Comité des droits économiques, sociaux et culturels
Rapport du rapporteur chargé du suivi des communications émanant de particuliers *
Communication n o 54/2018, El Ayoubi et consorts c. Espagne |
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Date des constatations : |
19 février 2021 |
Teneur de la communication initiale : |
Les auteurs de la communication ont reçu un ordre d’expulsion parce qu’ils occupaient un logement sans titre juridique. Selon eux, cet ordre d’expulsion constituait une violation de l’article 11 (par. 1) du Pacte, car il ne tenait pas compte de leur situation et du fait qu’ils n’avaient pas d’autre logement. |
Articles enfreints : |
Art. 11 (par. 1) du Pacte. |
Recommandations du Comité concernant les auteurs : |
L’État partie est tenu d’offrir aux auteurs et à leur fils une réparation utile et notamment : |
a)S’ils ne disposent pas d’un logement convenable, de réévaluer leur état de nécessité et leur rang de priorité dans la liste d’attente pour un logement, compte tenu de la date de dépôt de la demande auprès des services de la Communauté de Madrid, afin de leur attribuer un logement public ou de les faire bénéficier de toute autre mesure qui leur permette de vivre dans un logement convenable, selon les critères établis dans la communication ; |
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b)D’indemniser les auteurs et leur fils pour les violations subies ; |
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c)De rembourser aux auteurs les frais de justice qui ont raisonnablement pu être occasionnés dans le cadre de la communication, aux plans tant interne qu’international. |
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Recommandations générales du Comité : |
L’État partie a les obligations suivantes : |
a)De veiller à ce que le cadre normatif permette aux personnes visées par une ordonnance d’expulsion, susceptible de les exposer au risque de tomber dans l’indigence ou à une violation de leurs droits au regard du Pacte, y compris aux personnes qui occupent illégalement un logement, de contester cette décision devant les autorités judiciaires ou une autre autorité impartiale et indépendante ayant compétence pour ordonner qu’il soit mis fin à la violation ou offrir un recours utile, de sorte que ces autorités examinent la proportionnalité de la mesure à la lumière des critères prévus à l’article 4 du Pacte concernant les limitations auxquelles peuvent être soumis les droits consacrés par cet instrument ; |
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b)De prendre les mesures nécessaires pour mettre un terme à la pratique consistant à éliminer automatiquement des listes de requérants toutes les personnes qui occupent un logement sans titre juridique pour cause d’état de nécessité, afin que chacun puisse accéder, dans des conditions d’égalité, au parc de logements sociaux, en supprimant toute exigence déraisonnable susceptible d’exclure une personne exposée à un risque d’indigence ; |
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c)De prendre les mesures nécessaires pour que les ordonnances d’expulsion frappant des personnes n’ayant pas les moyens de se reloger ne soient mises à exécution qu’après que les intéressés ont été véritablement et effectivement consultés et que l’État partie a fait tout ce qui s’imposait, en agissant au maximum des ressources disponibles, pour que ceux-ci soient relogés, en particulier lorsque l’expulsion concerne des familles, des personnes âgées, des enfants ou d’autres personnes vulnérables ; |
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d)D’élaborer et de mettre en œuvre, en concertation avec les communautés autonomes et à l’aide de toutes les ressources disponibles, un plan global et détaillé visant à garantir le droit à un logement convenable aux personnes à faible revenu, conformément à l’observation générale no 4 (1991). Dans ce plan devront être indiqués les ressources qui seront mobilisées et les mesures qui seront mises en œuvre pour garantir le droit au logement de ces personnes, ainsi que les délais à observer à cet égard et les critères à appliquer pour déterminer si l’objectif a raisonnablement été atteint. |
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Réponse de l’État partie |
Par une lettre datée du 25 janvier 2022, l’État partie a répondu aux recommandations du Comité. |
S’agissant de la première recommandation concernant les auteurs, l’État partie fait valoir qu’il n’existe aucune trace d’une quelconque demande de logement de la part des auteurs après la demande qu’ils ont présentée le 14 février 2017, qui a été classée sans suite pour défaut de fourniture des documents requis. L’État partie signale également que l’Agence du logement social de la Communauté de Madrid a essayé en vain de contacter les auteurs pour évaluer leur situation et leurs besoins en matière de logement. Il joint également un rapport des services sociaux indiquant que l’expulsion a de nouveau été suspendue à la suite d’une demande des services sociaux eux-mêmes adressée au tribunal compétent et au propriétaire, et que, au moment de la présentation du rapport, les auteurs occupaient toujours le même logement sans titre juridique. Les services sociaux rappellent que, la famille occupant un logement sans titre juridique, les auteurs ne peuvent pas solliciter un logement social auprès de la Communauté de Madrid, et que leur demande du 14 février 2017 avait été rejetée parce que les intéressés n’avaient pas été en mesure de transmettre les documents requis puisqu’ils occupaient déjà un logement. Les services sociaux rapportent également que la famille a fait une demande de revenu minimum de subsistance, qui lui a été refusée car elle avait dépassé en 2019 le revenu maximum pour bénéficier de cette allocation. Une nouvelle demande de revenu minimum de subsistance a été faite en mars 2021 pour tenir compte des revenus de 2020. La demande est en cours d’examen. Entre-temps, l’auteure a perçu un revenu minimum d’insertion de 210 euros par mois et une allocation de soins familiaux pour la prise en charge de son fils handicapé, et l’auteur a perçu un revenu minimum de 450 euros par mois. Les services sociaux estiment que les auteurs ont manifesté leur intérêt pour un autre logement et que la famille ne peut pas obtenir un logement sur le marché privé. Ils estiment donc nécessaire de suspendre l’expulsion tant que l’administration n’ait pas en mesure de leur fournir un autre logement. |
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L’État partie fait valoir qu’il n’existe actuellement pas de demande de logement des auteurs en bonne et due forme et qu’il est donc impossible d’examiner leurs besoins en matière de logement social. L’État partie considère que le traitement de la demande de logement social présentée par l’auteure le 14 février 2017 et l’examen détaillé de sa situation et de ses besoins particuliers dans le cadre d’une procédure qui répond à toutes les exigences légales applicables à toutes les personnes concernées constituent une mesure suffisante pour donner suite aux constatations du Comité et se conformer ainsi, dans la mesure du possible, aux recommandations concernant les auteurs. |
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Enfin, l’État partie manifeste son désaccord avec les recommandations b) et c) du Comité concernant les auteurs. |
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En ce qui concerne les recommandations générales, l’État partie indique que, dans le contexte de l’urgence sanitaire créée par la maladie à coronavirus (COVID-19), des mesures ont été prises pour que la pandémie n’ait pas d’effets économiques sur le droit des personnes les plus vulnérables à un logement convenable. Tout d’abord, un moratoire sur le remboursement des prêts hypothécaires a été adopté pour les personnes rencontrant des difficultés de paiement. Ensuite, une série de mesures ont été adoptées au moyen des décrets-lois royaux nos 11/2020, 37/2020, 1/2021 et 8/2021 pour établir un équilibre dans les relations entre les locataires et les propriétaires, ainsi que pour faire face aux situations de vulnérabilité créées par la crise sanitaire. En outre, on a modifié le plan national du logement pour la période 2018‑2021 pour y inclure un programme d’aide au loyer visant à atténuer les effets de la crise sanitaire et un programme d’aide aux victimes de violences fondées sur le genre, aux personnes menacées d’expulsion, aux sans-abri et aux autres personnes vulnérables. De même, grâce à la modification du 9 avril 2020, les communautés autonomes peuvent rapidement proposer une aide au loyer pouvant atteindre 900 euros par mois pour une durée de six mois. Le cas échéant, cette mesure est compatible avec tout autre dispositif d’aide. En outre, le financement du plan a été accru, passant de 346 millions d’euros à 446 millions d’euros. Avec ces mesures, une certaine flexibilité est donnée aux communautés autonomes de l’État partie pour décider du montant à allouer à chaque programme d’aide. |
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L’État partie indique également qu’un avant-projet de loi sur le droit à un logement convenable est en cours d’élaboration, ce qui contribuera à garantir l’égalité de tous les Espagnols en ce qui concerne le droit d’accès à un logement décent et convenable. L’avant-projet de loi fournit aux administrations territoriales compétentes des instruments pour augmenter l’offre de logements abordables et répondre ainsi aux besoins des personnes qui ont le plus de difficulté à se loger. La future loi comprendra, entre autres, les mesures suivantes : |
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a)L’impossibilité de réaliéner le parc public de logements sociaux ; |
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b)Une période minimale de trente ans avant de pouvoir modifier le statut d’un logement social ; |
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c)L’introduction de la notion de logement abordable incitatif comme moyen d’augmenter l’offre de logements sur le marché privé à court terme, grâce à des avantages fiscaux et urbanistiques, entre autres ; |
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d)L’affirmation du droit à un logement décent et convenable, engageant les pouvoirs publics et intégrant des aspects tels que l’habitabilité, l’accessibilité, l’efficacité énergétique et l’accès aux réseaux d’approvisionnement de base ; |
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e)La définition d’un statut juridique, de droits et de devoirs associés à la propriété et de la fonction sociale du logement ; |
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f)La désignation de zones sous tension concernant le marché du logement résidentiel aux fins de l’adoption de mesures spéciales ; |
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g)La définition d’obligations d’information et de collaboration pour les grands propriétaires de logements dans les zones sous tension du marché privé ; |
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h)La création de mécanismes visant à contenir et à faire baisser les prix de location des logements, y compris des mesures fiscales, le plafonnement des loyers, l’interdiction des augmentations abusives et des interventions exceptionnelles et limitées dans le temps en cas de pénurie de l’offre ; |
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i)La création d’un environnement fiscal propice à la baisse des prix des loyers ; |
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j)La prise en compte des logements vides et la modulation de la surtaxe de la taxe foncière sur ces logements ; |
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k)L’amélioration de la procédure d’expulsion dans les situations de vulnérabilité, l’objectif étant de garantir une communication efficace et rapide entre l’organe judiciaire et les services sociaux afin qu’ils puissent examiner la situation des personnes concernées et proposer des solutions de remplacement ; les délais de suspension des expulsions des personnes en situation de vulnérabilité seront également allongés ; |
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l)La promotion de logements subventionnés destinés à la location à un prix limité, qui devraient constituer au moins 50 % des terrains réservés aux logements subventionnés ; |
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m)Le renforcement de l’action de l’État en matière de logement et de réhabilitation par des plans pluriannuels fondés sur la coopération inter-administrative ; |
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n)La création du Conseil consultatif du logement qui sera chargé d’assurer la participation de tous les agents sociaux à l’élaboration et à l’application des politiques de logement ; |
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o)L’offre accrue de garanties concernant l’achat ou la location d’un logement grâce à la possibilité pour l’intéressé d’obtenir des informations de base sur les conditions de l’opération et l’état du logement ; |
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p)Plus d’information et de transparence dans les politiques de logement public grâce à l’obligation d’établir un inventaire du parc de logements publics et des rapports réguliers. |
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L’État partie indique que les constatations du Comité ont été publiées sur le site Web du Ministère de la justice. |
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En conclusion, l’État partie estime s’être conformé aux recommandations du Comité et demande qu’il soit mis fin au suivi des constatations. |
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Commentaires des auteurs : |
Le 30 juin 2022, les auteurs ont soumis des commentaires en réponse aux observations de l’État partie. |
Tout d’abord, les auteurs décrivent les événements qui se sont déroulés depuis l’adoption des constatations du Comité. Ils affirment que les autorités compétentes n’ont pris aucune mesure pour remédier à leur problème urgent de logement, si ce n’est qu’elles ont contacté les services sociaux de la mairie d’El Álamo pour demander les coordonnées de la famille sans toutefois entrer en contact avec elle par la suite. Les auteurs affirment que l’administration compétente en matière de logement de la Communauté de Madrid n’a même pas essayé de les aider dans leurs négociations avec le propriétaire du logement. |
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Ils estiment que la panoplie de mesures que l’État partie décrit pour faire face à la crise causée par la COVID-19 ne sont que temporaires et ne règlent pas le problème de fond. En outre, ces mesures n’ont pas empêché de nombreuses expulsions, dont se sont occupées la société civile et les services sociaux face à l’inaction de l’administration compétente. En ce qui concerne les auteurs, par exemple, l’expulsion prévue le 29 avril 2022 a été suspendue pour trois mois supplémentaires grâce à l’intervention des services sociaux et de la société civile. Les auteurs affirment que si les pouvoirs publics ne font rien pour s’occuper d’eux, ils ne pourront pas accéder à un logement sur le marché privé. |
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En ce qui concerne l’accès au logement social, les auteurs affirment que l’État partie se limite à relater ce qui est contenu dans les réglementations existantes, sans aborder le fond du problème. En outre, les auteurs soutiennent que le chiffre de 50 % de demandes approuvées est faux, mais qu’il s’agit plutôt de 30 %, chiffre qui peut être corroboré par les services sociaux et qui, selon les auteurs, a été publié par différentes organisations de la société civile. Cette faible proportion d’approbation des demandes est due à la réglementation actuelle, qui empêche les familles occupant un logement sans l’accord du propriétaire de solliciter un logement social. |
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Les auteurs demandent que l’État partie soit tenu de se conformer aux recommandations formulées dans les constatations, tant en ce qui les concerne qu’en général. |
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Décision du Comité : |
Le Comité constate que les auteurs continuent d’occuper le même logement et que l’expulsion a de nouveau été suspendue grâce à l’intervention, entre autres, des services sociaux. Il constate également que l’état de nécessité dans lequel les auteurs se trouvent et leur rang de priorité sur la liste d’attente n’ont pas encore été réévalués en tenant compte rétroactivement de la date de dépôt de leur demande auprès des services de la Communauté de Madrid, comme il l’a recommandé. L’État partie fait au contraire valoir qu’une telle évaluation est impossible tant que les auteurs continuent d’occuper le même logement sans titre juridique. Le Comité rappelle qu’il a déjà constaté dans une précédente communication analogue que cette obligation de détenir un titre juridique peut placer les personnes dans un cercle vicieux et perpétuer la situation déjà précaire des personnes dans le besoin, et que sa recommandation vise précisément à ce que l’État partie répare rétroactivement l’application de cette exigence aux auteurs. Sachant que les auteurs n’ont pas encore été expulsés de leur logement en raison de leur situation, mais que leurs besoins en cas d’expulsion n’ont toujours pas été réévalués, le Comité estime que des mesures satisfaisantes ont été prises en ce qui concerne la recommandation a) relative aux auteurs et demande à l’État partie de lever les obstacles qui empêchent les auteurs de demander un logement afin qu’il soit pleinement donné suite à la recommandation a) relative aux auteurs. |
Le Comité relève que l’État partie n’est pas d’accord avec ses recommandations tendant à indemniser les auteurs pour les violations subies et à leur rembourser les dépenses raisonnablement engagées. Par conséquent, il estime que des mesures satisfaisantes n’ont pas encore été prises concernant les recommandations b) et c). |
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En ce qui concerne les recommandations générales, le Comité prend acte des progrès apportés par l’application des décrets-lois royaux nos 11/2020, 37/2020, 1/2021 et 8/2021, qui ont permis aux services sociaux et aux autorités judiciaires de dialoguer et de se coordonner, et de mieux prendre en compte la vulnérabilité socioéconomique des personnes qui sont sous le coup d’une expulsion ordonnée par la justice. Le Comité estime que ces mesures peuvent contribuer à donner effet à sa recommandation générale a), mais note que certaines d’entre elles ont une application limitée à la durée de l’état d’alerte, et que le nombre des expulsions reste très élevé. |
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Le Comité prend note du soutien budgétaire et administratif apporté au plan national du logement pour la période 2018-2021, même si les aides ne sont pas encore parvenues à toutes les catégories de citoyens dans le besoin. Le Comité salue l’avant‑projet de loi sur le logement, dont les mesures visent à répondre aux besoins de la population en matière de logement et en particulier des groupes les plus défavorisés ou qui ont le plus de difficultés à accéder au logement pour des raisons économiques, sociales ou géographiques. Certaines de ces mesures peuvent également contribuer à renforcer la coordination entre les différentes administrations en vue de fournir un logement de remplacement aux personnes sous le coup d’une expulsion. Le Comité estime que ces mesures peuvent contribuer au suivi des recommandations a), c) et d), et engage l’État partie à poursuivre dans cette voie et à le tenir informé. |
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À la lumière de toutes les informations reçues, le Comité estime que quelques mesures initiales ont été prises mais que d’autres sont encore nécessaires, et qu’il doit encore obtenir d’autres informations sur les mesures prises. Il décide de poursuivre la procédure de suivi et invite l’État partie à apporter des renseignements sur les mesures qu’il a prises concernant toutes les recommandations. Il demande que ces renseignements lui soient transmis dans les cent quatre‑vingts jours suivant la publication du présent document et souhaite être régulièrement tenu informé des progrès dans la suite donnée à ses recommandations. |