Nations Unies

E/C.12/71/D/176/2020

Conseil économique et social

Distr. générale

5 mai 2022

Original : français

Comité des droits économiques, sociaux et culturels

Décision adoptée par le Comité au titre du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, concernant la communication no 176/2020 * , ** , ***

Communication présentée par :

Sergei Ziablitsev (non représenté par un conseil)

Vic t ime(s) présumée(s) :

L’auteur

État partie :

France

Date de la communication :

6 janvier 2020 (date de la soumission initiale)

Date de la décision :

2 mars 2022

Objet :

Expulsion d’un logement social

Question(s) de procédure :

Épuisement des recours internes ; abus de droit

Question(s) de fond :

Droit à un logement convenable

Article(s) du Pacte :

11 (par. 1)

Article(s) du Protocole facultatif :

3 (par.1 et 2 f))

1.1L’auteur de la communication est Sergei Ziablitsev, de nationalité russe, né le 17 août 1985. Il affirme être victime d’une violation par l’État partie des droits qu’il tient de l’article 11 (par. 1) du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels. Le Protocole facultatif est entré en vigueur pour l’État partie le 18 juin 2015. L’auteur n’est pas représenté par un conseil.

1.2Le 14 janvier 2020, le Comité, agissant par l’intermédiaire de son groupe de travail chargé des communications émanant de particuliers, a enregistré la communication, mais a décidé de rejeter la demande de l’auteur des mesures provisoires visées à l’article 5 du Protocole facultatif, faute d’informations suffisantes et spécifiques attestant le risque de préjudices irréparables pour l’auteur. Les 29 juillet, 2 octobre et 26 octobre 2020 ainsi que le 22 janvier 2021, le Comité, agissant par l’intermédiaire de son groupe de travail chargé des communications émanant de particuliers, a rejeté de nouvelles demandes de mesures provisoires de l’auteur.

1.3Dans la présente décision, le Comité fait d’abord le résumé des renseignements et des arguments présentés par les parties, sans exprimer ses vues ; il examine ensuite les questions de recevabilité et de fond que la communication soulève ; enfin, il expose ses conclusions.

A.Résumé des renseignements fournis et des arguments avancés par les parties

Rappel des faits présentés par l’auteur

2.1Après avoir travaillé comme chirurgien à Moscou pendant dix ans, le 20 mars 2018, l’auteur a quitté la Fédération de Russie avec son épouse et leurs deux enfants, nés le 22 juin 2015 et le 28 janvier 2017, car il était recherché par les autorités russes par suite de ses activités de défense des droits humains. Le 11 avril 2018, la famille a demandé l’asile en France et obtenu des certificats de demandeurs d’asile. Sur cette base, l’Office français de l’immigration et de l’intégration leur a accordé un hébergement (une chambre d’hôtel) et une allocation. Cependant, par décision du 18 avril 2019, l’Office a supprimé toutes les allocations de l’auteur par suite d’un signalement de la structure d’hébergement faisant état du comportement violent de l’auteur envers son épouse, qui avait nécessité une intervention des forces de police. Le 19 avril 2019, l’auteur a été obligé de quitter l’hébergement. L’épouse de l’auteur a été relogée avec les enfants, est ensuite rentrée avec les enfants en Fédération de Russie, sans en informer l’auteur, et y a demandé le divorce.

2.2Le 25 avril 2019, l’auteur s’est vu offrir une place au Centre d’hébergement d’urgence Abbé-Pierre. Toutefois, depuis son entrée au sein de la structure, 14 avertissements écrits lui ont été transmis, pour non-respect du règlement de fonctionnement, non-respect du matériel mis à disposition, tenue indécente et non-respect de la vie privée. Très régulièrement, il filmait, enregistrait ou prenait des photos des agents durant leur travail, et ce, au mépris de leur droit à la vie privée et alors même qu’ils exprimaient clairement ne pas souhaiter que de tels enregistrements soient effectués. Le 17 juillet 2020, l’auteur est intervenu de façon agressive alors qu’un agent de la structure rappelait le règlement de fonctionnement à un autre usager. L’auteur a commencé à filmer la scène, et on lui a demandé de cesser cette pratique. Devant son refus, on lui a demandé de quitter la structure, ce qu’il a à nouveau refusé. La police municipale a dû être appelée, et a procédé à son expulsion, en raison de son comportement totalement incompatible avec la vie du centre. Le 21 juillet 2020, l’auteur a porté plainte devant le tribunal administratif de Nice, en demandant d’enjoindre à l’Office français de l’immigration et de l’intégration de lui fournir les conditions matérielles d’accueil de demandeur d’asile, et au centre d’hébergement d’urgence de lui accorder immédiatement une place. Par lettre du 23 juillet 2020, le Centre communal d’action sociale lui a confirmé la sanction d’exclusion pour une durée de six mois. Par ordonnance du 22 juillet 2020, le tribunal administratif de Nice a jugé que l’auteur n’avait pas établi qu’il se retrouvait dans la rue, dans une situation de détresse sociale ou qu’il était soumis à des traitements inhumains. L’auteur a contesté cette ordonnance devant le Conseil d’État, mais son recours est pendant.

2.3Le 19 septembre 2019, l’auteur a réclamé l’allocation non versée depuis le 18 avril 2019 et demandé à bénéficier de l’hébergement habituellement accordé aux demandeurs d’asile. Le 23 septembre 2019, le tribunal administratif de Nice a constaté que l’auteur n’avait pas été mis en mesure de présenter des observations préalables écrites avant que les conditions matérielles d’accueil lui soient retirées par la décision du 18 avril 2019, et que cette décision était donc illégale. En constatant de plus que l’Office français de l’immigration et de l’intégration n’avait pas répondu à la demande présentée par l’auteur en vue de rétablir le bénéfice de ses conditions matérielles d’accueil, le tribunal a donné à l’Office une semaine pour se prononcer sur la demande de l’auteur visant à obtenir le rétablissement de ses avantages matériels. L’auteur a contesté cette décision, affirmant que le tribunal aurait dû mettre fin au traitement inhumain qu’il subissait, et s’est plaint en outre de ne pas avoir été autorisé à enregistrer l’audience. Cependant, le 29 octobre 2019, le Conseil d’État a rejeté sa plainte, considérant que la décision du tribunal ne portait pas atteinte au droit d’asile de l’auteur. Il a notamment relevé que l’auteur était né en 1985, qu’il n’avait pas de problèmes de santé, qu’il vivait désormais seul, qu’il avait été violent envers son épouse, qu’il n’était pas complètement privé d’un logement et qu’il n’était pas en situation de vulnérabilité.

2.4Par courrier du 30 septembre 2019, le Directeur territorial de l’Office français de l’immigration et de l’intégration a notifié à l’auteur, en exécution de l’ordonnance du 23 septembre 2019, son intention de lui retirer ses prestations matérielles − hébergement et allocation − en raison de son comportement violent. Le 1er octobre 2019, l’auteur a demandé au tribunal administratif de Nice d’enjoindre à l’Office de le réintégrer dans ses avantages matériels. Le 3 octobre 2019, le tribunal a rejeté sa demande au motif qu’il bénéficiait d’un hébergement dans un centre d’hébergement d’urgence depuis quelques jours, mais aussi parce qu’il avait apporté quatre téléphones portables et une tablette à l’audience avec l’intention de l’enregistrer, démontrant ainsi qu’il avait les moyens financiers lui permettant de disposer de cinq appareils électroniques coûteux.

2.5Par décision du 16 octobre 2019, l’Office français de l’immigration et de l’intégration a supprimé les avantages matériels de l’auteur, puisque celui-ci avait eu un comportement violent, signalé par le gestionnaire de l’hébergement et par l’intervention des forces de l’ordre sur le site. Le 17 octobre 2019, l’auteur a saisi le tribunal administratif de Nice d’une requête en annulation de la décision de l’Office du 18 avril 2019. Cette instance est toujours pendante.

2.6Le 6 novembre 2019, l’auteur a saisi le tribunal administratif de Nice d’une requête en référé-liberté, visant notamment à faire constater l’illégalité des actions mises en place par l’Office français de l’immigration et de l’intégration le 18 avril 2019 et tendant à l’annulation de la décision de l’Office du 16 octobre 2019, en faisant valoir qu’il ne pouvait lui être reproché un comportement violent en l’absence de toute procédure administrative ou pénale contre lui. Le 7 novembre 2019, le tribunal a rejeté sa requête. Il a pris acte des déclarations de l’administrateur de l’hôtel selon lesquelles celui-ci avait vu des ecchymoses sur les mains de l’épouse de l’auteur et que, par suite d’une dispute du couple, l’auteur avait chassé sa femme et ses enfants de la chambre à coups de pied et avait pris la clé de la chambre, les abandonnant dans la rue − raison pour laquelle l’administrateur avait appelé la police. Le 26 novembre 2019, le Conseil d’État a rejeté le recours de l’auteur.

2.7Le 11 novembre 2019, l’auteur a porté plainte en référé devant le tribunal administratif de Nice, car il devait payer pour rester dans le centre d’hébergement d’urgence alors qu’il avait un droit légal et inconditionnel à un hébergement gratuit, étant donné qu’il était en situation de détresse. Le 13 novembre 2019, le tribunal a rejeté sa requête, considérant que l’auteur − en tant qu’homme de 34 ans sans famille à charge − n’avait fait état d’aucun élément d’ordre médical ou personnel justifiant d’une vulnérabilité particulière. En outre, le tribunal a émis des doutes quant au dénuement allégué de l’auteur, étant donné qu’il s’était présenté devant les juges en possession de plusieurs appareils coûteux dans l’intention d’enregistrer l’audience. Tout en rappelant que le Code de l’action sociale et des familles n’impliquait pas la gratuité de la prise en charge, le tribunal a conclu qu’au regard des moyens dont disposait l’administration pour l’hébergement d’urgence des personnes en situation de détresse et du nombre de personnes présentant une vulnérabilité particulière en attente d’un hébergement d’urgence, l’absence de prise en charge de l’auteur n’était pas constitutive d’une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale, à savoir ce droit à l’hébergement d’urgence. Le 4 décembre 2019, le Conseil d’État a rejeté le recours de l’auteur.

2.8Le 18 novembre 2019, l’auteur a demandé en référé au tribunal administratif de Nice d’enjoindre à l’Office français de l’immigration et de l’intégration de rétablir ses conditions matérielles d’accueil et de l’indemniser pour le dommage moral. Par ordonnance du 22 avril 2020, le tribunal a rejeté sa demande en l’absence de décision par laquelle l’Office se serait prononcé sur une demande préalablement formée devant lui par l’auteur. Le 8 mai 2020, l’auteur a fait appel de cette ordonnance, lequel est toujours pendant.

2.9Le 23 novembre 2019, l’auteur a introduit une nouvelle requête en référé devant le tribunal administratif de Nice en alléguant notamment qu’il n’avait plus de ressources depuis sept mois, mais devait toujours payer 2,50 euros par jour pour accéder à l’hébergement d’urgence. L’auteur alléguait que, par conséquent, il risquait de se retrouver sans aucun logement. Le 27 novembre 2019, le tribunal a rejeté sa demande, étant donné que l’auteur n’avait pas démontré qu’il se trouvait dans une situation de vulnérabilité particulière.

2.10Le 2 janvier 2020, l’auteur a saisi la Cour européenne des droits de l’homme d’une demande de mesures provisoires afin d’enjoindre à l’État partie de lui proposer un hébergement pour demandeur d’asile dans un délai de quarante-huit heures et de lui verser l’allocation de demandeur d’asile. Le 3 janvier 2020, en formation de juge unique, la Cour a rejeté sa demande de mesures provisoires et a déclaré sa requête irrecevable, car celle-ci ne répondait pas aux conditions de recevabilité des articles 34 et 35 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (Convention européenne des droits de l’homme).

2.11Le 13 janvier 2020, l’auteur a saisi le tribunal administratif de Nice pour condamner l’Office français de l’immigration et de l’intégration à lui verser la somme de 3 000 euros à valoir sur les droits dont il disposait en tant que demandeur d’asile, et lui enjoindre de conclure un contrat avec l’administration d’un hôtel pour l’accueillir, en compagnie d’un autre demandeur d’asile, dans un logement commun. Par ordonnance du 23 janvier 2020, le tribunal a rejeté sa requête tout en notant que l’auteur n’avait fait état d’aucune demande préalable adressée à l’Office, tendant au versement des sommes qu’il estimait lui être dues au titre de l’allocation pour demandeur d’asile. En outre, le tribunal a considéré que la requête de l’auteur revêtait un caractère abusif − compte tenu de son comportement, à savoir de sa saisie de la justice de manière compulsive et irraisonnée, en usant de termes inappropriés − et lui a infligé une amende de 1 500 euros.

2.12Le 12 août 2020, l’auteur a été placé dans un hôpital psychiatrique, sur la base de quatre certificats médicaux, car il était considéré comme un danger pour la sûreté d’autrui. Il prétend que ses activités de protection des droits humains constituent la raison de ce placement, et affirme qu’à l’hôpital, il a été torturé, maltraité et empêché d’adresser des plaintes aux autorités nationales et à la Cour européenne des droits de l’homme. Le 17 août 2020 et le 21 septembre 2020, l’auteur a engagé une procédure judiciaire pour détention illégale et placement dans un hôpital psychiatrique. Le 1er septembre 2020, la cour d’appel d’Aix-en-Provence a ordonné sa privation de liberté. Le 11 septembre 2020, l’auteur a reçu un arrêté du préfet daté du 10 septembre 2020 et se fondant sur un certificat médical daté du 9 septembre 2020, pour prolonger son hospitalisation involontaire sur la base de ses troubles mentaux. Le 23 septembre 2020, l’hôpital l’a informé qu’il serait autorisé à partir s’il avait un endroit où se loger. Les représentants de l’auteur ont cherché à lui trouver une chambre, mais l’agence de location les a informés que le contrat devait être conclu avec l’auteur, qui devrait fournir un permis de séjour − qu’il n’avait pas. L’auteur a été invité à participer à une audience pour sa demande d’asile, le 5 octobre 2020, mais l’hôpital et les autorités ont refusé de répondre à ses demandes de sortir de l’hôpital et de se voir offrir un voyage à Paris, afin de participer à son audience pour l’asile. Le 6 octobre 2020, l’auteur a contesté son placement en hôpital psychiatrique devant le juge des référés. Par ordonnance du 7 octobre 2020, le tribunal administratif de Nice a rejeté sa demande, puisque le recours de l’auteur tendant à ce qu’il soit mis fin à la mesure d’hospitalisation d’office en soins psychiatriques à la demande d’un tiers, dont il faisait l’objet depuis le 12 août 2020, relevait de la compétence du juge des libertés et de la détention du tribunal judiciaire.

2.13Le 21 octobre 2020, le Défenseur des droits a informé l’auteur que, par suite d’un échange avec l’Office français de l’immigration et de l’intégration concernant le dossier de l’auteur, celui-ci avait indiqué qu’il appartenait à l’auteur de se rapprocher de la direction territoriale de l’Office pour solliciter le rétablissement de ses conditions matérielles d’accueil, conformément à l’arrêt Haqbin rendu par la Cour de justice de l’Union européenne. Le 24 octobre 2020, l’auteur a saisi le juge des référés d’une demande pour ordonner à l’Office de rétablir ses conditions d’accueil. Cette demande a été rejetée par une ordonnance du 20 novembre 2020 du tribunal administratif de Nice. Par conséquent, le 30 novembre 2020, l’auteur a introduit auprès du Directeur territorial de l’Office une nouvelle demande de rétablissement de ses conditions matérielles d’accueil, pour être rétabli dans les droits dont il bénéficiait avant la décision du 18 avril 2019, en demandant que des mesures urgentes soient prises afin qu’il puisse bénéficier d’un hébergement et d’une allocation. En l’absence de réponse de la part de l’Office, l’auteur a saisi de nouveau en référé le 9 décembre 2020 le tribunal administratif de Nice afin qu’il soit ordonné à l’Office de le rétablir dans les droits dont il disposait avant la décision du 18 avril 2019. Le 14 décembre 2020, le tribunal a rejeté sa demande car elle était globalement identique à celle présentée le 24 octobre 2020.

2.14Le 10 décembre 2020, l’auteur a contesté l’inaction du Directeur territorial de l’Office français de l’immigration et de l’intégration auprès de la direction générale de l’Office en invoquant l’arrêt Haqbin ainsi que le jugement rendu dans l’affaire N. H. et autres c. France par la Cour européenne des droits de l’homme le 2 juillet 2020. Puis, les 22 et 23 décembre 2020, l’auteur s’est plaint devant le tribunal administratif de Paris de l’inaction de la direction générale de l’Office, par suite de son échange avec le Défenseur des droits, et a demandé des mesures d’urgence. Le 24 décembre 2020, le tribunal a décliné sa compétence compte tenu du fait que les décisions contestées avaient été prises par la direction régionale de l’Office à Nice. Le 25 décembre 2020, l’auteur a récusé la juge précédente et réitéré sa demande devant le tribunal administratif de Paris, qui l’a de nouveau rejetée le 26 décembre 2020. Le 26 décembre 2020, l’auteur a introduit une troisième requête devant le tribunal administratif de Paris, dans laquelle il a également récusé les deux juges précédents et demandé des mesures provisoires. Le 29 décembre 2020, cette requête a de nouveau été rejetée pour défaut de compétence. L’auteur a fait appel le 31 décembre 2020. Puis, le 9 janvier 2021, il a saisi le tribunal administratif de Nice contre l’Office et s’est plaint d’un déni de justice de la part des tribunaux français.

2.15Selon l’auteur, fin décembre 2020, une personne employée par l’antenne de Nice de l’association JRS France lui a payé avec son argent personnel une place dans un hôtel jusqu’au 11mars 2021, et lui a ensuite acheté une tente pour qu’il ne dorme pas sous les étoiles. Cependant, cette personne a demandé à l’auteur de ne pas informer les autorités de son aide et ne lui a pas fourni de renseignements personnels. L’auteur dit vivre dans une tente et être privé de prestations. Son téléphone et l’abonnement à Internet lui sont payés par un tiers.

Teneur de la plainte

3.1L’auteur invoque l’article11 du Pacte pour se plaindre du non-respect de son droit à un niveau de vie suffisant, y compris une nourriture, des vêtements et un logement suffisants. Il se plaint de devoir payer 2,50 euros par nuit d’hébergementet conteste toutes les décisions prises par les juridictions internes. Il affirme en outre avoir été victime de discrimination en raison de son statut de personne vulnérable et rappelle que tous les demandeurs d’asile devraient être protégés.

3.2L’auteur affirme qu’il dort dans les bois. Il affirme également que, bien qu’il existe des chambres disponibles dans les hôtels pour les réfugiés, les autorités ne veulent pas l’héberger dans une telle chambre. Enfin, il invoque de la torture et des traitements inhumains par les tribunaux français, qui agissent de concertà l’encontre de ses intérêts et ne prennent pas de décisions opportunes et de mesures urgentes, le forçant à mendier pour survivre, ce qui dénote un manque d’impartialité. En conclusion, en l’absence d’hébergement et d’allocation, l’auteur affirme subir un préjudice irréparable depuis la décision du 18avril 2019.

Observations de l’État partie sur la recevabilité et le fond

4.1Dans ses observations datées des 16 mars et 22 septembre 2020, l’État partie fait tout d’abord valoir que la communication ne répond pas aux critères de recevabilité établis dans le Protocole facultatif, puisque l’auteur a saisi le Comité sans attendre la décision du juge administratif sur le recours en annulation qu’il a introduit auprès du tribunal administratif de Nice contre la décision administrative du 18 avril 2019 ; il y a donc un défaut d’épuisement des voies de recours internes. L’État partie fait valoir que le référé-liberté et le recours en annulation n’ont pas les mêmes objets et note que l’auteur n’a pas introduit de recours en annulation − également appelé « recours en excès de pouvoir » − devant le juge administratif contre la décision du 16 octobre 2019 par laquelle l’Office français de l’immigration et de l’intégration lui avait notifié le retrait des conditions matérielles d’accueil, se contentant d’introduire des recours en référé-liberté.

4.2L’État partie précise que le référé-liberté, prévu par l’article L521-2 du Code de justice administrative, permet au juge des référés, lorsqu’il existe une situation d’urgence et qu’une personne publique porte une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale, d’ordonner toutes mesures nécessaires à la sauvegarde de la liberté fondamentale. De façon générale, le juge des référés constitue un juge du provisoire − l’ordonnance permet le prononcé de mesures conservatoires et réversibles, qui vont, de la sorte, pouvoir être modifiées par le juge du fond, s’il est saisi ultérieurement. Par ailleurs, l’ordonnance est également dépourvue de l’autorité de la chose jugée, même si elle a, comme toute décision juridictionnelle, force exécutoire. Ainsi, le juge du référé-liberté n’a pas le pouvoir d’annuler une décision administrative.

4.3L’annulation d’une décision administrative illégale relève de l’office du juge administratif saisi d’un recours pour excès de pouvoir − ou recours en annulation. Dans ce cas, le juge se prononce, non pas de manière provisoire, mais sur le fond, et la décision qu’il rend, lorsqu’elle est définitive, acquiert force de chose jugée. Dès lors, seul le recours en annulation aurait été de nature à offrir à l’auteur un redressement approprié à la violation qu’il invoque.

4.4L’État partie se penche ensuite sur le caractère manifestement mal fondé et insuffisamment étayé de la communication. Il considère que, pour qu’une communication soit recevable, l’auteur doit n’avoir pas délibérément et en toute connaissance de cause commis un acte ou une omission l’excluant du bénéfice des prestations existantes ; en d’autres termes, il ne doit pas être seul responsable du fait qu’il n’a pas de logement convenable. Or, l’auteur ne s’est trouvé dans la situation qu’il conteste devant le Comité que du seul fait de son comportement. Ce cas est prévu à l’articleL744-8 (al. 1) du Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile. Par ailleurs, l’auteur a contesté la solution d’hébergement d’urgence qui lui avait été explicitement proposée par les pouvoirs publics à 2,50 euros par nuit. L’État partie note que la gratuité du logement n’est prévue ni dans les stipulations du Pacte ni dans les observations générales du Comité, et que la somme de 2,50 euros témoigne d’une prise en charge importante par la solidarité nationale et les pouvoirs publics de ce logement. D’ailleurs, l’auteur a été expulsé du centre d’hébergement d’urgence en raison de son refus de se soumettre aux règlements. En n’acceptant pas la solution proposée, l’auteur s’est lui-même privé des conditions d’accueil qui lui étaient offertes.

4.5En outre, l’État partie produit une attestation du Directeur territorial de l’Office français de l’immigration et de l’intégration datée du 12 août 2020, dans laquelle ce dernier indique notamment que l’auteur a fait preuve de violences verbales à l’accueil de la préfecture et de l’Office, nécessitant l’intervention des services de sécurité, et qu’il filmait systématiquement, sans autorisation de l’institution ou des personnes présentes, ses rendez-vous ou visites dans les administrations. L’État partie considère donc que l’auteur est seul responsable du retrait des conditions matérielles d’accueil, du fait de son comportement violent.

4.6L’État partie souligne que l’auteur n’a apporté aucune preuve ni aucun élément concret relatif à sa situation présente, que ce soit dans sa communication initiale ou dans ses observations complémentaires.

4.7Ensuite, l’État partie considère que la communication constitue un abus du droit de présenter une communication au sens de l’article 3 (par. 2 f)) du Protocole facultatif. Ilressort des nombreuses publications et photos de l’auteur sur les réseaux sociaux que celui-ci se présente comme chirurgien au sein de l’hôpital Pasteur de Nice, passe des vacances d’hiver à Courchevel, dîne dans des restaurants à Monaco et visite plusieurs villes et sites historiques de la Côted’Azur. De toute évidence, l’auteur n’est ni à la rue ni en situation de détresse sociale, contrairement à ce qu’il allègue devant les juridictions nationales et devant le Comité.

4.8À titre subsidiaire, l’État partie invite le Comité à constater l’absence de toute violation de l’article 11 du Pacte. Si le Comité a pu se prononcer sur des expulsions relatives à une expiration de bail, à une occupation sans titre ou à une résiliation de contrat de bail, il semble qu’il n’ait pas été saisi d’un cas similaire à celui de l’auteur.

4.9En l’espèce, il a été démontré que l’auteur a fait preuve d’un comportement violent ayant conduit l’Office français de l’immigration et de l’intégration, en application de la législation française, à mettre fin au bénéfice des dispositions prévues pour l’accueil des demandeurs d’asile pour ce motif légitime. L’auteur a eu à sa disposition plusieurs voies de recours devant le juge administratif pour contester le retrait de ses conditions matérielles d’accueil : le référé-liberté, le référé-suspension et le recours en annulation. Dans le cadre des divers recours en référé-liberté exercés par l’auteur, le juge administratif a procédé à un examen rigoureux des éléments de la situation personnelle de l’auteur et des facteurs de vulnérabilité potentiels. Dès lors, l’expulsion de l’auteur de son hébergement pour demandeur d’asile n’a pas constitué une violation de l’article 11 du Pacte.

Commentaires de l’auteur sur les observations de l’État partie

5.1Dans ses commentaires datés des7 juillet 2020 et 2 février 2021, l’auteur souligne qu’il a épuisé toutes les voies de recours internes. Il fait valoir que le Centre d’hébergement d’urgence Abbé-Pierre n’est pas un logement, celui-ci fournissant un lit pour la nuit, de 23 heures à 7 heures, et un accès aux douches sous condition d’un paiement de 2,50 euros par nuit. De plus, l’auteur n’a jamais pu obtenir gratuitement des vêtements et des chaussures, puisque l’association lui proposait de payer 5 euros pour avoir accès à des vêtements de sa taille, qui est de 190centimètres.

5.2L’auteur précise que les associations donnent de l’aide alimentaire sous forme de conserves, de céréales et de nouilles une fois par semaine. D’une part, il faut de l’espace pour stocker ces denrées, mais les règles du Centre d’hébergement d’urgence Abbé-Pierre interdisent d’y introduire des produits. D’autre part, ces aliments nécessitent des conditions pour leur préparation, qui sont absentes. Par conséquent, le fait de ne pas lui fournir de logement revient à ne pas lui fournir d’aide alimentaire.

5.3Pour ce qui est de l’argument de l’État partie sur le non-épuisement des voies de recours internes, l’auteur précise que le 6novembre 2019, il a bien demandé au juge des référés d’annuler la décision de l’Office français de l’immigration et de l’intégration du 16 octobre 2019, mais par ordonnance du 7 novembre 2019, le juge des référés a rejeté cette demande sans préciser qu’il était incompétent pour le faire. Par conséquent, l’auteur estime avoir épuisé tous les recours, puisque tous les juges se réfèrent à cette ordonnance comme à une décision « préjudicielle ». En outre, l’auteur fait valoir que la procédure d’annulation doit s’accompagner d’une procédure de suspension de la décision attaquée dans le cadre de la procédure de mesures provisoires, puisque la victime ne peut pas être soumise à un traitement inhumain pendant un an ou deux, soit le temps des procédures, que l’auteur juge plutôt lentes. L’auteur considère donc que, dès lors que les juges de référés ont refusé de prendre des mesures provisoires, il a épuisé les recours reconnus par le droit international comme étant efficaces, c’est-à-dire ayant un effet suspensif.

5.4Par ailleurs, l’auteur soutient, contrairement à ce qu’avance l’État partie, qu’il n’a pas abusé de son droit de présenter une communication, puisque les photos publiées sur les réseaux sociaux ne prouvent pas la présence de logements et de revenus de l’auteur, mais seulement le fait qu’une personne peut mettre sur un réseau social n’importe quelle photo, de n’importe quelle date, avec n’importe quelle localisation choisie librement. L’auteur affirme aussi que l’État partie continue à diffuser des propos diffamatoires à son égard, sur son comportement prétendument en violation des règles du centre d’hébergement ou sur la violence familiale, sans que ces informations de l’Office français de l’immigration et de l’intégration sur son comportement aient été vérifiées par des autorités compétentes.

B.Examen de la recevabilité

6.1Avant d’examiner tout grief formulé dans une communication, le Comité doit, conformément à l’article 10 (par. 2) de son règlement intérieur relatif au Protocole facultatif, déterminer si la communication est recevable au regard du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.

6.2Le Comité note tout d’abord que l’État partie considère que la communication constitue un abus du droit de présenter une communication, puisqu’il ressort de l’activité de l’auteur sur les réseaux sociaux que celui-ci n’est ni à la rue ni en situation de détresse sociale, contrairement à ce qu’il allègue devant les juridictions nationales et devant le Comité. L’auteur explique qu’il se construit une identité différente sur les réseaux sociaux. Le Comité estime que sans autre preuve à l’appui, et au vu des faits et des circonstances exposés dans la communication, il ne peut pas à partir d’une simple photo apprécier avec un certain degré de certitude les revenus ou les conditions d’hébergement de la personne qui y figure. Par conséquent, en l’absence d’autres éléments de preuve, le Comité ne considère pas que, du fait que l’auteur ne l’a pas informé de son activité sur les réseaux sociaux, celui-ci aurait abusé du droit de présenter une communication qu’il tient de l’article 3 (par. 2 f)) du Protocole facultatif.

6.3Le Comité rappelle que, conformément à l’article 3 (par. 1) du Protocole facultatif, il ne peut examiner une communication sans s’être assuré que son auteur a épuisé tous les recours internes disponibles. L’article 6 (par. 1) du Protocole facultatif dispose en outre que la communication doit être portée confidentiellement à l’attention de l’État partie à moins que le Comité la juge irrecevable.

6.4Le Comité est d’avis que sa doctrine juridique relative à la mise en œuvre des articles 3 (par. 1) et 6 (par. 1) du Protocole facultatif doit être harmonisée à la fois avec le langage du Protocole facultatif et la pratique établie, adoptée à cet égard par les juridictions internationales traitant des droits humains, conformément aux principes généralement reconnus du droit international.

6.5Conformément aux articles 3 (par. 1) et 6 (par. 1) du Protocole facultatif, les auteurs d’une communication sont tenus de fournir des informations sur les recours épuisés pour permettre au Comité d’évaluer prima facie si cette condition de recevabilité est remplie, ou de démontrer que ces recours sont indisponibles, inefficaces ou d’une durée déraisonnable. À défaut, la communication peut être déclarée irrecevable par le Comité conformément à l’article 6 (par. 1) du Protocole facultatif et ne peut, de ce fait, être enregistrée ni transmise à l’État partie.

6.6Lorsque, au moment de la présentation d’une communication, le Comité n’est pas en mesure de déterminer de manière concluante si tous les recours disponibles ont été épuisés, il peut enregistrer et transmettre la communication à l’État partie. Il appartient alors à l’État partie de contester la recevabilité de la communication pour l’un des motifs spécifiés à l’article 3 du Protocole facultatif. Il incombe par ailleurs à l’État partie qui soulève une objection à la recevabilité pour non-épuisement des recours internes de prouver que l’auteur de la communication n’a pas épuisé un recours disponible et efficace susceptible de remédier à la violation alléguée. Le Comité procède à la vérification de la recevabilité après avoir examiné les observations de l’État partie et tout commentaire que l’auteur pourrait formuler en réponse à l’objection de l’État partie.

6.7L’État partie est réputé avoir renoncé à son objection à la recevabilité de la communication s’il ne communique pas au Comité, dans un délai raisonnable, les motifs pour lesquels il s’oppose à la recevabilité, et s’il ne précise pas les recours internes disponibles qui n’ont pas été épuisés par les auteurs.

6.8En l’espèce, l’État partie a expressément demandé l’irrecevabilité de la communication au motif que l’auteur n’avait pas utilisé la voie du recours en annulation contre la décision du 16 octobre 2019 par laquelle l’Office français de l’immigration et de l’intégration lui avait notifié le retrait des conditions matérielles d’accueil, et qu’il s’était contenté d’introduire des recours en référé-liberté, qui ne pouvaient pas aboutir à l’annulation d’une décision administrative. En outre, l’État partie fait valoir que la procédure de recours en annulation engagée par l’auteur contre la décision administrative du 18 avril 2019 est toujours pendante.

6.9Le Comité note que, par une décision du 18 avril 2019, l’Office français de l’immigration et de l’intégration a mis fin aux conditions matérielles d’accueil de l’auteur et lui a ordonné de quitter le logement qu’il occupait. À la suite d’un défaut procédural constaté par le tribunal administratif, l’Office a émis une nouvelle décision le 16 octobre 2019, qui pourtant maintient les dispositions de sa décision antérieure. Le Comité note ensuite que l’auteur a utilisé plusieurs procédures en référé-liberté pour contester le retrait des droits dont il bénéficiait à titre de demandeur d’asile. Toutefois, l’État partie précise que la procédure qui pouvait effectivement aboutir à l’annulation de la décision de l’Office était la procédure en annulation, non celle en référé-liberté. À cet égard, l’État partie fait valoir que, bien que l’auteur ait introduit une demande en annulation contre la décision administrative du 18 avril 2019, il n’a ni attendu l’achèvement de la procédure ni introduit une demande d’annulation contre la décision administrative du 16 octobre 2019. Pour soutenir ses propos sur l’effectivité de la procédure en annulation, l’État partie donne comme exemples trois requêtes en annulation d’autres demandeurs d’asile qui ont abouti à l’annulation du même type de décision émise par l’Office. En réplique, l’auteur répond qu’il a bien demandé l’annulation de la décision du 16 octobre 2019, mais dans le cadre d’une procédure de référé-liberté, et non par l’intermédiaire d’une procédure en annulation. L’auteur ne fait pas de commentaires quant aux décisions données comme exemples par l’État partie.

6.10Le Comité considère que l’auteur n’explique pas de manière convaincante les raisons pour lesquelles il a attaqué avec un recours en annulation la décision originale de l’Office français de l’immigration et de l’intégration, mais pas celle émise après le constat par les tribunaux de défauts de procédure à l’occasion de la prise de cette décision, qui pourtant devrait être considérée finalement comme la décision administrative rendue à son égard et en respect des dispositions légales. Le Comité note ensuite le silence de l’auteur vis-à-vis des exemples fournis par l’État partie pour démontrer l’efficacité d’un recours en annulation pour mettre en échec une décision de l’Office relative au retrait des conditions matérielles d’accueil d’un demandeur d’asile. En outre, le Comité note que le recours en annulation introduit par l’auteur contre la décision de l’Office du 18 avril 2019 est toujours pendant. De plus, le Comité prend note du fait que, même si l’auteur a bien demandé l’annulation de la décision administrative du 16 octobre 2019, il ne l’a pas fait dans le cadre d’une requête en annulation, mais dans le contexte d’une procédure en référé. Enfin, le Comité prend note des explications de l’État partie sur la différence entre une procédure en référé-liberté, qui permet le prononcé des mesures conservatoires et réversibles sans autorité de la chose jugée, et le recours en annulation, qui permet au juge administratif de se prononcer sur le fond et avec la force de la chose jugée sur une demande d’annulation d’une décision administrative illégale.

6.11Par conséquent, le Comité considère que le recours en annulation, qui était ouvert à l’auteur, constitue un recours effectif afin de demander l’annulation d’une décision administrative de l’Office français de l’immigration et de l’intégration. Vu l’ampleur des procédures engagées par l’auteur avec le même but de l’annulation de la décision de l’Office et le fait qu’il a bien introduit une demande en annulation contre la décision du 18 avril 2019, rien dans le dossier n’indique que l’auteur n’a pas eu accès à un tel recours contre la décision du 16 octobre 2019 ou qu’un recours en annulation contre une décision administrative de l’Office ne constituait pas un recours utile dans les circonstances de l’espèce. En l’absence d’informations indiquant que le recours en annulation aurait été indisponible ou inefficace, le Comité considère que, selon les informations figurant au dossier, l’auteur n’a pas épuisé tous les recours internes disponibles. Le Comité considère donc que la communication est irrecevable au regard de l’article 3 (par. 1) du Protocole facultatif.

C.Conclusion

7.En conséquence, le Comité décide :

a)Que la communication est irrecevable conformément à l’article 3 (par. 1) du Protocole facultatif ;

b)Que la présente décision sera communiquée à l’auteur de la communication ainsi qu’à l’État partie pour information.

Annexe

[Original : espagnol]

Opinion individuelle (concordante) de Rodrigo Uprimny

1.Je partage la décision du Comité de déclarer la présente communication irrecevable pour non-épuisement des recours internes et la doctrine qu’il développe sur le partage des charges procédurales entre les États, les auteurs et le Comité lui-même pour ce qui est de cette condition de recevabilité. Je pense également que les membres d’organes juridictionnels ou quasi juridictionnels, tels que le Comité, devraient s’efforcer de parvenir à un consensus (c’est-à-dire à des accords avec des niveaux d’enthousiasme variables) en ce qui concerne leurs décisions et leur argumentation juridique afin de donner plus de poids et de cohérence à la doctrine collective de ces organes collégiaux. Il importe en conséquence de limiter autant que possible le recours à des opinions dissidentes ou concordantes. Nonobstant ce qui précède, je suis obligé de soumettre cette opinion concordante parce que, malgré ma demande, le Comité n’a pas souhaité reconnaître expressément qu’avec la présente décision, il levait les ambiguïtés de sa doctrine antérieure en la matière ; je ne crois pourtant pas qu’il s’agisse d’une question mineure. Je précise donc, premièrement, quelle était cette ambiguïté et comment elle a été corrigée et, deuxièmement, pourquoi il était important que le Comité reconnaisse expressément qu’il revenait sur sa jurisprudence et la modifiait.

L’ambiguïté de la doctrine du Comité et la façon dont elle a été corrigée

2.Les articles 3 (par. 1) et 6 (par. 1) du Protocole facultatif suggèrent qu’il appartient au Comité de vérifier de manière informelle si les recours internes ont été épuisés ou non, puisqu’ils disposent que le Comité doit s’être assuré que tous les recours internes disponibles ont été épuisés avant de pouvoir examiner une communication et la transmettre à l’État défendeur. Cependant, une interprétation littérale stricte qui impose cette charge informelle au Comité n’est pas raisonnable car, d’une part, elle ignore le fait que ce sont les États qui savent clairement quels recours doivent être épuisés et, d’autre part, elle implique que le non‑épuisement des recours internes a été compris comme un moyen de défense en faveur de l’État, en application du principe de subsidiarité des systèmes internationaux de protection des droits de l’homme, de sorte que les États peuvent renoncer à ce moyen de défense. En raison de ces deux facteurs, les organes internationaux des droits de l’homme ont estimé à juste titre qu’il incombe à l’État défendeur de demander l’irrecevabilité d’une communication pour non‑épuisement des recours internes et d’indiquer clairement quels recours n’ont pas été épuisés ; s’il ne le fait pas, il est réputé avoir renoncé à cette défense ou objection.

3.Cette tension entre le libellé des articles 3 (par. 1) et 6 (par. 1) et la finalité de cette condition de recevabilité dans la pratique juridique internationale a conduit le Comité à adopter des doctrines divergentes à cet égard. Dans certains cas, il a estimé que le non‑épuisement des recours internes est une objection qui devait être expressément présentée par l’État, tandis que dans d’autres cas, il a noté que même si l’État n’avait pas invoqué le non-épuisement de ces recours, il appartenait au Comité de vérifier d’office s’il existait ou non des recours internes que les auteurs auraient dû épuiser.

4.La présente décision non seulement corrige cette ambiguïté, mais résout également cette tension normative, car elle harmonise le texte des articles 3 (par. 1) et 6 (par. 1) avec la pratique acceptée en droit international concernant la nature et le but de l’épuisement des recours internes en tant que condition de recevabilité. Le Comité procède de manière adéquate aux paragraphes 6.3 à 6.7 de la présente décision, à laquelle je souscris pleinement, en distinguant deux étapes de la procédure : l’enregistrement et la recevabilité.

Transparence et cohérence de l’argumentation juridique

5.La présente décision témoigne d’une saine doctrine sur les charges procédurales en matière d’épuisement des recours internes, mais le Comité n’a malheureusement pas reconnu qu’il modifiait sa jurisprudence en la matière.

6.Cette non-reconnaissance n’a rien de mineur, comme je l’ai fait observer durant nos discussions au sein du Comité, car, comme l’ont souligné certains des plus grands théoriciens, la cohérence et la transparence sont des conditions minimales pour garantir la justesse de l’argumentation juridique des organes juridictionnels ou quasi-juridictionnels.

7.Un organe juridictionnel ou quasi-juridictionnel doit s’efforcer d’être cohérent et de respecter ses précédents pour au moins trois raisons : a) par respect de l’égalité, car des affaires comparables doivent être tranchées de la même manière ; b) dans l’intérêt de la sécurité juridique, car les décisions des organes juridictionnels et quasi-juridictionnels doivent être raisonnablement prévisibles ; et c) à des fins d’autocontrôle, car le respect des précédents suppose un minimum de rationalité et d’uniformité en ce qu’il oblige à prendre dans une affaire donnée une décision que l’on pourrait aussi accepter dans un cas différent mais comparable.

8.Le devoir de cohérence et le respect des précédents ne sont pas des principes absolus et, par conséquent, les organes juridictionnels et quasi-juridictionnels peuvent diverger dans leur jurisprudence, lorsqu’il existe des raisons impérieuses de le faire. Cela doit toutefois se faire de manière transparente, et non de manière subreptice. Nous devons indiquer clairement comment et pourquoi nous modifions notre jurisprudence, car le devoir de cohérence et de suivi des précédents nous impose une obligation d’argumentation : tout changement ou toute rectification de la jurisprudence doit être expressément reconnu et justifié. Malheureusement, le Comité ne s’est pas acquitté de cette obligation d’argumentation dans la présente décision, d’où la raison de cette opinion concordante.