Nations Unies

CERD/C/77/D/43/2008

Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale

Distr. restreinte*

21 septembre 2010

Français

Original: anglais

Comité pour l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale

Soixante-dix-septième session

2-27 août 2010

Décision

Communication no 43/2008

Présentée par:

Saada Mohamad Adan

Au nom de:

La requérante

État partie:

Danemark

Date de la communication:

15 juillet 2008 (date de la lettre initiale)

Références:

Décision prise par le Rapporteur spécial en application de l’article 94 du Règlement intérieur, communiquée à l’État partie le 2 octobre 2008 (non publiée sous forme de document)

Date de la présente décision:

13 août 2010

Objet:

Droit à des mécanismes de protection efficaces

Questions de procédure:

Épuisement des recours internes

Questions de fond:

Droit à des mécanismes de protection efficaces contre les déclarations racistes

Articles de la Convention:

Article 6, lu conjointement avec le paragraphe 1d) de l’article 2, et article 4

[Annexe]

Annexe

Opinion adoptée par le Comité pour l’élimination de la discrimination raciale en application de l’article 14de la Convention internationale sur l’éliminationde toutes les formes de discrimination raciale(soixante-dix-septième session)

concernant la

Communication no 43/2008

Présentée par:

Saada Mohamad Adan

Au nom de:

La requérante

État partie:

Danemark

Date de la communication:

15 juillet 2008 (date de la lettre initiale)

Le Comité pour l’élimination de la discrimination raciale, créé en application de l’article 8 de la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale,

Réuni le 13 août 2010,

Ayant achevé l’examen de la communication no 43/2008 soumise au Comité par Mme Saada Mohamad Adan en vertu de l’article 14 de la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale,

Ayant pris en considération tous les renseignements qui lui ont été communiqués par l’auteur de la communication et l’État partie,

Adopte ce qui suit:

Opinion

[Les notes explicatives entre crochets ne figureront pas dans le texte de la décision finale.]

1.La requérante est Mme Saada Mohamad Adan, de nationalité somalienne, qui réside actuellement au Danemark. Elle se déclare victime de violations par le Danemark des droits qui lui sont reconnus en vertu de l’article 6, lu conjointement avec le paragraphe 1 d) de l’article 2, et de l’article 4 de la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale. Elle est représentée par un conseil, le Centre de documentation et de conseil en matière de discrimination raciale (DRC).

Rappel des faits présentés par la requérante

2.1La requérante déclare que, le 23 août 2006, une station radio a diffusé un débat sur la déclaration de Mme Pia Kjaersgaard, membre du Parlement, et dirigeante du Parti du peuple danois, dans laquelle celle-ci s’exprimait comme suit: «… [P]ourquoi l’Association danoise-somalienne aurait-elle son mot à dire au sujet d’un texte de loi qui porte sur un crime perpétré principalement par des Somaliens? Et veut-on que les Somaliens décident si l’interdiction de mutilations génitales constitue une violation de leurs droits ou porte atteinte à leur culture? Pour moi, c’est comme si on demandait à une association de pédophiles si elle a des objections à l’adoption d’un texte interdisant les relations sexuelles avec des enfants ou demandait à des violeurs s’ils sont favorables à un alourdissement de la peine prévue pour le viol…». Au cours du débat, M. Soren Espersen, autre membre du Parlement appartenant au Parti du peuple danois, a déclaré ce qui suit à propos de la pratique des mutilations génitales féminines: «Pourquoi faudrait-il demander aux Somaliens ce qu’ils en pensent alors que la majorité d’entre eux suivent cette pratique comme quelque chose de tout à fait naturel? Je suis entièrement d’accord avec elle (Mme Pia Kjaersgaard). C’est très bien dit.».

2.2La requérante affirme que les accusations formulées dans ces déclarations sont fausses car il n’existe aucune preuve que les parents somaliens vivant au Danemark pratiquent les mutilations génitales féminines sur leurs filles. Selon elle, la comparaison entre les Somaliens et les pédophiles qu’a faite Mme Kjaersgaard était insultante et M. Espersen s’y est pleinement associé. La pétitionnaire s’est plainte à la police. Mais, le 14 mai 2007, la Police métropolitaine de Copenhague, avec l’accord du procureur régional, a rejeté la plainte visant M. Soren Espersen en déclarant qu’il s’agit de «propos qui sont tenus lors d’un débat politique dans une émission radiophonique, et qui font mention d’un élément factuel − la tradition consistant à pratiquer la mutilation génitale féminine chez certains Somaliens. Ce qui est dit concernant les pédophiles et les violeurs ne signifie pas qu’il y ait comparaison avec les Somaliens».

2.3Le 16 mai 2007, le DRC, au nom de la requérante, a fait appel de la décision auprès du Directeur du parquet général. Selon le DRC, cette décision concernait seulement les «musulmans» (en qualité de victimes éventuelles) mais ne mentionnait pas les Somaliens. Par conséquent, le DRC a demandé au Directeur du parquet général de renvoyer l’affaire à la police et au procureur régional afin qu’ils rouvrent le dossier. Selon le DRC, la décision du 14 mai 2007 ne pouvait être considérée comme une réponse adéquate à sa plainte. La première fois que la police a mentionné l’origine somalienne de la requérante était dans la lettre du 5 juin 2007, mais selon le DRC, ce fait confirme l’absence d’enquête sur l’aspect «somalien» de l’affaire de la requérante, étant donné que la lettre portait sur la question soulevée par une autre plainte déposée par un groupe de musulmans vivant au Danemark.

2.4Le 16 janvier 2008, le Directeur du parquet général a rejeté la plainte et déclaré que ni la requérante ni le DRC n’avaient le droit de faire appel de la décision du procureur régional étant donné que la requérante n’avait pas d’intérêt personnel et juridique lui permettant d’être considérée comme partie à la procédure pénale. Le Procureur général a également déclaré que le DRC ne pouvait représenter une personne qui n’était pas partie à la procédure pénale, et n’était par conséquent pas mandaté pour faire appel de la décision non plus.

Teneur de la plainte

3.1La requérante affirme que les dénonciations calomnieuses mentionnées plus haut émanant des membres du Parti du peuple danois peuvent susciter la haine contre les Somaliens et que l’État partie n’a pas reconnu la nécessité de protéger les Somaliens contre les propos haineux afin de prévenir les crimes inspirés par la haine d’un groupe. Elle affirme qu’en l’espèce il y a non seulement absence de preuve (d’où la dénonciation calomnieuse, puisqu’il n’existe pas de preuve que des parents somaliens ont pratiqué des mutilations féminines sur leurs filles au Danemark), mais également des propos blessants tenus par les porte-parole du Parti du peuple danois lorsqu’ils font une comparaison entre les Somaliens et les pédophiles.

3.2La requérante affirme que l’État partie ne s’est pas acquitté de son obligation de prendre des mesures effectives contre un incident de plus lié à des propos inspirés par la haine et tenus par le même parti politique, ce qui constitue des circonstances aggravantes en vertu de l’article 266 b) du Code pénal danois et confirme le caractère systématique de la propagande raciste menée par ce parti politique contre les Somaliens vivant au Danemark.

3.3La requérante fait valoir que, malgré les affaires précédentes dans lesquelles le Comité a conclu que l’État partie n’avait pas de voies de recours effectives contre la propagande raciste, ce dernier continue à traiter les affaires identiques de la même manière qu’auparavant et les tribunaux danois ne sont pas en mesure de se prononcer sur le point de savoir si la requérante et les autres Somaliens vivant au Danemark ont le droit d’être protégés contre les insultes racistes. Elle considère qu’en lui déniant le droit de faire appel de la décision du Procureur, c’est le droit à des voies de recours effectives contre les propos racistes qu’on lui refuse.

3.4La requérante affirme qu’elle combat depuis de nombreuses années la pratique des mutilations génitales féminines. Malgré cela, elle pourrait maintenant être la cible d’attaques racistes par des Danois. Elle mentionne les conclusions auxquelles était parvenu le Conseil danois de l’égalité ethnique en 1999, dans une étude indiquant qu’à cette époque les Somaliens étaient le groupe ethnique le plus susceptible d’être en butte à des attaques racistes dans les rues au Danemark. La même étude montrait, selon elle, que les femmes d’origine somalienne étaient plus exposées que les hommes aux crimes inspirés par la haine de groupe. Par conséquent, elle affirme avoir un intérêt personnel dans l’affaire, tout comme M. Mohammed Gelle dans l’affaire 34/2004. Elle fait valoir que l’État partie n’avait pas émis d’objection au droit de M. Gelle de faire appel, alors qu’aujourd’hui, il n’autorise pas la requérante à faire appel dans son affaire. Quant aux conditions à remplir pour avoir la qualité de «victime», l’auteur renvoie à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, du Comité des droits de l’homme et du CERD (communication no 30/2003) et affirme que cette condition peut être remplie par tous les membres d’un groupe particulier, étant donné que la simple existence d’un régime juridique particulier peut affecter directement les droits des victimes individuelles appartenant à ce groupe. Elle fait valoir qu’elle-même, en tant que membre de ce groupe (les Somaliens vivant au Danemark) est également victime et que, en qualité de victime, elle a le droit d’être représentée par le DRC.

Observations de l’État partie sur la recevabilité et le fond

4.1Le 16 février 2009, l’État partie a répondu que la communication devait être déclarée irrecevable du fait que la requérante n’a pas épuisé les recours internes. Au cas où la communication serait déclarée recevable, l’État partie estime qu’il n’y a pas eu de violation de la Convention.

4.2L’État partie rappelle les faits présentés par la requérante ainsi que les griefs qu’elle a tirés des dispositions de la Convention. Il ajoute que, le 12 septembre 2006, la requérante a déposé plainte à la police contre M. Espersen pour violation de l’article 266 b) du Code pénal danois.

4.3Une autre plainte a été déposée par un dénommé Rune Engelbreth Larsen avec 65 autres plaignants contre huit personnes mentionnées nommément, membres du Parti du peuple danois, pour violation de l’article 266 b) du Code pénal à propos de 12 déclarations différentes. M. Espersen figurait parmi les huit personnes qui étaient visées par la plainte.

4.4Le 6 février 2007, le commissaire de police de Copenhague a présenté les plaintes (signalements) au procureur public régional et a indiqué qu’à son avis la déclaration visée ne sortait pas du champ particulièrement étendu de la liberté d’expression laissée aux personnalités politiques au sujet des questions sociales controversées et qu’il n’avait aucune base pour interroger la personne en question (M. Espersen) sur le but de sa déclaration, qui était conforme aux positions politiques pour lesquelles ce dernier était connu et qu’il exprimait régulièrement.

4.5Le 9 mai 2007, le procureur public régional a décidé de suspendre l’enquête sur les 12 incidents en question conformément à l’article 749, paragraphe 2, de la loi danoise sur l’administration de la justice et a demandé à la police de Copenhague d’informer les parties de cette décision ainsi que de leur droit de faire appel de la décision auprès du Directeur du parquet général.

4.6Le 14 mai 2007, le commissaire de police de Copenhague a informé M. Larsen de la décision du procureur régional de suspendre l’enquête du fait que l’on ne pouvait raisonnablement présumer qu’une infraction pénale avait été commise. En ce qui concerne M. Espersen, il a déclaré que les propos en question ont été tenus au cours d’un débat politique radiodiffusé et comportaient une mention de la pratique traditionnelle de la mutilation génitale dans certains groupes de la population somalienne. Les propos concernant les pédophiles et les violeurs ne tendaient pas à établir une comparaison avec les Somaliens. Le commissaire a également mentionné les directives concernant la possibilité de faire appel de la décision. Il a toutefois ajouté qu’aucune circonstance n’indiquait que M. Larsen avait le droit de faire appel, mais que, s’il se considérait en droit de le faire, il pouvait former cet appel dans un délai de quatre semaines après avoir été informé de la décision, en indiquant pourquoi il se considérait en droit de faire appel.

4.7Le 16 mai 2007, le DRC a écrit à la Police de Copenhague pour demander des éclaircissements sur le point de savoir si la lettre concernait la plainte déposée par la requérante contre M. Espersen car cette lettre mentionnait seulement l’affaire de M. Larsen (dans laquelle se trouvait aussi impliqué M. Espersen). Le DRC a demandé expressément si la requérante était en droit de faire appel de la décision étant donné qu’elle était somalienne, et avait été visée par M. Espersen dans ses propos.

4.8Le 5 juin 2007, le commissaire a répondu que les décisions du procureur régional portaient aussi sur la plainte déposée par le DRC au nom de la requérante et que, de ce fait, le DRC était en droit de faire appel de la décision du procureur régional auprès du Directeur des poursuites au nom de la requérante, si celle-ci était partie à l’affaire.

4.9Le 16 mai 2007, le DRC a fait appel auprès du Directeur du parquet général de la décision du procureur régional concernant la violation par M. Espersen de l’article 266 b) du Code pénal. Dans cet appel, le DRC a réaffirmé les opinions exprimées dans la plainte initiale et a ajouté que la décision du procureur régional ne mentionnait pas les faits car il n’y avait aucune preuve que les mutilations génitales soient pratiquées chez les Somaliens vivant au Danemark. La décision ne contenait pas non plus de directives concernant l’appel fondé sur le fait que la requérante était une Somalienne et que, ne pratiquant pas elle-même les mutilations génitales sur ses propres enfants, elle s’était sentie personnellement blessée et était par conséquent en droit de faire appel. De plus, la décision ne faisait pas mention spécifiquement de la population somalienne vivant au Danemark, mais des «étrangers de culture musulmane».

4.10Le 16 janvier 2008, le Directeur du parquet général a répondu qu’il n’avait aucune raison de supposer que l’origine somalienne de la requérante n’avait pas été prise en considération. Il a ajouté qu’à son avis ni la requérante ni le DRC qui la représentait ne pouvaient être considérés comme en droit de faire appel de la décision. Aucun élément d’information ne venait étayer le fait que la requérante avait un intérêt personnel et légal dans l’affaire et pouvait par conséquent être considérée comme une partie en droit de faire appel. En outre, les organisations représentant des particuliers ne peuvent être considérées comme partie à une affaire à moins de détenir une procuration émanant d’une partie à l’affaire. Le Directeur des poursuites conclut que sa décision n’est pas susceptible d’appel devant une autorité administrative supérieure en vertu de l’article 99, paragraphe 3, de la loi sur l’administration de la justice.

4.11L’État partie fait valoir que la requérante aurait dû épuiser le recours prévu aux articles 267 et 268 du Code pénal, même après que les procureurs publics eurent refusé d’engager des poursuites en vertu de l’article 266 b) du Code pénal, car les conditions requises pour que des poursuites soient engagées en vertu de l’article 267 ne sont pas les mêmes que celles régissant les poursuites au titre de l’article 266 b) du Code pénal.

4.12Concernant le fond, l’État partie renvoie aux allégations de l’auteur selon lesquelles l’État partie n’a pas rempli les obligations qui lui incombent en vertu du paragraphe 1 d) de l’article 2, de l’article 4 et de l’article 6 de la Convention. Il reconnaît qu’il ne suffit pas de déclarer simplement dans un texte de loi les actes de discrimination raciale punissables. Il faut que les dispositions légales soient effectivement appliquées par des institutions nationales compétentes. Il considère que les prescriptions en question ont été pleinement respectées par les institutions compétentes dans l’affaire de la requérante.

4.13L’État partie estime que l’instruction et l’évaluation de la plainte de la requérante par le commissaire de police de Copenhague et par le procureur public régional satisfont pleinement aux prescriptions pouvant découler de la Convention, même si l’issue de l’affaire n’a pas été celle que souhaitait la requérante.

4.14L’État partie reconnaît le devoir qui lui incombe d’ouvrir une enquête appropriée sur les accusations et les informations faisant état d’actes de discrimination raciale. Toutefois, il fait valoir qu’il ne découle pas de la Convention que des poursuites doivent être engagées dans tous les cas signalés à la police. En l’absence de base pour entamer des poursuites, il est pleinement conforme à la Convention de ne pas poursuivre. Cela peut se produire, par exemple, s’il n’y a pas d’éléments suffisants pour supposer que les poursuites aboutiraient à une condamnation.

4.15L’État partie souligne que la question qui se posait en l’espèce était seulement celle de savoir si les propos de M. Espersen pourraient être considérés comme relevant de l’article 266 b) du Code pénal. Aucun problème ne se posait à propos des éléments de preuve, et le procureur devait procéder à une appréciation juridique des propos en question, ce qui fut fait de manière approfondie et adéquate.

4.16L’État partie déclare qu’à la suite de l’opinion émise par le Comité sur la communication 34/2004, Gelle c. Danemark, le Directeur du parquet général a publié de nouvelles directives applicables aux enquêtes portant sur les affaires relatives à une violation de l’article 266 b) du Code pénal. Selon ces directives, la personne qui est l’auteur de la déclaration écrite ou orale devrait normalement être interrogée au sujet des plaintes déposées pour violation de l’article 266 b) du Code pénal, sauf s’il est évident que l’article 266 b) n’a pas été violé.

4.17L’État partie réaffirme ce qui est dit dans la lettre adressée au procureur public régional par le commissaire, à savoir que les propos en question n’ont pas dépassé les limites de la liberté d’expression particulièrement étendue laissée aux personnalités politiques pour parler des questions sociales controversées, que les propos ont été tenus au cours d’un débat politique radiophonique et que les propos sur les pédophiles et les violeurs ne représentaient pas une comparaison avec les Somaliens.

4.18Par un arrêt du 23 août 2000, la Cour suprême danoise a établi que les personnalités politiques jouissaient d’une liberté d’expression particulièrement étendue concernant les questions sociales controversées, mais que cela n’autorisait pas à écarter l’application de l’article 266 b) du Code pénal sans prononcer de sanction. Elle a mentionné la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, à savoir que le droit à la liberté d’expression est extrêmement important pour les élus car ils représentent leurs électeurs.

4.19L’État partie souligne que la déclaration en cause a été faite lors d’un débat radiophonique au cours duquel M. Espersen a appuyé le contenu de la lettre adressée au rédacteur en chef par Mme Kjaersgaard. Les propos de M. Espersen ne sauraient être considérés comme une violation de l’article 266 b) du fait que, en premier lieu, les opinions exprimées par Mme Kjaersgaard dans la lettre n’ont pas été analysées comme une violation de l’article 266 b).

4.20L’État partie déclare que les propos de M. Espersen concernant le fait que, pour la plupart des Somaliens, les mutilations féminines génitales sont une pratique tout à fait naturelle, ne contiennent pas une allégation dénotant une généralisation et un manque d’objectivité tels qu’ils constitueraient une violation de l’article 266 b). La déclaration de Mme Kjaersgaard a été faite en 2003. Trois ans plus tard, en 2006, M. Espersen s’est déclaré en accord avec elle. Ces faits ne sauraient constituer une base suffisante pour que la requérante puisse conclure que le Parti du peuple danois se livre à une campagne de propagande raciste systématique contre les Somaliens vivant au Danemark.

4.21Selon l’État partie, il n’y avait aucun doute au sujet des éléments de preuve car il disposait de la transcription de l’émission radiodiffusée en question. Il n’a donc pas été jugé nécessaire d’interroger M. Espersen ni la requérante. Il n’a pas été jugé nécessaire de diligenter d’autres mesures d’enquête afin de faire une analyse juridique de la question de savoir si les propos en question tombaient sous le coup de l’article 266 b). L’État partie estime par conséquent que le procureur public a traité l’affaire d’une manière conforme aux exigences du paragraphe 1 d) de l’article 2 et de l’article 6 de la Convention.

4.22L’État partie mentionne les griefs formulés par l’auteur au titre de l’article 4 de la Convention, selon lesquels le Gouvernement a confirmé les déclarations calomnieuses des membres du Parti du peuple danois et selon lesquels ce Parti a eu carte blanche pour continuer sa propagande raciste contre les Somaliens. Le Commissaire s’est borné à constater que les déclarations ne tombaient pas sous le coup de l’article 266 b). Cette décision n’indique pas que les déclarations émanant du Parti du peuple danois ou de tout autre parti échapperaient dans tous les cas au champ d’application du Code pénal.

4.23En ce qui concerne la mention par la requérante de l’étude menée en 1999, l’État partie estime que cette étude ne constitue pas un élément de preuve suffisant pour démontrer que la requérante avait une raison valable de craindre les attaques ou les agressions et, en fait, elle n’a signalé aucune agression concrète − verbale ou physique − dont elle aurait fait l’objet en raison de la déclaration de M. Espersen, alors même que près de deux ans s’étaient écoulés depuis la diffusion de l’émission radiophonique. Par conséquent, il conclut que la communication ne soulève aucune question au regard de l’article 4.

4.24L’État partie mentionne le grief de la requérante selon lequel ni elle-même ni le DRC n’ont pu faire appel de la décision du commissaire, ce qui est une violation de l’article 6 de la Convention. L’État partie observe que l’article 6 mentionne une protection et une voie de recours effectives, devant les tribunaux nationaux et autres organismes d’État compétents; toutefois, la Convention n’implique pas un droit pour les citoyens de faire appel devant un organisme administratif supérieur des décisions rendues par les autorités administratives nationales. Pas plus que la Convention ne régit la question de savoir si un citoyen doit être en mesure de faire appel d’une décision devant un organe administratif supérieur. Par conséquent, la Convention ne peut être considérée comme faisant obstacle à la règle générale qui veut que, normalement, seules les parties à l’affaire sont en droit de faire appel devant un organe administratif supérieur d’une décision concernant des poursuites pénales. Selon l’État partie, la Convention ne garantit pas que les affaires portant sur des faits présumés d’injures racistes aboutiront à un résultat spécifique, mais énonce simplement certains critères à respecter pour les autorités qui traitent de telles affaires. Par conséquent, la possibilité de signaler l’incident à la police est considérée comme une voie de recours effective.

4.25Selon l’État partie, vu le caractère général des déclarations figurant dans la plainte de la requérante, il estime qu’elle ne saurait être considérée comme une partie lésée aux termes de l’article 266 b), pas plus qu’elle ne saurait être considérée comme ayant un intérêt essentiel, direct, individuel et juridique quant aux résultats de l’enquête lui donnant droit de faire appel. L’État partie réaffirme également qu’il n’existe pas d’éléments de preuve détaillés pour étayer l’allégation selon laquelle la requérante est exposée au risque de subir un préjudice personnel à la suite des propos en question.

4.26L’État partie réaffirme que la question du droit de faire appel d’une décision administrative nationale est différente de celle de savoir si la requérante a la qualité de «victime» au sens de l’article 14 de la Convention.

4.27L’État partie renvoie à l’affaire 34/2004, Gelle c. Danemark, dans laquelle, en raison de l’intérêt public qui était en jeu, le Directeur du parquet général a décidé d’examiner le recours sans déterminer si l’organisation ou la personne ayant formé appel de la décision était en droit de le faire. Néanmoins, en l’espèce, le Directeur du parquet général n’a trouvé aucun fondement pour écarter à titre exceptionnel le fait que ni le DRC ni la requérante n’étaient en droit de recourir contre la décision. Par conséquent, l’État partie conclut que la requérante a eu accès à une voie de recours effective conformément à l’article 6 de la Convention.

4.28L’État partie conclut qu’il n’est pas possible de déduire de la Convention une obligation d’engager des poursuites dans les situations où il n’existe aucune base pour de telles poursuites, que la législation nationale offrait des voies de recours conformément à la Convention et que les autorités compétentes se sont pleinement acquittées de leurs obligations en l’espèce. Par conséquent, l’État partie conclut qu’il n’existe aucun fondement pour formuler des griefs tirés du paragraphe 1 d) de l’article 2, de l’article 4 ou de l’article 6 de la Convention.

Commentaires de la requérante

5.1Le 4 mai 2009, la requérante répond que l’État partie a reconnu que les propos visés dans la présente affaire n’étaient pas inoffensifs, mais qu’il n’a pas suivi ses propres directives, énoncées dans la notification 9/2006, deuxième paragraphe, selon lesquelles «sauf s’il est manifeste que l’article 266 b) a été violé», une plainte doit donner lieu à une enquête.

5.2L’État partie a mentionné l’article 6 de la Convention, aux termes duquel les États parties doivent assurer une protection et une voie de recours effectives contre toute violation de la Convention. Selon la requérante, la voie de recours appropriée que doit utiliser le plaignant est l’article 266 b) et l’État partie a tort de renvoyer aux articles 267 et 268. L’article 266 b) vise la protection prévue dans le cadre de la Convention à l’égard d’un groupe, tandis que les articles 267 et 268 concernent les cas de diffamation visant des particuliers. Aux termes de la Convention, prévenir la discrimination raciale est une obligation de la société qui ne saurait être assumée par un particulier. Les voies de recours internes ont par conséquent été épuisées.

5.3L’État partie a dans une certaine mesure reconnu le fait qu’il est extrêmement blessant et stigmatisant pour les personnes d’origine somalienne vivant au Danemark d’être associées à des violeurs et à des pédophiles. La requérante affirme qu’en l’espèce, son affaire apporte une preuve solide que l’État partie ne s’est pas conformé à la décision du Comité concernant la communication Gelle c. Danemark, puisque les Somaliens n’ont toujours pas de voies de recours ni de protection effectives contre les déclarations calomnieuses qui leur portent préjudice et suscitent l’hostilité à leur égard.

5.4La requérante réaffirme qu’il n’existe pas d’exemple de mutilations génitales féminines pratiquées dans le groupe des Somaliens du Danemark. Elle affirme que l’État partie n’a pas admis les résultats de l’étude de 1999 sur le fait que les Somaliens constituaient le groupe ethnique le plus persécuté au Danemark; d’ailleurs, aucune étude analogue n’a été faite récemment. Le Conseil de l’égalité ethnique, qui a mené l’étude, a été supprimé en 2001 et, depuis lors, aucune étude de ce type n’a été menée faute de ressources. Il est extrêmement inapproprié d’invoquer le fait que les données issues de l’étude de 1999 sont «trop anciennes» alors que la politique de l’État partie est de mettre fin aux recherches dans ce domaine en supprimant les institutions et organisations qui travaillent à recueillir des données sur la discrimination raciale au Danemark et la combattre. Le fait qu’elle n’ait pas fait personnellement l’objet d’attaques dans la rue ne veut pas dire qu’elle peut mener une «vie normale».

5.5La requérante mentionne le rapport de l’Agence des droits fondamentaux de l’Union européenne, publié en avril 2009, qui classe les Somaliens vivant au Danemark parmi les 10 groupes ayant eu le taux de victimisation raciste le plus élevé au cours des douze mois précédents.

5.6La requérante note que la xénophobie et l’islamophobie créent un climat extrêmement hostile à son égard du fait qu’elle est une Somalienne noire et musulmane. En d’autres termes, elle est doublement dans le collimateur du Parti du peuple danois.

5.7La requérante estime que la liberté d’expression d’une personnalité politique doit être située dans son contexte. Dans l’affaire Gelle c. Danemark, le Comité a conclu que l’État partie n’avait pas traité l’affaire de manière correcte. Par la suite, lorsque les propos d’Espersen ont été signalés à la police, le parquet aurait dû apprécier les circonstances et analyser la situation propre et le besoin de protection de la requérante.

5.8La requérante estime que, dans l’affaire Gelle c. Danemark, le Comité a estimé que l’affaire portait sur des propos qui avaient été tenus en public, situation qui relevait directement de la Convention et de l’article 266 b) du Code pénal, et qu’il serait donc déraisonnable de demander au requérant d’engager une procédure distincte en vertu des dispositions générales de l’article 267, après avoir invoqué sans succès l’article 266 b).

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

6.1Avant d’examiner toute plainte soumise dans une communication, le Comité pour l’élimination de la discrimination raciale doit, conformément au paragraphe 7 a) de l’article 14 de la Convention, déterminer si la communication est recevable ou non en vertu de la Convention.

6.2En ce qui concerne la question de l’épuisement des recours internes, le Comité rappelle que la requérante a déposé une plainte en vertu de l’article 266 b) du Code pénal, plainte qui a été rejetée par le procureur public régional et, en appel, par le Directeur du parquet général. Il note que le procureur public régional a précisé que sa décision était définitive et n’était pas susceptible d’appel.

6.3Le Comité note l’argument de l’État partie, qui fait valoir que la requérante aurait dû demander que des poursuites soient engagées en vertu des dispositions générales relatives aux propos diffamatoires (art. 267 et 268 du Code pénal), vu que les conditions requises pour engager des poursuites en vertu de l’article 267 ne sont pas les mêmes que les poursuites au titre de l’article 266 b) du Code pénal. Le Comité rappelle que, dans son opinion concernant l’affaire Gelle c. Danemark, il avait conclu que les propos avaient été carrément tenus en public (émission radiodiffusée), situation qui relève directement de la Convention et de l’article 266 b). Il serait donc déraisonnable de demander à la requérante d’engager une procédure distincte en vertu des dispositions générales de l’article 267 ou de l’article 268, après avoir invoqué sans succès l’article 266 b) pour des faits relevant directement de la lettre et de l’objet de cette disposition. Le Comité, par conséquent, conclut que les voies de recours internes ont été épuisées.

6.4En l’absence d’autres objections concernant la recevabilité de la communication, le Comité déclare celle-ci recevable dans la mesure où le grief porte sur le fait que l’État partie n’a pas procédé à une enquête complète sur l’incident en question.

Examen au fond

7.1Le Comité, agissant en application du paragraphe 7 a) de l’article 14 de la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale, a examiné les renseignements apportés par la requérante et l’État partie.

7.2Le Comité doit déterminer si l’État partie s’est acquitté de l’obligation positive qui lui incombe de prendre des mesures effectives contre les cas signalés de discrimination raciale, c’est-à-dire s’il a ouvert une enquête sur les faits dénoncés par la requérante dans la plainte qu’elle avait déposée en vertu de l’article 266 b) du Code pénal. En vertu de cette disposition, les déclarations publiques ayant un caractère menaçant, insultant ou dégradant pour un groupe de personnes, en raison de leur couleur, origine nationale ou ethnique, religion ou préférence sexuelle, constituent une infraction pénale.

7.3Le Comité accueille avec satisfaction les directives du Directeur du parquet général sur les enquêtes à mener sur les cas de violation de l’article 266 b) mais réaffirme qu’il ne suffit pas, aux fins de l’article 4 de la Convention, de déclarer simplement dans un code de loi les actes de discrimination raciale punissables. La législation pénale et les autres dispositions légales interdisant la discrimination raciale doivent aussi être effectivement mises en œuvre par les tribunaux nationaux compétents et les autres institutions de l’État. Cette obligation est implicite dans l’article 4 de la Convention, en vertu duquel les États parties «s’engagent à adopter immédiatement des mesures positives destinées à éliminer» toute incitation à la discrimination raciale ou tous actes de discrimination. Elle est également reflétée dans d’autres dispositions de la Convention comme le paragraphe 1 d) de l’article 2, en vertu duquel les États doivent «par tous les moyens appropriés» interdire la discrimination raciale et l’article 6 qui garantit à chacun «une protection et une voie de recours effectives» contre tous actes de discrimination raciale.

7.4Le Comité note l’argument de l’État partie qui invoque le fait que le procureur a procédé à une analyse juridique approfondie et adéquate, et que les déclarations en question ne dépassaient pas les limites d’une liberté d’expression particulièrement étendue reconnue à la classe politique sur les questions sociales controversées. L’État partie a également fait valoir que les déclarations en question ne peuvent être considérées comme une violation de l’article 266 b) car les opinions exprimées par Mme Pia Kjaersgaard dans sa lettre, d’emblée, n’ont pas été analysées comme constituant une violation de l’article 266 b). L’État partie a également contesté le grief de la requérante selon lequel le Parti du peuple danois a carte blanche pour se livrer à une propagande raciste systématique contre les Somaliens vivant au Danemark, citant le fait que les propos M. Espersen sont venus trois ans après la lettre de Pia Kjaersgaard. Il ajoute que la requérante ne s’est pas plainte d’attaques réelles − verbales ou physiques − à la suite des propos de M. Espersen.

7.5Tout en condamnant fermement la pratique des mutilations génitales féminines qui constitue une violation grave des droits fondamentaux, le Comité considère que le fait que M. Espersen ait appuyé publiquement la déclaration antérieure de Mme Kjaersgaard et qu’il ait déclaré que la plupart des Somaliens pratiquent la mutilation génitale féminine comme une chose tout à fait naturelle, ont été ressentis comme des actes blessants. Le Comité note que ces propos blessants peuvent être compris comme une généralisation négative touchant un groupe de personnes tout entier, fondée uniquement sur leur origine ethnique ou nationale, sans rapport avec leurs vues, opinions ou actes particuliers concernant la question des mutilations génitales féminines. Il rappelle de plus que le procureur public régional et la police ont d’emblée exclu l’application de l’article 266 b) au cas de M. Espersen, sans fonder cette décision sur les résultats d’une mesure d’enquête.

7.6Le Comité rappelle également sa jurisprudence et considère que le fait que les propos visés s’inscrivent dans le contexte du débat politique ne dispense pas l’État partie de son obligation d’ouvrir une enquête pour déterminer si ces propos représentaient un acte de discrimination raciale. Il réaffirme que l’exercice du droit à la liberté d’expression comporte des devoirs et des responsabilités spéciaux, notamment l’interdiction de diffuser des idées racistes.

7.7Étant donné que l’État partie n’a pas mené à bien une enquête effective pour déterminer s’il y avait eu un acte de discrimination raciale, le Comité conclut à une violation du paragraphe 1 d) de l’article 2 et de l’article 4 de la Convention. L’absence d’enquête sur la plainte déposée par la requérante en vertu de l’article 266 b) du Code pénal a également constitué une violation du droit, consacré à l’article 6 de la Convention, à une protection et à une voie de recours effectives contre l’acte de discrimination raciale dénoncé.

8.Le Comité pour l’élimination de la discrimination raciale, agissant en application du paragraphe 7 de l’article 14 de la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale, estime que les faits dont il est saisi font apparaître des violations du paragraphe 1 d) de l’article 2, de l’article 4 et de l’article 6 de la Convention.

9.Le Comité pour l’élimination de la discrimination raciale recommande à l’État partie d’octroyer à la requérante une indemnisation adéquate pour le dommage moral causé par lesdites violations de la Convention. Le Comité rappelle sa Recommandation générale no 30, dans laquelle il engage les États parties à prendre «des mesures énergiques pour combattre toute tendance à viser, stigmatiser, stéréotyper ou caractériser par leur profil les membres de groupes de population “non ressortissants” sur la base de la race, la couleur, l’ascendance et l’origine nationale ou ethnique, en particulier de la part des politiciens […]». Tenant compte de la loi du 16 mars 2004 qui a introduit, entre autres, une nouvelle disposition à l’article 81 du Code pénal faisant de la motivation raciale une circonstance aggravante, le Comité recommande à l’État partie de veiller à ce que la législation existante soit appliquée efficacement de façon à éviter que des violations analogues ne se reproduisent dans l’avenir. L’État partie est prié également de diffuser largement l’opinion du Comité, y compris auprès des procureurs et des instances judiciaires.

10.Le Comité souhaite recevoir du Danemark, dans un délai de six mois, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet à l’opinion du Comité.

[Adopté en anglais (version originale), en espagnol, en français et en russe. Paraîtra ultérieurement en arabe et en chinois dans le rapport annuel présenté par le Comité à l’Assemblée générale.]