Nations Unies

E/C.12/69/D/54/2018

Conseil économique et social

Distr. générale

23 mars 2021

Français

Original : espagnol

Comité des droits économiques, sociaux et culturels

Constatations adoptées par le Comité au titre du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, concernant la communication no 54/2018 *

Communication présentée par :

Fátima El Ayoubi et Mohamed El Azouan Azouz

Victime(s) présumée(s) :

Les auteurs et leur fils mineur

État partie :

Espagne

Date de la communication :

17 septembre 2018

Date des constatations :

19 février 2021

Objet :

Expulsion pour occupation illégale

Question(s) de procédure :

Non-épuisement des recours internes

Question(s) de fond :

Droit à un logement convenable

Article(s) du Pacte :

11 (par. 1)

Article(s) du Protocole facultatif :

3 (par. 1)

1.1Les auteurs de la communication sont Fátima El Ayoubi, de nationalité marocaine, née le 1er janvier 1983, et Mohamed El Azouan Azouz, de nationalité espagnole et marocaine, né le 2 mai 1972. Ils agissent en leur nom propre et au nom de leur fils mineur, Haron El Azouan El Ayoubi, né le 30 novembre 2013. Les auteurs affirment qu’ils sont victimes d’une violation des droits qui leur sont reconnus par l’article 11 (par. 1) du Pacte, puisqu’ils sont sous le coup d’un arrêté prévoyant leur expulsion du logement qu’ils occupent depuis 2016, et ne disposent d’aucune autre solution de logement. Le Protocole facultatif est entré en vigueur pour l’État partie le 5 mai 2013. Les auteurs ne sont pas représentés par un conseil.

1.2Le 19 septembre 2018, le Comité, agissant par l’intermédiaire de son Groupe de travail des communications, a enregistré la communication et, compte tenu du caractère imminent de l’expulsion et des allégations relatives à l’absence d’un logement de remplacement et au risque de préjudice irréparable, a demandé à l’État partie de surseoir à l’exécution de la mesure d’expulsion visant les auteurs tant que la communication serait à l’examen ou, à défaut, de mettre à la disposition des intéressés un logement convenable, après les avoir dûment consultés, pour éviter de leur causer, à eux-mêmes ou à leurs enfants, un préjudice irréparable.

1.3Dans les présentes constatations, le Comité fait d’abord la synthèse des informations et des arguments présentés par les parties ; il examine ensuite les questions de recevabilité que la communication soulève, avant de formuler des conclusions.

A.Résumé des renseignements fournis et des arguments avancés par les parties

Rappel des faits

Faits antérieurs à l’enregistrement de la communication

2.1Entre 2003 et 2007, M. El Azouan Azouz vivait dans un logement social qui avait été mis à sa disposition dans le cadre du Plan de logement jeunesse de la Communauté de Madrid. Toutefois, début 2007, en raison de la crise économique, il a perdu son emploi et n’a pas pu continuer de payer son loyer, et a donc été expulsé en 2008. Il a dû retourner habiter chez ses parents, qui vivaient eux-mêmes dans un logement social mis à disposition par l’Institut du logement de Madrid en 2007. En 2012, M. El Azouan Azouz a fait la connaissance de Mme El Ayoubi, avec qui il a vécu au domicile de ses parents jusqu’à ce qu’en 2013, la famille soit expulsée, le logement ayant été cédé par la Communauté de Madrid à un fonds d’investissement.

2.2Le 30 novembre 2013, les auteurs ont eu un fils, Haron El Azouan El Ayoubi, qui a de graves problèmes de santé depuis sa naissance, du fait d’un « retard de développement ».

2.3Étant donné qu’ils n’avaient pas la possibilité de louer un logement en raison de leurs revenus insuffisants (M. El Azouan Azouz était sans emploi et Mme El Ayoubi ne pouvait pas travailler puisqu’elle devait s’occuper à plein temps de leur fils, qui avait des problèmes de santé), en décembre 2016 les auteurs ont décidé de s’installer dans un appartement délabré situé dans la commune d’El Álamo (Communauté de Madrid). Les auteurs affirment que l’appartement en question, qui appartient à un établissement financier, était inhabité depuis plus de sept ans. Les auteurs, avec l’aide de leurs amis et de leur famille, ont aménagé l’appartement pour le rendre habitable.

2.4Le 14 février 2017, les auteurs ont déposé une demande de logement « pour personnes en situation de grande nécessité » auprès du Ministère du logement de la Communauté de Madrid ; ils affirment n’avoir reçu aucune réponse.

2.5Les auteurs affirment avoir demandé, les 24 mai 2016 et 12 janvier 2017, à bénéficier du « Revenu minimum d’insertion » compte tenu de leur situation économique et professionnelle précaire. À une date inconnue, Mme El Ayoubi a été reconnue comme responsable à titre principal de son fils et s’est vu accorder une allocation mensuelle de 268,79 euros. En outre, le 7 mars 2018, après une longue période de chômage, M. El Azouan Azouz a décroché un emploi de maçon, pour un salaire mensuel de 940 euros. Les auteurs affirment qu’il s’agit d’un emploi temporaire et précaire, qui dépend de la date d’achèvement des travaux de construction. Le 28 septembre 2017, les auteurs ont demandé que soit reconnue la dépendance lourde de leur fils du fait de ses problèmes de santé ; les autorités compétentes ont fait droit à leur demande et, le 1er juillet 2018, Haron El Azouan El Ayoubi a obtenu une place dans un centre de prise en charge rapide et de réadaptation.

2.6Le 21 juin 2016, l’établissement financier propriétaire de l’appartement dans lequel vivaient les auteurs a engagé une procédure judiciaire civile de « demande d’expulsion pour détention de bien à titre précaire (non-paiement de loyer ou défaut de bail) » afin de reprendre possession du logement. Le 1er mars 2017, le tribunal de première instance et d’instruction no 3 de Navalcarnero a ordonné à Mme El Ayoubi « et autres occupants non identifiés de la rue (adresse du domicile des auteurs) » de libérer le logement en question. Le tribunal a estimé que Mme El Ayoubi occupait illégalement l’appartement puisqu’elle n’était pas titulaire d’un bail. Il a aussi considéré que les motifs invoqués par celle-ci, ayant trait à sa situation de nécessité, qui résultait de sa situation économique précaire et de l’état de santé de son enfant, n’étaient pas légitimes. Les auteurs ont fait appel du jugement le 15 mars 2017 devant l’Audiencia Provincial Civil de Madrid qui, le 4 octobre 2017, a confirmé dans son intégralité le jugement rendu en première instance, reprenant les arguments invoqués par le tribunal.

2.7Le 7 juin 2017, l’établissement financier a demandé l’exécution provisoire du jugement et l’expulsion immédiate des auteurs. Les auteurs s’y sont opposés, invoquant la situation précaire de la famille. Le 14 décembre 2017, le tribunal de première instance et d’instruction no 3 de Navalcarnero a fait droit à la demande de l’établissement financier et fixé la date de l’expulsion au 2 mars 2018.

2.8Le 2 mars 2018, des représentants des autorités compétentes se sont présentés au domicile des auteurs pour les en expulser. Les auteurs affirment qu’ils n’étaient pas au courant que la mesure d’expulsion allait être exécutée. L’expulsion, prévue pour le 2 mars 2018, n’a pas eu lieu et les auteurs ont bénéficié d’un délai de dix jours pour quitter les lieux, en raison de la présence de leur fils et du mauvais temps.

2.9Le 6 mars 2018, les auteurs ont déposé des écritures devant le tribunal de première instance et d’instruction no 3 de Navalcarnero pour demander un sursis à l’expulsion. Ils ont indiqué qu’ils ne disposaient pas de revenus suffisants pour pouvoir se loger, que leur fils était invalide à 33 % et atteint de plusieurs maladies et qu’étant sans domicile, ils avaient donc décidé d’emménager dans un logement inoccupé depuis plusieurs années. Ils ont également fait savoir qu’ils faisaient l’objet d’un suivi de la part des services sociaux, qui pouvaient témoigner de leur volonté de trouver un emploi. Ils ont aussi fait référence aux obligations constitutionnelles et internationales mises à la charge de l’État partie s’agissant de garantir le droit au logement, obligations qui n’avaient pas été respectées puisque l’État appliquait des politiques publiques privilégiant ses intérêts économiques au détriment de ce droit et que, notamment, il cédait des logements sociaux à des établissements bancaires et « entravait » l’application de la législation relative à la protection du droit au logement ; les auteurs ont notamment fait savoir que le Tribunal constitutionnel avait fait obstacle à différentes initiatives prises par les Communautés autonomes pour tenter d’élaborer des lois sur le logement. L’établissement financier propriétaire du logement s’est déclaré opposé au sursis, estimant qu’il ne devait pas être fait droit aux requêtes introduites par les auteurs, qui reposaient sur des questions politiques sans lien avec l’exécution d’une condamnation pour usurpation de logement.

2.10Le 4 juin 2018, le tribunal de première instance et d’instruction no 3 de Navalcarnero a rejeté la demande de sursis à l’expulsion, estimant que les arguments avancés par les auteurs étaient inopérants « dans ce type de procédure », et a fixé une nouvelle date d’expulsion (le 21 septembre 2018).

2.11Le 31 juillet 2018, les auteurs ont une fois de plus demandé au tribunal de première instance et d’instruction no 3 de Navalcarnero de surseoir à l’exécution de l’ordonnance d’expulsion compte tenu de leur situation précaire, la famille ayant peu de moyens, et des problèmes de santé de leur fils, et parce qu’ils étaient dans l’impossibilité de trouver un autre logement au vu des prix du marché. Les auteurs ont également fait savoir que les demandes qu’ils avaient déposées auprès des autorités compétentes pour obtenir un logement social étaient restées sans réponse.

2.12Le 7 septembre 2018, le tribunal de première instance et d’instruction no 3 de Navalcarnero a accusé réception de la demande des auteurs et ordonné qu’elle soit versée au dossier. Il a toutefois fait savoir que la mesure d’expulsion prévue pour le 21 septembre 2018 restait exécutoire.

2.13Les auteurs indiquent que, le 17 septembre 2018, ils ont demandé à l’établissement financier propriétaire de l’appartement s’il leur serait possible de négocier un loyer social, mais que leur demande est restée lettre morte.

Faits postérieurs à l’enregistrement de la communication

2.14Le 19 septembre 2018, le Comité, agissant par l’intermédiaire de son Groupe de travail des communications, a enregistré la communication et demandé à l’État partie d’adopter des mesures provisoires tant que la communication serait à l’examen pour éviter qu’un préjudice irréparable puisse être causé aux auteurs et à leur fils mineur, et notamment de surseoir à l’expulsion ou de fournir aux intéressés un autre logement adapté à leurs besoins, après les avoir dûment et effectivement consultés.

2.15À la même date, les auteurs ont informé le tribunal de première instance et d’instruction no 3 de Navalcarnero de l’enregistrement de leur communication par le Comité, et de la demande de mesures provisoires présentée par celui-ci. Le tribunal a ordonné que l’écriture déposée par les auteurs soit versée au dossier, et a maintenu la date du 21 septembre 2018 pour l’exécution de l’ordonnance d’expulsion. Le 20 septembre 2018, il a toutefois rendu une ordonnance de sursis à l’exécution de la mesure d’expulsion prévue à la date susdite, le représentant de l’établissement financier propriétaire de l’appartement ayant demandé qu’il soit provisoirement sursis à l’expulsion compte tenu de la situation des auteurs et afin de leur donner le temps de trouver un autre logement.

2.16Le 21 mars 2019, le tribunal de première instance et d’instruction no 3 de Navalcarnero a reporté l’expulsion au 31 mai 2019. Le 23 mai 2019, les auteurs ont informé le Comité que leur situation n’avait pas changé et qu’il n’avait toujours pas trouvé de nouveau logement. Ils ont également indiqué que Mme El Ayoubi était enceinte et sur le point d’accoucher. À la même date, le Comité a rappelé à l’État partie qu’à moins qu’il ne l’informe de la levée des mesures provisoires, celles-ci continuaient de s’appliquer tant que la communication était à l’examen et jusqu’à ce que le Comité informe l’État partie de l’adoption d’une décision concernant la communication. Le Comité a rappelé sa décision du 19 septembre 2018 d’accorder des mesures provisoires, et prié l’État partie de surseoir à l’expulsion des auteurs de leur logement actuel tant que la communication serait à l’examen, ou de fournir aux auteurs un autre logement convenable, après les avoir dûment et effectivement consultés.

2.17Le 11 juin 2019, les auteurs ont eu un deuxième enfant.

2.18L’expulsion, prévue pour le 31 mai 2019, a été suspendue. Les auteurs font savoir que, le 31 août 2020, le tribunal de première instance et d’instruction no 3 de Navalcarnero l’a reportée au 13 janvier 2021.

2.19Les auteurs indiquent également que M. El Azouan Azouz a travaillé jusqu’à l’expiration de son contrat, à la fin de l’année 2019. M. El Azouan Azouz a perçu des prestations de chômage jusqu’en août 2020 et ses demandes d’allocation de chômage et de revenu minimum de subsistance sont en cours de traitement. Les auteurs affirment en outre que Mme El Ayoubi a continué de percevoir une allocation mensuelle de 268,79 euros en tant que responsable à titre principal de leur fils.

Teneur de la plainte

3.Les auteurs affirment que, puisqu’ils n’ont pas de possibilité de relogement et ne peuvent pas trouver de logement en dehors du système des logements sociaux faute de revenus suffisants, leur expulsion de leur habitation actuelle constituerait une violation des droits qui leur sont reconnus par l’article 11 du Pacte.

Demande introduite par l’État partie aux fins de la levée des mesures provisoires et de la cessation de l’examen de la communication

4.1Le 27 mars 2019, l’État partie a demandé la levée des mesures provisoires et la cessation de l’examen de la communication. Il affirme que la mesure d’expulsion prévue pour le 21 septembre 2018 a été suspendue sans qu’une nouvelle date ait été fixée.

4.2L’État partie fait savoir également que, comme suite à la demande que les auteurs avaient déposée le 14 février 2017 en vue d’obtenir un logement « pour personnes en situation de grande nécessité », la Direction générale du logement et de la réhabilitation a demandé aux auteurs de fournir des documents pour compléter leur dossier. Ceux-ci n’ont toutefois pas fourni les documents requis dans le délai prévu par le décret no 52/2016, alors même qu’ils avaient été informés par l’intermédiaire du réseau postal et par le Journal officiel du 11 octobre 2017. Le 31 janvier 2019, la Direction générale du logement et de la réhabilitation a donc décidé de classer sans suite la demande de logement déposée par les auteurs.

4.3L’État partie conclut que, l’ordonnance d’expulsion ayant pour but de protéger le propriétaire légitime du logement occupé par les auteurs, qui subit un préjudice grave du fait de la suspension de l’expulsion, et étant donné que les auteurs n’ont manifesté ni le souhait ni la volonté de trouver une autre solution de logement, au point qu’ils n’ont pas fourni les documents requis par la Direction générale du logement et de la réhabilitation, il convient de lever les mesures provisoires et de mettre fin à l’examen de la communication.

Observations des auteurs concernant la demande introduite par l’État partie aux fins de la levée des mesures provisoires et de la cessation de l’examen de la communication

5.1Le 23 mai 2019, les auteurs ont fait savoir qu’ayant déjà un logement, ils n’étaient pas en droit de demander à la Communauté de Madrid de leur fournir un logement pour personnes dans le besoin, puisqu’il fallait, pour pouvoir faire une telle demande, qu’aucun des membres de la famille n’ait de domicile. Par conséquent, il leur était impossible de fournir les documents requis par la Direction générale du logement et de la réhabilitation.

5.2Pour ce qui est de leur situation particulière, les auteurs ont rappelé qu’ils n’avaient pas de possibilité de relogement et expliqué que, bien que M. El Azouan Azouz perçoive depuis mars 2018 un salaire mensuel d’un montant de 940 euros, ce revenu restait insuffisant pour leur permettre de trouver un logement sur le marché de l’immobilier privé.

5.3Les auteurs produisent en outre un rapport des services sociaux d’El Álamo dont il ressort qu’ils ont manifesté le souhait de se reloger et que, leur demande de logement ayant été classée sans suite en raison de l’incompatibilité de leur situation (occupation illégale d’un bien immobilier) avec la législation applicable (décret no 19/2006), un autre logement doit leur être fourni, faute de quoi la famille, qui compte un enfant de cinq ans handicapé à 33 %, se retrouverait à la rue, et le mineur en question se trouverait sans protection.

Examen par le Comité de la demande de l’État partie

6.Le 18 septembre 2019, compte tenu des informations communiquées par l’État partie et par les auteurs, le Comité a décidé de ne pas faire droit à la demande de levée des mesures provisoires, puisqu’il n’était pas démontré que le risque que les auteurs et leur fils subissent un préjudice irréparable avait été écarté. Le Comité a également décidé de ne pas mettre fin à l’examen de la communication, celui-ci ne pouvant cesser que lorsqu’il ressortirait des renseignements communiqués par les parties qu’il existe une possibilité de règlement du litige, ce qui n’est pas le cas en l’espèce.

Observations de l’État partie sur la recevabilité et le fond de la communication

7.1Le 18 octobre 2019, l’État partie a adressé ses observations sur la communication. Il exprime son désaccord avec la décision du Comité de ne pas mettre fin à l’examen de la communication (par. 6 supra) ; comme suite à cette décision, il se voit en effet contraint d’adresser ses observations sur le fond d’un litige qui fait encore l’objet d’une procédure, et qui n’entre donc pas dans le champ d’application du Protocole facultatif au regard, en particulier, de l’article 3 (par. 1), ce qui porte atteinte à la marge d’appréciation des tribunaux nationaux. L’État partie estime qu’il est contradictoire de faire obligation aux auteurs d’épuiser les recours internes et, dans le même temps, de le contraindre à se prononcer sur une procédure en instance, d’autant plus que son ordre juridique offre diverses voies de recours permettant de contester les décisions judiciaires et administratives en cas de désaccord, si bien que la procédure en instance pourrait connaître différentes issues. Cela étant, pour éviter de porter atteinte au droit de la défense, l’État partie adresse au Comité ses arguments concernant la recevabilité et le fond de la communication.

7.2L’État partie renvoie aux mesures prises par les autorités locales et régionales à l’égard des auteurs. Il fait savoir que les logements sociaux et l’aide sociale, en particulier la gestion et l’attribution des logements d’urgence sociale, relèvent de la compétence des communautés autonomes. Dans la Communauté de Madrid, où résident les auteurs, le texte applicable en la matière est le décret no 52/2016, qui porte création du parc de logements sociaux et réglemente l’attribution des logements. L’aide apportée par les services sociaux est également régie par la loi no 11/2003 relative aux services sociaux de la Communauté de Madrid. L’État partie affirme que les autorités ont appliqué cette législation dans toutes les mesures prises à l’égard des auteurs.

7.3L’État partie observe qu’au moment où les auteurs ont soumis leur communication au Comité, le 19 septembre 2018, plus d’un an s’était écoulé depuis le 1er mars 2017, date à laquelle leur expulsion avait été prononcée, et qu’il avait déjà été sursis une première fois à celle-ci (le 2 mars 2018). Il estime qu’en réalité les auteurs ont l’intention de continuer d’occuper le logement en cause puisqu’ils n’ont pas exercé leur droit de demander un logement social ; leur dernière demande, déposée le 14 février 2017, était incomplète et a donc été classée sans suite le 31 janvier 2019 en application de la législation précitée. L’État partie fait savoir que les auteurs n’ont pas déposé d’autre demande de logement social auprès des organismes compétents. Il souligne que non seulement les auteurs ont demandé à bénéficier d’un logement social après leur emménagement dans leur logement actuel et quelques jours à peine avant le prononcé du jugement d’expulsion, mais de surcroît ils n’ont pas fourni les documents requis à la Direction générale du logement et de la réhabilitation. En outre, les auteurs n’ont pas introduit de recours pour contester la décision de classement sans suite de leur demande, alors même que cette décision leur avait été dûment notifiée.

7.4Par conséquent, l’État partie estime que le « litige » porté devant le Comité ne concerne pas le refus d’accorder aux auteurs un logement social dont ils auraient souhaité bénéficier, refus qui les aurait obligés à continuer d’occuper leur logement actuel. Au contraire, il ressort du « litige » en question que les auteurs n’ont pas déposé de demande de logement social en bonne et due forme et souhaitent en réalité continuer d’occuper leur logement actuel en bénéficiant d’un loyer social, souhait qu’ils ont exprimé dans leur communication.

7.5L’État partie indique en outre qu’il a été sursis à plusieurs reprises à l’expulsion des auteurs : les 2 mars et 21 septembre 2018 et le 31 mai 2019. Il souligne que, les deux premières fois, le sursis a été prononcé avec l’accord de l’établissement financier propriétaire du logement pour donner aux auteurs le temps de régulariser leur situation. S’agissant en revanche de l’ordonnance d’expulsion exécutoire le 31 mai 2019, l’État partie indique qu’elle a également fait l’objet d’un sursis à exécution, prononcé par le tribunal de première instance et d’instruction no 3 de Navalcarnero, mais qu’au moment de la soumission de ses observations, le tribunal était saisi d’un recours en révision de cette décision de sursis, introduit par l’établissement financier. En conséquent, l’État partie affirme que les auteurs n’ont pas été expulsés et qu’aucune nouvelle date d’expulsion n’a été fixée. Il estime qu’il faudrait que les auteurs communiquent des informations sur leur situation financière actuelle, afin que l’on puisse déterminer s’ils ont aujourd’hui la possibilité d’assumer un bail adapté à leurs revenus et de régulariser leur situation.

7.6Par ailleurs, l’État partie estime que la communication doit être déclarée irrecevable pour non-épuisement des recours internes puisque la procédure judiciaire qui a abouti à l’ordonnance d’expulsion rendue contre les auteurs est en instance et que les intéressés occupent toujours le logement en cause.

7.7L’État partie affirme que le fait que les auteurs ont emménagé dans leur logement avant de demander à bénéficier d’un logement social signifie qu’ils ne se sont pas prévalus des voies de recours qui leur étaient ouvertes et ont en réalité choisi de s’installer directement dans leur appartement. De fait, en ne saisissant pas le Conseiller des transports, du logement et des infrastructures de la Communauté de Madrid d’un recours pour contester la décision du 31 janvier 2019 par laquelle leur demande de logement avait été classée sans suite, les auteurs n’ont pas épuisé les voies de recours internes qui leur étaient ouvertes. En outre, parce qu’ils n’ont pas épuisé les voies de recours administratives, ils se sont également privés de la possibilité d’épuiser les voies juridictionnelles en introduisant un recours contentieux administratif. Les auteurs n’ont pas davantage sollicité les mesures conservatoires dont ils auraient pu bénéficier dans le cadre tant de la procédure administrative que de la procédure judiciaire.

7.8L’État partie affirme que nul n’a le droit d’occuper un logement ne lui appartenant pas et que le droit de propriété est un droit de l’homme fondamental, consacré par l’article 17 de la Déclaration universelle des droits de l’homme et l’article 33 de la Constitution. Par conséquent, on ne saurait invoquer l’article 11 du Pacte pour justifier des actes d’usurpation forcée des biens d’autrui. Le Comité s’est prononcé sur ce point dans son observation générale no 7 (1997) dans laquelle il constate que l’expulsion est une mesure indiquée dans certains cas, notamment en cas d’occupation du bien d’autrui, mais qu’elle doit être effectuée selon les modalités prévues par la loi, au moment opportun et en présence de fonctionnaires compétents, et que les personnes visées doivent bénéficier de recours juridiques utiles.

7.9Dans la Communauté autonome de Madrid, où résident les auteurs, les logements sociaux sont administrés par l’Institut du logement de Madrid, créé par le décret no 19/2006. Comme il est dit dans le préambule de ce décret, la priorité, pour la Communauté de Madrid, est d’apporter une solution immédiate aux personnes et aux familles qui, pour des raisons conjoncturelles, ont des difficultés à subvenir à leurs besoins en matière de logement, notamment à celles qui sont sous le coup d’une mesure d’expulsion imminente de leur lieu de résidence habituel et permanent et n’ont pas d’autres moyens pour se loger. La Communauté de Madrid a donc jugé nécessaire de créer un parc de logements d’urgence sociale pouvant être attribués dans les plus brefs délais aux personnes qui ont subi une détérioration grave de leur situation socioéconomique, notamment aux familles qui ont été particulièrement touchées sur le plan socioéconomique ces dernières années, afin de les aider à se relever et de faciliter leur insertion sociale.

7.10Les logements d’urgence sont attribués suivant la procédure ordinaire (barème), en fonction des besoins des demandeurs, la priorité étant accordée à ceux d’entre eux qui se trouvent en situation de grande vulnérabilité sociale. Entre autres situations de nécessité particulière, on tient compte, pour l’attribution de ces logements, de l’expulsion imminente du demandeur, des faits de violence fondée sur le genre ou la race dont il est victime, de son orientation sexuelle ou de son identité de genre, de la religion, des croyances ou du handicap, du fait que le demandeur vit dans un logement qui est en mauvais état, insalubre, dont la superficie est insuffisante ou dont le loyer excède 30 % des revenus du ménage, ou du fait que le demandeur ne paie pas son loyer ou occupe illégalement son logement actuel avec l’accord du propriétaire.

7.11Pour se voir accorder un logement pour personnes en situation de nécessité particulière, il faut : être majeur ou mineur émancipé, percevoir des revenus maximum n’excédant pas 3,5 fois l’indicateur public de revenu à effets multiples (en 2018 : 537,84 euros par mois), ne pas avoir été bénéficiaire d’un logement social au cours des dix dernières années, ne pas être plein propriétaire d’un autre logement, résider ou travailler dans la Communauté de Madrid, et ne pas occuper un bien immobilier illégalement et sans le consentement du propriétaire. Seules sont admises les demandes émanant de personnes qui, en plus de satisfaire à toutes les conditions d’obtention énoncées dans le décret, se trouvent dans l’une des situations de nécessité particulière visées par celui-ci. Les logements sont attribués en fonction de leur disponibilité effective, dans l’ordre établi et après appréciation des circonstances économiques, personnelles et sociales des familles demandeuses.

Commentaires des auteurs sur les observations de l’État partie

8.1Le 9 décembre 2019, les auteurs ont adressé leurs commentaires sur les observations de l’État partie. Ils affirment que l’État partie ne dit pas la vérité lorsqu’il indique qu’ils n’ont pas fait de demande en vue d’obtenir un logement social, puisque comme l’attestent les différents rapports des services sociaux qu’ils ont produits, ils ont déposé une demande en 2017 et que, s’ils n’ont pas pu fournir les documents requis par les autorités compétentes, c’est parce qu’ils occupaient déjà leur logement actuel. Les auteurs soutiennent une fois de plus que, selon la législation applicable, il faut être sans domicile pour pouvoir obtenir un logement social et que cette condition empêche les familles qui se trouvent dans leur cas de demander à bénéficier d’un logement social, ce que ceux-ci jugent injuste.

8.2Les auteurs affirment aussi avoir cherché à négocier avec l’établissement financier propriétaire de l’appartement qu’ils occupent pour régulariser leur situation, mais que celui‑ci ne leur a jamais répondu. Ils rappellent que le logement qu’ils occupent était inhabité depuis plus de dix ans et avait été complètement laissé à l’abandon, jusqu’à ce qu’eux-mêmes le rendent habitable.

8.3Les auteurs affirment que, comme d’autres établissements financiers, l’établissement propriétaire du logement a bénéficié d’un plan de sauvetage public dans lequel l’État partie a investi plus de 28 000 millions d’euros. C’est pourquoi ils peinent à comprendre pour quelles raisons l’État partie défend avec autant d’acharnement la propriété privée de cet établissement financier, déjà bénéficiaire d’un plan de sauvetage, et laisse ses citoyens sans protection. À ce propos, les auteurs renvoient à l’article 47 de la Constitution, qui dispose que tous les Espagnols ont le droit de jouir d’un logement décent et convenable et qu’il incombe aux pouvoirs publics de donner effet à ce droit, en réglementant l’utilisation du sol compte tenu de l’intérêt général pour empêcher la spéculation. Ils renvoient également à l’article 128 de la Constitution, qui fait primer l’intérêt général sur les intérêts particuliers.

B.Examen de la recevabilité

9.1Avant d’examiner tout grief formulé dans une communication, le Comité doit, conformément à l’article 9 de son règlement intérieur provisoire relatif au Protocole facultatif, déterminer si la communication est recevable.

9.2Le Comité rappelle que, conformément à l’article 3 (par. 1) du Protocole facultatif, il ne peut examiner une communication sans s’être assuré que son auteur a épuisé tous les recours internes disponibles. L’État partie soutient que les auteurs n’ont pas épuisé toutes les voies de recours internes qui leur étaient ouvertes puisqu’ils n’ont pas demandé à bénéficier d’un logement social avant d’emménager illégalement dans leur logement actuel, ni n’ont fourni les documents requis par la Communauté autonome de Madrid pour pouvoir compléter leur dossier de demande de logement social après leur emménagement. Le Comité estime qu’aux fins de l’article 3 (par. 1) du Protocole facultatif, on entend par « recours internes » toutes les voies de recours en rapport avec les faits à l’origine de la violation présumée et qui peuvent être raisonnablement considérés, à première vue, comme utiles pour remédier efficacement aux violations présumées du Pacte. Le Comité note que le principal grief formulé dans la communication soumise par les auteurs concerne le fait que leur expulsion serait contraire au Pacte étant donné qu’ils n’ont pas de possibilité de relogement. Par conséquent, les recours qui doivent être épuisés sont, en premier lieu, ceux ayant directement trait à l’expulsion, par exemple, les recours permettant d’éviter ou de reporter l’exécution de la mesure d’expulsion, ainsi que ceux permettant aux auteurs d’informer les instances juridictionnelles de leur impossibilité de se reloger. Le Comité observe à cet égard que les auteurs ont épuisé tous les recours disponibles destinés à leur permettre d’éviter ou de reporter l’exécution de la mesure d’expulsion, puisqu’au moment de la soumission de la communication ils avaient fait appel du jugement du 1er mars 2017 les condamnant à évacuer le logement qu’ils occupaient, épuisant ainsi ce recours, et avaient demandé à deux reprises qu’il soit sursis à l’exécution de la mesure d’expulsion compte tenu de leur situation économique précaire et du fait qu’ils n’avaient pas de possibilité de relogement.

9.3Concernant la demande de logement social déposée auprès de la Communauté autonome de Madrid, le Comité note que, selon les dires des deux parties, les personnes, comme les auteurs, qui occupent illégalement un logement ne sont pas en droit de demander un logement social à cet organisme. Le Comité estime donc que l’État partie n’a pas dûment démontré que ce recours était utile et disponible dans les circonstances de l’espèce. Aussi estime-t-il que les auteurs ont épuisé tous les recours internes s’agissant de ce grief et déclare celui-ci recevable au regard de l’article 3 (par. 1) du Protocole facultatif.

9.4Le Comité observe que le reste de la communication satisfait aux autres critères de recevabilité prévus aux articles 2 et 3 du Protocole facultatif et, par conséquent, la déclare recevable et procède à son examen quant au fond.

C.Examen au fond

Faits et points de droit

10.1Conformément à l’article 8 du Protocole facultatif, le Comité a examiné la communication en tenant compte de toutes les informations qui lui ont été communiquées.

10.2Le Comité commence par examiner les faits qu’il considère comme avérés.

10.3En décembre 2016, les auteurs ont décidé de s’installer dans un logement laissé à l’abandon parce qu’ils se trouvaient dans une situation économique précaire puisque M. El Azouan Azouz était sans emploi et que Mme El Ayoubi devait s’occuper à plein temps de leur fils, qui avait des problèmes de santé.

10.4Le 1er mars 2017, le tribunal de première instance et d’instruction no 3 de Navalcarnero a statué, ordonnant à Mme El Ayoubi « et autres occupants non identifiés de la rue (adresse du domicile des auteurs) » d’évacuer le logement. Les intéressés n’ayant pas quitté les lieux, l’établissement financier a demandé l’exécution provisoire du jugement, à savoir l’expulsion immédiate des auteurs.

10.5Le 14 décembre 2017, le tribunal a fixé une première fois au 2 mars 2018 la date de l’expulsion. Le 2 mars 2018, des représentants des autorités compétentes se sont présentés au domicile des auteurs pour procéder à l’expulsion. Celle-ci n’a toutefois pas eu lieu et les auteurs se sont vu accorder un délai pour libérer d’eux-mêmes le logement.

10.6Bien que les auteurs aient déposé deux demandes de sursis à exécution de l’expulsion compte tenu de leur situation de vulnérabilité, et que les services sociaux aient établi deux rapports dans lesquels ils demandaient eux aussi qu’il soit sursis à l’expulsion, le tribunal a fixé au 21 septembre 2018 la nouvelle date de l’expulsion. Le 20 septembre 2018, il a néanmoins décidé de surseoir à l’exécution de la mesure d’expulsion prévue à cette date, le représentant de l’établissement financier propriétaire du logement en question ayant lui‑même demandé qu’un sursis provisoire soit prononcé au vu de la situation des auteurs.

10.7Le 21 mars 2019, le tribunal de première instance et d’instruction no 3 de Navalcarnero a fixé au 31 mai 2019 la nouvelle date de l’expulsion. L’expulsion prévue à cette date n’a toutefois pas eu lieu. Le 31 août 2020, le tribunal a reporté l’expulsion au 13 janvier 2021.

10.8Les auteurs estiment que la décision des autorités judiciaires de les expulser de leur logement sans leur fournir un autre logement convenable constitue une violation de l’article 11 (par. 1) du Pacte, puisqu’il n’a pas été tenu compte de leurs besoins ni de leur situation financière précaire. Ils font observer en outre que, bien qu’il ait été sursis à plusieurs reprises à la décision en question, celle-ci reste exécutoire, puisque le 31 août 2020 le tribunal de première instance et d’instruction no 3 de Navalcarnero a fixé une nouvelle date d’expulsion (le 13 janvier 2021). L’État partie affirme que le Pacte ne vise pas les cas d’expulsion pour occupation illégale de logement.

10.9Compte tenu des faits pertinents tels qu’ils ont été déterminés par le Comité et des arguments des parties, la question soulevée par la présente communication est la suivante : la décision d’expulser les auteurs constitue-t-elle une violation du droit à un logement convenable énoncé à l’article 11 (par. 1) du Pacte ? Pour répondre à cette question, le Comité commencera par rappeler sa jurisprudence en ce qui concerne la protection contre les expulsions. Il analysera ensuite le cas concret de l’expulsion des auteurs et formulera ses conclusions concernant les questions soulevées par la communication.

Protection contre les expulsions

11.1Le droit à un logement convenable est un droit fondamental sur lequel repose la jouissance de tous les droits économiques, sociaux et culturels  et est intégralement lié à d’autres droits de l’homme, y compris à ceux consacrés par le Pacte international relatif aux droits civils et politiques. Le droit au logement doit être assuré à tous, sans distinction de revenus ou d’accès aux ressources économiques, et les États parties sont tenus de prendre toutes les mesures nécessaires et d’agir au maximum de leurs ressources disponibles pour parvenir à la pleine réalisation de ce droit.

11.2Les expulsions forcées sont à première vue contraires aux dispositions du Pacte et ne peuvent être justifiées que dans les situations les plus exceptionnelles ; les autorités compétentes doivent veiller à ce que les expulsions soient conformes à une législation compatible avec le Pacte et aux principes généraux qui veulent que toutes mesures prises soient raisonnables et proportionnées au regard de l’objectif légitime de l’expulsion et des conséquences de l’expulsion pour les personnes visées. Cette règle découle de l’interprétation des obligations de l’État partie au regard de l’article 2 (par. 1) du Pacte, lu conjointement avec l’article 11 et compte tenu des prescriptions de l’article 4, qui énonce les conditions dans lesquelles la jouissance des droits consacrés par le Pacte peut être limitée.

11.3Ainsi, pour qu’une expulsion soit décidée, il faut que les critères suivants soient remplis. En premier lieu, la limitation doit être prévue par la loi. En deuxième lieu, elle doit favoriser le bien-être général dans une société démocratique. En troisième lieu, elle doit être proportionnée au but légitime invoqué. En quatrième lieu, elle doit être nécessaire, en ce sens que, s’il existe plusieurs mesures permettant raisonnablement d’atteindre le même but, il faut utiliser celle qui est la moins restrictive pour le droit considéré. Enfin, la mesure dans laquelle la limitation a contribué à favoriser le bien-être général doit plus que compenser l’incidence sur la jouissance du droit soumis à cette limitation. Un examen attentif du motif de la limitation s’impose d’autant plus que les effets sur les droits garantis par le Pacte sont prononcés. La possibilité de disposer d’un logement de remplacement convenable, la situation personnelle des occupants et des personnes à leur charge, et leur coopération avec les autorités dans la recherche d’une solution qui leur soit adaptée constituent également des facteurs décisifs dans cet examen. Il est également indispensable de faire la distinction entre le bien d’une personne qui a besoin d’y vivre ou d’en tirer un revenu vital, et le bien d’entités financières ou de toute autre nature. L’État partie porte atteinte au droit à un logement suffisant s’il ordonne qu’une personne qui occupe illégalement un logement soit immédiatement expulsée quelles que soient les circonstances dans lesquelles cette mesure d’expulsion serait exécutée. L’examen de la proportionnalité de la mesure doit être effectué par une autorité judiciaire ou une autre autorité impartiale et indépendante ayant compétence pour ordonner qu’il soit mis fin à la violation et offrir un recours utile. Cette autorité doit déterminer si l’expulsion est conforme au Pacte, y compris aux éléments de l’examen de la proportionnalité prévus à l’article 4 du Pacte tel que décrits plus haut.

11.4En outre, il faut qu’il puisse y avoir une véritable consultation préalable entre les autorités et les personnes visées, qu’il n’existe pas d’autres solutions ni de mesures qui portent moins atteinte au droit au logement, et que les intéressés ne se retrouvent pas dans une situation qui constitue une violation d’autres droits garantis par le Pacte ou d’autres droits de l’homme, ou qui les expose à pareille violation.

L’obligation de l’État de fournir un logement de remplacement en cas de nécessité

12.1En particulier, il ne faudrait pas qu’à la suite d’une expulsion, une personne se retrouve sans domicile ou puisse être victime d’une violation d’autres droits de l’homme. Lorsque les personnes concernées par l’expulsion sont sans ressources, l’État partie doit prendre toutes les mesures nécessaires, au maximum des ressources dont il dispose, pour que d’autres possibilités de logement, de réinstallation ou d’accès à une terre productive, selon le cas, leur soient offertes. Il est également tenu de prendre des mesures raisonnables en vue de reloger les personnes qui se retrouvent sans domicile par suite d’une expulsion, et ce, que cette mesure ait été prise à l’initiative des autorités publiques ou d’entités privées, comme le propriétaire du bien immobilier. Lorsqu’une personne est expulsée sans que les autorités ne lui octroient ou ne lui garantissent un autre logement, l’État partie doit démontrer qu’il a examiné les circonstances de l’affaire et que, bien qu’il ait pris toutes les mesures raisonnables et agi au maximum de ses ressources disponibles, il n’a pas pu garantir l’exercice du droit au logement de l’intéressé. Les renseignements communiqués par l’État partie doivent permettre au Comité de déterminer le caractère approprié des mesures prises, comme prévu à l’article 8 (par. 4) du Protocole facultatif.

12.2L’obligation de reloger les personnes expulsées devenues sans-abri suppose que, conformément à l’article 2 (par. 1) du Pacte, les États parties prennent toutes les mesures nécessaires et agissent au maximum de leurs ressources disponibles pour garantir le droit au logement. À cette fin, ils peuvent opter pour des politiques très diverses. Néanmoins, quelle que soit la mesure prise, elle doit être délibérée, concrète et orientée le plus clairement possible vers la réalisation la plus rapide et la plus effective du droit au logement. Les mesures de relogement après expulsion doivent être proportionnées à l’état de nécessité des personnes touchées et à l’urgence de la situation, et doivent respecter la dignité de la personne. De plus, les États parties doivent prendre des mesures cohérentes et coordonnées pour remédier aux défaillances institutionnelles et aux facteurs structurels à l’origine du manque de logements.

12.3Le logement de remplacement doit être convenable. Si l’on évalue le caractère convenable du logement en fonction, notamment, de facteurs sociaux, économiques, culturels, climatiques, écologiques et autres, le Comité est d’avis qu’en tout état de cause, on peut identifier certains aspects du droit qui doivent être pris en considération à cette fin dans n’importe quel contexte. Ce sont notamment : la sécurité légale de l’occupation ; l’existence de services, matériaux, équipements et infrastructures ; la capacité de paiement ; l’habitabilité ; l’abordabilité ; l’emplacement, qui doit permettre l’accès aux services sociaux (éducation, emploi et services de santé) ; le respect du milieu culturel, de manière à permettre l’expression de l’identité culturelle et de la diversité. Il faut également tenir compte du droit des membres d’une même famille de ne pas être séparés.

12.4Dans certaines circonstances, les États parties peuvent démontrer que, bien qu’ils aient tout mis en œuvre et agi au maximum de leurs ressources disponibles, il a été impossible de fournir un logement de remplacement permanent à une personne expulsée. En pareil cas, il est possible de proposer un lieu d’hébergement d’urgence temporaire qui ne remplit pas tous les critères d’un logement convenable. Les États doivent toutefois veiller à ce que cet hébergement temporaire respecte la dignité des personnes expulsées, réponde à toutes les exigences de sécurité et ne devienne pas une solution permanente, mais constitue une étape vers l’accès à un logement convenable.

Conditions d’accès au relogement et occupation illégale

13.1Le Comité estime que, pour rationaliser l’utilisation des ressources mises à la disposition des services sociaux, les États parties peuvent subordonner l’octroi de prestations sociales, par exemple l’attribution d’un logement de remplacement, au respect de certaines exigences ou conditions. De même, les États peuvent prendre des mesures pour protéger la propriété privée et éviter l’occupation illégale et de mauvaise foi de biens immobiliers. Cependant, les conditions d’accès aux services sociaux doivent être raisonnables et définies avec soin, non seulement pour éviter la stigmatisation, mais aussi parce que, lorsqu’une personne a besoin d’être relogée, son comportement ne saurait justifier, en soi, que l’État partie refuse de lui attribuer un logement social.. De plus, les tribunaux et les autorités administratives doivent interpréter et appliquer les lois relatives à l’accès aux logements sociaux ou aux logements de remplacement de façon à ne pas perpétuer la discrimination et la stigmatisation systémiques à l’égard des personnes démunies qui occupent illégalement des biens fonciers, par nécessité ou de bonne foi.

13.2En outre, dans la mesure où le manque de logements disponibles à un coût abordable résulte de l’accroissement des inégalités et de la spéculation sur le marché de l’immobilier, les États parties doivent s’attaquer à ces causes structurelles en prenant des mesures suffisantes, opportunes et coordonnées et en agissant au maximum des ressources dont ils disposent.

Examen de la proportionnalité de la mesure d’expulsion des auteurs

14.1Le Comité va à présent analyser si la décision d’ordonner l’expulsion des auteurs du logement qu’ils occupent a constitué une violation du droit de ceux‑ci à un logement convenable, ou si cette mesure pouvait être justifiée comme une limitation du droit au logement au sens de l’article 4 du Pacte. Les auteurs ont emménagé dans leur logement en décembre 2016. Le 1er mars 2017, à la suite d’une plainte déposée par l’établissement bancaire propriétaire du logement, le tribunal de première instance et d’instruction no 3 de Navalcarnero a ordonné l’expulsion des auteurs du logement en question, qu’ils occupaient illégalement puisqu’ils ne détenaient aucun titre valable. Le jugement du tribunal a été confirmé par l’Audiencia Provincial de Madrid le 4 octobre 2017.

14.2Le Comité note que les auteurs ont continué d’occuper le logement, ayant bénéficié par trois fois d’un sursis à leur expulsion. Il observe aussi que, le 31 août 2020, le tribunal de première instance et d’instruction no 3 de Navalcarnero a fixé au 13 janvier 2021 la nouvelle date de l’expulsion.

14.3Les auteurs, dans leurs demandes de sursis à exécution de la mesure d’expulsion dont ils faisaient l’objet, ont indiqué qu’ils se trouvaient dans une situation de grande vulnérabilité économique, que leur fils avait des problèmes de santé, et notamment qu’il était invalide à 33 %, et qu’ils n’avaient pas d’endroit où loger en cas d’expulsion. De plus, les services sociaux de la mairie d’El Álamo ont établi plusieurs rapports dont il ressort que la famille se trouve vulnérable de par sa situation économique précaire et que les autorités compétentes n’ont pas remédié à la situation des intéressés, qui ont besoin d’être relogés. Le Comité note que les griefs des auteurs concernant leur droit au logement n’ont pas été pris en considération par les autorités judiciaires. À ce propos, il observe que, bien que les 4 juin et 7 septembre 2018 les demandes de sursis aient été rejetées, la mesure d’expulsion n’a pas été exécutée.

14.4Le Comité constate que les auteurs ont pu faire appel des décisions rendues en première instance et ont bénéficié de l’assistance d’un avocat. Il constate également que les auteurs n’ont pas dit qu’ils n’avaient pas bénéficié des garanties d’une procédure régulière et que rien dans les éléments dont il est saisi ne porte à croire que la procédure était arbitraire.

14.5Le Comité constate également que, pour l’État partie, le fait d’autoriser les auteurs à rester dans l’appartement reviendrait à valider, au nom du droit au logement, une atteinte au droit à la propriété reconnu par la législation nationale au propriétaire du logement. Il précise que le droit à la propriété privée n’est pas énoncé dans le Pacte, mais reconnaît l’intérêt légitime qu’à l’État partie à garantir la protection de tous les droits existants dans son système juridique, pour autant que cela ne soit pas contraire aux droits consacrés par le Pacte. Les auteurs ayant été sommés de quitter leur logement dans le cadre d’une procédure judiciaire civile, le Comité considère qu’il y avait une raison légitime de nature à justifier la mesure d’expulsion prononcée contre eux. Il note toutefois que le tribunal de première instance et d’instruction no 3 de Navalcarnero n’a pas examiné la proportionnalité entre l’objectif légitime de l’expulsion et les conséquences de celle-ci pour les personnes visées. En effet, le tribunal n’a pas évalué le bénéfice de la mesure à ce stade, à savoir la protection du droit à la propriété détenu par l’entité propriétaire du bien immobilier, par rapport aux effets que cette mesure pourrait avoir sur les droits des personnes visées. Pour déterminer la proportionnalité d’une expulsion, il faut examiner non seulement les conséquences de la mesure d’expulsion pour les personnes visées, mais aussi la nécessité pour l’auteur de reprendre possession du bien. Ainsi, il est indispensable de faire la distinction entre le bien d’une personne qui a besoin d’y vivre ou d’en tirer un revenu vital et les biens d’entités financières, comme dans la présente affaire. Le fait de conclure qu’une expulsion n’est pas une mesure raisonnable à un moment donné ne signifie pas nécessairement que les occupants ne peuvent pas faire l’objet d’une ordonnance d’expulsion. Toutefois, en vertu des principes de raisonnabilité et de proportionnalité, il est possible de suspendre ou de reporter l’expulsion afin d’éviter que les personnes visées ne tombent dans l’indigence ou qu’elles ne soient victimes d’atteintes à d’autres droits consacrés par le Pacte. Une ordonnance d’expulsion peut également être assortie d’autres conditions, notamment à l’obligation pour les services administratifs de venir en aide aux locataires afin d’atténuer les répercussions de l’expulsion.

14.6En l’espèce, bien que les auteurs aient avancé que leur expulsion porterait atteinte à leur droit à un logement convenable, le tribunal de première instance et d’instruction no 3 de Navalcarnero n’a procédé à aucun moment à l’examen de la proportionnalité entre les torts causés par les auteurs du fait de l’occupation du logement et le préjudice dont les auteurs avaient cherché à se préserver en emménageant dans le logement en question, puisque sans cela ils se seraient retrouvés à la rue. Le Comité observe que le tribunal a estimé que les explications données par les auteurs pour démontrer qu’ils étaient dans le besoin du fait de leur situation économique précaire et de l’état de santé de leur fils ne constituaient pas une raison valable justifiant qu’ils occupent le bien en question (par. 2.6 supra) et qu’en réponse à une demande de sursis introduite par les auteurs, le tribunal s’est contenté d’indiquer que les arguments avancés par les auteurs ne pouvaient être invoqués dans le cadre de « ce type de procédure » (par. 2.10 supra). La législation de l’État partie ne prévoyait pas que les auteurs pouvaient saisir un autre mécanisme judiciaire pour contester les ordonnances d’expulsion. Autrement, une autre autorité judiciaire aurait pu étudier la proportionnalité de l’expulsion ou des modalités de son exécution. Le Comité estime par conséquent que le fait qu’il n’ait pas été procédé à l’examen de la proportionnalité a constitué une violation par l’État partie du droit au logement que les auteurs tiennent de l’article 11 (par. 1) du Pacte, lu conjointement avec l’article 2 (par. 1).

14.7Le Comité note qu’à une date postérieure aux faits relatés dans la présente communication, l’État partie a adopté un nouveau texte de loi disposant que les juges sont tenus d’informer les services sociaux en cas d’expulsion de personnes vulnérables, l’objectif étant que ceux-ci décrivent la situation des personnes concernées et, s’ils le jugent utile, que l’expulsion puisse être suspendue afin qu’ils puissent venir en aide aux intéressés pendant un mois au maximum, ou pendant trois mois si le demandeur est une personne morale. Le Comité est d’avis que cette législation permettrait d’éviter que des violations du droit au logement telle que celle constatée en l’espèce se reproduisent, étant donné qu’elle permet aux autorités judiciaires, ou à d’autres autorités impartiales et indépendantes ayant compétence pour faire cesser la violation et accorder un recours utile, d’apprécier la proportionnalité des demandes d’expulsion selon les critères mentionnés précédemment.

D.Conclusion et recommandations

15.Le Comité, agissant en vertu de l’article 9 (par. 1) du Protocole facultatif, conclut que l’État partie a violé le droit que les auteurs tiennent de l’article 11 (par. 1) du Pacte. À la lumière des présentes constatations, le Comité adresse à l’État partie les recommandations qui suivent.

Recommandations concernant les auteurs et leurs enfants

16.L’État partie est tenu d’accorder une réparation effective aux auteurs et à leurs enfants, en particulier : a) s’ils ne disposent pas d’un logement convenable, de réévaluer leur état de nécessité et leur rang de priorité sur la liste d’attente pour un logement, compte tenu de la date de dépôt de la demande auprès des services de la Communauté autonome de Madrid, afin de leur attribuer un logement social ou de les faire bénéficier de toute autre mesure qui leur permette de vivre dans un logement convenable, selon les critères établis dans la présente communication ; b) d’indemniser les auteurs et leurs enfants pour les violations subies ; c) de rembourser aux auteurs les frais de justice qui ont raisonnablement pu être occasionnés dans le cadre de la présente communication, aux plans tant interne qu’international.

Recommandations générales

17.Le Comité estime que les réparations recommandées dans le contexte de communications émanant de particuliers peuvent prendre la forme de garanties de non-répétition et rappelle que l’État partie est tenu d’empêcher que des violations analogues se produisent. L’État partie doit veiller à ce que sa législation et les mesures prises pour l’appliquer soient conformes aux obligations énoncées dans le Pacte. En particulier, il est tenu :

a)De veiller à ce que le cadre normatif permette aux personnes visées par une ordonnance d’expulsion, susceptible de les exposer au risque de tomber dans l’indigence ou à une violation de leurs droits au regard du Pacte, y compris aux personnes qui occupent illégalement un logement, de contester cette décision devant les autorités judiciaires ou une autre autorité impartiale et indépendante ayant compétence pour ordonner qu’il soit mis fin à la violation ou offrir un recours utile, de sorte que ces autorités examinent la proportionnalité de la mesure à la lumière des critères prévus à l’article 4 du Pacte concernant les limitations auxquelles peuvent être soumis les droits consacrés par cet instrument ;

b)De prendre les mesures nécessaires pour mettre un terme à la pratique consistant à éliminer automatiquement des listes de requérants toutes les personnes qui occupent un logement sans titre juridique pour cause d’état de nécessité, afin que chacun puisse accéder, dans des conditions d’égalité, au parc de logements sociaux, en supprimant toute exigence déraisonnable susceptible d’exclure une personne exposée à un risque d’indigence ;

c)De prendre les mesures nécessaires pour que les procédures d’expulsion visant des personnes sans ressources suffisantes pour trouver un autre logement ne soient exécutées qu’une fois que ces personnes ont été véritablement consultées et que l’État partie a mis tout en œuvre et agi au maximum de ses ressources disponibles pour que les personnes visées soient relogées, surtout lorsque l’expulsion concerne des familles, des personnes âgées, des enfants et d’autres personnes en situation de vulnérabilité ;

d)D’élaborer et de mettre en œuvre, en concertation avec les communautés autonomes et à l’aide de toutes les ressources disponibles, un plan global et détaillé visant à garantir le droit à un logement convenable aux personnes à faible revenu, conformément à l’observation générale no 4 (1991). Dans ce plan devront être indiqués les ressources et les mesures qui seront mises en œuvre pour garantir le droit au logement de ces personnes, ainsi que les délais à observer et les critères à appliquer pour déterminer si l’objectif a raisonnablement été atteint.

18.Conformément à l’article 9 (par. 2) du Protocole facultatif et à l’article 18 (par. 1) du règlement intérieur provisoire relatif au Protocole facultatif, l’État partie doit adresser au Comité, dans un délai de six mois, des renseignements écrits sur les mesures prises pour donner effet aux présentes constatations et recommandations du Comité. L’État partie est invité en outre à rendre celles-ci publiques et à les diffuser largement, sur des supports accessibles, afin que tous les groupes de la population en prennent connaissance.