NATIONS UNIES

CCPR

Pacte international relatif aux droits civils et politiques

Distr.RESTREINTE*

CCPR/C/90/D/1143/200231 août 2007

FRANÇAISOriginal: ANGLAIS

COMITÉ DES DROITS DE L’HOMMEQuatre‑vingt‑dixième session9‑27 juillet 2007

CONSTATATIONS

Communication n o  1143/2002

Présentée par:

Farag El Dernawi (représenté par l’Organisation mondiale contre la torture)

Au nom de:

L’auteur, sa femme, Salwa Faris, et leurs six enfants, Abdelmenem, Abdelrahman, Abdallah, Abdoalmalek, Salma et Gahlia

État partie:

Jamahiriya arabe libyenne

Date de la communication:

15 août 2002 (date de la lettre initiale)

Références:

Décision du Rapporteur spécial prise en application de l’article 97, communiquée à l’État partie le 16 décembre 2002 (non publiée sous forme de document)

Date de l’adoption des constatations:

20 juillet 2007

Objet: Confiscation de passeport − impossibilité pour la famille de quitter le pays et d’être réunie

Questions de fond: Liberté de circulation − immixtion dans la vie familiale − protection de la cellule familiale − protection des droits des enfants

Questions de procédure: Épuisement des recours internes − absence de coopération de la part de l’État partie

Articles du Pacte: 12, 17, 23 et 24

Article du Protocole facultatif: 5 (par. 2 b))

Le 20 juillet 2007, le Comité des droits de l’homme a adopté le texte ci‑après en tant que constatations concernantla communication no 1143/2002 au titre du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif.

[ANNEXE]

ANNEXE

CONSTATATIONS DU COMITÉ DES DROITS DE L ’ HOMME AU TITRE DU PARAGRAPHE 4 DE L ’ ARTICLE 5 DU PROTOCOLE FACULTATIF SE RAPPORTANT AU PACTE INTERNATIONAL RELATIF AUX DROITS CIVILS ET POLITIQUES

Quatre ‑vingt ‑dixième session

concernant la

Communication n o 1143/2002 **

Présentée par:

Farag El Dernawi (représenté par l’Organisation mondiale contre la torture)

Au nom de:

L’auteur, sa femme, Salwa Faris, et leurs six enfants, Abdelmenem, Abdelrahman, Abdallah, Abdoalmalek, Salma et Gahlia

État partie:

Jamahiriya arabe libyenne

Date de la communication:

15 août 2002 (date de la lettre initiale)

Le Comité des droits de l ’ homme, institué en vertu de l’article 28 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Réuni le 20 juillet 2007,

Ayant achevé l’examen de la communication n° 1143/2002 présentée au nom de Farag El Dernawi, de sa femme, Salwa Faris, et de leurs six enfants, Abdelmenem, Abdelrahman, Abdallah, Abdoalmalek, Salma et Gahlia au titre du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Ayant tenu compte de toutes les informations écrites qui lui ont été communiquées par l’auteur de la communication et l’État partie,

Adopte ce qui suit:

Constatations au titre du paragraphe 4 de l ’ article 5 du Protocole facultatif

1.L’auteur de la communication est Farag El Dernawi, de nationalité libyenne, né le 1er juin 1952 et résidant actuellement à Olten (Suisse). Il soumet la communication en son nom et au nom de sa femme Salwa Faris, née le 1er avril 1966, et de leurs six enfants, Abdelmenem, né le 26 juillet 1983, Abdelrahman, né le 21 août 1985, Abdallah, né le 27 juillet 1987, Abdoalmalek, né le 4 octobre 1990, Salma, née le 22 janvier 1993, et Gahlia, née le 18 août 1995. Il affirme que sa famille et lui‑même sont victimes de violations par la Jamahiriya arabe libyenne des articles 12, 17, 23 et 24 du Pacte. Il est représenté par l’Organisation mondiale contre la torture.

Rappel des faits présentés par l ’ auteur

2.1L’auteur, membre de l’Organisation des Frères musulmans, a été persécuté en Libye en raison de ses convictions politiques. En 1998, alors qu’il accompagnait son frère, qui emmenait son fils malade en Égypte pour le faire soigner, il a appris que des membres des services de sécurité étaient venus chez lui, apparemment pour l’arrêter. Il a décidé de ne pas rentrer en Libye où il a laissé sa femme et ses six enfants.

2.2En août 1998, l’auteur est arrivé en Suisse et a demandé l’asile. En mars 2000, les autorités fédérales suisses ont fait droit à sa demande et ont approuvé le regroupement de la famille. Le 26 septembre 2000, son épouse et ses trois enfants les plus jeunes ont tenté de quitter la Libye pour le rejoindre en Suisse. Ils ont été bloqués à la frontière tuniso‑libyenne et le passeport de l’épouse, qui était aussi le titre de voyage des trois enfants, a été confisqué. À son retour chez elle à Benghazi, elle a reçu l’ordre de se présenter aux services de sécurité, qui l’ont informée qu’elle ne pouvait pas quitter le pays parce que le nom de son mari figurait sur une liste de personnes recherchées par la sûreté intérieure en rapport avec une affaire politique.

2.3La femme de l’auteur a tenté plusieurs fois, en vain, de récupérer son passeport, par l’entremise d’amis et de proches influents au Gouvernement. Des avocats ont refusé de la défendre en raison des activités politiques de son époux. Comme elle n’a pas de revenu, ses conditions de vie et celles de ses enfants sont très précaires. Outre qu’elle vit dans la peur et la tension, elle est tombée récemment malade et a besoin de soins. Ses trois enfants les plus âgés ont un passeport et peuvent théoriquement quitter le pays pour rejoindre leur père, mais ils ne veulent pas abandonner leur mère dans la situation où elle se trouve.

Teneur de la plainte

3.1L’auteur invoque des violations des articles 12, 17, 23 et 24 du Pacte. Il fait valoir que la confiscation du passeport de son épouse et le refus de l’État partie de l’autoriser à partir avec ses trois plus jeunes enfants constituent une violation persistante de l’article 12 du Pacte. Les critères de nécessité et de proportionnalité qui fondent une restriction légitime au droit à la liberté de circulation ne sont manifestement pas réunis en l’espèce dans la mesure où les agents de l’État partie ne considèrent même pas que la femme et les enfants de l’auteur représentent un danger pour la sécurité nationale. Au contraire, ils ont explicitement reconnu qu’ils n’étaient empêchés de quitter le pays que parce que l’auteur était accusé d’un délit politique.

3.2L’auteur fait valoir que le refus de l’État partie de laisser sa femme et ses trois plus jeunes enfants le rejoindre en Suisse n’est fondé sur aucun grief légitime à l’égard des personnes concernées mais est motivé par la volonté de le punir. L’immixtion dans la vie de la famille est en conséquence arbitraire et constitue une violation des articles 17 et 23 du Pacte. En outre, par son action l’État partie a en fait empêché les six enfants de jouir pleinement du droit à une vie de famille dans la mesure où même les enfants les plus âgés, qui ont leur propre passeport et qui pourraient théoriquement quitter le pays, ne veulent pas abandonner leur mère et leurs jeunes frère et sœurs.

3.3L’auteur affirme qu’en n’autorisant pas le regroupement de la famille l’État partie a contraint les enfants à vivre dans des conditions économiques très précaires, puisqu’ils sont privés de leur unique soutien. Certes, ils ont pu survivre, grâce à l’aide de proches, mais les conditions qui leur ont été imposées sont de plus en plus difficiles. Par sa conduite arbitraire et illégale et en ne tenant pas dûment compte des incidences de cette conduite sur le bien-être des enfants de l’auteur âgés de moins de 18 ans, l’État partie a violé l’article 24 du Pacte.

3.4Pour ce qui est de l’épuisement des recours internes, l’auteur affirme que sa femme n’a pas pu obtenir que les instances officielles interviennent en sa faveur, en raison de sa situation à lui, malgré ses tentatives pour utiliser tous les moyens à sa disposition, comme il a été dit. Se référant à des documents émanant de diverses organisations non gouvernementales internationales, l’auteur fait valoir qu’en tout état de cause il n’existe pas de recours utile en Libye contre des violations des droits de l’homme à motivation politique. À l’appui de cette affirmation, l’auteur cite les observations finales formulées par le Comité des droits de l’homme en 1998, dans lesquelles ce dernier mettait sérieusement en doute l’indépendance de l’appareil judiciaire et la liberté d’action des avocats en Libye; il affirme que la situation n’a pas beaucoup changé depuis lors. Des cas d’arrestation et de procès pour des raisons politiques ainsi que de harcèlement de membres de la famille des victimes sont encore régulièrement signalés, et, dans les cas de persécutions politiques, les autorités judiciaires n’iront jamais à l’encontre des décisions du pouvoir exécutif.

Absence de coopération de la part de l ’ État partie

4.Par des notes verbales datées du 16 décembre 2002, du 26 janvier 2006 et du 23 avril 2007, l’État partie a été invité à présenter au Comité ses observations sur la recevabilité et le fond de la communication. Le Comité note qu’à ce jour aucune réponse ne lui est parvenue. Il regrette l’absence de toute information de la part de l’État partie au sujet des allégations de l’auteur et rappelle que le Protocole facultatif fait implicitement obligation aux États parties de fournir au Comité toutes les informations dont ils disposent. En l’absence de toute réponse de l’État partie, le crédit voulu doit être accordé aux allégations de l’auteur dans la mesure où elles sont suffisamment étayées.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

5.1Avant d’examiner toute plainte soumise dans une communication, le Comité des droits de l’homme doit, conformément à l’article 93 de son règlement intérieur, déterminer si la communication est recevable en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.

5.2Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément aux dispositions du paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif, que la même affaire n’était pas en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

5.3Pour ce qui est de l’épuisement des recours internes, le Comité note que l’État partie n’a avancé aucun argument pour réfuter l’affirmation de l’auteur selon laquelle toutes les démarches faites par sa femme auprès des autorités ont été vaines et qu’en l’espèce aucun recours utile n’est disponible. En conséquence, le Comité considère que les dispositions du paragraphe 2 b) de l’article 5 du Protocole facultatif ne l’empêchent pas d’examiner la communication.

5.4Le Comité considère que les griefs de violation des articles 12, 17, 23 et 24 du Pacte sont suffisamment étayés aux fins de la recevabilité et procède par conséquent à leur examen quant au fond, conformément au paragraphe 2 de l’article 5 du Protocole facultatif.

Examen au fond

6.1Conformément au paragraphe 1 de l’article 5 du Protocole facultatif, le Comité des droits de l’homme a examiné la présente communication à la lumière de toutes les informations écrites qui lui ont été communiquées par les parties.

6.2En ce qui concerne le grief tiré de l’article 12 du Pacte, le Comité rappelle sa jurisprudence et réaffirme qu’un passeport constitue pour le ressortissant d’un pays le moyen effectif d’exercer son droit à la liberté de circulation, y compris le droit de quitter son propre pays qui lui est conféré par cet article. La confiscation du passeport de l’épouse de l’auteur, qui sert aussi de titre de voyage pour ses trois enfants les plus jeunes, ainsi que le refus de rendre ce document à l’intéressée constituent par conséquent une restriction du droit à la liberté de circulation, qui doit être justifiée au regard des limites permissibles prévues au paragraphe 3 de l’article 12 concernant la sécurité nationale, l’ordre public, la santé ou la morale publiques, ou les droits et libertés d’autrui. L’État partie n’a avancé aucune justification de ce type et le Comité n’en voit aucune dans les éléments dont il est saisi. Le Comité estime par conséquent que la femme de l’auteur et ses trois enfants les plus jeunes, qui figurent sur le passeport de leur mère, ont été victimes d’une violation du paragraphe 2 de l’article 12.

6.3Pour ce qui est des griefs tirés des articles 17, 23 et 24 du Pacte, le Comité note que la mesure prise par l’État partie constitue un obstacle définitif à la réunion de la famille en Suisse, et que c’est le seul obstacle. Il note également que l’on ne peut raisonnablement attendre de l’auteur, qui a obtenu le statut de réfugié au titre de la Convention de 1951 relative au statut des réfugiés, qu’il retourne dans son pays d’origine. En l’absence de justification de la part de l’État partie, le Comité conclut que, conformément à l’article 17 du Pacte, il y a eu immixtion arbitraire dans la vie de la famille à l’égard de l’auteur, de sa femme et des six enfants et que l’État partie ne s’est pas acquitté de l’obligation de respecter l’unité de la cellule familiale qui lui incombe vis-à-vis de chacun des membres de la famille en vertu de l’article 23 du Pacte. Dans ces conditions, sachant que le développement d’un enfant nécessite qu’il vive avec ses deux parents et vu l’absence d’arguments convaincants à ce propos de la part de l’État partie, le Comité conclut que, par son action, l’État partie n’a pas assuré la protection spéciale due aux enfants et qu’il y a donc eu une violation des droits des enfants âgés de moins de 18 ans garantis à l’article 24 du Pacte.

7.Le Comité des droits de l’homme, agissant en vertu du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques, est d’avis que les faits dont il est saisi font apparaître une violation du paragraphe 2 de l’article 12 du Pacte à l’égard de l’auteur, de sa femme et de ses trois enfants les plus jeunes, des articles 17 et 23 à l’égard de l’auteur, de sa femme et de tous ses enfants, et de l’article 24 à l’égard des enfants qui étaient âgés de moins de 18 ans en septembre 2000.

8.Conformément au paragraphe 3 de l’article 2 du Pacte, l’État partie est tenu d’assurer à l’auteur, à son épouse et à ses enfants un recours utile sous la forme d’une indemnisation et de la restitution immédiate du passeport de l’épouse, pour permettre à celle-ci et aux enfants qui figurent sur son passeport de quitter l’État partie aux fins du regroupement familial. L’État partie est également tenu de veiller à ce que des violations analogues ne se reproduisent pas à l’avenir.

9.Le Comité rappelle qu’en adhérant au Protocole facultatif la Jamahiriya arabe libyenne a reconnu que le Comité avait compétence pour déterminer s’il y avait eu ou non violation du Pacte et que, conformément à l’article 2 du Pacte, elle s’est engagée à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant de sa juridiction les droits reconnus dans le Pacte et à assurer un recours utile et exécutoire lorsqu’une violation a été établie. Le Comité souhaite recevoir de l’État partie, dans un délai de quatre‑vingt‑dix jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet à ses constatations. L’État partie est invité en outre à rendre publiques les présentes constatations.

[Adopté en anglais (version originale), en espagnol et en français. Paraîtra ultérieurement en arabe, en chinois et en russe dans le rapport annuel du Comité à l’Assemblée générale.]

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