Nations Unies

CAT/C/47/D/353/2008

Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants

Distr. générale

16 janvier 2011

Français

Original: anglais

Comité contre la torture

Communication no 353/2008

Décision adoptée par le Comité à sa quarante-septième session, 31 octobre-25 novembre 2011

Présentée par:

Dmytro Slyusar (non représenté par un conseil)

Au nom de:

L’auteur

État partie:

Ukraine

Date de la requête:

28 juillet 2008 (lettre initiale)

Date de la présente décision:

14 novembre 2011

Objet :

Mauvais traitements subis en détention

Questions de procédure :

Non-épuisement des recours internes

Questions de fond:

Torture, absence d’enquête rapide et impartiale

Articles de la Convention:

1er, 2, 12, 13 et 14.

Annexe

Décision du Comité contre la torture au titre de l’article 22de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (quarante‑septième session)

concernant la

Communication no 353/2008

Présentée par:

Dmytro Slyusar (non représenté par un conseil)

Au nom de:

L’auteur

État partie:

Ukraine

Date de la requête:

28 juillet 2008 (lettre initiale)

Le Comité contre la torture, institué en vertu de l’article 17 de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants,

Réuni le 14 novembre 2011,

Ayant achevé l’examen de la requête no 353/2008 présentée au Comité contre la torture par M. Dmytro Slyusar en vertu de l’article 22 de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants,

Ayant tenu compte de toutes les informations qui lui ont été communiquées par le requérant et l’État partie,

Adopte ce qui suit:

Décision au titre du paragraphe 7 de l’article 22 de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants

1.Le requérant est Dmytro Slyusar, de nationalité ukrainienne, né en 1981. Il affirme être victime de violations du paragraphe 1 de l’article 2 et de l’article 12 de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants. Il n’est pas représenté.

Rappel des faits présentés par l’auteur

2.1Le 17 avril 2003, le père du requérant a disparu dans d’étranges circonstances. Deux jours auparavant, il aurait rédigé un testament dans lequel il léguait toute sa fortune à son frère, Yuriy Slyusar. Le 18 avril 2003, le requérant et sa mère se sont rendus à la police et dans d’autres organes chargés d’assurer le respect des lois pour signaler cette disparition, mais aucune mesure n’a été prise pour enquêter sur ces faits. En revanche, une procédure pénale a été ouverte pour homicide.

2.2Le requérant affirme que son oncle, Yuriy Slyusar, aurait entravé le déroulement de l’enquête en faisant de fausses déclarations et en incitant d’autres personnes à faire de faux témoignages contre le requérant et sa mère.

2.3Le 17 février 2006, alors qu’il se rendait à son travail, le requérant a été arrêté par trois hommes portant des cartes de policiers et emmené au poste de police du district de Solomyanskiy. Ces policiers auraient établi un rapport dans lequel ils l’accusaient d’avoir commis une infraction administrative en utilisant un langage inapproprié en dépit de leurs avertissements. Le requérant affirme que ces accusations sont fausses. Le même jour, il a été déféré devant le tribunal de district de Svyatoshinskiy, qui l’a condamné à sept jours de détention. Il affirme ne pas avoir bénéficié de l’assistance d’un conseil pendant son placement en détention administrative.

2.4Le requérant affirme que son arrestation a en réalité été ordonnée par le Bureau du Procureur, qui enquêtait aussi sur le meurtre de son père. Il affirme avoir d’abord été détenu dans le centre de détention temporaire de Kiev, puis transféré après deux ou trois jours au centre de détention de la police de Solomyanskiy, où il a été soumis à des tortures physiques et psychologiques. Il a été roué de coups et détenu dans une cellule où la température était de 4 °C, sans pouvoir dormir et sans nourriture, et on l’a menacé de faire du mal à sa femme et à sa mère s’il refusait d’avouer le meurtre de son père. Le 24 février 2006, il a été à nouveau placé en détention sur ordre du Procureur en tant que suspect dans le meurtre de son père et à nouveau torturé. Sa santé s’est considérablement détériorée et, par la suite, des examens médicaux ont révélé qu’il souffrait d’hypertension cardiovasculaire.

2.5Le requérant a fait appel de la décision du tribunal de district de Svyatoshinskiy devant la cour d’appel de Kiev, qui a annulé la décision et demandé un réexamen de l’affaire, le 4 avril 2006. Le 20 octobre 2006, un autre juge du tribunal de district de Svyatoshinskiy a confirmé que le requérant avait commis une infraction administrative.

2.6Un nouveau recours déposé par le requérant devant la cour d’appel de Kiev contre cette deuxième décision a abouti, le 29 décembre 2006, à l’annulation de la décision du tribunal de Svyatoshinskiy et au renvoi de l’affaire devant cette même juridiction. Le 4 avril 2007, le troisième juge du tribunal de Svyatoshinskiy a décidé que le requérant avait commis une infraction administrative et a classé l’affaire pour prescription en raison du temps qui s’était écoulé. Le troisième recours du requérant devant la cour d’appel de Kiev a été rejeté. Son recours devant la Cour suprême a aussi été rejeté le 26 décembre 2007.

2.7Le requérant fait valoir que ses allégations de torture sont corroborées par un rapport d’expertise médico-légale. Le 2 mars 2006, il a déposé une plainte pour torture auprès du Bureau du Procureur, qui ne l’a pas retenue. L’action qu’il a alors intentée devant le tribunal de district de Solomyanskiy contre le refus du Bureau du Procureur d’enquêter sur sa plainte a été rejetée. Le requérant a fait appel de la décision du tribunal de district devant la cour d’appel de Kiev, qui a annulé en partie la décision de cette juridiction. La cour a reconnu que le Bureau du Procureur n’avait pas ouvert d’enquête sur ses allégations mais elle ne l’a pas obligé à mener une telle enquête. En conséquence, le requérant conclut qu’il ne pouvait pas se prévaloir d’autres recours, qui de toute façon auraient été inutiles.

Teneur de la plainte

3.Le requérant affirme avoir été détenu illégalement et gravement torturé en violation du paragraphe 1 de l’article 2 et de l’article 12 de la Convention.

Observations de l’État partie sur la recevabilité et sur le fond

4.1Par lettre du 24 novembre 2008, l’État partie a fait valoir que, le 20 mai 2003, le Bureau du Procureur du district de Solomyanskiy avait ouvert une procédure pénale concernant l’illégalité de la détention du père du requérant, Slyusar Sergey, en invoquant le paragraphe 1 de l’article 146 du Code pénal. Le 9 juillet 2003, parallèlement à l’enquête ouverte sur cette affaire, le même Bureau du Procureur a ouvert une enquête pénale contre le requérant et sa mère, au titre du même article du Code pénal. Tous deux avaient été placés en détention pendant dix jours sur décision du tribunal municipal de Solomyanskiy. Le 18 juillet 2003, ils avaient été libérés à la condition qu’ils ne quittent pas le pays. Leur implication dans l’affaire n’ayant pu être prouvée, celle-ci avait été classée le 21 juillet 2003.

4.2Le 17 février 2006, la police a arrêté le requérant pour vandalisme sans gravité. L’affaire a été examinée le jour même par le tribunal de district de Svyatoshinskiy qui a condamné le requérant à sept jours de détention en vertu de l’article 173 du Code administratif.

4.3Après avoir été remis en liberté le 24 février 2006, le requérant a été à nouveau arrêté, cette fois en tant que suspect dans le meurtre de son père. Le 27 février 2006, il a été relâché. Le 28 février 2006, le requérant a demandé à subir un examen médical qui a révélé de légères blessures. Il s’est plaint auprès du Bureau du Procureur d’avoir fait l’objet de pressions physiques et psychologiques de la part des policiers pendant ses deux périodes de détention. Ses affirmations n’ont toutefois pas été confirmées par l’enquête ouverte par le Ministère de l’intérieur et le Bureau du Procureur. La Cour suprême a confirmé la légalité de la détention du requérant pour vandalisme et elle a décidé d’entériner la décision du tribunal de district de Svyatoshinskiy.

4.4L’État partie fait valoir que du fait des recours formés par le requérant, la question de sa détention a été examinée à plusieurs reprises par la juridiction inférieure. Le requérant s’est aussi plaint d’avoir été torturé auprès du Bureau du Procureur de district qui, le 26 juillet 2006, a refusé d’ouvrir une procédure pénale contre les policiers. Il a fait appel de cette décision devant le Procureur de rang supérieur. Ce recours étant toujours en instance, le requérant n’a pas épuisé les recours internes.

Commentaires du requérant sur les observations de l’État partie sur la recevabilité

5.Par lettre du 19 janvier 2009, le requérant a énoncé à nouveau les faits exposés dans sa lettre initiale et déclaré avoir épuisé tous les recours internes existants concernant sa détention. Il affirme avoir fait l’objet de sept décisions rendues par des tribunaux ukrainiens, qui ont tous rejeté ses allégations. En juillet 2006, soit quatre mois après le dépôt de sa première plainte pour torture, son affaire a été déférée au Bureau du Procureur du district de Solomyanskiy, qui a refusé d’ouvrir une procédure pénale contre les policiers. Le requérant a formé un recours contre cette décision le 26 juillet 2006 devant le Bureau du Procureur de Kiev mais n’a reçu aucune réponse depuis. Il affirme par conséquent que les procédures de recours ont excédé des délais raisonnables et qu’elles ne sauraient donner satisfaction dès lors que l’affaire sera finalement renvoyée devant le Bureau du Procureur.

Observations complémentaires de l’État partie

6.1Par lettre du 20 mars 2009, l’État partie a fait valoir qu’il n’y avait aucun lien entre les faits que l’examen médical pratiqué le 28 février 2006 avait permis d’établir, le rapport rédigé par le Service de consultations médicales du Ministère de l’intérieur le 4 mai 2006 et d’éventuels actes de torture infligés au requérant. Les témoignages déposés par des témoins et par la victime confirment sa culpabilité en ce qui concerne l’infraction administrative. De plus, le requérant n’a pas fait usage du droit que lui confère la Constitution de se plaindre devant un tribunal d’actes de torture infligés par des policiers.

6.2Par lettre du 27 mai 2009, l’État partie a mentionné les dispositions législatives relatives à la procédure d’appel, qui prévoient un délai de sept jours pour faire appel d’une décision du Bureau du Procureur.

Commentaires supplémentaires du requérant

7.1Par lettre du 11 mai 2009, l’auteur a contesté les observations de l’État partie, déclarant que les témoins mentionnés par l’État partie étaient des agents des services de police de Solomyanskiy qui avaient agi sur ordre du Bureau du Procureur de Kiev, lequel enquêtait aussi sur le meurtre de son père. Il rappelle qu’après avoir été détenu sept jours dans les locaux de la police de Solomyanskiy pour une infraction administrative, il a été à nouveau placé en détention pendant soixante-douze heures en tant que suspect dans l’affaire du meurtre de son père. Selon lui, les policiers étaient dans son district pour enquêter sur le meurtre de son père et avaient reçu l’ordre de l’arrêter. Il affirme que si son arrestation avait été simplement motivée par une infraction administrative, ainsi que le prétend l’État partie, il serait resté au centre de détention temporaire de Kiev et n’aurait pas été transféré dans les locaux de la police de Solomyanskiy.

7.2Le requérant affirme qu’il y avait beaucoup de contradictions et d’assertions fausses dans les dépositions des policiers et de leur collaborateur (la «victime» de l’infraction de vandalisme), qui n’ont pas été minutieusement examinées par le tribunal.

7.3Le requérant fait valoir que, selon le rapport médical, ses blessures ont été infligées pendant sa détention. Il avait ensuite dû aller à l’hôpital où les médecins avaient diagnostiqué des troubles d’hypertension cardiovasculaire, comme l’indique le rapport du 4 mai 2006. Il renvoie enfin à ses précédents commentaires portant sur l’épuisement des recours en rapport avec ses allégations de torture.

7.4Par lettre du 6 juillet 2009, le requérant a réaffirmé que le Bureau du Procureur de Kiev ne s’était toujours pas prononcé sur son cas alors qu’il aurait dû, selon la loi, donner une réponse dans les trois jours. Il fait valoir que, s’il n’a pas fait appel devant le tribunal de la décision du Bureau du Procureur de ne pas engager d’action pénale, c’est parce qu’il avait déjà fait appel de cette décision devant le Bureau du Procureur de rang supérieur et que son recours ne pouvait être examiné par deux organes en même temps.

7.5Par lettre du 26 octobre 2011, le requérant a indiqué avoir été débouté des nouveaux recours qu’il avait intentés en 2010 et en 2011 devant le Bureau du Procureur général et le Bureau du Procureur de Kiev.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

8.1Avant d’examiner toute plainte soumise dans une requête, le Comité doit déterminer si celle-ci est recevable en vertu de l’article 22 de la Convention.

8.2Le Comité note que l’État partie affirme que le requérant n’a pas épuisé les recours internes, sa plainte étant toujours en instance devant le Bureau du Procureur de Kiev. Cette affirmation a été contestée par le requérant qui a fait valoir que son recours était en instance depuis plusieurs années et que, de ce fait, la durée de la procédure avait excédé des délais raisonnables. Le Comité note que les États parties sont tenus de procéder immédiatement à une enquête impartiale s’il existe des motifs raisonnables de croire qu’un acte de torture a été commis. Il considère qu’un délai important s’est écoulé depuis que le requérant a présenté son recours. Dès lors, le Comité conclut que les procédures de recours internes ont excédé des délais raisonnables et que l’alinéa b du paragraphe 5 de l’article 22 ne fait pas obstacle à ce qu’il examine la requête.

8.3Les autres conditions applicables à la recevabilité ayant été remplies, le Comité déclare la communication recevable.

Examen au fond

9.1Conformément au paragraphe 4 de l’article 22 de la Convention, le Comité a examiné la présente requête en tenant compte de toutes les informations qui lui avaient été communiquées par les parties.

9.2Le Comité note que le requérant a allégué une violation du paragraphe 1 de l’article 2 de la Convention, au motif que l’État partie avait manqué à son obligation de prévenir et de sanctionner les actes de torture. Il prend également note de ses allégations relatives au traitement auquel il a été soumis pendant sa détention et des certificats médicaux qu’il a produits et qui décrivent les blessures physiques qui lui ont été infligées, ainsi que du fait qu’il n’a pas bénéficié de garanties juridiques pendant son placement en détention provisoire. L’État partie s’est contenté de déclarer qu’il n’y avait aucun lien entre les faits établis dans le rapport médical du 28 février 2006, le rapport du Service de consultations médicales du Ministère de l’intérieur du 4 mai 2006 et la possibilité que le requérant ait été torturé. En l’absence d’explications détaillées de la part de l’État partie et compte tenu des documents produits, le Comité conclut que les faits, tels qu’ils ont été exposés, constituent des actes de torture au sens de l’article premier de la Convention et que l’État partie a manqué à son obligation de prévenir et de sanctionner les actes de torture, en violation des dispositions du paragraphe 1 de l’article 2 de la Convention.

9.3En ce qui concerne les allégations de violation de l’article 12 de la Convention, le Comité relève que, d’après le requérant, ses plaintes relatives aux actes de torture subis pendant sa détention n’ont pas donné lieu à une enquête de la part de l’État partie. Celui-ci n’a pas réfuté cette allégation. En outre, le recours déposé par le requérant contre l’inaction du Bureau du Procureur de district est en instance depuis plusieurs années, ce que l’État partie a confirmé. Dans les circonstances de l’espèce, le Comité rappelle que, conformément à l’article 12 de la Convention, l’État partie est tenu de procéder immédiatement à une enquête impartiale chaque fois qu’il y a des motifs raisonnables de croire qu’un acte de torture a été commis. En l’absence de toute autre information, le Comité considère que l’État partie a manqué aux obligations que lui impose l’article 12 de la Convention. En outre, l’État partie n’a pas honoré l’obligation qui lui est faite à l’article 13 de la Convention d’assurer au requérant le droit de porter plainte devant les autorités compétentes afin qu’elles procèdent immédiatement et impartialement à l’examen de sa requête, ni celle qui lui est faite à l’article 14 de garantir au requérant, en sa qualité de victime d’un acte de torture, le droit d’obtenir réparation et d’être indemnisé.

9.4Le Comité contre la torture, agissant en vertu du paragraphe 7 de l’article 22 de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, estime que l’État partie a violé l’article premier, le paragraphe 1 de l’article 2, et les articles 12, 13 et 14 de la Convention.

10.Conformément au paragraphe 5 de l’article 118 (ancien article 112) de son règlement intérieur (CAT/C/3/Rev.5), le Comité souhaiterait être informé, dans un délai de quatre-vingt-dix jours, de toute mesure prise par l’État partie pour donner effet à la présente décision.

[Adopté en anglais (version originale), en espagnol et en français. Paraîtra ultérieurement en arabe, en chinois et en russe dans le rapport annuel du Comité à l’Assemblée générale.]