Nations Unies

E/C.12/69/D/85/2018

Conseil économique et social

Distr. générale

16 mars 2021

Français

Original : espagnol

Comité des droits économiques, sociaux et culturels

Constatations adoptées par le Comité au titre du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, concernant la communication no 85/2018 *

Communication présentée par:

Hakima El Goumari et Ahmed Tidli

Victime(s) présumée(s):

Les auteurs et leurs enfants

État partie:

Espagne

Date de la communication:

12 mai 2018 (date de la lettre initiale)

Date des constatations:

18 février 2021

Objet:

Expulsion des auteurs de leur logement

Question(s) de fond:

Droit à un logement convenable

Article(s) du Pacte:

11 (par. 1)

Article(s) du Protocole facultatif:

3 (par. 1)

1.1Les auteurs de la communication sont Hakima El Goumari, née en 1981, et Ahmed Tidli, né en 1971, tous deux de nationalité marocaine. Ils résident dans l’État partie depuis plus de vingt-cinq ans. Ils agissent en leur nom propre et au nom de leurs quatre enfants (Ho. T., M. T., Ha. T., et A. T), tous de nationalité marocaine et nés respectivement en 2002, 2006, 2008 et 2014. Les auteurs affirment que l’État partie a violé le droit qu’eux et leurs enfants tiennent de l’article 11 (par. 1) du Pacte. Le Protocole facultatif est entré en vigueur pour l’État partie le 5 mai 2013. Les auteurs ne sont pas représentés par un conseil.

1.2Dans les présentes constatations, le Comité fait d’abord la synthèse des informations et des arguments présentés par les parties, sans exprimer ses vues. Il examine ensuite les questions de recevabilité et de fond que la communication soulève. Enfin, il formule des conclusions et des recommandations.

A.Résumé des renseignements fournis et des arguments avancés par les parties

Rappel des faits présentés par les auteurs

Faits antérieurs à l’enregistrement de la communication

2.1Les auteurs affirment que le 1er janvier 2015, ils ont loué, auprès d’une agence immobilière, un logement dont le loyer était fixé à 480 euros par mois selon le contrat de bail. M. Tidli a perdu son emploi en 2016 et ne disposait donc plus que d’un revenu minimum d’insertion de 735,90 euros par mois, qu’il percevait depuis 2004. Étant donné qu’il s’agissait de la seule source de revenu de la famille, les auteurs ont été contraints d’arrêter de payer leur loyer.

2.2Le 26 juillet 2017, les auteurs ont été informés que le Tribunal de première instance no 69 de Madrid avait été saisi d’une plainte dans laquelle il leur était demandé de quitter le logement, de payer les loyers dus ou de déposer un recours. Le 25 janvier 2018, dans sa décision no 19/2018, le tribunal a prononcé la résiliation du contrat de bail pour défaut de paiement du loyer et a condamné les auteurs à quitter le logement, à rembourser les loyers dus et à s’acquitter des frais de justice.

2.3Le 5 mars 2018, les auteurs ont demandé la suspension de l’expulsion et, le 7 mars 2018, les services sociaux ont présenté un rapport dans lequel ils demandaient expressément l’interruption de la procédure au motif que la famille courait un risque d’exclusion sociale et que les deuxième et troisième enfants des auteurs étaient handicapés à 45 % et 10 %, respectivement. La demande des auteurs a été rejetée le 9 mars 2018 et l’ordonnance qui fixait la date de l’expulsion au 15 mars 2018 leur a été notifiée. Dans sa décision de rejet, le tribunal a rappelé que la propriétaire avait réclamé à plusieurs reprises, et sans succès, le paiement des loyers et que les défendeurs avaient attendu plus d’un an, et le dernier moment, avant d’essayer de trouver une solution. Le 13 mars 2018, les auteurs ont déposé une demande de réexamen dans laquelle ils sollicitaient la suspension de l’expulsion au titre de l’article 704 de la loi no 1/2000 du 7 janvier 2000 sur la procédure civile. Le tribunal a transmis la demande mais n’a pas suspendu la procédure d’expulsion, étant donné que ce type de recours n’a pas d’effet suspensif.

2.4Le 15 mars 2018, les autorités ont procédé à une première tentative d’expulsion, mais celle-ci n’a pas abouti, un représentant de la propriétaire s’étant rendu sur place et ayant accepté que l’exécution de la mesure d’expulsion soit reportée au 22 mars 2018. Le 16 mars 2018, les auteurs ont de nouveau sollicité la suspension de l’expulsion en demandant au juge de procéder à un examen de la proportionnalité, conformément à la jurisprudence du Comité et de la Cour européenne des droits de l’homme. Ils ont notamment souligné que la propriétaire était une personne morale qui possédait plus de 150 logements et mis l’accent sur le risque d’exclusion sociale que courait leur famille et le préjudice causé aux quatre enfants, dont deux présentaient des handicaps avérés. Ils ont aussi rappelé qu’ils avaient soumis diverses demandes de logement social aux autorités compétentes de la Communauté de Madrid et de la Ville de Madrid depuis 2006, soit bien avant de recevoir la plainte de la propriétaire. Leur demande n’a toutefois pas permis d’interrompre la procédure d’expulsion.

2.5Le 22 mars 2018, les autorités ont procédé à la deuxième tentative d’expulsion, qui a échoué, un groupe de personnes barrant l’accès au logement. Un représentant de la propriétaire a, de nouveau, accepté que l’expulsion soit reportée au 11 avril 2018.

2.6Le 11 avril 2018, les auteurs ont finalement été expulsés. La demande de réexamen qu’ils avaient déposée le 16 mars 2018 a été rejetée par le tribunal le 26 juin 2018 au motif que l’expulsion avait déjà eu lieu et que la demande était donc caduque.

2.7Après l’expulsion, les services sociaux de la Ville de Madrid (Samur Social) ont proposé aux auteurs un hébergement à l’hôtel Welcome, où ils sont restés dix jours. Cet hôtel était situé dans une zone industrielle de Vallecas, qui n’était desservie ni par le train, ni par le métro, et dans laquelle il n’y avait pas de magasins, de terrains de jeu pour les enfants, de centres de santé, de centres culturels ou sportifs, ni d’écoles.

2.8Le 21 avril 2018, les auteurs ont été relogés dans le foyer Pinar de San José, dont l’environnement ressemblait à celui de l’hôtel Welcome. Le foyer était mal desservi par les transports publics et les auteurs devaient marcher quinze minutes pour rejoindre l’arrêt de bus le plus proche et emmener leurs enfants à l’école, qui était située à l’autre bout de Madrid. Les enfants devaient se lever à 6 heures du matin pour ne pas être en retard à l’école. Qui plus est, le foyer était sale, avec des cafards et des punaises de lit, et les matelas étaient en mauvais état. Le foyer ne disposait que de cinq salles de bain pour 40 personnes et plusieurs familles devaient partager une chambre, en conséquence de quoi les auteurs n’avaient aucune intimité (alors même que Mme El Goumari était enceinte). Le foyer se trouvant à côté d’un centre accueillant des toxicomanes, il n’était pas rare de croiser des personnes en train de se droguer.

2.9Les auteurs affirment que le 21 avril 2018, jour de leur arrivée au foyer Pinar de San José, les autorités compétentes de la Ville de Madrid ont attribué pas moins de 134 logements dans le cadre de leur programme général, mais aucun dans le cadre de leur programme de prise en charge prioritaire.

Faits postérieurs à l’enregistrement de la communication

2.10Les auteurs sont restés au foyer Pinar de San José jusqu’au 1er novembre 2018. Le 6 juillet 2018, les personnes logées dans le foyer se sont plaintes à la Ville de Madrid des mauvaises conditions d’hébergement, mais elles n’ont pas reçu de réponse. Pendant leur séjour dans le foyer, les auteurs étaient constamment invités à quitter les lieux, sans se voir proposer de solution de substitution, afin que d’autres personnes puissent être hébergées. Ils n’ont pas reçu d’informations sur d’autres solutions de remplacement avant leur expulsion du foyer et ont donc vécu dans l’incertitude et l’angoisse. Le 18 octobre 2018, Mme El Goumari a fait une fausse-couche à sept mois de grossesse, ce qui a incité des membres de l’organisation non gouvernementale Plataforma de Afectados por la Hipoteca à s’enfermer dans le foyer afin de faire pression sur les autorités pour qu’aucune famille ne se retrouve sans logement de remplacement.

2.11Le 1er novembre 2018, les auteurs et leurs enfants ont été relogés à l’hôtel Welcome, mais les conditions de vie y étaient pires que la fois précédente, puisqu’ils ne disposaient que d’une chambre pour toute la famille, contre deux en avril 2018. Une fois de plus, ils ont été contraints de quitter l’établissement sans bénéficier d’un hébergement de remplacement, alors que Mme El Goumari était convalescente suite à sa fausse couche. Les 21 et 23 novembre 2018, Plataforma de Afectados por la Hipoteca a, de nouveau, mené des actions à l’hôtel pour repousser l’expulsion de la famille.

2.12Peu de temps après, les auteurs se sont vu offrir une place au foyer Hostel ERA Alonso Martínez, où ils sont restés deux mois, jusqu’en février 2019. Ils ont ensuite été contraints de quitter le foyer parce qu’ils avaient excédé la durée de séjour et on leur a proposé une place au centre du Samur Social, qui est connu pour être surpeuplé. Les auteurs ont refusé cette proposition, car ils ont eu la possibilité d’aller s’installer chez des amis qui les ont hébergés quelque temps.

2.13Les auteurs vivent actuellement dans un appartement qu’ils louent pour 300 euros par mois dans le bidonville de « Cañada Real », plaque tournante du commerce de stupéfiants à Madrid où la délinquance est très répandue. Cet appartement n’est pas non plus un logement convenable, et ce, pour plusieurs raisons. La famille, qui se compose de huit personnes depuis la naissance de jumeaux, ne dispose que d’une chambre et d’un salon. Comme il n’y a pas de cuisine indépendante, la famille doit cuisiner dans le salon. Qui plus est, l’appartement n’est pas chauffé. Les jumeaux doivent dormir dans leur poussette, car il n’y a pas d’autre place ailleurs. Enfin, le contrat de location étant oral, la famille ne peut pas s’inscrire auprès des autorités pour bénéficier de l’aide sociale concernant le paiement du loyer, de l’électricité et du bus scolaire pour les enfants.

Teneur de la plainte

3.Dans leur lettre initiale, les auteurs ont affirmé que leur expulsion et les agissements postérieurs de l’État partie constituaient une violation de l’article 11 (par. 1) du Pacte, étant donné qu’ils ne disposaient pas d’un logement de remplacement convenable. Ils ont expliqué que les solutions de substitution proposées après leur expulsion ne sauraient être considérées comme des logements décents et convenables pour une famille, en particulier pour des enfants. Ils ont ajouté que les autorités n’avaient manifesté aucune intention de leur attribuer un logement de remplacement permanent.

Observations de l’État partie sur la recevabilité et sur le fond

4.1Le 7 octobre 2019, l’État partie a présenté ses observations sur la recevabilité et le fond de la communication. Il rectifie tout d’abord certains faits rapportés par les auteurs. Il précise qu’au centre d’accueil Pinar de San José, les auteurs bénéficiaient gratuitement d’une aide alimentaire et d’une laverie. Pendant cette période, ils se sont vu proposer un logement situé à la périphérie de Madrid, mais dans l’enceinte de la ville, logement qu’ils ont refusé parce qu’il était éloigné de l’école et qu’ils ne voulaient pas partager les lieux avec les autres personnes qui y étaient hébergées. Au moment de la soumission des observations, les auteurs louaient déjà le logement situé à la Cañada Real Galiana et bénéficiaient de nouveau des services sociaux, qui assuraient en particulier le suivi des enfants et accompagnaient M. Tidli dans sa recherche d’emploi. Étant donné que les auteurs disposent déjà d’un logement en location, l’État partie demande qu’il soit mis fin à l’examen de la communication.

4.2Pour ce qui est du fond de la communication, l’État partie affirme que les services publics répondent aux besoins fondamentaux de la famille, étant donné que les auteurs ont gratuitement accès à l’un des 10 meilleurs systèmes de santé au monde, que leurs enfants jouissent de l’enseignement public gratuit, qui inclut aussi la cantine subventionnée, que le père perçoit depuis 2004 un revenu minimum d’insertion et bénéficie de l’aide des services sociaux dans sa recherche d’emploi, que la famille a gratuitement accès à la justice et que l’approvisionnement en eau et en électricité et le chauffage sont gratuits ou subventionnés.

4.3L’État partie affirme que de nombreuses mesures ont été prises, tant avant qu’après l’expulsion, pour répondre aux besoins de logement de la famille. Avant l’expulsion, mais après les premiers loyers impayés, les mesures ci-après ont été prises : a) l’Office du logement social de la Communauté de Madrid a examiné le dossier des auteurs dans le cadre du programme de logement d’urgence et l’a rejeté ; b) l’Office municipal du logement et du sol de la Ville de Madrid a examiné le dossier dans le cadre du même programme, mais les auteurs ne pouvaient y prétendre au motif qu’ils ne remplissaient pas les critères ; c) les services sociaux municipaux ont examiné la possibilité de verser aux auteurs une aide économique temporaire pour le paiement du loyer, mais elle n’a pas pu être mise en place, car les auteurs n’ont pas présenté de contrat de bail. Après l’expulsion, les autorités ont proposé plusieurs solutions temporaires avant que la famille trouve un logement à louer. C’est pourquoi les besoins de la famille ont été satisfaits, dans la mesure des moyens disponibles, par les services publics.

4.4L’État partie affirme que le droit au logement n’est pas un droit absolu et que les autorités ne sont pas tenues de fournir à chacun un logement si les ressources publiques ne le permettent pas. Il considère que l’article 25 (par. 1) de la Déclaration universelle des droits de l’homme et l’article 11 (par. 1) du Pacte n’énoncent pas un droit subjectif exécutoire mais confèrent aux États la charge d’adopter des mesures stratégiques adaptées visant à faciliter l’accès de tous les citoyens à un logement décent. Selon la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne, l’article 34 (par. 3) de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne garantit non pas le droit au logement, mais le droit à une aide au logement dans le cadre des politiques sociales fondées sur l’article 153 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne. Cette obligation faite aux États a été expressément reconnue par l’article 47 de la Constitution et divers statuts d’autonomie. Selon cet article et la jurisprudence de la Cour constitutionnelle, le droit au logement constitue « une directive ou un mandat constitutionnel » qui doit avoir un contenu essentiellement social, mais ne peut être considéré en soi comme une compétence autonome de l’État. Les pouvoirs publics sont donc tenus de créer les conditions nécessaires et d’établir les règles pertinentes pour donner effet au droit des Espagnols à un logement décent et convenable, notamment en réglementant l’utilisation des sols conformément à l’intérêt général afin d’empêcher la spéculation. Par conséquent, du point de vue juridique, l’État partie respecte pleinement ses obligations internationales pour ce qui est du droit au logement, dont la réalisation est progressive.

4.5Selon l’État partie, les deux points fondamentaux sont les suivants : a) l’État participe, à hauteur des ressources dont il peut raisonnablement disposer, compte tenu de l’état des finances publiques, au paiement des frais de logement de ceux qui n’ont pas des moyens suffisants ; b) quand ces ressources ne permettent pas de couvrir tous les besoins, la hiérarchisation des demandes se fait sur la base de critères objectifs et du principe d’égalité, de manière à ce que celles-ci soient satisfaites par ordre de priorité.

4.6L’État partie croit comprendre que, pour qu’une communication soit recevable au regard de l’article 11 (par. 1) du Pacte, l’auteur doit établir de manière suffisante : a) qu’il est dans le besoin et que ses ressources sont inférieures au minimum nécessaire pour pouvoir accéder au marché du logement ; b) que les autorités compétentes de l’État partie n’ont pas consacré toutes les ressources dont elles disposaient pour répondre aux besoins en matière de logement des familles en réelle situation d’exclusion sociale (notamment qu’elles n’ont pas pris de mesures pour faciliter l’accès au marché du logement privé et pour en prévenir la sortie, qu’elles n’ont pas pris des mesures d’urgence dans le cas où les personnes concernées doivent en effet sortir du système privé pour bénéficier d’un logement social ou qu’elles n’ont pas suffisamment investi dans les logements sociaux) ; c) que, dans le cas où les ressources publiques disponibles ne suffisent pas à répondre à tous les besoins existants, la répartition de ces maigres ressources n’a pas été fondée sur des critères rationnels et objectifs et que les situations les plus extrêmes n’ont pas été traitées en priorité ; d) qu’il n’a pas, volontairement ou consciemment, commis des actions ou des omissions qui l’ont empêché de percevoir les aides publiques proposées.

4.7L’État partie affirme avoir pris les mesures ci-après pour faire face à la crise économique : a) Afin de favoriser l’accès à la propriété sur le marché résidentiel privé, il a mis en place des réductions de l’impôt sur le revenu des personnes physiques jusqu’en 2013, ainsi que des prêts conventionnés et des aides aux jeunes. S’agissant de l’accès à la location, il a accordé des aides publiques aux familles à faible revenu, ainsi que des aides au paiement de la caution et du loyer et des aides pour les jeunes ; b) Afin d’empêcher que des propriétaires perdent leur logement, l’État partie a adopté un moratoire ; il a aussi établi un code de bonnes pratiques bancaires devant permettre la renégociation, selon des termes acceptables, des échéances en cas de défaut de paiement du loyer ; c) Afin de gérer les situations d’urgence dans lesquelles des personnes sont sous le coup d’une expulsion légale et ne disposent pas encore d’un logement de remplacement, privé ou social, les autorités judiciaires ont établi des protocoles de coordination grâce auxquels elles peuvent coopérer avec les services sociaux avant les expulsions afin que les besoins des personnes concernées puissent être évalués et qu’un logement d’urgence leur soit proposé. Les services sociaux sont chargés d’évaluer les besoins des familles et d’assurer leur suivi, de gérer les situations d’urgence et de proposer des logements, et de coopérer avec les communautés autonomes concernées afin de faciliter la transition vers le système de logements sociaux.

4.8L’État partie cite un rapport du 9 juillet 2019 dans lequel la Communauté autonome de Madrid décrit la situation de la famille au regard de la législation applicable à son cas. Elle explique que le dossier relatif à la demande de logement social déposée par la famille a été approuvé, qu’il comptabilise 14 points selon le barème applicable et qu’il se trouve actuellement à la 258e place sur la liste d’attente. Avant l’expulsion, les autorités compétentes avaient décidé de ne pas engager de procédure d’attribution d’un logement social d’urgence au motif que la famille ne remplissait pas les critères prévus à  8 du décret no 52/2016 du 31 mai 2016. Parmi les critères non satisfaits, on peut citer le fait que l’expulsion n’était pas la conséquence d’une diminution soudaine des revenus du foyer, étant donné que la famille percevait le revenu minimum d’insertion depuis 2004.

4.9L’État partie affirme qu’en l’espèce, les faits tels qu’ils ont été établis prouvent qu’il n’y a pas eu violation de l’article 11 (par. 1) du Pacte, étant donné que : a) les services sociaux ont joué leur rôle et ont été informés de toutes les dates d’expulsion prévues ; b) les autorités compétentes évaluent régulièrement les besoins de la famille depuis 2003 ; c) tant avant qu’après l’expulsion, les organismes publics se sont efforcés de trouver un logement de remplacement, ont utilisé les ressources existantes pour les situations temporaires d’urgence et ont fourni aux auteurs un hébergement provisoire jusqu’à ce qu’ils trouvent le logement de remplacement dans lequel ils vivent actuellement. En outre, les services sociaux continuent d’intervenir, en assurant en particulier le suivi des enfants et en aidant et en accompagnant M. Tidli dans sa recherche d’emploi. Par conséquent, l’État partie demande à titre subsidiaire que la communication soit rejetée sur le fond.

Commentaires des auteurs sur les observations de l’État partie concernant la recevabilité et le fond

5.1Dans leurs commentaires du 7 janvier 2020, les auteurs affirment qu’entre le 26 juillet 2017, date à laquelle ils ont été informés de la plainte pour défaut de paiement des loyers, et le 11 avril 2018, date de l’expulsion, l’État partie n’a rien mis en œuvre pour leur trouver un logement de remplacement, ce qui les a placés dans une situation d’incertitude totale, alors même qu’il avait eu connaissance bien avant le dépôt de plainte de la précarité dans laquelle vivait la famille et de l’incapacité de celle-ci à payer le loyer.

5.2En outre, le Tribunal de première instance no 69 de Madrid n’a pas réalisé d’examen de la proportionnalité concernant l’expulsion, alors qu’il y avait, d’un côté, une personne morale avec un patrimoine considérable et de nombreux biens en location et, de l’autre, une famille en situation d’exclusion sociale et avec des enfants handicapés. Le tribunal aurait pu reporter l’expulsion et demander instamment aux autorités locales de trouver un logement de remplacement.

5.3En ce qui concerne l’action publique après l’expulsion, les auteurs affirment que non seulement l’État partie ne leur a jamais fourni un logement décent et convenable, mais qu’il les a contraints à vivre dans des hôtels et des foyers qui ne sauraient être considérés comme des logements convenables pour une famille de six personnes, dont deux enfants handicapés et une femme enceinte. Ils soutiennent qu’ils ont dû aller d’hébergement en hébergement, aucun n’étant satisfaisant, et qu’ils ont vécu dans l’incertitude constante d’être forcés de quitter leur logement sans avoir de solution de substitution. Ils soulignent en particulier que l’État partie omet de mentionner dans ses observations que, pendant ces pérégrinations, Mme El Goumari a fait une fausse couche à sept mois de grossesse. Ils soulignent également que pendant toute cette période, et jusqu’à aujourd’hui, ils ont demandé un logement social et se sont plaints aux autorités compétentes des conditions de logement insuffisantes qui étaient les leurs, sans jamais obtenir de réponse.

5.4Les auteurs insistent sur le fait que, bien qu’ils aient trouvé une location, le logement dans lequel ils vivent n’est pas convenable pour une famille qui compte actuellement huit membres. Ils mettent en avant la précarité du logement et du contrat de location qui, étant un accord oral, ne leur permet pas d’avoir accès aux prestations sociales que l’État partie mentionne.

5.5Les auteurs admettent qu’ils ont accès aux services publics de santé et d’éducation, comme tous les citoyens espagnols, mais affirment que cela n’est pas une raison de ne pas garantir d’autres droits fondamentaux, comme celui à un logement décent et convenable. En outre, la situation des auteurs en matière de logement a mis à mal bon nombre des droits mentionnés par l’État partie : les conditions d’hébergement ont eu des effets tels sur la santé de la famille que l’auteure a perdu son bébé à sept mois de grossesse, l’incertitude de la situation et la distance entre le logement et l’école ont eu des répercussions néfastes sur l’éducation des enfants, le revenu minimum d’insertion perçu n’est pas suffisant, étant donné que plus de 40 % de la somme est actuellement destinée au paiement du loyer d’un logement qui ne saurait être considéré comme convenable, et la famille ne peut actuellement pas prétendre aux subventions pour l’électricité et le chauffage citées par l’État partie en raison de la précarité de leur contrat de location.

5.6Pour ce qui est des solutions que l’État partie aurait offertes avant l’expulsion, les auteurs affirment, ainsi que l’État partie lui-même le reconnaît, qu’elles ne se sont jamais concrétisées puisqu’elles leur ont été refusées. En effet, c’est l’Office du logement social de la Communauté de Madrid qui a refusé l’octroi d’un logement d’urgence et c’est l’Office municipal du logement et du sol de la Ville de Madrid qui a estimé que la famille ne remplissait pas les critères pour bénéficier du programme de logement d’urgence, alors que les services sociaux avaient recommandé qu’un logement lui soit attribué compte tenu de ses besoins spéciaux. Quant à l’aide économique temporaire, elle ne constitue pas une réelle ressource, étant donné qu’une famille qui ne reçoit pas de salaire et se trouve en situation de vulnérabilité n’a de toute manière pas accès au marché de la location, que cette aide existe ou non. Les auteurs avancent qu’ils ont essayé de trouver une location sur le marché immobilier et qu’ils n’y sont pas parvenus.

5.7Les auteurs affirment que l’État partie n’a pas pris les mesures nécessaires pour garantir leur droit à un logement décent et convenable. Les hôtels et foyers ne sauraient être considérés comme des logements de ce type. Les auteurs soutiennent en particulier que l’État partie n’a pas respecté les recommandations que le Comité avait formulées concernant une autre communication et qui, si elles avaient été appliquées, auraient permis d’éviter des souffrances à la famille.

5.8Les auteurs affirment que les droits de leurs enfants en tant que mineurs ont été violés, étant donné que les autorités locales n’ont pas tenu compte des effets considérables que l’expulsion allaient avoir sur leur éducation et sur les autres aspects de leur croissance et de la formation de leur personnalité. Ils ajoutent que, selon la jurisprudence de l’État partie, une expulsion doit faire l’objet d’un examen de proportionnalité dans le cadre duquel les droits et intérêts des mineurs concernés doivent être pris en compte, et que la non-réalisation d’un tel examen constitue une violation des droits des mineurs. Ils affirment que la situation familiale du demandeur est prise en compte dans d’autres procédures d’attribution de logement, mais que dans les procédures d’urgence, pour lesquelles le besoin de logement et l’urgence sont plus importants, les conséquences de l’expulsion pour les enfants ne sont pas évaluées, si bien que ces procédures ne respectent pas le principe de protection de l’enfant et de la famille.

5.9Les auteurs contestent le fait que l’État partie a pris toutes les mesures nécessaires, au maximum de ses ressources disponibles, pour protéger leur droit au logement. Ils affirment qu’ils ne sont pas en mesure de donner le nombre de personnes qui se trouvent dans une situation les empêchant d’avoir accès à un logement décent et convenable, mais que la Ville de Madrid n’a pas fait un usage raisonnable des ressources dont elle disposait, étant donné qu’en 2013, elle et la Communauté de Madrid ont respectivement vendu 1 860 et 2 935 logements sociaux, au motif que ceux-ci n’étaient pas nécessaires. La Cour suprême a d’ailleurs jugé que la seconde vente était illégale et donc nulle. Cet exemple prouve le fossé qui existe entre le devoir qui incombe aux pouvoirs publics au titre de l’article 47 de la Constitution, à savoir l’obligation de créer les conditions et d’établir les normes nécessaires à la réalisation du droit à un logement décent et convenable, et la réalité. Autre exemple concret, le fait que les auteurs demandent un logement social depuis 2006, en vain. Les auteurs affirment en outre que les fonds que l’État partie affecte aux logements sociaux sont clairement insuffisants, étant donné que les logements sociaux représentent 1,5 % de l’ensemble des logements en Espagne, soit l’un des pourcentages les plus faibles d’Europe.

5.10Les auteurs estiment qu’ils remplissent toutes les conditions que l’État partie lui-même considère comme nécessaires pour qu’il y ait violation de l’article 11 (par. 1) du Pacte, pour les raisons suivantes : a) il est évident qu’ils sont dans le besoin, étant donné que leurs revenus sont sensiblement inférieurs au salaire minimum et ne suffisent manifestement pas à garantir un logement décent à leur famille ; b) il est évident que les autorités compétentes ont consacré des ressources en vue de répondre à leurs besoins en matière de logement, mais que celles-ci ont clairement été insuffisantes et inadaptées et n’ont pas permis de résoudre la situation ; c) même en supposant que l’État partie ne dispose pas de ressources suffisantes, celui-ci n’a pas prouvé que les critères appliqués étaient rationnels et objectifs − si une famille vulnérable avec enfants, dont deux sont handicapés, n’est pas prise en charge, qui l’est ? ; d) La famille a essayé de bénéficier de toutes les solutions proposées par l’État partie, dont beaucoup lui ont été refusées par décision des autorités, et a accepté quatre propositions de logement temporaire, alors que l’État partie l’obligeait à déménager constamment et à vivre dans l’incertitude.

5.11Concernant les mesures d’ordre général que l’État partie a prises face à la crise économique, les auteurs affirment qu’aucune d’entre elles ne leur est applicable pour les motifs suivants : ils ne sont pas propriétaires et ne peuvent donc prétendre aux réductions d’impôts ; ils ne peuvent pas bénéficier des aides au paiement du loyer, car celui-ci n’est pas déclaré par le propriétaire du logement ; le Code de bonnes pratiques bancaires ne s’applique pas dans leur cas, car ils n’ont pas souscrit de prêt ; le décret-loi royal no 7/2019 est postérieur à leur expulsion (bien que les services sociaux aient quand même demandé un report de l’expulsion compte tenu de leur situation de vulnérabilité) ; les autorités locales ne se sont pas bien coordonnées, puisque la situation de la famille n’a jamais été résolue.

5.12Les auteurs affirment que, contrairement à ce que soutient l’État partie, le droit qu’ils tiennent de l’article 11 (par. 1) du Pacte a été violé, pour les raisons suivantes : a) bien que les services sociaux aient été informés de leur situation, l’État partie ne leur a jamais proposé de logement de remplacement décent et convenable ; b) l’évaluation de leurs besoins réalisée par les autorités locales n’avait pas pour but de résoudre leur problème de logement ; c) les solutions de logement proposées par l’État partie n’étaient ni décentes ni convenables pour une famille et ce qui devait être une situation temporaire s’est prolongé et leur a porté préjudice. Qui plus est, le logement actuel de la famille n’est ni décent, ni convenable, mais plutôt vétuste et délabré, et les services sociaux, qui sont au courant, n’ont pas pris de mesure pour remédier à la situation.

B.Examen de la recevabilité

6.1Avant d’examiner tout grief formulé dans une communication, le Comité doit, conformément à l’article 9 de son règlement intérieur provisoire relatif au Protocole facultatif, déterminer si la communication est recevable.

6.2Le Comité prend note de l’argument de l’État partie selon lequel, au moment de la présentation de leurs observations, les auteurs louaient déjà un logement, en conséquence de quoi les motifs qui sous-tendent la communication n’existent plus et celle-ci devrait être classée. Il note toutefois que selon les auteurs, l’État partie a enfreint leur droit à un logement décent et convenable en décidant de les expulser sans leur fournir un logement de remplacement, en leur proposant des solutions de substitution temporaires qui n’étaient ni décentes, ni convenables, et, actuellement, en les laissant vivre dans un logement qui ne saurait être considéré comme décent et convenable. En conséquence, le Comité considère que la communication satisfait à l’obligation prévue à l’article 2 du Protocole facultatif, étant donné qu’elle concerne la violation éventuelle d’un droit énoncé dans le Pacte.

6.3Le Comité constate que l’État partie n’a pas contesté la recevabilité de la communication pour cause de non-épuisement des recours internes et qu’il n’apparaît pas que les auteurs aient omis de former l’un de ces recours. Il conclut que pour ce qui est du grief relatif à l’expulsion, l’obligation d’épuiser les recours internes a été respectée, conformément à l’article 3 (par. 1) du Protocole facultatif.

6.4Le Comité constate que la communication satisfait aux autres critères de recevabilité prévus aux articles 2 et 3 du Protocole facultatif et, par conséquent, la déclare recevable et procède à son examen quant au fond.

C.Examen au fond

Faits et points de droit

7.1Conformément à l’article 8 du Protocole facultatif, le Comité a examiné la présente communication en tenant compte de toutes les informations que lui ont communiquées les parties.

7.2Le Comité commence par examiner les faits qu’il considère comme avérés. En janvier 2015, les auteurs ont loué à une personne morale un logement pour y vivre avec leurs quatre enfants mineurs, dont deux sont handicapés. En janvier 2018, le Tribunal de première instance no 69 de Madrid a prononcé la résiliation du contrat de bail pour défaut de paiement du loyer et a ordonné aux auteurs de quitter leur logement. Les auteurs ne s’étant pas exécutés, le Tribunal a fixé la date d’expulsion au 15 mars 2018. Malgré deux demandes des auteurs tendant à suspendre l’exécution de la mesure d’expulsion en raison de leur vulnérabilité et un rapport des services sociaux allant dans le même sens, le tribunal n’a pas suspendu l’expulsion et n’a pas procédé à un examen de la proportionnalité de la mesure, qui aurait permis de mettre en balance les droits des parties concernées. L’expulsion a finalement eu lieu en avril 2018, après deux tentatives avortées.

7.3Après l’expulsion, l’État partie a proposé aux auteurs et à leur famille un hébergement dans un hôtel pendant dix jours, puis dans un foyer dans lequel ils sont restés plus de six mois, jusqu’en novembre 2018, puis à nouveau dans le premier hôtel pendant moins d’un mois et, enfin, dans un autre foyer pendant deux mois, jusqu’en février 2019. Selon les auteurs, les conditions de vie dans ces foyers ne sont ni décentes, ni convenables pour une famille de six personnes. L’État partie n’a pas remis en question les affirmations des auteurs et les documents qu’ils ont fournis concernant les conditions d’hébergement au foyer Pinar de San José (surpeuplement, mauvaises conditions sanitaires et manque d’intimité) et s’est contenté de préciser que les auteurs et leur famille bénéficiaient gratuitement d’une aide alimentaire et d’une laverie. Ensuite, les auteurs ont été contraints de quitter le foyer et, face à une solution de substitution qu’ils considéraient pire encore que tous les hébergements dans lesquels ils avaient vécu, ils sont parvenus à louer le logement qu’ils occupent actuellement mais dont les conditions de location les empêchent de bénéficier de diverses prestations sociales. L’État partie n’a pas non plus contesté les renseignements et documents fournis par les auteurs, selon lesquels ils étaient constamment poussés à quitter les hébergements temporaires sans que les autorités leur garantissent une solution de relogement, ce qui a incité la société civile à faire pression sur les autorités locales pour qu’elles leur proposent un logement de remplacement. Au cours de son séjour dans ces divers hébergements, Mme El Goumari a fait une fausse couche à sept mois de grossesse.

7.4Les auteurs affirment que leur expulsion du logement qu’ils occupaient constitue une violation de leur droit et de celui de leurs enfants à un logement convenable, droit consacré par l’article 11 (par. 1) du Pacte, étant donné qu’ils ont été expulsés sans qu’il soit tenu compte ni du fait qu’ils n’avaient pas d’autre logement, ni des conséquences de cette mesure. Ils soutiennent que le logement de remplacement temporaire qui leur a été proposé ne satisfaisait pas aux critères d’un logement décent et convenable, et que les déménagements permanents et l’incertitude dans laquelle ils ont vécu constituaient également une violation de leur droit consacré par le Pacte. Ils soutiennent aussi que les autorités ne leur avaient pas attribué de logement social, et qu’elles ne l’ont toujours pas fait. L’État partie affirme que les auteurs sont encore sur la liste d’attente pour l’obtention d’un logement social et que les hébergements de substitution qu’il a proposés constituaient les meilleures solutions que ses ressources lui permettaient d’offrir.

7.5Compte tenu des faits pertinents tels qu’ils ont été déterminés par le Comité et des arguments des parties, la question soulevée par la présente communication est la suivante : l’expulsion des auteurs et de leurs enfants de leur logement habituel et leur déménagement dans divers hébergements de substitution temporaires constituent-ils une violation du droit à un logement convenable énoncé à l’article 11 (par. 1) du Pacte ? Pour répondre à cette question, le Comité commencera par rappeler sa doctrine en ce qui concerne la protection contre les expulsions forcées. Il analysera ensuite le cas concret de l’expulsion des auteurs et formulera ses conclusions concernant la question soulevée par la communication.

Protection contre les expulsions forcées

8.1Le droit à un logement convenable est un droit fondamental sur lequel repose la jouissance de tous les droits économiques, sociaux et culturels et est intégralement lié à d’autres droits de l’homme, y compris à ceux consacrés par le Pacte international relatif aux droits civils et politiques. Le droit au logement doit être assuré à tous, sans distinction de revenus ou d’accès aux ressources économiques, et les États parties sont tenus de prendre toutes les mesures nécessaires et d’agir au maximum de leurs ressources disponibles pour parvenir à la pleine réalisation de ce droit.

8.2Les expulsions forcées sont à première vue contraires aux dispositions du Pacte et ne peuvent être justifiées que dans les situations les plus exceptionnelles ; les autorités compétentes doivent veiller à ce que les expulsions soient conformes à une législation compatible avec le Pacte et aux principes généraux qui veulent que toutes mesures prises soient raisonnables et proportionnées au regard de l’objectif légitime de l’expulsion et des conséquences de l’expulsion sur les personnes visées. Cette obligation découle de l’interprétation des obligations qui incombent à l’État partie en vertu de l’article 2 (par. 1) du Pacte, lu conjointement avec l’article 11 et compte tenu des prescriptions de l’article 4, celui-ci précisant à quelles conditions des limitations peuvent être imposées à l’exercice des droits consacrés par le Pacte.

8.3Ainsi, pour qu’une expulsion soit décidée, il faut que les critères suivants soient remplis. Premièrement, la limitation doit être prévue par la loi. Deuxièmement, elle doit favoriser le bien-être général dans une société démocratique. Troisièmement, elle doit être proportionnée au but légitime invoqué. Quatrièmement, elle doit être nécessaire, en ce sens que s’il existe plusieurs mesures permettant raisonnablement d’atteindre le même but, il faut utiliser celle qui est la moins restrictive pour le droit considéré. Enfin, la limitation sur le bien-être général doit avoir plus de bienfaits que de conséquences pour l’exercice du droit concerné. Plus les effets de la limitation sur les droits protégés par le Pacte sont importants, plus la justification de la mesure doit faire l’objet d’un examen scrupuleux. La possibilité de disposer d’un logement de remplacement convenable, la situation personnelle des occupants et de leurs personnes à charge, et leur coopération avec les autorités dans la recherche d’une solution qui leur soit adaptée constituent également des facteurs décisifs dans cet examen. Il est aussi indispensable d’opérer une distinction entre le bien immobilier d’une personne qui a besoin d’y vivre ou d’en tirer un revenu vital, et le bien d’entités financières ou de toute autre nature. Ainsi, l’État partie portera atteinte au droit à un logement convenable s’il dispose que la personne dont le contrat de bail est résilié doit être immédiatement expulsée, quelles que soient les circonstances dans lesquelles l’ordonnance d’expulsion serait exécutée. Cet examen de la proportionnalité de la mesure doit être effectué par une autorité judiciaire ou une autre autorité impartiale et indépendante ayant compétence pour faire cesser la violation et accorder un recours effectif. Cette autorité doit évaluer si l’expulsion est conforme au Pacte, y compris aux éléments de l’examen de la proportionnalité prévus à l’article 4 du Pacte et décrits plus haut.

8.4De surcroît, il faut qu’il n’existe pas d’autres solutions ni de mesures qui portent moins atteinte au droit au logement, qu’il y ait une véritable consultation préalable entre les autorités et la personne touchée, et que celle-ci ne se retrouve pas dans une situation qui constitue une violation d’autres droits garantis par le Pacte ou d’autres droits de l’homme, ou qui l’expose à pareille violation.

Obligation de l’État de fournir un logement de remplacement en cas de nécessité

9.1Il ne faudrait pas que, suite à une expulsion, une personne se retrouve sans toit ou puisse être victime d’une violation d’autres droits de l’homme. Lorsqu’une personne expulsée ne peut subvenir à ses besoins, l’État partie doit, par tous les moyens appropriés, au maximum de ses ressources disponibles, veiller à ce que d’autres possibilités de logement, de réinstallation ou d’accès à une terre productive, selon le cas, lui soient offertes. L’État partie est tenu de prendre des mesures raisonnables en vue de reloger les personnes qui se retrouvent sans abri par suite d’une expulsion, et ce, que cette mesure ait été prise à l’initiative des autorités publiques ou d’entités privées, par exemple le propriétaire. Lorsqu’une personne est expulsée sans que les autorités ne lui octroient ou ne lui garantissent un autre logement, l’État partie doit démontrer qu’il a examiné les circonstances de l’affaire et que, bien qu’il ait pris toutes les mesures raisonnables et agi au maximum de ses ressources disponibles, il n’a pas pu garantir l’exercice du droit au logement de l’intéressée. Les informations fournies par l’État partie doivent permettre au Comité de déterminer si les mesures adoptées sont raisonnables, comme prévu à l’article 8 (par. 4) du Protocole facultatif.

9.2L’obligation de fournir un logement aux personnes expulsées ayant besoin d’être relogées suppose, comme prévu à l’article 2 (par. 1) du Pacte, que l’État partie prenne toutes les mesures qui s’imposent, au maximum de ses ressources disponibles, pour garantir l’exercice du droit au logement. Pour parvenir à cet objectif, l’État partie peut adopter tout un éventail de politiques. Toutefois, quelle que soit la mesure prise, elle doit être délibérée, concrète et orientée le plus clairement possible vers la réalisation la plus rapide et effective possible du droit au logement. Les politiques de relogement des personnes expulsées doivent être proportionnées aux besoins des intéressées et à l’urgence de leur situation et doivent respecter la dignité de la personne. De surcroît, l’État partie est tenu de prendre des mesures cohérentes et coordonnées en vue de régler les problèmes institutionnels et structurels qui causent le manque de logements.

9.3Le logement de remplacement doit être convenable. Le caractère convenable du logement dépend en partie de facteurs sociaux, économiques, culturels, climatiques, écologiques et autres, mais le Comité est d’avis qu’en tout état de cause, il est possible de recenser certains aspects du droit au logement qui doivent être pris en considération à cette fin dans n’importe quel contexte. Parmi ces aspects, on peut citer : la sécurité légale de l’occupation, l’existence de services, matériaux, équipements et infrastructures, la capacité de paiement, l’habitabilité, la facilité d’accès, l’emplacement qui doit permettre l’accès aux services sociaux (éducation, emploi, soins de santé), et le respect du milieu culturel, de manière à permettre l’expression de l’identité culturelle et de la diversité.

9.4Dans certaines circonstances, les États parties peuvent démontrer que, bien qu’ils aient fait tous les efforts possibles au maximum de leurs ressources disponibles, il a été impossible de fournir un logement de remplacement permanent à une personne expulsée qui en avait besoin. En pareilles circonstances, il est possible d’octroyer un hébergement d’urgence temporaire qui ne répond pas à toutes les exigences d’un logement convenable. Les États doivent toutefois veiller à ce que cet hébergement temporaire respecte la dignité des personnes expulsées, réponde à toutes les exigences de sécurité et ne devienne pas une solution permanente, mais reste une étape vers un logement convenable. Il faut aussi tenir compte du droit des membres d’une famille de ne pas être séparés et de bénéficier d’un niveau raisonnable de protection de la vie privée.

Examen de la proportionnalité de la mesure d’expulsion des auteurs

10.1Le Comité va maintenant analyser si l’expulsion des auteurs constitue une violation de leur droit à un logement convenable ou si la mesure pouvait être justifiée comme une limitation du droit au logement au sens de l’article 4 du Pacte. Les auteurs n’ont pas dit qu’ils n’avaient pas bénéficié des garanties d’une procédure régulière et rien dans les informations soumises au Comité ne laisse penser que la procédure ait été arbitraire.

10.2Le Comité rappelle que le droit à la propriété n’est pas un droit énoncé dans le Pacte, mais reconnaît que l’État partie a un intérêt légitime à garantir la protection de tous les droits existants dans son système juridique, pour autant que ce ne soit pas contraire aux droits consacrés par le Pacte. Puisque le défaut de paiement du loyer a été établi par un tribunal et que cela constitue une cause de résiliation du contrat de bail, le Comité estime qu’il existait un motif légitime pouvant justifier la mesure d’expulsion décidée à l’égard des auteurs.

10.3Bien que les auteurs aient affirmé que la mesure d’expulsion compromettrait la réalisation de leur droit à un logement convenable, cela n’a pas incité le tribunal à examiner la proportionnalité de la mesure au regard de l’objectif légitime de l’expulsion et des conséquences de celle-ci sur les personnes visées. À aucun moment le tribunal n’a évalué la vulnérabilité des auteurs et, en particulier, de leurs enfants mineurs, alors même que les auteurs lui avaient demandé de le faire et qu’il avait reçu un rapport des services sociaux en ce sens. Si l’expulsion a été reportée à deux reprises, ces reports n’étaient pas dus à une décision des autorités judiciaires, mais à des faits survenus le jour de l’expulsion et qui ont rendu son exécution impossible. Qui plus est, la législation de l’État partie ne prévoit pas d’autre mécanisme judiciaire qui aurait permis aux auteurs de contester l’ordonnance d’expulsion, de sorte qu’aucune autre autorité judiciaire n’a pu évaluer ni la proportionnalité de l’expulsion, ni les conditions dans lesquelles elle allait être exécutée. Par conséquent, le Comité considère que ce défaut d’examen a constitué une violation, par l’État partie, du droit des auteurs à un logement, droit énoncé à l’article 11 du Pacte lu conjointement avec l’article 2 (par. 1).

10.4Le Comité note qu’à une date postérieure aux faits relatés dans la présente communication, l’État partie a adopté un nouveau texte de loi disposant que les juges sont tenus d’informer les services sociaux en cas d’expulsion de personnes vulnérables, l’objectif étant que ceux-ci décrivent la situation des personnes concernées et, s’ils le jugent utile, que l’expulsion puisse être suspendue afin de venir en aide aux intéressés pendant un mois au maximum, ou pendant trois mois si le demandeur est une personne morale. Le Comité est d’avis que cette législation permettrait d’éviter que de telles violations du droit au logement se reproduisent, étant donné qu’elle permet aux autorités judiciaires, ou à d’autres autorités impartiales et indépendantes ayant compétence pour faire cesser la violation et accorder un recours utile, d’évaluer la proportionnalité des demandes d’expulsion selon les critères mentionnés précédemment.

Logement de remplacement temporaire proposé aux auteurs après leur expulsion

11.1Le Comité va maintenant se pencher sur la question de savoir si les logements proposés par l’État partie après l’expulsion des auteurs étaient convenables (par. 9.3 supra). Il constate que les solutions proposées ne sauraient être considérées comme des logements de remplacement étant donné qu’il s’agissait d’hôtels et de foyers d’hébergement temporaire. Il s’attachera ensuite à déterminer si les hébergements temporaires respectaient les normes en matière de dignité et de sécurité et n’avaient pas vocation à devenir une solution permanente, mais à rester une étape vers un logement convenable (par. 9.4 supra).

11.2Concernant le premier point, le Comité considère que la dignité et la sécurité reposent notamment sur la certitude et la stabilité dans le temps, la salubrité du logement de remplacement et l’intimité dont peuvent bénéficier les habitants, en fonction de leurs besoins. Dans ce contexte, le Comité prend note des conditions d’hébergement au foyer Pinar de San José (surpeuplement, mauvaises conditions sanitaires et manque d’intimité). Il croit comprendre que même si l’État partie affirme avoir proposé un logement de remplacement situé à la périphérie de Madrid, mais dans l’enceinte de la ville, ce logement était encore plus éloigné de l’école des enfants, dont deux sont handicapés, et que ceux-ci devaient déjà faire chaque jour un long trajet pour se rendre à l’école. Le Comité constate en outre que durant leurs séjours au foyer Pinar de San José, à l’hôtel Welcome (deuxième séjour) et au foyer Alonso Martínez, les auteurs ont constamment été pressés de quitter les lieux sans qu’aucune autre solution − temporaire ou non − ne leur soit proposée. Il note que cette situation a incité la société civile à agir en vue de mettre fin à l’incertitude des auteurs et d’améliorer leurs conditions de logement. Il note en outre que pendant ces mois d’angoisse et d’incertitude, Mme El Goumari a fait une fausse couche à sept mois de grossesse. Le Comité ne peut considérer que les conditions d’hébergement susmentionnées respectaient la dignité des auteurs et de leurs enfants, d’autant plus qu’elles étaient le fruit d’une expulsion exécutée en violation des dispositions du Pacte.

11.3S’agissant du caractère temporaire des logements proposés, le Comité estime que, même si les solutions temporaires n’ont pas été présentées comme permanentes, l’État partie n’a pas prouvé que les nouveaux hébergements proposés aux auteurs constituaient une étape vers l’obtention d’un logement convenable. Qui plus est, les auteurs ont dû vivre avec la peur constante d’avoir à quitter les hôtels et foyers dans lesquels ils résidaient sans même bénéficier d’une solution de relogement temporaire.

11.4En ce qui concerne le logement que les auteurs occupent actuellement, le Comité ne peut considérer qu’il est convenable pour les deux raisons suivantes : les conditions de location ne permettent pas aux auteurs de prétendre aux allocations que l’État partie mentionne dans ses observations et l’appartement ne compte qu’une seule chambre pour une famille de huit personnes, ce qui en fait un logement surpeuplé − la limite définie par le Département des affaires économiques et sociales du Secrétariat de l’Organisation des Nations Unies étant de trois personnes par chambre − et, partant, inapproprié.

11.5Enfin, le Comité estime qu’au-delà des mesures générales qu’il a mentionnées, l’État partie n’a pas démontré qu’il avait tenu compte des circonstances particulières de l’affaire et qu’il avait agi au maximum de ses ressources disponibles et pris toutes les mesures raisonnables. Pour cette raison, et étant donné que la situation est le fruit d’une expulsion exécutée en violation des dispositions du Pacte, le Comité estime que les logements de remplacement temporaires qui ont été proposés aux auteurs et à leurs enfants, les conditions dans lesquelles ils ont dû vivre et le logement qu’ils occupent actuellement constituent une violation de leur droit au logement, énoncé à l’article 11 du Pacte.

D.Conclusion et recommandations

12.Compte tenu de toutes les informations communiquées et des circonstances particulières de l’affaire, le Comité considère que l’expulsion des auteurs et de leurs enfants sans que les autorités aient examiné la proportionnalité de cette mesure constitue une violation du droit des auteurs à un logement convenable. Il considère aussi que les logements de remplacement temporaires attribués aux auteurs et le processus auquel ils ont été soumis constituaient, en eux-mêmes, une violation de leur droit à un logement convenable.

13.Le Comité, agissant en vertu de l’article 9 (par. 1) du Protocole facultatif, conclut que l’État partie a violé le droit que les auteurs et leurs enfants tiennent de l’article 11 (par. 1) du Pacte, lu conjointement avec l’article 2 (par. 1) et compte tenu des prescriptions de l’article 4. À la lumière des constatations formulées dans la présente communication, le Comité adresse à l’État partie les recommandations qui suivent.

Recommandations concernant les auteurs et leurs enfants

14.L’État partie est tenu d’assurer une réparation effective aux auteurs et à leurs enfants, en particulier : a) s’ils ne disposent pas d’un logement convenable, de réévaluer leur état de nécessité et leur rang de priorité dans la liste d’attente en tenant compte de la date de dépôt de leur demande de logement auprès des services de la Communauté de Madrid, afin de leur attribuer un logement social ou de les faire bénéficier de toute autre mesure qui leur permette de vivre dans un logement convenable, selon les critères établis dans la présente communication ; b) de les indemniser pour les violations subies ; c) de leur rembourser les frais de justice qui ont raisonnablement pu être engagés dans le cadre de la présente communication.

Recommandations générales

15.Le Comité estime que les réparations recommandées dans le contexte de communications émanant de particuliers peuvent prendre la forme de garanties de non-répétition et rappelle que l’État partie est tenu d’empêcher que des violations analogues se reproduisent. L’État partie doit veiller à ce que sa législation et l’application de celle-ci soient conformes aux obligations énoncées dans le Pacte. L’État partie est notamment tenu :

a)De veiller à ce que le cadre normatif permette que les personnes visées par une ordonnance d’expulsion qui risque de les faire tomber dans l’indigence ou d’entraîner une violation de leurs droits au regard du Pacte puissent s’opposer à cette décision devant les autorités judiciaires, ou une autre autorité impartiale et indépendante ayant compétence pour faire cesser la violation et accorder un recours effectif, afin que ces autorités examinent la proportionnalité de la mesure au regard des critères prévus à l’article 4 du Pacte concernant les limitations auxquelles les droits consacrés par le Pacte peuvent être soumis ;

b)De prendre les mesures nécessaires pour que les ordonnances d’expulsion frappant des personnes n’ayant pas les moyens de se reloger ne soient mises à exécution qu’après avoir véritablement consulté les intéressés et fait tout ce qui s’imposait, en agissant au maximum des ressources disponibles, pour que ceux-ci soient relogés, en particulier lorsque l’expulsion concerne des familles, des personnes âgées, des enfants ou d’autres personnes vulnérables ;

c)De faire tout le nécessaire pour que les logements temporaires proposés en l’absence de disponibilité immédiate de logement permanent soient conformes aux normes de dignité et de sécurité. Bien que le logement temporaire ne soit qu’une étape vers un logement convenable, l’État partie doit garantir que ceux qui y vivent bénéficient d’une certaine stabilité, surtout lorsqu’il s’agit de familles, de personnes âgées, d’enfants ou d’autres personnes vulnérables ;

d)De formuler et de mettre à exécution, en coordination avec les communautés autonomes et en agissant au maximum des ressources disponibles, un plan global et intégré visant à garantir l’exercice du droit à un logement convenable par les personnes à faible revenu, conformément à l’observation générale no 4. Dans ce plan devront être indiquées les ressources et les mesures qui seront mises en œuvre pour garantir le droit au logement de ces personnes, ainsi que les délais correspondants et les critères qui seront utilisés pour déterminer si l’objectif a raisonnablement été atteint.

16.Conformément à l’article 9 (par. 2) du Protocole facultatif et à l’article 18 (par. 1) du règlement intérieur provisoire relatif au Protocole facultatif, l’État partie doit adresser au Comité, dans un délai de six mois, des renseignements écrits sur les mesures prises pour donner effet aux présentes constatations et recommandations du Comité. L’État partie est invité en outre à rendre celles-ci publiques et à les diffuser largement, sur des supports accessibles, afin que tous les groupes de la population en prennent connaissance.