Nations Unies

E/C.12/67/D/52/2018

Conseil économique et social

Distr. générale

14 avril 2020

Français

Original : espagnol

Comité des droits économiques, sociaux et culturels

Constatations adoptées par le Comité au titre du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels concernant la communication nº 52/2018 *

Communication présentée par :

Rosario Gómez-Limón Pardo

Au nom de :

L’auteure

État partie :

Espagne

Date de la communication :

30 août 2018 (date de la lettre initiale)

Date des constatations :

5 mars 2020

Objet :

Expulsion de l’auteure de son domicile

Question de fond :

Droit à un logement convenable

Article du Pacte :

11

Article du Protocole facultatif :

5

1.1L’auteure de la communication est Rosario Gómez-Limón Pardo, de nationalité espagnole, née le 24 août 1947. Elle affirme que l’État partie a violé les droits qu’elle tient du paragraphe 1 de l’article 11 du Pacte. Le Protocole facultatif est entré en vigueur pour l’État partie le 5 mai 2013. L’auteure n’est pas représentée.

1.2Le 10 septembre 2018, le Comité, agissant par l’intermédiaire de son groupe de travail, a enregistré la communication et demandé à l’État partie de surseoir à l’expulsion de l’auteure tant que ladite communication était en cours d’examen ou de lui accorder un logement convenable, après l’avoir dûment consultée, l’objectif étant d’éviter de lui infliger un préjudice irréparable.

1.3Dans les présentes constatations, le Comité fait d’abord la synthèse des informations et des arguments présentés par les parties, sans exprimer ses vues. Il examine ensuite les questions de recevabilité et de fond que la communication soulève. Enfin, il formule des conclusions et des recommandations.

A.Résumé des renseignements fournis et des arguments avancés par les parties

Rappel des faits présentés par l’auteure

Faits antérieurs à l’enregistrement de la communication

2.1Le 5 février 1963, les parents de l’auteure ont loué un logement dont ils ont fait leur domicile familial. Le père de l’auteure a signé le contrat de bail. Le 12 octobre 1970, il est décédé. L’auteure a continué de vivre dans ce logement avec sa mère, qui est décédée en 1998.

2.2En 1972, l’auteure s’est mariée. Son mari s’est installé là où elle vivait avec sa mère. Peu après, il a commencé à maltraiter l’auteure, physiquement et psychologiquement. Pourtant, l’auteure n’a jamais dénoncé ces violences : en effet, la violence de genre était considérée comme normale à cette époque-là et l’auteure était intimidée et se sentait financièrement dépendante de son mari.

2.3Le 30 novembre 1982, l’auteure a acheté un logement avec son mari. Ils ont néanmoins continué à vivre dans le logement que louaient ses parents. À une date non précisée, l’auteure s’est séparée de son mari, qui est parti vivre dans le logement qu’ils avaient acheté ensemble. Le mari de l’auteure a continué de payer le loyer du logement dans lequel l’auteure résidait.

2.4Le 9 juillet 2012, l’auteure a appris que le propriétaire de son logement avait changé. Son mari a donc commencé à payer le loyer au nouveau propriétaire. L’auteure dit que, jusqu’à la date de la communication, son mari avait continué de payer le loyer.

2.5À une date non précisée, le nouveau propriétaire a demandé à l’auteure de quitter le logement. L’auteure s’est rendue au conseil de son district où on l’a informée qu’elle pouvait demander une aide juridique à la Chambre officielle des locataires (Cámara oficial de inquilinos). Celle-ci lui a attribué un avocat.

2.6Le 30 avril 2013, le propriétaire du logement a déposé plainte contre l’auteure afin de faire résilier le contrat de bail. Le 20 février 2014, le tribunal de première instance no 86 de Madrid a prononcé la résiliation du contrat de bail. Le tribunal a ordonné à l’auteure de quitter les lieux. L’auteure a fait appel de cette décision.

2.7Le 16 octobre 2014, l’Audiencia Provincial de Madrid a débouté l’auteure de son appel. L’auteure s’est pourvue en cassation devant le Tribunal suprême, qui a rejeté le pourvoi le 20 septembre 2017.

2.8Le 8 janvier 2018, l’auteure et son mari ont signé un accord de séparation. Le 5 mai 2018, l’auteure a déposé une demande de séparation à l’amiable au tribunal de première instance no 29 de Madrid, qui a entériné la séparation, le 17 septembre 2018.

2.9Le 12 mars 2018, le tribunal de première instance no 86 de Madrid a ordonné l’expulsion de l’auteure de son logement au 16 mai 2018. Le 10 mai 2018, l’auteure a demandé au tribunal de surseoir à son expulsion jusqu’à ce qu’elle trouve un logement convenable. Elle a fait état de sa situation socioéconomique et affirmé que la décision d’expulsion ne lui avait été notifiée que le 7 mai 2018. Cette première expulsion n’a pas eu lieu car le nom de la rue où se trouve le logement en question avait été mal renseigné. Le 12 juin 2018, le tribunal a répondu à la demande de sursis déposée par l’auteure en faisant valoir qu’il y avait eu sursis de fait car « suffisamment de temps s’était écoulé pour que l’intéressée puisse se soumettre à la décision ».

2.10Le 14 mai 2018, l’auteure a déposé une demande de logement à l’Office du logement social de la Communauté autonome de Madrid. Les 23 mai et 13 juin 2018, l’Office lui a demandé des documents supplémentaires qu’elle a respectivement fournis les 7 juin et 27 juillet 2018. Le 23 juillet 2018, l’auteure a déposé une demande de logement à l’Office municipal du logement social. En juin 2018, l’auteure a déposé une demande d’aide financière aux services sociaux qui lui ont répondu qu’elle n’avait droit à aucune aide. Cependant, avec l’appui d’une association locale, elle a pu obtenir des bons alimentaires d’une valeur de 100 euros.

2.11Le 19 juillet 2018, l’auteure a été informée que les autorités avaient de nouveau ordonné son expulsion, fixée au 12 septembre 2018.

2.12Le 16 août 2018, l’auteure a déposé au tribunal de première instance no 86 de Madrid une demande de sursis jusqu’à ce qu’elle trouve un logement, en invoquant sa situation socioéconomique. Le 4 septembre 2018, le tribunal l’a déboutée de sa demande au motif qu’une période suffisante s’était écoulée depuis que la décision était devenue définitive. Un organisme de bienfaisance a proposé à l’auteure de séjourner dans un logement provisoire si elle était expulsée, le temps qu’on lui octroie une place dans un foyer pour personnes âgées. La Communauté autonome de Madrid lui a proposé une place dans un centre d’hébergement collectif où elle pouvait passer la nuit mais non la journée, ou une place provisoire dans un foyer pour personnes âgées, dont elle ne pouvait sortir et où elle ne pouvait entrer après 20 heures.

Faits postérieurs à l’enregistrement de la communication

2.13Le 11 septembre 2018, l’auteure a informé par écrit le tribunal de première instance no 86 de Madrid que le Comité avait demandé que des mesures provisoires soient adoptées et lui a demandé de surseoir à l’expulsion. Dans une décision du 12 septembre 2018, le tribunal a rejeté la demande de sursis au motif que le document du 11 septembre 2018 n’avait pas été soumis par un avocat et un représentant qualifié, que le document du Comité n’indiquait pas de quel bienil s’agissait et qu’il n’avait reçu aucune demande du Comité relative à l’adoption de mesures de protection des droits de l’intéressée. Il est également indiqué dans cette décision que le droit interne de l’État partie comprend des normes visant à éviter qu’il ne soit porté atteinte aux droits fondamentaux et que l’affaire a déjà été plaidée et jugée. Le 12 septembre 2018, une commission judiciaire s’est présentée au domicile de l’auteure pour procéder à l’expulsion. Cependant, la procédure n’a pas pu être menée à bien parce qu’une centaine de personnes s’étaient réunies devant les lieux, en signe de protestation. Le 17 octobre 2018, la commission judiciaire s’est de nouveau présentée au domicile de l’auteure, qui a quitté les lieux et remis les clefs du logement.

Teneur de la plainte

3.1Dans sa lettre initiale, datée du 30 août 2018, l’auteure affirmait que son expulsion constituerait une violation de l’article 11 du Pacte au motif qu’elle ne disposait pas d’un logement de remplacement convenable. Elle soutenait que les possibilités de relogement qu’on lui avait proposées ne convenaient pas : dans le cas du centre d’hébergement collectif, elle ne pouvait qu’y passer la nuit et, dans le cas du foyer pour personnes âgées, elle ne pouvait ni y entrer ni en sortir après 20 heures.

3.2L’auteure fait également valoir que son âge et sa santé rendent ces possibilités de relogement encore moins adaptées. En effet, le 9 octobre 2012, on lui a diagnostiqué un cancer et, le 2 octobre 2015, son taux d’invalidité a été évalué à 41 %. Au moment de l’enregistrement de la communication, elle attendait de se faire opérer de son cancer, intervention qui a eu lieu en octobre 2018. En outre, elle précise qu’elle ne peut pas vivre dans le logement dont elle est propriétaire par indivis avec son mari parce que celui-ci y habite et qu’elle a peur de subir de nouveau sa violence.

Observations de l’État partie sur le fond

4.1Le 12 mai 2019, l’État partie a présenté ses arguments quant au fond de la communication et en a demandé le classement au motif qu’elle avait perdu son objet. Il dit que, dès qu’il a reçu la lettre initiale, il a communiqué tous les renseignements au tribunal de première instance no 86 de Madrid, aux services sociaux et à la Communauté de Madrid. Il dit également que l’expulsion prévue le 12 septembre 2018 n’a pas pu avoir lieu et que l’auteure a fini par remettre les clefs et quitter le logement le 17 octobre 2018.

4.2L’auteure a bénéficié gracieusement de l’aide juridique et de soins de santé. En outre, l’État partie affirme que l’auteure a été dûment prise en charge par les services sociaux qui lui ont proposé de demander une place dans un foyer pour personnes autonomes, dans un appartement partagé pour personnes âgées ayant besoin d’une surveillance ou dans un centre d’hébergement collectif. D’après l’État partie, l’auteure a refusé toutes ces propositions et dit qu’elle n’accepterait qu’un logement social. D’après le dossier des services sociaux, l’auteure a affirmé qu’elle pouvait aller vivre chez sa sœur et, le 17 octobre 2018, l’association d’aide aux personnes grevées par une hypothèque (Plataforma de Afectados por la Hipoteca) lui a proposé un logement, raison pour laquelle elle a remis les clefs de l’appartement. L’État partie conclut que l’auteure ne s’est à aucun moment retrouvée sans domicile.

4.3L’État partie ajoute que l’auteure n’avait pas déposé de demande de logement social avant le 14 mai 2018. Sa demande a été rejetée au motif qu’elle était propriétaire d’un logement dans une localité proche de Madrid, en copropriété avec son ex-mari. L’État partie dit qu’un tel élément n’entre pas en ligne de compte pour les victimes de violence fondée sur le genre qui en apportent la preuve, conformément à l’article 17 de la loi no 5/2005 de la Communauté autonome de Madrid contre la violence fondée sur le genre. L’État partie soutient que « le fait que les relations au sein du couple n’étaient pas fluides » n’empêchait pas l’auteure de demander la division du bien commun. Il souligne que, même si l’auteure affirme que son ex-mari lui fait subir des vexations et des mauvais traitements, elle n’a jamais porté plainte.

4.4L’État partie ajoute que le tribunal, dont la compétence est exclusive,a tenu compte de la situation de l’auteure et sursis à deux ordonnances d’expulsion mais qu’il a également dû prendre en compte les prétentions du propriétaire de l’immeuble, qui est une personne physique.

4.5En ce qui concerne l’action menée par l’Espagne pour fournir un logement aux personnes en situation de vulnérabilité sociale, l’État partie renvoie aux renseignements qu’il a donnés concernant d’autres communications émanant de particuliers.

Commentaires de l’auteure sur les observations de l’État partie quant au fond

5.1Le 19 juillet 2019, l’auteure a fait parvenir ses commentaires sur les observations de l’État partie. Elle affirme qu’elle a refusé les propositions de relogement des services sociaux parce qu’elle ne pouvait pas y emmener ses animaux de compagnie, qu’elle n’avait aucun revenu, contrairement à ce qui était demandé, qu’elle ne pouvait supporter l’idée de vivre dans un foyer pour personnes âgées et qu’on n’avait pas pris en compte sa situation de victime de violence fondée sur le genre.

5.2L’auteure conteste le fait que l’association Plataforma de Afectados por la Hipoteca lui a proposé un logement. En outre, elle dit n’avoir pas remis les clefs de son plein gré mais à la demande de la représentante du ministère public qui s’est présentée à son domicile.

5.3L’auteure affirme que les propriétaires de son ancien logement en ont ignoré l’adresse pendant trente ans et qu’ils s’y sont intéressés dès lors qu’ils ont compris qu’ils pourraient en tirer un plus grand revenu. Elle soutient notamment que le propriétaire l’a mis en vente quelques jours après son expulsion, bien qu’il ait affirmé en avoir besoin pour s’y installer, et que les nouveaux propriétaires y habitent déjà.

5.4L’auteure souligne que, dans sa lettre initiale, elle a informé le Comité qu’elle était propriétaire d’un logement par indivis avec son ex-mari. Elle ajoute que c’est la raison pour laquelle sa demande de logement a été rejetée et que cette décision n’a été prise qu’en octobre 2018, alors qu’elle avait envoyé les documents demandés le 27 juin. Elle dit que, d’après le règlement applicable, l’obligation de ne pas être propriétaire d’un logement ne s’applique pas aux femmes victimes de violence fondée sur le genre qui sont propriétaires par indivis avec leur conjoint. Elle ajoute qu’elle a signalé sa situation de victime aux organes compétents, à savoir son centre de santé, qui l’a orientée vers les services sociaux. En outre, elle indique que l’accord de séparation que son mari et elle ont signé, qui a été entériné par la justice, n’indique pas que celui-ci en a l’usage et l’usufruit exclusifs ; autrement, il ne l’aurait pas signé.

5.5L’auteure précise que la première ordonnance d’expulsion, qui devait être exécutée le 16 mai 2018, ne l’a pas été en raison d’une erreur du tribunal et non pour des raisons liées à son droit à un logement convenable.

5.6L’auteure affirme vivre actuellement dans un logement sans titre légal : elle risque donc d’être expulsée à tout moment et de subir un nouveau préjudice irréparable. Elle ajoute que, depuis janvier 2019, elle touche une pension non contributive mensuelle de 290 euros et que son ex-mari lui verse sa pension alimentaire mensuelle de manière irrégulière.

5.7L’auteure conclut que l’État partie a enfreint les droits qu’elle tient du paragraphe 1 de l’article 11 du Pacte et demande réparation pour les préjudices subis.

B.Considérations du Comité sur la recevabilité

6.1Avant d’examiner toute plainte soumise dans une communication, le Comité doit, conformément à l’article 9 de son règlement intérieur provisoire relatif au Protocole facultatif, déterminer si la communication est recevable.

6.2Le Comité constate que l’État partie n’a pas contesté la recevabilité de la communication au motif du non-épuisement des recours internes et qu’il n’apparaît pas que l’auteure aurait manqué de former un recours. Il conclut qu’en l’espèce, conformément au paragraphe 1 de l’article 3 du Protocole facultatif, les recours internes ont été épuisés en ce qui concerne la plainte de l’auteure relative à son expulsion.

6.3Le Comité constate que la plainte relative à l’expulsion de l’auteure satisfait aux autres critères de recevabilité visés aux articles 2 et 3 du Protocole facultatif et, par voie de conséquence, la déclare recevable et procède à son examen quant au fond.

C.Examen au fond

Faits et points de droit

7.1Conformément à l’article 8 du Protocole facultatif, le Comité a examiné la présente communication en tenant compte de toutes les informations qui lui ont été communiquées.

7.2Le Comité procède à l’examen des faits qu’il estime avérés et pertinents au regard de la plainte. L’auteure a vécu toute sa vie dans le logement loué par ses parents en 1963. Elle y est restée et a continué d’en payer le loyer après leur décès. En 1982, elle a acheté un logement avec son mari, duquel elle est séparée, logement où celui-ci habite actuellement et dont il a l’usage et la jouissance exclusifs, bien que, d’après l’accord de séparation, les conjoints en soient les copropriétaires et en partagent l’usufruit. Elle a subi la violence de son conjoint, comme elle l’a raconté à son centre de santé et aux services sociaux. En outre, elle présente un taux d’invalidité évalué à 41 %. Le 30 avril 2013, le propriétaire du logement a déposé plainte contre l’auteure afin de la faire expulser. Le 20 février 2014, le tribunal de première instance no 86 de Madrid a prononcé la résiliation du contrat de bail. Cette décision a été confirmée, en appel, par l’Audiencia Provincial de Madrid et, en cassation, par le Tribunal suprême, le 20 septembre 2017. Le 12 mars 2018, le tribunal de première instance no 86 de Madrid a ordonné l’expulsion de l’auteure de son logement au 16 mai 2018. Il y a eu un premier sursis en raison d’une erreur administrative, puis un deuxième, parce que de nombreuses personnes étaient venues manifester leur soutien devant le logement de l’auteure. Celle-ci a demandé un sursis à chaque fois qu’elle a été informée d’une ordonnance d’expulsion au motif qu’elle n’avait pas de logement de remplacement. L’auteure a déposé une demande de logement social le 14 mai 2018.

7.3Le 17 octobre 2018, l’auteure a été expulsée et a remis les clefs du logement. Puis, elle est allée vivre dans un autre logement, où elle réside actuellement sans titre légal.

7.4L’auteure n’a pas demandé la division du bien mobilier dont elle est la copropriétaire avec son conjoint, d’après elle par crainte d’être de nouveau victime de sa violence. L’État partie estime quant à lui qu’elle aurait pu la demander. Le fait qu’elle est propriétaire de ce bien a entraîné le rejet de la demande de logement social que l’auteure a déposée auprès de la Communauté autonome de Madrid. L’auteure affirme que cela est contraire à la législation en vigueur. Sur ce point, il existe une divergence entre l’auteure et l’État partie quant au fait de savoir si, dans son cas, il pouvait être dérogé à l’interdiction d’être propriétaire.

7.5L’auteure affirme que le fait d’avoir été expulsée sans disposer de logement de remplacement adapté a constitué une violation de son droit au logement et demande réparation pour les préjudices subis. L’État partie affirme qu’à aucun moment l’auteure ne s’est retrouvée sans toit et que le tribunal compétent a aplani autant que possible la situation de l’auteure en suspendant deux ordonnances d’expulsion, mais qu’il a néanmoins dû prendre en compte les prétentionsdu propriétaire du bien, qui est une personne physique. L’État partie affirme également que l’auteure a refusé plusieurs propositions de relogement. L’auteure précise qu’elle les a refusées parce qu’elle ne les considérait pas adaptées à sa situation.

7.6Compte tenu des faits pertinents tels qu’ils ont été déterminés par le Comité et des arguments des parties, les questions soulevées par la présente communication sont les suivantes : a) l’expulsion de l’auteure constitue-t-elle une violation du droit à un logement convenable prévu par le paragraphe 1 de l’article 11 du Pacte ? ; b) en l’espèce, y a-t-il eu une violation de l’article 5 du Protocole facultatif, dans la mesure où l’État partie a procédé à l’expulsion de l’auteure alors que le Comité lui avait demandé d’adopter des mesures provisoires ? Pour répondre à ces questions, le Comité commencera par rappeler sa doctrine en ce qui concerne la protection contre les expulsions forcées. Puis, il analysera le cas de l’espèce et répondra aux questions posées par la communication.

Protection contre les expulsions forcées

8.1Le droit de l’homme à un logement suffisant est un droit fondamental sur lequel se fonde la jouissance de tous les droits économiques, sociaux et culturels ; il est intégralement lié à d’autres droits de l’homme, y compris à ceux qui sont consacrés par le Pacte international relatif aux droits civils et politiques. Le droit au logement doit être assuré à tous sans distinction de revenus ou de toutes autres ressources économiques, et les États parties doivent prendre toutes les mesures nécessaires et agir au maximum de leurs ressources disponibles pour parvenir à sa pleine réalisation.

8.2Les expulsions forcées sont en principe contraires aux dispositions du Pacte et ne peuvent être justifiées que dans les situations les plus exceptionnelles. Lorsqu’il apparaît que l’expulsion risque de porter atteinte au droit au logement de la personne expulsée, les autorités compétentes doivent veiller à ce qu’elle soit conforme à une législation compatible avec le Pacte et respecte le principe de proportionnalité entre l’objectif légitime de l’expulsion et les conséquences de l’expulsion pour les personnes visées.

Examen de la proportionnalité de l’expulsion

9.1Le Comité va maintenant analyser si l’expulsion de l’auteure constitue une violation du droit de celle-ci à un logement suffisant. L’auteure a été expulsée après que le tribunal de première instance no 86 a prononcé la résiliation du contrat de bail, décision confirmée en appel et en cassation. Elle n’a pas dit qu’elle n’avait pas bénéficié des garanties d’une procédure régulière et rien dans les renseignements que le Comité a obtenus ne laisse penser que la procédure était arbitraire.

9.2L’auteure n’ayant pas quitté le logement et ayant continué à y vivre, le tribunal de première instance no 86 de Madrid a ordonné son expulsion. Le Comité note que l’État partie dit avoir dû prendre en compte les prétentions du propriétaire du bien, qui est une personne physique. Il précise que le droit à la propriété privée n’est pas un droit énoncé dans le Pacte mais reconnaît l’intérêt légitime qu’a l’État partie de garantir la protection de tous les droits existants dans son système juridique, pour autant que cela ne soit pas contraire aux droits consacrés par le Pacte. Les autorités judiciaires avaient prononcé la résiliation du contrat de bail à l’issue d’une procédure au sujet de laquelle l’auteure ne s’est pas plainte d’une violation de ses droits procéduraux. Par voie de conséquence, le Comité estime qu’il existait une cause légitime qui pouvait justifier l’expulsion de l’auteure.

9.3Le Comité note que le tribunal a rejeté les demandes de sursis à l’expulsion dans l’auteure faisait état de sa grande vulnérabilité financière et disait qu’elle n’avait pas de logement de remplacement. En rejetant la demande de sursis, le tribunal de première instance no 86 de Madrid n’a pas examiné la proportionnalité. La législation de l’État partie ne prévoyait pas que l’auteure pouvait saisir un autre mécanisme judiciaire pour s’opposer à l’ordonnance d’expulsion, qui devait être exécutée presque immédiatement. Autrement, une autre autorité judiciaire aurait pu étudier la proportionnalité de l’expulsion ou les conditions dans lesquelles il y serait procédé.

9.4Lorsqu’une expulsion peut avoir pour effet de priver une personne de l’accès à un logement convenable et de l’exposer au risque de l’indigence ou à toute autre violation de ses droits au regard du Pacte, il est obligatoire d’examiner la proportionnalité de la mesure. Cette obligation résulte de l’interprétation des obligations qui incombent à l’État partie en vertu du paragraphe 1 de l’article 2 du Pacte, lu conjointement avec l’article 11, et d’après les critères prévus à l’article 4. Le Comité relève que d’après l’auteure, l’expulsion porterait atteinte à son droit à un logement convenable. Le Comité note que l’article 4 du Pacte précise à quelles conditions des limitations peuvent être imposées à l’exercice des droits consacrés par le Pacte. En premier lieu, la limitation doit être établie par la loi. En deuxième lieu, la limitation doit promouvoir le bien-être général dans une société démocratique. En troisième lieu, la limitation doit être appropriée au but légitime invoqué. En quatrième lieu, la limitation doit être nécessaire, en ce sens que s’il existe plusieurs mesures raisonnablement capables d’atteindre le même but, il faut utiliser celle qui est la moins restrictive pour le droit considéré. Enfin, les avantages obtenus en opérant la limitation afin de promouvoir le bien-être général ne doivent pas avoir d’incidence néfaste sur l’exercice du droit soumis à la limitation. Un examen attentif du motif de la limitation s’imposait d’autant plus que les effets sur les droits de l’auteure au regard du Pacte étaient prononcés. Cet examen de la proportionnalité de la mesure doit être effectué par une autorité judiciaire ou une autre autorité impartiale et indépendante ayant compétence pour faire cesser la violation et accorder un recours effectif. Cette autorité doit évaluer si l’expulsion est conforme au Pacte, y compris aux éléments de l’examen de la proportionnalité prévus à l’article 4 du Pacte tel que décrits plus haut.

9.5Le Comité estime que l’État partie doit élaborer un cadre normatif qui régisse l’expulsion de personnes de leur domicile conformément à une législation compatible avec le Pacte. Ce cadre doit préciser que les autorités judiciaires, ou d’autres autorités impartiales et indépendantes ayant compétence pour faire cesser la violation et accorder un recours effectif, doivent évaluer la proportionnalité des demandes d’expulsion dans ces cas. L’analyse de la proportionnalité d’une expulsion suppose d’examiner non seulement les effets de cette mesure sur les personnes visées mais aussi, notamment, les conséquences pour les intérêts de la partie ou de la personne qui a droit à ce que l’expulsion ait lieu. La possibilité de disposer d’un logement de remplacement adéquat, la situation personnelle des occupants et de leurs personnes à charge, et leur coopération avec les autorités dans la recherche d’une solution qui leur soit adaptée, constituent également des facteurs décisifs dans cet examen. Il est indispensable de faire la distinction entre le bien d’une personne qui a besoin d’y vivre ou d’en tirer un revenu vital, et le bien d’entités financières ou de toute autre nature. Ainsi, l’État partie portera atteinte au droit au logement convenable s’il dispose que la personne dont le contrat de bail échoit doit être immédiatement expulsée, quelles que soient les circonstances dans lesquelles l’ordonnance d’expulsion serait exécutée.

9.6Le Comité note que l’Administration de l’État partie a proposé à l’auteure de demander une place dans un foyer pour personnes autonomes, dans un appartement partagé pour personnes âgées ayant besoin d’une surveillance ou dans un centre d’hébergement collectif, et que l’auteure a refusé ces propositions au motif que ces logements ne répondaient pas à ses besoins. À cet égard, l’État partie affirme qu’il a tout fait, au maximum des ressources disponibles, pour proposer un logement de remplacement. LeComité souligne que le fait de juger qu’une expulsion ne constitue pas une mesure raisonnable à un moment donné ne signifie pas nécessairement que l’on ne puisse délivrer une ordonnance d’expulsion. Toutefois, conformément au principe de proportionnalité, l’expulsion peut être suspendue ou reportée pour éviter que les personnes expulsées ne tombent dans l’indigence ou qu’il ne soit porté atteinte à d’autres droits consacrés par le Pacte. Une ordonnance d’expulsion peut également être assortie d’autres conditions, notamment l’obligation pour les services administratifs de venir en aide aux locataires afin d’atténuer les répercussions de l’expulsion. Par voie de conséquence, la nécessité d’évaluer la proportionnalité d’une mesure d’expulsion peut également conduire à examiner l’utilité de reporter une expulsion le temps que les autorités compétentes examinent les différentes options avec les personnes visées. Cependant, en l’espèce, bien que l’État partie affirme que l’auteure n’a pas agi d’une manière raisonnable dans le cadre de la négociation, le fait est que la proportionnalité de la mesure n’a pas été examinée avant de prononcer l’expulsion de l’auteure.

9.7Le Comité estime qu’en l’espèce, il n’a pas à déterminer la proportionnalité de l’ordonnance d’expulsion, et ne dispose pas de tous les éléments d’information nécessaires pour ce faire. En revanche, il estime que dans le cas d’espèce, vu l’ensemble des éléments mis à sa disposition, l’auteure n’a pas eu la possibilité de faire examiner la proportionnalité de son expulsion par une autorité judiciaire ou une autre autorité impartiale et indépendante ayant compétence pour faire cesser la violation et d’accorder un recours effectif. En conséquence, il estime que ce défaut d’examen a constitué une violation, par l’État partie, du droit de l’auteure au logement, énoncé à l’article 11, lu conjointement avec le paragraphe 1 de l’article 2 du Pacte.

9.8Le Comité note que, à une date postérieure aux faits relatés dans la présente communication, l’État partie a adopté un nouveau texte de loi disposant que les juges sont tenus d’informer les services sociaux de l’expulsion de personnes vulnérables afin que ceux-ci fassent part de la situation des personnes concernées et que l’expulsion puisse être suspendue s’ils estiment qu’elles sont en situation de vulnérabilité, l’objectif étant de leur venir en aide, pendant un mois au maximum, ou pendant trois mois si le demandeur est une personne morale. Cette loi pourrait éviter des violations du droit au logement comme celle dont il est question dans les présentes constatations, et contribuer, en l’espèce, à apporter réparation à l’auteure.

Mesures provisoires et expulsion de l’auteure

10.1Le Comité fait observer que, le 10 septembre 2018, il a prié l’État partie de surseoir à l’expulsion de l’auteure tant que la communication était en cours d’examen ou, à défaut, de lui accorder un logement convenable après l’avoir dûment consultée, l’objectif étant de lui éviter un préjudice irréparable.

10.2Le Comité rappelle que, d’après sa jurisprudence, la faculté de demander l’adoption de mesures provisoires qui lui est donnée à l’article 5 du Protocole facultatif est essentielle aux fins de l’accomplissement du mandat qu’il tire de cet instrument : les mesures provisoires visent notamment à préserver l’intégrité de la procédure afin que les droits énoncés dans le Pacte puissent être effectivement protégés lorsqu’il existe un risque de préjudice irréparable. L’État partie qui n’adopte pas de telles mesures provisoires manque à son obligation de respecter de bonne foi la procédure d’examen des communications émanant de particuliers établie par le Protocole facultatif. En outre, il compromet la possibilité pour le Comité d’offrir un recours utile aux personnes qui se disent victimes d’une violation du Pacte.

10.3Le Comité note que, le 17 octobre 2018, l’auteure a été expulsée, bien que le Comité ait demandé que des mesures provisoires soient prises, et sans avoir été relogée après avoir été dûment consultée. Faute d’explication de l’État partie quant à la raison pour laquelle les mesures provisoires n’ont pas pu être respectées, le Comité estime qu’en l’espèce, l’État partie a violé l’article 5 du Protocole facultatif.

D.Conclusions et recommandations

11.Compte tenu de toutes les informations communiquées et des circonstances particulières de l’affaire, le Comité considère que l’expulsion de l’auteure sans que les autorités aient examiné la proportionnalité de cette mesure constitue une violation du droit de l’auteure à un logement convenable.

12.Le Comité, agissant en application du paragraphe 1 de l’article 9 du Protocole facultatif, estime que l’État partie a porté atteinte au droit à un recours effectif que l’auteure tient du paragraphe 1 de l’article 11 du Pacte, lu conjointement avec le paragraphe 1 de l’article 2, et compte tenu des critères prévus à l’article 4. Il estime également que l’État partie a violé l’article 5 du Protocole facultatif. À la lumière des présentes constatations, le Comité adresse à l’État partie les recommandations ci-après.

Recommandations concernant l’auteure

13.L’État partie est tenu d’accorder une réparation effective à l’auteure. Le Comité note que l’expulsion de l’auteure a déjà eu lieu et considère qu’étant donné les circonstances particulières de la violation considérée, l’adoption des présentes constatations est de nature à donner satisfaction à l’auteure et constitue une réparation appropriée, et que de ce fait, il est superflu de recommander une indemnisation d’ordre économique. Dans ces conditions, le Comité considère que l’État partie devrait, en particulier : a) programmer avec l’auteure une consultation véritable pour examiner ses besoins éventuels quant à un logement de remplacement, et le lui fournir si besoin est ; b) rembourser à l’auteure les frais de justice qui ont raisonnablement pu être engagés dans le cadre de la présente communication.

Recommandations générales

14.Le Comité estime que les réparations recommandées dans le contexte de communications émanant de particuliers peuvent être assorties de garanties de non‑répétition et rappelle que l’État partie est tenu de prévenir des violations analogues à l’avenir. L’État partie doit s’assurer que sa législation et son application des lois sont conformes aux obligations énoncées dans le Pacte. En particulier, l’État partie est tenu :

a)De veiller à ce que le cadre normatif permette aux personnes visées par une ordonnance d’expulsion qui peut les exposer au risque de l’indigence ou à une violation de leurs droits au regard du Pacte puissent s’opposer à cette décision devant les autorités judiciaires, ou une autre autorité impartiale et indépendante ayant compétence pour faire cesser la violation et accorder un recours effectif, afin que ces autorités examinent la proportionnalité de la mesure au regard des critères prévus à l’article 4 du Pacte concernant les limitations auxquelles peuvent être soumis les droits consacrés par le Pacte ;

b)D’établir un protocole pour l’accession aux demandes de mesures provisoires formulées par le Comité, en informant toutes les autorités concernées de la nécessité de se conformer auxdites demandes pour garantir l’intégrité de la procédure.

15.Conformément au paragraphe 2 de l’article 9 du Protocole facultatif et au paragraphe 1 de l’article 18 du règlement intérieur provisoire y relatif, l’État partie soumettra au Comité, dans un délai de six mois, une réponse écrite contenant des informations sur toute action menée à la lumière des présentes constatations et des recommandations qui y sont formulées. En outre, le Comité prie l’État partie de publier les présentes constatations et de les diffuser largement, sous des formes accessibles, auprès de tous les secteurs de la population.