Exposé des faits
L’auteure de la communication est Oksana Chpaguina (décédée), de nationalité russe, née en 1980. Elle affirme que la Fédération de Russie a violé les droits qu’elle tient des alinéas f) et g) de l’article 2 et des articles 3 et 12 de la Convention, étant donné que l’État partie ne lui a pas fourni de traitement de la dépendance à la drogue reposant sur des faits scientifiquement démontrés et tenant compte des différences entre les sexes, notamment un traitement de substitution aux opioïdes, et qu’elle a été l’objet de sanctions pénales sévères infligées par les autorités de l’État, notamment une peine de prison, pour des activités liées à l’usage de drogues qui n’étaient que la manifestation directe de sa dépendance. La Convention et le Protocole facultatif sont entrés en vigueur dans l’État partie le 3 septembre 1981 et le 28 octobre 2004, respectivement. L’auteure est représentée par des conseils, Tatiana Kotchetkova et Mikhaïl Golitchenko.
Rappel des faits présentés par l’auteure
L’auteure, orpheline, veuve et mère célibataire, avait une fille mineure née en 2011. Elle souffrait d’une dépendance chronique à la drogue (opioïdes), était séropositive et atteinte de la tuberculose et de l’hépatite C.
En 2011, lorsque l’auteure est tombée enceinte, elle a commencé à prendre dûment soin de sa santé dans la perspective de son accouchement. Elle a consulté un(e) gynécologue, qui l’a informée que son état de santé ne lui permettrait pas de donner naissance à un bébé en bonne santé et lui a conseillé de recourir au déclenchement médical de l’accouchement, acte qu’elle pouvait à peine se permettre financièrement. Cette information l’a fait tant souffrir qu’elle a tenté de se suicider et replongé dans la drogue. Le (la) gynécologue ne l’a pas informée des mesures qui pouvaient être prises afin qu’elle accouche d’un bébé en bonne santé. Finalement, elle a décidé de mener sa grossesse à terme. Elle a été admise dans une clinique spécialisée pour sortir de sa dépendance à la drogue où elle a souffert de la négligence des médecins, qui ont refusé de la soigner en raison de sa grossesse. Ce n’est qu’après avoir menti et évoqué un déclenchement qu’elle a obtenu de se faire soigner. Toutefois, bien que traitée en milieu hospitalier, elle ne s’est vu administrer que des sédatifs. La clinique était en outre dans un état général déplorable. L’auteure a été renvoyée chez elle après neuf jours de traitement, dans un état de santé instable et sans aucun suivi en ambulatoire, alors que la durée de son traitement n’aurait pas dû être inférieure à trois semaines, selon la réglementation médicale en vigueur.
Le 28 août 2011, l’auteure a donné naissance à une petite fille en bonne santé. Pourtant, les sentiments d’infériorité et d’humiliation provoqués par la façon dont les addictologues et les gynécologues l’avaient traitée avaient engendré chez elle une peur des médecins et des procédures médicales, ainsi que le sentiment que d’autres femmes enceintes toxicodépendantes pourraient connaître le même sort.
En mai 2012, l’auteure a recouru aux services de l’organisation non gouvernementale d’aide sociale Project April, dont le siège se trouve à Toliatti, dans la région de Samara (Fédération de Russie). Elle a relaté à Project April l’expérience qu’elle avait vécue dans l’État partie, à savoir l’impossibilité d’obtenir pendant sa grossesse une aide sociale et un traitement efficace de sa dépendance, notamment un traitement de substitution aux opioïdes, interdit par les lois fédérales de l’État partie.
En août 2012, l’auteure a déposé plainte auprès du Ministère de la santé de la région de Samara, précisant qu’il était nécessaire d’empêcher que d’autres femmes enceintes toxicodépendantes se trouvent dans l’impossibilité d’obtenir un traitement spécialisé reposant sur des faits scientifiquement démontrés et tenant compte des différences entre les sexes. L’auteure a demandé aux autorités d’enquêter sur son cas, de veiller à ce que les médecins concernés présentent officiellement leurs excuses et de l’informer des dispositions législatives et réglementaires en vigueur portant sur les services médicaux prévus pour les femmes enceintes faisant usage de drogues. En septembre 2012, le médecin-chef du service d’addictologie, à Toliatti, a présenté des excuses à l’auteure, au nom des médecins ayant pris part à son traitement, pour les désagréments et le stress qu’elle avait subis. Le 10 décembre 2012, le Ministère de la santé a répondu que, nonobstant les excuses officielles qui avaient été faites, l’aide médicale qui lui avait été dispensée était conforme à la loi et à la réglementation en vigueur. Le Ministère n’a fait mention d’aucune mesure visant à prévenir d’autres situations de ce type à l’avenir.
Le 29 décembre 2012, l’auteure a déposé plainte auprès du tribunal du district Avtozavodski de Toliatti, pour atteinte à son droit à la santé, à son droit de ne pas subir de discrimination et à son droit de ne pas subir de mauvais traitements, citant notamment l’absence d’enquête des autorités médicales sur les violations alléguées et l’absence de mesures efficaces permettant de prévenir à l’avenir d’autres violations de cet ordre. L’auteure a demandé au tribunal d’ordonner au Ministère de la santé de la région de Samara de remédier à ces violations, notamment en recensant les lacunes des textes législatifs et réglementaires existants concernant l’accès des femmes toxicodépendantes à des soins médicaux durant leur grossesse. Le 20 février 2013, le tribunal du district l’a déboutée au motif, entre autres, que son bébé était né en bonne santé ce qui, de l’avis du tribunal, était la preuve que la stratégie de surveillance médicale choisie dans son cas avait été médicalement justifiée.
Le 11 mars 2013, l’auteure a fait appel de la décision du tribunal de première instance auprès de la cour régionale de Samara, au motif que le tribunal du district Avtozavodski n’avait pas tenu compte de l’état de vulnérabilité dans lequel elle se trouvait en tant que femme avec enfant souffrant de troubles médicaux chroniques, notamment d’une dépendance à la drogue. Le 26 avril 2013, la cour régionale de Samara a confirmé la décision rendue en première instance. Le 10 septembre 2013, l’auteure s’est pourvue en cassation devant le Présidium de la cour régionale de Samara. Le 7 novembre 2013, son pourvoi en cassation a été rejeté sur décision d’un(e) juge unique de la cour régionale de Samara, qui précisait que la plainte déposée par un(e) citoyen(ne) ne pouvait justifier à elle seule la modification de lois et de règlements en vigueur, et que les juridictions inférieures n’avaient pas établi que l’auteure avait subi un traitement cruel de la part de ses médecins.
Le 18 mai 2013, l’auteure a déposé une plainte conjointe auprès du Rapporteur spécial sur le droit qu’a toute personne de jouir du meilleur état de santé physique et mentale possible, du Rapporteur spécial sur la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants et de la Rapporteuse spéciale sur la violence contre les femmes, ses causes et ses conséquences. Le 15 juillet 2013, le Rapporteur spécial sur le droit à la santé et la Rapporteuse spéciale sur la violence contre les femmes ont envoyé une communication à l’État partie, dans laquelle ils affirmaient que l’auteure avait fait l’objet de discrimination liée à son état de santé mentale et à sa dépendance à la drogue. Le 24 octobre 2013, l’État partie a répondu que les droits de l’auteure n’avaient pas été violés puisqu’elle avait reçu en temps voulu un traitement adapté, dans les conditions prévues par la législation nationale.
Depuis avril 2013, l’auteure a eu de fréquents problèmes de santé, replongeant notamment à plusieurs reprises dans l’usage illicite de drogues, ce qui est courant chez les patients souffrant de toxicodépendance chronique. Entre septembre 2013 et novembre 2014, elle a essayé de se sevrer et a été traitée dans différents centres spécialisés de Toliatti. Elle a d’abord fait une cure de désintoxication à la clinique spécialisée de Toliatti, immédiatement suivie d’une rechute dès le jour de sa sortie. Puis elle s’est inscrite, en novembre 2013, à un stage de réadaptation d’un an proposé aux personnes faisant usage de drogues par le centre de réadaptation Living Water, d’obédience protestante, seul centre de réadaptation de la région de Samara proposant ses services aux femmes avec enfants. Durant son séjour au centre Living Water, l’auteure, comme les autres patients et patientes, a été coupée du reste du monde, y compris de ses représentants au sein du programme Project April.
Peu après que l’auteure est sortie du centre de réadaptation Living Water, en novembre 2014, son partenaire, le père de sa fille mineure, est décédé. Elle a cependant maintenu son état d’abstinence pendant plusieurs mois et a trouvé un emploi. En mai 2015, elle avait cependant recommencé à consommer de la drogue et tenté, sans succès, de trouver des centres de traitement laïcs accueillant des femmes avec enfants. Certains centres lui ont proposé leurs services mais elle ne pouvait en acquitter les frais d’inscription, plusieurs fois supérieurs à son revenu mensuel. L’auteure n’a jamais demandé d’aide sociale, y compris d’aide financière, par peur d’être privée de ses droits parentaux en application de l’article 69 du Code de la famille de l’État partie.
Le 1er juin 2015, la police a fait irruption dans l’appartement de l’auteure et l’a arrêtée pour fabrication et possession de stupéfiant (désomorphine) en quantités importantes pour un usage personnel, des faits passibles de sanctions au titre de l’article 228 1) du Code pénal. Le 11 janvier 2016, le tribunal du district Avtozavodski a conclu à la culpabilité de l’auteure et l’a condamnée à une peine d’un an de prison avec sursis. Elle n’a pas fait appel de sa condamnation, par peur de provoquer la police, même si elle estimait que le tribunal n’avait pas tenu compte de la vulnérabilité propre à son genre et à son état de toxicodépendance et l’avait punie pour une infraction qui était la résultante directe de son problème de santé chronique. Aucun traitement de sa dépendance à la drogue ni aucune aide sociale ne lui ont été proposés au cours de l’instruction ni après sa condamnation. Elle n’a pas été en mesure de trouver de centre de réadaptation acceptant de la prendre en charge avec sa fille, puisque ces centres n’existent pas dans l’État partie. En conséquence, l’auteure, ne pouvant se sevrer sans aide spécialisée, a continué à prendre de la drogue tout en essayant de réduire les doses et de consommer uniquement chez elle, quand son enfant était absent.
Le 24 janvier 2016, la police a de nouveau fait irruption dans l’appartement de l’auteure et l’a arrêtée, ainsi qu’un(e) ami(e), pour fabrication de stupéfiant (désomorphine) à des fins de consommation personnelle. Le 15 août 2016, le tribunal du district Avtozavodski a condamné l’auteure à trois ans et quatre mois de prison pour préparation et possession de 0,33 gramme de stupéfiant sans intention de vendre (art. 228 2) du Code pénal) et pour mise à disposition systématique de son appartement à des fins de consommation de drogues (art. 232 du Code pénal). Compte tenu de ses antécédents, l’auteure a été condamnée à une peine de prison ferme.
Le 24 août 2016, l’auteure a fait appel de la condamnation devant la cour régionale de Samara, au motif que le tribunal de première instance n’avait pas tenu compte de sa vulnérabilité, notamment de son addiction à la drogue, à l’origine de son comportement. Le 21 octobre 2016, la cour régionale de Samara a confirmé la condamnation en appel. Le 6 mars 2017, un(e) juge unique de la cour régionale de Samara a refusé de soumettre le pourvoi en cassation de l’auteure à l’examen du Présidium de la cour régionale de Samara. De même, le 25 septembre 2017, un(e) juge unique de la Cour suprême de la Fédération de Russie a refusé de soumettre son pourvoi en cassation à l’examen de la Cour suprême.
Au cours des procédures d’appel et de cassation, l’auteure a affirmé que les tribunaux nationaux n’avaient pas tenu compte du fait qu’elle souffrait d’une addiction chronique à la drogue, que des méthodes efficaces de traitement de cette addiction, telles que les traitements de substitution aux opioïdes, n’étaient pas disponibles dans l’État partie et que l’État partie n’avait pas de centre de traitement ou de réadaptation des personnes toxicodépendantes acceptant les femmes avec enfants. Elle a ajouté qu’en dépit de la demande de son conseil, aucun examen médico-légal n’avait été effectué pour évaluer son état physique et mental. En outre, l’auteure a évoqué les sentiments d’infériorité et d’humiliation engendrés par une sanction pénale particulièrement sévère pour un acte qui n’était qu’une manifestation directe de sa maladie chronique. Elle a insisté sur le fait que les tribunaux de l’État partie avaient prononcé la sanction la plus lourde (une peine de prison ferme) afin de montrer à quel point l’opinion publique réprouvait les usagers de drogues, même s’ils reconnaissaient le caractère chronique et récidivant de l’addiction à la drogue et le fait que l’usage qu’en faisait l’auteure était une manifestation directe de sa dépendance.
L’auteure dit avoir épuisé tous les recours internes. Elle explique qu’elle n’a pas demandé le réexamen de sa condamnation au titre de la procédure de contrôle, car cette procédure requiert un exercice discrétionnaire du pouvoir et constitue un recours extraordinaire qui ne fait pas partie de ceux qui doivent être épuisés aux fins du paragraphe 1 de l’article 4 du Protocole facultatif. Elle fait valoir en outre que la plainte qu’elle a déposée devant les rapporteurs spéciaux ne devrait pas empêcher le Comité d’examiner la communication au titre du paragraphe 2 a) de l’article 4 du Protocole facultatif, étant donné que les rapporteurs spéciaux ne peuvent pas rendre de décision contraignante sur le fond de l’affaire et que cette procédure ne pourrait pas non plus lui permettre d’obtenir de réparation individuelle pour aucune violation alléguée.
Le 10 janvier 2019, l’auteure est décédée dans l’un des hôpitaux de Toliatti.
Teneur de la plainte
L’auteure affirme être victime d’une violation des alinéas f) et g) de l’article 2 et de l’article 12 de la Convention, étant donné que l’État partie ne lui a pas fourni de traitement de la dépendance à la drogue reposant sur des faits scientifiquement démontrés et tenant compte des différences entre les sexes, notamment de traitement de substitution aux opioïdes, et que les autorités de l’État partie l’ont soumise aux sanctions pénales les plus sévères pour des activités liées à la consommation de drogues.
L’auteure fait valoir que l’État partie ne lui a pas permis de suivre de traitement sûr, reposant sur des faits scientifiquement démontrés et tenant dûment compte des différences entre les sexes, comme un traitement de substitution aux opioïdes, y compris pendant sa grossesse, en violation de l’article 12 de la Convention. C’est la cause de ses multiples rechutes puis, par voie de conséquence, de ses arrestations et de ses condamnations pénales pour des comportements imputables à l’usage des drogues. De même, l’auteure fait valoir que l’absence, dans l’État partie, de structures de traitement et de réadaptation pour femmes toxicodépendantes avec enfants constitue un obstacle discriminatoire important à l’accès de ces femmes aux soins de santé dont elles ont besoin.
L’auteure affirme en outre que l’État partie n’a pas pris les mesures juridiques et politiques adaptées pour lutter contre la discrimination à l’égard des femmes, violant ainsi les alinéas f) et g) de l’article 2 de la Convention, lu conjointement avec l’article 12. L’État partie a violé ces dispositions : a) en maintenant les dispositions législatives qui interdisent les traitements de substitution aux opioïdes et en s’abstenant de fournir aux femmes toxicodépendantes le soutien juridique, politique et financier qui leur permettrait d’accéder aux traitements de substitution aux opioïdes, et ce, contrairement aux recommandations du Comité et du Comité des droits économiques, sociaux et culturels ; b) en ne fournissant pas aux femmes avec enfants l’appui juridique, politique et financier qu’il leur faudrait pour pouvoir accéder sans entrave à des services de traitement de la dépendance aux drogues tenant dûment compte des problématiques propres à leur genre ; c) en maintenant la dépendance chronique aux drogues comme seule base juridique de la privation des droits parentaux ; d) en maintenant les dispositions du Code pénal qui sanctionnent pénalement les femmes qui consomment des drogues ou sont toxicodépendantes pour des activités liées à cette consommation, y compris la possession à usage personnel.
En particulier, l’auteure souligne que les femmes qui consomment des drogues sont particulièrement vulnérables à la discrimination fondée sur le genre et que les services de traitement disponibles dans l’État partie sont uniformément axés sur les besoins, cliniques et autres, des hommes. À titre d’exemple, lorsqu’elle a été admise dans la clinique publique de traitement ou dans les centres de réadaptation privés, elle a été placée dans des services de soins généraux, avec des hommes. L’auteure souligne également l’absence de directives et de protocoles cliniques de traitement de la dépendance à la drogue adaptés au cas particulier des femmes et, notamment, à celui des femmes enceintes et des femmes avec enfants, sachant qu’ils auraient pu servir de base à la formation professionnelle du personnel médical, améliorer l’accès des femmes à des soins de qualité adaptés et permettre à celles qui ont besoin d’un traitement adapté à leur genre d’avoir accès à des informations sur les méthodes de soins disponibles.
L’auteure affirme en outre qu’en interdisant les traitements de substitution aux opioïdes, l’État partie l’a privée d’un traitement efficace de l’addiction aux drogues qui lui aurait permis de poursuivre sa grossesse en toute sécurité et de s’occuper de son enfant sans craindre d’être privée de ses droits parentaux ni d’être arrêtée et poursuivie pour usage illégal de drogues. Elle explique que l’Organisation mondiale de la Santé (OMS) a expressément reconnu que le traitement de substitution aux opioïdes était préférable à la cure de désintoxication pour traiter la dépendance des femmes enceintes à la drogue. Or l’abstinence était la seule ligne de conduite que les prestataires de santé étaient en mesure de proposer dans la situation de l’auteure, bien que son inefficacité soit connue en raison de l’augmentation du risque de rechute et d’overdose.
L’auteure souligne également que l’État partie n’a pris aucune mesure juridique pour empêcher que les femmes avec enfants ne soient discriminées sur la base de l’article 69 du Code de la famille, en conséquence de quoi elle n’a pas pu demander d’aide sociale, notamment d’aide financière, en vue de s’adresser à des structures privées de traitement et de réadaptation et de subvenir temporairement aux besoins de son enfant pendant ce traitement. Selon elle, bien que l’article 69 s’applique également aux pères et aux mères toxicodépendants, il touche principalement les mères célibataires dépendantes aux drogues. Elle explique que la menace d’être privée de ses droits parentaux, qui l’a empêchée d’avoir accès aux services d’aide sociale et financière ainsi qu’aux programmes de réadaptation, a joué un rôle majeur dans ses rechutes, qui ont mené à son arrestation et aux poursuites judiciaires dont elle a fait l’objet.
Enfin, l’auteure indique que l’État partie maintient les dispositions du Code pénal qui répriment toutes les activités liées à la consommation de drogues, y compris la possession sans intention de vendre, ce qui expose les personnes les plus vulnérables à des poursuites pour consommation et possession de drogues alors que ces activités découlent souvent de leur état de santé chronique. Elle explique que, comme son cas l’a démontré, l’État partie ne fournit pas aux femmes toxicodépendantes de traitement reposant sur des faits scientifiquement démontrés et tenant compte des différences entre les sexes, mais les sanctionne pénalement pour un comportement qui découle de cette consommation de drogues, ce qui dénote une indifférence à leurs besoins particuliers, notamment quand elles sont enceintes ou ont des enfants. Selon elle, la politique officielle de « tolérance zéro » de l’État partie à l’égard de la consommation de drogues consacre la stigmatisation, la discrimination et la maltraitance des personnes faisant usage de drogues, considérées comme « inaptes » à vivre en société tant qu’elles ne mettent pas un terme à cette consommation. Cette vulnérabilité, précise-t-elle, est encore plus importante chez les femmes, et surtout chez les femmes avec enfants, dont la responsabilité sociale apparaît plus importante du fait qu’elles doivent élever et soutenir leurs enfants. Ainsi, les usagères de drogues sont les plus maltraitées, car elles sont considérées comme irresponsables non seulement vis-à-vis d’elles-mêmes mais aussi de leurs enfants.
Compte tenu de ce qui précède, l’auteure demande au Comité d’établir qu’elle a été victime de discrimination à l’égard des femmes dans le domaine des soins de santé, en violation de l’article 12 de la Convention. Elle demande également au Comité de constater que l’État partie n’a pas pris toutes les mesures qui s’imposent pour modifier ou abolir les lois, règlements, coutumes et pratiques en vigueur constituant une discrimination à l’égard des femmes, ainsi que pour abroger toutes les dispositions pénales nationales constituant une discrimination à l’égard des femmes, en violation des alinéas f) et g) de l’article 2 de la Convention, lu conjointement avec l’article 12.
Observations de l’État partie sur la recevabilité
Le 28 janvier 2019, l’État partie a communiqué ses observations sur la recevabilité de la communication. L’État partie conclut que la communication devrait être déclarée irrecevable au regard des paragraphes 1 et 2 c) de l’article 4 du Protocole facultatif.
L’État partie note en particulier que l’auteure n’a jamais formé de pourvoi en cassation devant la Cour suprême de la Fédération de Russie en ce qui concerne les décisions de justice du 20 février 2013 et du 26 avril 2013, par lesquelles les tribunaux ont refusé de faire droit à ses demandes tendant à ordonner au Ministère de la santé de la région de Samara de remédier aux violations présumées de ses droits. Selon l’État partie, l’utilité de la procédure de pourvoi en cassation devant la Cour suprême est attestée par les statistiques de 2013, année où ont été rendues les décisions des juridictions inférieures concernant les plaintes de l’auteure. De même, l’État partie observe que l’auteure n’a pas contesté la décision du 25 septembre 2017 du (de la) juge à la Cour suprême de la Fédération de Russie, qui a refusé de transmettre son pourvoi en cassation pour examen. Le paragraphe 3 de l’article 401.8 du Code de procédure pénale prévoyait à l’époque cette voie de recours, que l’auteure n’a pas épuisée. La communication devrait donc être déclarée irrecevable au regard du paragraphe 1 de l’article 4 du Protocole facultatif.
L’État partie explique également que la lutte contre le trafic de drogues, de substances psychotropes et de leurs analogues est un élément important de la sécurité nationale de l’État partie. Il souligne que l’usage de drogues en tant que tel ne constitue pas une infraction pénale et n’entraîne qu’une sanction administrative, et que la Cour constitutionnelle de la Fédération de Russie a déjà examiné des plaintes de citoyens et de citoyennes contestant les restrictions de l’usage de certains stupéfiants à des fins de traitement de la toxicodépendance. La Cour constitutionnelle a notamment conclu que les dispositions de la loi fédérale sur les stupéfiants et les substances psychotropes portant interdiction de l’utilisation de la méthadone pour le traitement de la toxicodépendance ne violaient pas les droits des plaignants. L’État partie indique en outre que l’article 69 du Code de la famille, contesté par l’auteure, vise principalement à protéger les droits de l’enfant, lequel n’a pas à servir de bouclier juridique aux parents souffrant de dépendance chronique à la drogue ou à l’alcool dans leur interaction avec les autorités. L’État partie observe qu’en tout état de cause, la fille de l’auteure vit avec sa grand-mère depuis l’automne 2015, que l’auteure n’a jamais été privée de ses droits parentaux en raison de sa toxicodépendance chronique et que le fait qu’elle a un enfant mineur a été relevé par les tribunaux comme circonstance atténuante dans sa condamnation. Compte tenu de ce qui précède, l’État partie fait valoir que les allégations de l’auteure ne concernent pas une quelconque atteinte aux droits individuels que lui confère la Convention mais plutôt le fait qu’il aurait manqué à ses obligations positives relatives à l’adoption de mesures générales visant à protéger les droits des femmes dans un domaine particulier des relations sociales. Par conséquent, l’auteure n’a pas fait la démonstration de son statut de victime, et la communication n’est pas suffisamment étayée. L’État partie conclut donc que la communication devrait être déclarée irrecevable au regard du paragraphe 2 c) de l’article 4 du Protocole facultatif.
Commentaires de l’auteure sur les observations de l’État partie concernant la recevabilité
Le 28 juin 2019, les conseils ont présenté des commentaires sur les observations de l’État partie concernant la recevabilité de la communication. Selon eux, l’État partie n’a pas démontré que la communication devait être déclarée irrecevable pour l’un ou l’autre des motifs indiqués dans ses observations sur la recevabilité.
Les conseils contestent l’argument avancé par l’État partie selon lequel la communication devrait être jugée irrecevable au regard du paragraphe 2 c) de l’article 4 du Protocole facultatif. Ils soulignent que la communication décrit en détail la discrimination dont l’auteure a fait l’objet de la part de l’État partie, qui ne lui a pas proposé de traitement de la dépendance à la drogue reposant sur des faits scientifiquement démontrés et tenant compte des spécificités de chaque sexe, notamment de traitement de substitution aux opioïdes approuvé par l’OMS, même pendant sa grossesse.
En outre, les conseils contestent l’assertion de l’État partie selon laquelle ils n’ont pas épuisé tous les recours internes disponibles et utiles. Ils rappellent notamment que l’État partie a mentionné le rapport statistique sur la procédure de recours en cassation devant la Cour suprême de la Fédération de Russie, qui montre qu’en 2013, la Cour suprême a examiné des recours en cassation dans 528 affaires civiles et s’est prononcée en faveur des requérants dans 519 cas. Or les conseils indiquent que ces chiffres sont trompeurs puisque, selon le même rapport, la Cour suprême a reçu 72 178 pourvois en cassation au total en 2013, dont seuls 528 (0,7 %) ont été examinés au fond. Ils font valoir que la procédure de cassation constitue donc un moyen extraordinaire, qui n’a pas à être épuisé aux fins du paragraphe 1 de l’article 4 du Protocole facultatif, et que la décision rendue en appel par la cour régionale de Samara le 26 avril 2013 constituait le dernier recours interne disponible et utile dans l’affaire civile de l’auteure. Toutefois, l’auteure a pris une mesure inutile supplémentaire en formant un pourvoi en cassation devant le Présidium de la cour régionale de Samara, qui a été rejeté sur décision d’un(e) juge unique le 7 novembre 2013.
À titre subsidiaire, les conseils rappellent que, s’il est peu probable qu’un recours interne soit utile parce qu’il n’offre pas de perspective raisonnable d’issue favorable, ce recours, à titre exceptionnel, n’a pas à être épuisé en vertu du paragraphe 1 de l’article 4 du Protocole facultatif. L’examen de l’affaire en cassation devant la Cour suprême n’étant pas un recours utile, il est justifié de faire exception au principe de l’épuisement des recours internes. Selon les conseils, la Cour suprême n’aurait pas pu proposer de réparations convenables pour les violations subies par l’auteure, pour la raison qu’elle n’aurait pas tenu compte des multiples obstacles auxquels cette dernière s’est heurtée en cherchant à obtenir des soins médicaux de qualité adaptés à son sexe, notamment de la maltraitance et de la négligence discriminatoires dont les femmes enceintes faisant usage de drogues font l’objet au sein du système de santé. Les conseils ajoutent qu’un pourvoi en cassation devant la Cour suprême n’aurait offert à l’auteure aucune perspective raisonnable d’issue favorable, étant donné la tolérance dont font montre les juridictions à l’égard des violations alléguées au motif de leur seule légalité.
Pour les mêmes motifs, les conseils réfutent les allégations de l’État partie selon lesquelles l’auteure n’a pas épuisé tous les recours internes disponibles dans le cadre de la procédure pénale engagée contre elle puisqu’elle n’a pas, notamment, présenté d’autre pourvoi en cassation devant le (la) Président(e) de la Cour suprême de la Fédération de Russie ou son adjoint(e). Les conseils demandent donc au Comité d’accepter leur communication et de l’examiner sur le fond.
Observations de l’État partie sur le fond
Le 2 juillet 2021, l’État partie a présenté ses observations sur le fond de la communication.
L’État partie rappelle que, le 14 février 2019, le Présidium de la cour régionale de Samara, après examen de la demande de cassation par le (la) Procureur(e) adjoint(e) de la région de Samara, a modifié les décisions de la juridiction concernant les condamnations de l’auteure. Le Présidium a notamment supprimé de la décision rendue le 11 janvier 2016 par le tribunal de district Avtozavodski la mention de circonstance aggravante pour infraction commise sous l’empire des stupéfiants. Cela a permis de réduire la peine de prison de l’auteure à trois ans et trois mois.
L’État partie explique en outre que la condamnation de l’auteure est conforme aux dispositions applicables du droit pénal de l’État partie, qui n’exclut pas la responsabilité pénale en cas d’acquisition, de possession, de transport, de fabrication ou de transformation illicites de stupéfiants en quantités significatives, importantes ou particulièrement importantes. À cet égard, l’État partie fait valoir que l’article 38 de la Convention unique sur les stupéfiants de 1961 en autorise les parties à établir de manière indépendante des méthodes de traitement de la dépendance à la drogue. En conséquence, la loi fédérale sur les stupéfiants et les substances psychotropes interdit l’utilisation des traitements de substitution aux opioïdes dans les cas de toxicodépendance, ce qu’a confirmé le décret no 733 du Président de la Fédération de Russie, en date du 23 novembre 2020, portant approbation de la stratégie nationale antidrogue de la Fédération de Russie pour la période allant jusqu’à 2030. L’État partie note en outre que la Cour européenne des droits de l’homme n’a pas établi les avantages du traitement de substitution aux opioïdes par rapport aux méthodes conventionnelles de traitement de la toxicodépendance et a estimé que l’utilisation du traitement de substitution aux opioïdes était controversée. L’État partie rappelle également ses arguments concernant la décision rendue par la Cour constitutionnelle sur la question des restrictions de l’utilisation de certains stupéfiants pour le traitement de la toxicodépendance et l’application de l’article 69 du Code de la famille.
Enfin, l’État partie réaffirme que la communication est manifestement mal étayée. Il relève notamment que le fait que, selon les allégations de l’auteure, il ne se conforme pas à ses obligations positives relatives à l’adoption de mesures générales ne saurait suffire à constituer la preuve d’une violation particulière des droits de l’auteure. L’État partie fait valoir que celle-ci a reçu les soins médicaux dont elle avait besoin en temps voulu, tant avant qu’après sa condamnation. Il est à noter, poursuit‑il, qu’après son incarcération, l’auteure n’a jamais porté plainte pour assistance médicale inadaptée auprès de l’administration de la colonie pénitentiaire, des tribunaux nationaux ou de la Cour européenne des droits de l’homme. Pendant son incarcération, elle n’a pas été tenue de s’inscrire au centre de traitement et n’a présenté aucun symptôme nécessitant des mesures de traitement coercitives. En revanche, en raison de l’attitude positive dont elle a fait preuve en ce qui concernait ses études et son travail, ainsi que de sa participation à des événements culturels et sportifs à la colonie pénitentiaire, elle a été transférée dans une cellule aux conditions de sécurité moins strictes, le 18 février 2018.
Compte tenu de ce qui précède, l’État partie conclut que l’auteure n’a pas démontré son statut de victime concernant l’un quelconque des droits garantis par la Convention, que la communication est manifestement mal fondée et qu’il n’y a pas eu de violation des droits que l’auteure tient de la Convention.
Commentaires de l’auteure sur les observations de l’État partie concernant le fond
Le 23 décembre 2021, les conseils de l’auteure ont présenté des commentaires sur les observations de l’État partie concernant le fond.
Selon les conseils, l’État partie n’a pas réussi à démontrer que l’auteure n’avait pas établi de quelle façon exactement ses droits avaient été violés. Les conseils réaffirment que la communication initiale offre un compte rendu détaillé de la manière dont l’auteure a été victime de discrimination de la part de l’État partie. Ils soulignent en particulier que l’État partie a continué de refuser à l’auteure un traitement de substitution aux opioïdes même après que les rapporteurs spéciaux l’ont informé de la situation de l’auteure et des violations de ses droits, notamment le droit à la santé et le droit de ne pas subir de discrimination. Les conseils soulignent également que le seul centre de réadaptation proposant des services destinés aux femmes avec enfants dans la région de Samara ressemblait à une prison privée plutôt qu’à un établissement de soins. L’administration du centre de réadaptation contrôlait complètement les faits et gestes de l’auteure, au point qu’elle a été empêchée de poursuivre son instance devant les tribunaux nationaux de l’État partie et les organes internationaux chargés des droits humains. Les conseils affirment que ce type de réadaptation de qualité inférieure ne peut empêcher les rechutes des patients sitôt qu’ils quittent l’établissement.
Les conseils de l’auteure rappellent en outre, en ce qui concerne les arguments qu’elle a fait valoir concernant l’interdiction qui frappe les traitements de substitution aux opioïdes, que l’État partie s’est référé à l’arrêt rendu par la Cour européenne des droits de l’homme en l’affaire Abdyusheva et autres c. Russie pour corroborer sa position, à savoir que ce traitement ne présenterait aucun avantage par rapport au traitement classique fondé sur l’abstinence. Or d’après eux, dans cette affaire, la Cour n’a pas examiné, en fait, la question de savoir si le traitement de substitution aux opioïdes était une méthode de traitement préférable. Ils font valoir en outre que l’affaire Abdyusheva et autres est sensiblement différente de celle de l’auteure, pour les raisons exposées ci-après. Premièrement, la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ne garantit pas le droit à la santé, ce qui a incité la Cour à recourir alors à une interprétation étroite de l’article 8 de cette Convention (Droit au respect de la vie privée et familiale) et à conclure que la décision de l’État partie d’interdire les traitements de substitution aux opioïdes à l’échelle fédérale relevait de sa marge d’appréciation. En revanche, la présente communication porte sur l’application de la Convention dans le cadre du droit à la santé et du droit de ne pas subir de discrimination. Deuxièmement, dans l’affaire Abdyusheva et autres, Mme Abdyusheva n’était pas enceinte, contrairement à l’auteure ; elle n’était pas davantage une mère célibataire avec enfant et n’avait pas été poursuivie deux fois pour des activités résultant d’une dépendance chronique à la drogue.
Les conseils contestent également l’assertion de l’État partie selon laquelle l’auteure a reçu des soins médicaux conformes à la loi et a donné naissance à une enfant en bonne santé. Dans ses observations, l’État partie laisse entendre qu’il faudrait évaluer la qualité des soins médicaux reçus pendant la grossesse à la seule aune de l’état de santé de l’enfant à la naissance. Ce faisant, poursuivent les conseils, il néglige la douleur et la souffrance de l’auteure ainsi que les risques qu’a fait courir à la santé du fœtus l’absence d’accès de la mère à un traitement de substitution aux opioïdes. Selon le groupe d’obstétriciens qui a examiné le cas de l’auteure à la demande de ses conseils, l’enfant est née avant terme et avec une insuffisance pondérale, autant de complications typiques de l’absence de soins prénatals complets, y compris les traitements de substitution aux opioïdes. D’après le rapport, si l’enfant de l’auteure est apparue en bonne santé, c’est bien malgré les soins prénatals de qualité inférieure qu’elle avait reçus, et non grâce à un traitement sûr, efficace et reposant sur des faits scientifiquement démontrés.
Les conseils notent en outre que l’État partie s’appuie sur la décision de la Cour constitutionnelle en date du 26 mai 2016, qui, selon lui, a affirmé que l’interdiction des traitements de substitution aux opioïdes ne pouvait pas constituer une violation des droits de l’auteure. Ils ne sont pas d’accord avec cette affirmation car la Cour constitutionnelle n’a pas examiné l’affaire sur le fond, notamment sous l’angle des dispositions de la Constitution garantissant le droit à la santé et le droit de ne pas subir de discrimination. Au contraire, selon eux, la Cour constitutionnelle a rejeté la requête au motif que la Convention unique sur les stupéfiants et la Convention des Nations Unies contre le trafic illicite de stupéfiants et de substances psychotropes de 1988 habilitaient l’État partie à prendre toute mesure de contrôle des drogues applicable vis-à-vis de la méthadone ou de la buprénorphine, ne tenant ainsi pas compte, de leur point de vue, de ce que l’accès aux substances placées sous contrôle à des fins médicales est l’un des principes des deux Conventions. Les conseils rappellent en particulier que la méthadone et la buprénorphine figurent toutes deux sur la liste des médicaments essentiels au traitement de la toxicodépendance, établie par l’OMS.
Les conseils constatent en outre que l’État partie justifie la condamnation et l’incarcération de l’auteure en s’appuyant sur le droit pénal interne, qui ne prévoit pas d’exceptions à la responsabilité pénale pour possession de stupéfiants en quantité significative ou importante. Selon eux, les dispositions respectives du Code pénal, conjuguées à une application agressive de la loi, portent essentiellement sur les personnes qui consomment des stupéfiants plutôt que sur celles qui en vendent, ce qui est l’une des conditions qui ont permis les violations consécutives des droits de l’auteure. Les conseils font valoir que les termes « quantité significative » et « quantité importante » sont trompeurs : selon la loi, une « quantité significative » de désomorphine est comprise entre 0,05 et 0,25 gramme et une « quantité importante », entre 0,25 et 10 grammes. Lors de la première arrestation de l’auteure, le 1er juin 2015, la police l’a trouvée en possession de 0,191 gramme de désomorphine ; lors de sa seconde arrestation, le 24 janvier 2016, elle a été trouvée en possession de 0,33 gramme de cette substance. En ces deux occasions, l’auteure destinait la drogue à son propre usage. En outre, les conseils doutent du bien-fondé de la condamnation de l’auteure pour « mise à disposition systématique de son appartement à des fins de consommation de drogues », qui reposait simplement sur le fait que l’intéressée consommait la désomorphine dans son propre appartement avec une autre personne faisant usage de drogues. Compte tenu de l’indifférence montrée par l’État partie face aux troubles médicaux chroniques de l’auteure et aux difficultés liées à sa situation de femme et de mère célibataire avec un enfant en bas âge, les conseils soulignent à nouveau que la condamnation de l’auteure à 39 mois de prison était manifestement disproportionnée et constituait une discrimination fondée sur le genre.
Enfin, les conseils examinent l’argument de l’État partie selon lequel, pendant son incarcération, l’auteure n’a pas demandé à obtenir un traitement de son addiction à la drogue. Ils soulignent que la demande initiale ne concernait pas le traitement de l’auteure en prison ; il y était fait état de la mesure manifestement disproportionnée que constituait en soi l’incarcération de l’auteure, eu égard à son état de santé. Cependant, les conseils notent également qu’aucun traitement fondé sur des faits scientifiquement démontrés n’est disponible dans les prisons de l’État partie et que la meilleure solution pour une personne souffrant d’une dépendance à la drogue ou d’une maladie mentale est de dissimuler ces problèmes à l’administration pénitentiaire, car les plaintes liées à des problèmes de toxicodépendance ne feraient qu’entraîner un durcissement des conditions d’incarcération, sans aucune chance de libération anticipée. Par conséquent, l’absence de demandes d’assistance médicale de la part de l’auteure ne signifie pas que son incarcération ait été raisonnable et n’ait pas relevé d’une discrimination fondée sur le genre.
Délibérations du Comité
Examen de la recevabilité
Le Comité doit, conformément à l’article 64 de son règlement intérieur, déterminer si la communication est recevable au regard du Protocole facultatif.
Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément au paragraphe 2 a) de l’article 4 du Protocole facultatif, que la même question n’avait pas déjà été examinée ou n’était pas déjà en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.
Le Comité rappelle qu’en vertu du paragraphe 1 de l’article 4 du Protocole facultatif, il ne peut examiner aucune communication sans avoir vérifié que tous les recours internes ont été épuisés, à moins que la procédure de recours n’excède des délais raisonnables ou qu’il soit improbable que le requérant obtienne réparation par ce moyen. À cet égard, le Comité prend note de l’affirmation de l’État partie selon laquelle la présente communication devrait être jugée irrecevable parce que les recours internes n’ont pas été épuisés comme l’exige le paragraphe 1 de l’article 4 du Protocole facultatif. L’État partie fait observer que l’auteure, en tant que partie civile, aurait pu se pourvoir en cassation devant la Cour suprême de la Fédération de Russie en ce qui concerne les décisions de justice du 20 février 2013 et du 26 avril 2013, mais ne l’a jamais fait.
Le Comité a pris note des objections des conseils quant à l’effectivité des procédures de cassation en matière civile. Il constate que la procédure en question vise à contester des décisions entrées en vigueur, uniquement sur des points de droit. Les décisions rendues sur le renvoi d’une affaire à une juridiction de cassation sont par nature discrétionnaires, étant donné qu’elles sont prises par un(e) juge unique et qu’elles ne sont pas limitées dans le temps. En outre, le Comité note que, bien que l’État partie ait fourni des statistiques (voir par. 4.2 ci-dessus) sur les procédures de cassation en 2013, il n’a pas donné d’exemples démontrant qu’il était raisonnablement probable que de telles procédures auraient offert un recours effectif dans les circonstances de l’espèce. L’État partie n’a pas non plus indiqué combien de ces affaires concernaient l’accès d’usagères de drogues, enceintes ou avec enfants, à un traitement de la toxicodépendance qui leur soit adapté et à des services médicaux liés à la grossesse. Au contraire, les conseils ont démontré que ces statistiques, à y regarder de plus près, ne corroboraient pas l’argument de l’État partie. Ils ont également fait valoir que, en principe, un examen en cassation de l’affaire civile de l’auteure ne lui aurait pas offert la moindre probabilité raisonnable d’issue favorable (voir par. 5.4 ci-dessus). En outre, l’auteure a bien tenté d’obtenir le réexamen de son affaire civile par une juridiction de cassation, à savoir le Présidium de la cour régionale de Samara, mais son pourvoi en cassation a été rejeté par décision d’un(e) juge unique de la cour régionale de Samara.
De même, le Comité prend note de l’argument de l’État partie selon lequel l’auteure n’a pas contesté la décision du (de la) juge unique de la Cour suprême de la Fédération de Russie de refuser de transmettre son pourvoi en cassation contre sa condamnation pénale pour qu’il soit examiné par le (la) Président(e) de la Cour suprême de la Fédération de Russie ou son adjoint(e), ce qui était possible en vertu du paragraphe 3 de l’article 401.8 du Code de procédure pénale.
Le Comité prend note des objections des conseils s’agissant de l’inefficacité des procédures de cassation dans les affaires pénales examinées dans l’État partie, ainsi que de l’absence de probabilité raisonnable de voir un éventuel nouveau pourvoi en cassation de l’auteure connaître une issue favorable devant le (la) Président(e) de la Cour suprême de la Fédération de Russie ou son adjoint(e).
Le Comité estime donc que le paragraphe 1 de l’article 4 du Protocole facultatif ne lui interdit pas d’examiner la présente communication.
Le Comité observe aussi que l’État partie a fait valoir que la présente communication devait être déclarée irrecevable au titre du paragraphe 2 c) de l’article 4 du Protocole facultatif car insuffisamment étayée.
Le Comité prend note du contre-argument des conseils selon lequel il était extrêmement difficile, voire impossible, pour l’auteure de recevoir un traitement reposant sur des faits scientifiquement démontrés et tenant compte des différences entre les sexes pour son addiction à la drogue lorsqu’elle était enceinte, et qu’elle n’a pu trouver aucun centre de réadaptation pour personnes toxicodépendantes, public ou privé (et financièrement abordable), qui admette une femme accompagnée d’un enfant mineur. Le Comité conclut que l’auteure a suffisamment motivé sa demande pour ce qui est de la recevabilité et que rien ne s’oppose donc à ce qu’il l’examine au fond.
Les griefs de l’auteure tels qu’ils ont été présentés soulèvent également des questions au regard de l’article 3 de la Convention. Le Comité considère que ces griefs sont suffisamment étayés, aux fins de la recevabilité, et passe à leur examen au fond.
Le Comité considère également qu’il n’a aucune raison de considérer la communication irrecevable pour tout autre motif et la juge par conséquent recevable.
N’ayant trouvé aucun obstacle à la recevabilité de la communication, le Comité procède à l’examen au fond.
Examen au fond
Conformément au paragraphe 1 de l’article 7 du Protocole facultatif, le Comité a examiné la présente communication en tenant compte de toutes les informations qui lui ont été communiquées par l’auteure et ses conseils et par l’État partie.
Le Comité prend note de l’affirmation de l’auteure selon laquelle, en violation des droits qu’elle tient de l’article 12 de la Convention, compte tenu de la recommandation générale no 24 (1999) sur les femmes et la santé, y compris la santé reproductive, ainsi que de la recommandation générale no 28 (2010) sur les obligations fondamentales des États parties découlant de l’article 2 de la Convention, l’État partie ne l’a pas protégée contre la discrimination dans le domaine des soins de santé. En l’espèce, l’auteure s’est heurtée, durant sa grossesse, à de multiples obstacles lorsqu’elle a voulu accéder à des services de traitement de la toxicodépendance et de réadaptation abordables et adaptés sur le plan médical, fondés sur des faits scientifiquement démontrés et tenant compte des spécificités de chaque sexe. Les tribunaux nationaux de l’État partie ont rejeté toutes les plaintes qu’elle a présentées concernant les violations présumées de son droit à la santé, de son droit de ne pas subir de discrimination et de son droit de ne pas subir de mauvais traitements.
Le Comité rappelle que, si l’accès aux soins de santé en général, y compris la santé reproductive, est un droit fondamental en vertu de la Convention, il faut accorder une attention particulière aux besoins et aux droits en matière de santé des femmes qui appartiennent aux groupes vulnérables et défavorisés. Il rappelle également que les mesures prises par les États parties pour éliminer la discrimination à l’égard des femmes sont jugées inappropriées si un système de soins de santé ne dispose pas des services voulus pour prévenir, détecter et traiter les maladies spécifiquement féminines, et que les politiques et mesures adoptées par les États parties dans le domaine de la santé doivent tenir compte des intérêts et des spécificités des femmes par rapport aux hommes. Ces facteurs comprennent les facteurs socioéconomiques ayant une incidence spécifique sur les femmes en général et sur certains groupes de femmes en particulier, ainsi que les facteurs psychosociaux qui concernent différemment les femmes et les hommes. De même, le Comité note que les États devraient veiller à ce que les prestataires de santé du secteur public et du secteur privé s’acquittent de leur obligation de respecter les droits des femmes en matière d’accès aux soins de santé. Il convient, note également le Comité, que les États parties prennent des mesures pour lever les obstacles − tels que les tarifs élevés pratiqués − auxquels se heurtent les femmes pour obtenir un accès rapide et peu coûteux aux services de santé.
Le Comité note que l’auteure fait valoir que, en violation de l’article 12 de la Convention, pendant sa grossesse, l’État partie ne lui a pas permis d’obtenir un traitement de son addiction à la drogue sûr, fondé sur des faits scientifiquement démontrés et tenant compte des spécificités de chaque sexe. Il prend également note de ce qu’a indiqué l’auteure concernant l’absence, dans l’État partie, de protocoles cliniques et de directives régissant le traitement de la toxicodépendance qui tiennent compte des spécificités de la santé féminine et de la santé des femmes enceintes.
Le Comité constate en outre que l’auteure affirme que l’État partie n’a pas pris les mesures juridiques et politiques voulues pour lutter contre la discrimination à l’égard des femmes, et qu’il a violé, ce faisant, les alinéas f) et g) de l’article 2 et l’article 3 de la Convention, lus conjointement avec l’article 12. À cet égard, le Comité rappelle avant tout qu’un traitement identique ou neutre des femmes et des hommes pourrait constituer une discrimination à l’égard des femmes s’il avait pour but ou pour effet d’empêcher les femmes d’exercer un droit, même si la discrimination n’était pas intentionnelle. Le Comité rappelle également l’obligation qu’ont les États parties de prendre des mesures pour éliminer les coutumes et toutes les autres pratiques qui perpétuent les rôles stéréotypés de l’homme et de la femme.
Le Comité note que l’auteure fait valoir que l’État partie ne fournit pas de soutien juridique, politique et financier aux femmes enceintes toxicodépendantes pour qu’elles puissent avoir accès aux traitements de substitution aux opioïdes. À cet égard, le Comité fait observer qu’en 2015, il a demandé à l’État partie de mettre en place des programmes de traitement de substitution conformes aux recommandations de l’OMS, pour les femmes faisant usage de drogues.
Le Comité prend note des contre-arguments que présente l’État partie concernant l’interdiction des traitements de substitution aux opioïdes, à savoir qu’il a toute discrétion pour choisir les méthodes de traitement de la toxicodépendance et que la Cour européenne des droits de l’homme n’a pas estimé que les traitements de substitution aux opioïdes présentaient des avantages absolus par rapport aux méthodes plus traditionnelles de traitement de l’addiction à la drogue.
Le Comité estime que l’intolérance de l’État partie à l’égard de l’usage de drogues peut, dans certains cas, entraîner une stigmatisation sociale des consommateurs de drogues, qui, en raison des stéréotypes de genre, serait plus importante pour les femmes en général et pour les femmes enceintes en particulier.
Le Comité rappelle également qu’il appartient généralement aux autorités des États parties d’évaluer les faits et les éléments de preuve ainsi que l’application de la législation interne dans un cas d’espèce, sauf s’il peut être établi que l’évaluation a été conduite de manière partiale ou manifestement arbitraire, était fondée sur des stéréotypes liés au genre discriminatoires à l’égard des femmes ou constituait un déni de justice. En l’espèce, le Comité ne considère pas que les faits tels qu’ils ont été présentés révèlent un parti pris, une discrimination à l’égard des femmes ou bien une dimension arbitraire ou un déni de justice dans les condamnations pénales de l’auteure. Le Comité n’estime pas non plus que les dispositions du Code pénal qui sanctionnent le fait de fabriquer et de posséder des stupéfiants sans intention de vendre aient un effet discriminatoire direct ou indirect à l’égard des femmes en général ou, dans le cas présent, de l’auteure en particulier.
Le Comité considère que l’État partie est tenu de protéger les droits de l’enfant et que l’article 69 du Code de la famille est conforme aux principes généraux en la matière.
Compte tenu de ce qui précède, le Comité décide qu’il convient d’accorder le crédit voulu aux allégations de l’auteure, dans la mesure où elles concernent les obstacles à l’accès à un traitement de la toxicodépendance et à des services de réadaptation tenant compte des spécificités de la santé féminine durant la grossesse.
Conformément au paragraphe 3 de l’article 7 du Protocole facultatif à la Convention et compte tenu des considérations qui précèdent, le Comité constate que l’État partie a porté atteinte aux droits de l’auteure consacrés par l’article 12 et par les alinéas f) et g) de l’article 2 et l’article 3 lus conjointement avec l’article 12 de la Convention, compte tenu de ses recommandations générales nos 24 et 28.
Le Comité recommande à l’État partie :
a)Concernant l’auteure de la communication, d’accorder une réparation intégrale et une indemnisation adéquate à sa fille ;
b)En règle générale :
i)De réexaminer et modifier les dispositions législatives et réglementaires visant à prévenir et combattre la discrimination à l’égard des femmes dans le domaine des soins de santé, en veillant en particulier à ce que les femmes enceintes aient accès à des services de traitement de la toxicodépendance et de réadaptation sûrs, reposant sur des faits scientifiquement démontrés et tenant compte des spécificités de la santé féminine ;
ii)De veiller à ce que des centres de traitement de la toxicodépendance et de réadaptation, tant publics que privés, soient disponibles et que leurs services soient proposés également aux femmes, y compris lorsqu’elles sont enceintes et qu’elles ont des enfants, à un prix abordable et dans des conditions acceptables, conformément au paragraphe 22 de la recommandation générale no 24 ;
iii)De mettre en place des protocoles et directives cliniques relatifs au traitement de la toxicodépendance qui tiennent compte des spécificités de la santé féminine et adaptés aux femmes enceintes ;
iv)De fournir au personnel médical et aux autorités médicales une formation professionnelle permettant d’améliorer l’accès à un traitement de la toxicodépendance qui tienne compte des spécificités de la santé féminine et portant sur les méthodes de soins disponibles ;
v)D’élaborer et d’appliquer des mesures efficaces, avec la participation active de toutes les parties prenantes concernées, telles que les organisations de femmes, pour lutter contre les stéréotypes de genre, les préjugés, les coutumes et les pratiques qui entraînent une discrimination indirecte à l’égard des usagères de drogues, en particulier les femmes enceintes, dans le domaine des soins de santé et en général.
Aux termes du paragraphe 4 de l’article 7 du Protocole facultatif, l’État partie examine dûment les constatations et les recommandations du Comité, auquel il soumet, dans un délai de six mois, une réponse écrite, l’informant notamment de toute action menée à la lumière de ses constatations et recommandations. L’État partie est également invité à publier les présentes constatations et recommandations du Comité et à les diffuser largement sur son territoire afin de toucher tous les secteurs de la société.