors été constatée. Le 13 mai 2003, il avait passé une radio du crâne, dont le rapport indiquait qu’aucun signe de fracture du crâne n’avait été décelé. L’auteur affirme que ces commentaires consignés dans les rapports des examens radiologiques en question signifient que les autorités de l’État partie ont tenté de dissimuler les fractures qui étaient déjà présentes à ce moment-là.

2.8L’auteur déclare qu’avant son arrestation par des agents du Service de la sûreté nationale le 6 mai 2003 son fils ne souffrait d’aucune maladie chronique. Il produit à l’appui de cette affirmation une copie du certificat médical (non daté) délivré par le Service des consultations externes pour adultes de la ville de Yangiyul en réponse à la demande du 18 juin 2003 formulée au nom de l’auteur par l’Association d’aide juridique. Le certificat médical indique que le fils de l’auteur ne s’était pas rendu dans ce service pour y être soigné et n’y était pas inscrit pour effectuer des bilans médicaux périodiques de quelque nature que ce soit.

2.9L’auteur fournit une copie de la note d’information de Human Rights Watch datée du 4 avril 2003, intitulée «Death in Custody in Uzbekistan» (Décès en détention en Ouzbékistan) où sont évoqués six décès suspects survenus en détention et qui résulteraient de tortures. Il affirme que la mort de son fils s’inscrit dans un contexte d’impunité totale dans l’État partie pour les membres des forces de l’ordre impliqués dans des actes de torture, contexte également marqué par une tendance à répandre la peur parmi les personnes qui pratiquent l’islam en dehors du contrôle exercé par le Gouvernement.

Teneur de la plainte

3.1L’auteur affirme que la mort de son fils est due aux tortures que lui ont fait subir les agents des forces de l’ordre au cours des interrogatoires, et que les insuffisances de l’enquête menée par les autorités de l’État partie correspondent à une tentative de dissimuler les crimes commis par ces agents. En conséquence, il affirme que l’État partie a violé ses droits et ceux de son fils au titre de l’article 7 du Pacte.

3.2L’auteur déclare que conformément à l’article 329 du Code de procédure pénale, la décision d’engager ou non des poursuites pénales doit être prise dans les dix jours. Dans son cas, les responsables de l’application des lois n’ont pas respecté ce délai de procédure, ce qui a abouti à une violation de son droit, en vertu de l’article 2 du Pacte, de disposer d’un recours utile et exécutoire.

3.3Bien que l’auteur n’invoque pas spécifiquement cet article, son allégation selon laquelle le décès de son fils serait dû à la torture semble également soulever des questions au regard du paragraphe 1 de l’article 6 du Pacte, pris séparément et lu conjointement avec l’article 2, en ce qui concerne son fils.

Observations de l’État partie sur la recevabilité et sur le fond

4.1Le 15 décembre 2003 l’État partie a déclaré que le fils de l’auteur avait été arrêté le 6 mai 2003 en vertu de la première partie de l’article 159 du Code pénal parce qu’il était soupçonné d’avoir commis une infraction, et qu’il avait été placé en détention le 9 mai 2003. Interrogé en présence d’un avocat, le fils de l’auteur n’a pas nié qu’il était en train de distribuer des tracts et, lorsque le Procureur adjoint de la région du Kashkadarya lui a explicitement posé la question le 9 mai 2003, il a indiqué qu’aucune méthode illégale n’avait été employée à son encontre après son arrestation. D’après l’État partie, ce témoignage du fils de l’auteur est dûment consigné dans le rapport de l’interrogatoire.

4.2Les 10, 11 et 13 mai 2003, le fils de l’auteur, qui était alors en cellule de garde à vue au Département des affaires intérieures de la ville de Karshi, a eu une forte augmentation de la tension artérielle et a dû être hospitalisé au Centre médical régional du Kashkadarya. On lui a diagnostiqué une grave hypertension, une crise d’hypertonie, une forme grave d’asthme pulmonaire, une insuffisance rénale chronique, une forme grave d’anémie, une bronchite chronique et une pneumonie. Malgré les soins médicaux qui lui ont été prodigués, le fils de l’auteur est décédé dans l’établissement médical en question le 15 mai 2003.

4.3D’après l’expertise médico-légale demandée par le Bureau du Procureur de la ville de Karshi, le décès du fils de l’auteur est dû à une hypertension qui a perturbé la circulation sanguine dans le cerveau et provoqué une hémorragie cérébrale. Aucun signe de blessure n’a été relevé. Les conclusions de l’expertise ont été confirmées par les médecins qui ont soigné le fils de l’auteur et par d’autres documents. Les membres du Bureau du Service de la sûreté nationale de la région du Kashkadarya et les membres du Département des affaires intérieures de la ville de Karshi ont fait l’objet d’enquêtes menées, respectivement, par le Service de la sûreté nationale et le Département des affaires intérieures de la région du Kashkadarya, qui ont abouti à la conclusion que ces personnes n’avaient commis aucun acte illégal. C’est pour cela que le 31 mai 2003, le Bureau du Procureur de la ville de Karshi a décidé de ne pas engager de poursuites pénales dans cette affaire. Le 11 juin 2003, cette décision a été annulée par le Bureau du Procureur de la région du Kashkadarya et l’enquête est actuellement en cours.

4.4Le 22 janvier 2004, l’État partie a contesté la recevabilité de la communication, faisant valoir que l’auteur n’avait pas étayé ses allégations au titre de l’article 2 et de l’article 7 du Pacte. Il déclare qu’à la suite de la requête déposée par l’auteur, le Bureau du Procureur général avait annulé la décision du Bureau du Procureur de la région du Kashkadarya et, le 9 septembre 2003, ordonné une nouvelle enquête et un examen médico-légal approfondi. Dans la requête qu’il avait adressée au Bureau du Procureur général, l’auteur avait principalement demandé que le corps de son fils soit exhumé en vue d’examens médicaux supplémentaires. Une commission médico-légale spéciale composée d’«experts reconnus et expérimentés» a procédé à un examen détaillé des documents médicaux et a conclu que cette exhumation n’était pas nécessaire. En conséquence, le 30 septembre 2003, le Bureau du Procureur de la région du Kashkadarya a décidé une nouvelle fois de ne pas engager de poursuites pénales dans cette affaire. À une date non précisée, cette décision a été confirmée par le Bureau du Procureur général.

4.5L’État partie affirme également que l’auteur a fourni des informations fallacieuses quant au contexte de l’article 329 du Code de procédure pénale (voir le paragraphe 3.2 ci‑dessus) et déclare que, conformément à l’article en question, des poursuites pénales ne sont engagées qu’en présence de motifs suffisants. L’État partie affirme en outre que l’annulation de la décision du Bureau du Procureur de la région du Kashkadarya par le Bureau du Procureur général est un exemple d’application effective de l’article 329 du Code de procédure pénale, lequel a été adopté précisément pour assurer la protection due aux personnes par la loi.

4.6À propos des griefs que l’auteur tire de l’article 7 du Pacte, l’État partie se réfère au rapport médico-légal ainsi qu’aux témoignages du fils de l’auteur et de ses compagnons de cellule pour étayer son affirmation selon laquelle le fils de l’auteur n’a jamais été soumis à la torture ni à d’autres traitements inhumains par les agents des forces de l’ordre ou le personnel médical. L’État partie affirme également que l’allégation de l’auteur relative à l’impunité des agents des forces de l’ordre en violation de l’article 7 du Pacte n’est pas pertinente, pas plus que sa référence au décès d’autres personnes en détention, étant donné que la procédure de plainte du Comité n’est pas applicable aux allégations de violation massive des droits de l’homme. Il ajoute qu’en 2001-2002, plusieurs membres des forces de l’ordre ont été reconnus coupables d’avoir infligé à des détenus un traitement inhumain ayant causé leur mort et condamnés à des peines d’emprisonnement de longue durée. En août 2003, l’article 235 du Code pénal a été modifié en vue d’interdire expressément la torture et les traitements inhumains et de les rendre passibles de lourdes peines; ces amendements ont pris effet en septembre 2003.

4.7À propos des faits, l’État partie réitère les conclusions du rapport médico-légal selon lesquelles les fractures de sept côtes constatées sur le corps du défunt sont survenues lors d’un massage cardiaque de réanimation et n’ont pas de lien avec le décès. L’État partie ajoute que d’après le témoignage d’un fonctionnaire qui était en service dans les locaux de garde à vue du Département des affaires intérieures de la ville de Karshi le 6 mai 2003 (le nom figure dans le dossier [qui peut être consulté au secrétariat]), le fils de l’auteur, qui s’était présenté dans un premier temps sous le nom de Akmal Khakimov, a été placé dans la même cellule que deux autres personnes (les noms figurent dans le dossier). Ce fonctionnaire a en outre affirmé qu’il n’avait pas été fait usage de la force contre le fils de l’auteur et que le 11 mai 2003, celui-ci avait été emmené à l’hôpital parce qu’il souffrait d’hydrophobie. Ce témoignage a été confirmé par les quatre autres agents des locaux de garde à vue du Département des affaires intérieures de la ville de Karshi (les noms figurent dans le dossier). Six personnes qui étaient détenues dans la même cellule que le fils de l’auteur ont écrit des lettres d’explication ou déposé oralement, attestant que le fils de l’auteur ne s’était pas plaint auprès d’eux de son état de santé ni d’avoir été torturé et qu’il ne présentait aucun signe d’atteinte à l’intégrité physique.

Commentaires de l’auteur sur les observations de l’État partie

5.1Les 5 et 20 avril 2004, l’auteur a commenté les observations de l’État partie. Il déclare que les affirmations de l’État partie concernant les nombreuses maladies dont souffrait son fils n’ont été étayées par aucune preuve. Se référant au certificat médical délivré par le Service des consultations externes pour adultes de la ville de Yangiyul (voir le paragraphe 2.8 ci-dessus), il explique qu’en Ouzbékistan, toute personne souffrant d’hypertension ou d’asthme, en particulier sous leurs formes sévères, est enregistrée et passe des examens médicaux périodiques. Donc, si son fils avait vraiment souffert de ces maladies, l’État partie devrait pouvoir fournir nombre de documents médicaux à l’appui de ses allégations.

5.2Réitérant son allégation initiale, l’auteur affirme que, comme l’attestent les photographies fournies au Comité, les nombreuses blessures sur le corps de son fils contredisent les explications avancées par les autorités de l’État partie. Il fait remarquer en particulier qu’un massage cardiaque est habituellement pratiqué dans la région du cœur (côtes nos 3 et 4), alors que les sept côtes fracturées sur le corps de son fils se situaient beaucoup plus bas et pourraient résulter de coups. Le gonflement des mains pourrait signifier qu’on lui avait enfoncé des objets durs, peut-être des aiguilles d’acier, sous les ongles. L’auteur indique qu’avant l’inhumation, il a remarqué que les tissus sous les ongles de son fils étaient abîmés. L’auteur suspecte en outre que certains organes de son fils, en particulier son cerveau, ont été retirés de son corps pour dissimuler les traces de coups portés à la tête. Il insiste pour que le corps de son fils soit exhumé afin que ses allégations puissent être objectivement confirmées.

5.3L’auteur déclare qu’il ne se fie pas aux conclusions des médecins qui ont prodigué les soi-disant soins médicaux à son fils ni aux «experts reconnus et expérimentés». Il affirme qu’un médecin ou un expert indépendant n’aurait simplement pas pu ignorer toutes les blessures que présentait le corps de son fils et que, par conséquent, ni les médecins ni les experts en question n’étaient indépendants vis-à-vis des forces de l’ordre, ou que des pressions ont été exercées sur eux. Il ajoute que, puisque d’après le rapport médico-légal son fils a reçu des soins médicaux d’urgence à plusieurs reprises en seulement quelques jours, un médecin indépendant n’aurait pas donné son autorisation pour qu’il soit interrogé dans un tel état de santé.

5.4L’auteur déclare que son grief relatif à l’article 329 du Code de procédure pénale est fondé sur le non-respect, par les responsables de l’application des lois, des délais de procédure impartis pour prendre la décision d’engager ou non des poursuites pénales dans l’affaire du décès de son fils.

5.5L’auteur avance que les lettres d’explication et les témoignages oraux des compagnons de cellule de son fils mentionnés par l’État partie ont pu être obtenus sous la contrainte ou en échange d’une réduction de leur peine d’emprisonnement ou d’autres privilèges.

Observations complémentaires

6.Le 19 décembre 2007, après avoir réitéré ses arguments précédents, l’État partie affirme que les maladies dont souffrait le défunt ont été attestées par le rapport médico-légal et qu’on ne peut pas exclure qu’il en avait connaissance mais que, soit il ne s’était pas fait enregistrer pour passer des contrôles médicaux périodiques, soit il s’était fait enregistrer dans un autre établissement médical que le Service des consultations externes pour adultes de la ville de Yangiyul. Concernant l’allégation de l’auteur qui assure que de nombreuses blessures sur le corps de son fils ne concordent pas avec les explications fournies par l’État partie, celui-ci affirme que les conclusions de l’examen médico-légal initial ont été confirmées par le rapport de l’examen médico-légal plus approfondi no 17-Com du 1er juillet 2003.

7.Le 15 janvier 2008, la note de l’État partie en date du 19 décembre 2007 a été transmise à l’auteur, qui a été prié de communiquer ses commentaires. Des rappels ont été adressés le 16 février 2009 et le 29 septembre 2009. Aucune réponse n’a été reçue.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

8.1Avant d’examiner toute plainte soumise dans une communication, le Comité des droits de l’homme doit, conformément à l’article 93 de son règlement intérieur, déterminer si la communication est recevable en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.

8.2Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément aux dispositions du paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif, que la même affaire n’était pas en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement. En l’absence d’objection de la part de l’État partie, le Comité considère qu’il a été satisfait aux critères énoncés au paragraphe 2 b) de l’article 5 du Protocole facultatif.

8.3L’État partie a contesté la recevabilité de la communication, affirmant que l’auteur n’avait pas étayé ses allégations au titre des articles 2 et 7 du Pacte. Le Comité considère toutefois que les arguments avancés par l’État partie sont étroitement liés au fond de la communication et qu’ils devraient être examinés en même temps que celui-ci. Le Comité considère que l’auteur a suffisamment étayé ses allégations aux fins de la recevabilité, en ce qu’elles semblent soulever des questions au regard de l’article 2, du paragraphe 1 de l’article 6 et de l’article 7 du Pacte, et les déclare recevables.

Examen au fond

9.1Conformément au paragraphe 1 de l’article 5 du Protocole facultatif, le Comité des droits de l’homme a examiné la présente communication en tenant compte de toutes les informations qui lui ont été communiquées par les parties.

9.2À propos du grief de l’auteur relatif à la privation arbitraire de la vie de son fils, le Comité rappelle son Observation générale no 6 (1982) concernant le droit à la vie, selon laquelle il s’agit du droit suprême pour lequel aucune dérogation n’est autorisée, même dans le cas où un danger public exceptionnel menace l’existence de la nation. À cet égard, le Comité considère qu’un décès survenu pendant tout type de détention doit être considéré à première vue comme une exécution sommaire ou arbitraire, et qu’une enquête approfondie et impartiale doit être menée dans les plus brefs délais pour confirmer ou écarter cette présomption, en particulier dans les cas où des plaintes déposées par la famille ou des informations dignes de foi donnent à penser qu’il s’agit d’un décès non naturel.

9.3Le Comité note qu’en l’espèce, le fils de l’auteur a été arrêté le 6 mai 2003 par des agents du Service de la sûreté nationale et que, comme l’a confirmé l’État partie (voir le paragraphe 4.7 ci-dessus) il ne s’est pas plaint de sa santé ce jour-là. L’auteur affirme que son fils était en bonne santé avant sa détention et qu’il ne se savait atteint d’aucune maladie. Neuf jours plus tard, c’est-à-dire le 15 mai 2003, il est décédé au Centre médical régional du Kashkadarya. D’après le rapport médico-légal officiel no 45 du 30 mai 2003, le fils de l’auteur souffrait de plusieurs maladies chroniques et potentiellement mortelles, et notamment d’hypertension, d’une forme grave d’asthme pulmonaire, d’insuffisance rénale chronique, d’une forme grave d’anémie, de bronchite chronique et de pneumonie et il est mort d’une hypertension qui a perturbé la circulation sanguine dans le cerveau et provoqué une hémorragie cérébrale. Le Comité note également que l’État partie se réfère au témoignage d’un agent des locaux de garde à vue du Département des affaires intérieures de la ville de Karshi (voir le paragraphe 4.7 ci-dessus) selon lequel le fils de l’auteur avait dû être hospitalisé «parce qu’il souffrait d’hydrophobie». L’État partie n’a toutefois fourni aucune explication quant à ce qui aurait pu déclencher une crise d’hydrophobie pendant la garde à vue.

9.4Le Comité note qu’un certificat médical fourni par l’auteur au Comité confirme que le fils de l’auteur n’était pas enregistré à l’établissement médical de son lieu de résidence habituel en vue de contrôles médicaux périodiques en lien avec une maladie quelconque. Bien que l’État partie affirme que l’absence d’enregistrement au lieu de résidence habituel du défunt ne soit pas probante, il n’a fourni aucun élément suggérant que le défunt souffrait bien de l’une des maladies susmentionnées avant son placement en garde à vue. De plus, l’État partie n’a pas expliqué pourquoi le fils de l’auteur a été plusieurs fois renvoyé à son lieu de détention depuis le Centre médical régional du Kashkadarya alors que, d’après les rapports médicaux fournis par l’État partie lui-même, il avait eu besoin de soins médicaux d’urgence à plusieurs reprises en l’espace de quelques jours seulement. Étant donné que le fils de l’auteur est finalement décédé dans le même Centre médical, le Comité se serait attendu à ce que l’État partie ouvre une enquête ou, tout au moins, explique pourquoi le défunt a été à chaque fois remis en détention et pourquoi l’auteur n’a pas été informé de la gravité de l’état de son fils à temps avant son décès.

9.5Le Comité note que l’auteur s’est plaint d’un manque d’impartialité et d’autres insuffisances dans l’enquête menée par l’État partie sur le décès de son fils et qu’il a donné une description détaillée des blessures que présentait le corps de celui-ci, suggérant qu’il n’était pas mort de cause naturelle (voir les paragraphes 2.3 et 5.2 ci-dessus). Le Comité constate que la description des blessures par l’auteur est corroborée tant par les preuves photographiques fournies au Comité que par les rapports médico-légaux de l’État partie lui-même. En particulier, les rapports attestent que le défunt avait sept côtes fracturées. Les enquêtes officielles conduites à trois reprises par le Bureau du Procureur ont abouti à la conclusion qu’il n’y avait pas lieu d’engager des poursuites pénales en lien avec le décès du fils de l’auteur pour absence de corps du délit.

9.6À ce propos, le Comité rappelle que la charge de la preuve ne saurait incomber uniquement à l’auteur d’une communication, d’autant plus que celui-ci et l’État partie n’ont pas toujours un accès égal aux éléments de preuve et que souvent seul l’État partie dispose des informations nécessaires. Il ressort implicitement du paragraphe 2 de l’article 4 du Protocole facultatif que l’État partie doit enquêter de bonne foi sur toutes les allégations de violation du Pacte formulées contre lui et contre ses représentants, et donner au Comité les informations dont il dispose. Le Comité fait observer que lorsque les procédures d’enquête établies sont inadéquates [...] et lorsque la famille de la victime se plaint de ces insuffisances ou pour toute autre raison sérieuse, les pouvoirs publics doivent faire poursuivre l’enquête par une commission d’enquête indépendante ou par un organe similaire. Si le corps a été enterré et si une enquête se révèle nécessaire par la suite, le corps doit être exhumé sans retard de façon compétente en vue d’une autopsie. Le rapport d’autopsie doit relater toutes les lésions constatées, y compris toute preuve de torture. Les familles des défunts et leurs représentants autorisés doivent avoir accès à toute information touchant l’enquête, et doivent avoir le droit de produire d’autres éléments de preuve.

9.7Le Comité fait observer qu’en l’espèce, les arguments fournis par l’auteur donnent à penser que l’État partie a une responsabilité directe dans la mort de son fils sous la torture et qu’ils exigeaient entre autres, à tout le moins, qu’une enquête distincte et indépendante soit menée sur l’implication éventuelle d’agents des forces de l’ordre de l’État partie dans la torture infligée au fils de l’auteur et dans son décès. En conséquence, le Comité considère que le fait que, notamment, l’État partie n’ait pas fait exhumer le corps du fils de l’auteur et n’ait pas examiné comme il convenait les allégations formulées par l’auteur à la fois auprès des autorités de l’État partie et dans le contexte de la présente communication, concernant les incohérences entre les blessures sur le corps de son fils et les explications données par les autorités de l’État partie, l’amènent à conclure qu’il y a eu violation du paragraphe 1 de l’article 6 et de l’article 7 du Pacte, en ce qui concerne le fils de l’auteur.

9.8L’auteur affirme également que le décès de son fils résulte des tortures que lui ont infligées les agents des forces de l’ordre au cours des interrogatoires et que les insuffisances de l’enquête menée par les autorités de l’État partie visent à tenter de dissimuler les crimes commis par les agents en question. Ces allégations ont été formulées à la fois auprès des autorités de l’État partie et dans le contexte de la présente communication. Le Comité rappelle qu’un État partie est responsable de la sécurité de toute personne placée en détention, et que si un détenu a été blessé, l’État partie est tenu d’apporter des preuves réfutant les allégations de l’auteur. De plus, lorsqu’une plainte pour mauvais traitements prohibés par l’article 7 a été déposée, les États parties doivent ouvrir une enquête impartiale dans les meilleurs délais. Lorsque les enquêtes révèlent la violation de certains droits reconnus dans le Pacte, les États parties doivent veiller à ce que les responsables soient traduits en justice.

9.9Le Comité note qu’outre le rapport médico-légal officiel mentionné ci-dessus, l’État partie s’est référé au témoignage du fils de l’auteur et à celui de ses compagnons de cellule pour appuyer son argument selon lequel le fils de l’auteur n’avait jamais subi de torture ou d’autres traitements inhumains de la part des membres des forces de l’ordre ou du personnel médical. L’État partie n’a toutefois fourni aucune information concernant toute investigation qui aurait été effectuée par les autorités aussi bien dans le cadre de l’enquête pénale que dans le cadre de la présente communication pour répondre sur le fond aux allégations précises et détaillées de l’auteur. Dans ces circonstances, il convient d’accorder le crédit voulu aux allégations de l’auteur. En conséquence, le Comité considère que, pris dans leur ensemble, les facteurs susmentionnés l’amènent à conclure que les enquêtes menées par l’État partie sur les circonstances très suspectes du décès du fils de l’auteur alors qu’il était détenu par l’État partie, neuf jours seulement après son arrestation par des membres du Service de la sûreté nationale, étaient insuffisantes, eu égard aux obligations incombant à l’État partie en vertu du paragraphe 1 de l’article 6 et de l’article 7, lus conjointement avec l’article 2, du Pacte. Compte tenu de ce qui précède, le Comité considère qu’il y a eu violation du paragraphe 1 de l’article 6 et de l’article 7, lus conjointement avec l’article 2 du Pacte, en ce qui concerne le fils de l’auteur.

9.10Le Comité relève en outre que, alors que plus de sept ans se sont écoulés depuis la mort du fils de l’auteur, l’auteur ne connaît toujours pas les circonstances exactes ayant entouré ce décès et que les autorités de l’État partie n’ont pas inculpé, poursuivi ou jugé qui que ce soit en relation avec ce décès survenu en détention dans des circonstances très suspectes. Le Comité comprend l’angoisse et le stress psychologique dont a souffert l’auteur, père d’un détenu décédé, du fait de cette incertitude constante aggravée par l’état dans lequel le corps de son fils a été restitué à la famille pour être inhumé, et considère que cela constitue un traitement inhumain infligé à l’auteur, en violation de l’article 7 du Pacte.

9.11Le Comité estime en outre que l’incapacité persistante des autorités de l’État partie à prendre des mesures appropriées pour enquêter sur les circonstances de la mort du fils de l’auteur a effectivement privé l’auteur d’un recours. Le Comité considère que, prises dans leur ensemble, les circonstances l’amènent à conclure que les droits de l’auteur en vertu de l’article 2, lu conjointement avec l’article 7, du Pacte ont eux aussi été violés.

10.Le Comité des droits de l’homme, agissant en vertu du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques, constate que les faits dont il est saisi font apparaître une violation par l’Ouzbékistan des droits garantis au paragraphe 1 de l’article 6, et à l’article 7, pris séparément et lu conjointement avec l’article 2, du Pacte à l’égard de M. Orif Eshonov, et de l’article 7 ainsi que de l’article 2, lu conjointement avec l’article 7, du Pacte à l’égard de l’auteur.

11.Conformément au paragraphe 3 a) de l’article 2 du Pacte, l’État partie est tenu d’assurer à l’auteur un recours effectif, sous la forme notamment d’une enquête impartiale sur les circonstances de la mort de son fils, de poursuites à l’encontre des responsables et d’une indemnisation appropriée. L’État partie est également tenu de veiller à ce que des violations analogues ne se reproduisent pas.

12.Étant donné qu’en adhérant au Protocole facultatif l’État partie a reconnu que le Comité avait compétence pour déterminer s’il y avait eu ou non violation du Pacte et que, conformément à l’article 2 du Pacte, il s’est engagé à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant de sa juridiction les droits reconnus dans le Pacte et à assurer un recours utile et exécutoire lorsqu’une violation a été établie, le Comité souhaite recevoir de l’État partie, dans un délai de cent quatre-vingts jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet à ses constatations. L’État partie est également prié de rendre publiques les présentes constatations.

[Adopté en anglais (version originale), en espagnol et en français. Paraîtra ultérieurement en arabe, en chinois et en russe dans le rapport annuel du Comité à l’Assemblée générale.]