Nations Unies

E/C.12/72/D/133/2019

Conseil économique et social

Distr. générale

9 décembre 2022

Français

Original : espagnol

Comité des droits économiques, sociaux et culturels

Constatations adoptées par le Comité au titre du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels concernant la communication no 133/2019 * , **

Communication présentée par :

Fatima El Mourabit Ouazizi et Mohamed Boudfan

Victime(s) présumée(s) :

Les auteurs et leurs deux enfants mineurs

État partie :

Espagne

Date de la communication :

2 mai 2019 (date de la lettre initiale)

Date des constatations :

10 octobre 2022

Objet :

Expulsion pour occupation illégale

Question(s) de procédure :

Non-épuisement des recours internes ; défaut de fondement des griefs

Question(s) de fond :

Droit à un logement convenable

Article(s) du Pacte :

11 (par. 1)

Article(s) du Protocole facultatif :

2 et 5

1.1Les auteurs de la communication sont Fatima El Mourabit Ouazizi, de nationalité espagnole, née le 1er juin 1996, et Mohamed Boudfan, de nationalité marocaine, né le 12 janvier 1995. Ils agissent en leur nom propre et au nom de leurs deux enfants mineurs, S. B. E. M., née le 27 octobre 2016, et M. B. E. M., né le 21 septembre 2018. Ils affirment qu’ils sont victimes d’une violation des droits garantis par l’article 11 (par. 1) du Pacte, puisqu’ils font l’objet d’une ordonnance d’expulsion du logement qu’ils occupent depuis 2014 et ne disposent d’aucune autre solution de logement. Le Protocole facultatif est entré en vigueur pour l’État partie le 5 mai 2013. Les auteurs ne sont pas représentés par un conseil.

1.2Le 3 mai 2019, agissant par l’intermédiaire de son groupe de travail, le Comité a enregistré la communication et, prenant note des allégations selon lesquelles les auteurs n’avaient pas de logement de remplacement et subiraient donc un préjudice irréparable s’ils étaient expulsés, a demandé à l’État partie de prendre des mesures provisoires et de surseoir à l’exécution de l’ordonnance d’expulsion tant que la communication serait à l’examen ou, à défaut, de fournir aux intéressés un logement de remplacement convenable après les avoir véritablement consultés.

1.3Dans les présentes constatations, le Comité fait d’abord la synthèse des informations et des arguments présentés par les parties ; il examine ensuite les questions de recevabilité et de fond que la communication soulève, avant de formuler des conclusions.

A.Résumé des renseignements et des arguments présentés par les parties

Exposé des faits

2.1Le 15 novembre 2014, en raison d’un problème de cohabitation avec les personnes avec lesquelles ils partageaient un appartement, les auteurs se sont installés dans un logement vide appartenant à l’Office du logement social, administration locale de gestion des logements sociaux de la Communauté de Madrid.

2.2Le 27 juillet 2016, dans le cadre d’une procédure pénale engagée par l’Office du logement social, propriétaire du logement, contre les auteurs pour occupation sans titre, le tribunal de première instance et d’instruction no 5 de Navalcarnero a rendu le jugement no 135/16, par lequel il faisait droit à la demande de l’Office, confirmait l’infraction d’occupation sans titre et ordonnait l’expulsion des auteurs du logement qu’ils occupaient.

2.3Le 19 août 2016, les auteurs ont formé un recours, qui a été rejeté le 10 janvier 2017 par l’Audiencia Provincial de Madrid.

2.4Par décision du 27 janvier 2017, les auteurs ont reçu l’ordre de libérer le logement dans un délai de dix jours et la première date d’expulsion a été fixée au 6 avril 2017, en cas de refus d’obtempérer. Les auteurs ont introduit un recours en révision et un recours subsidiaire en appel, qui ont été rejetés. L’expulsion n’a toutefois pas eu lieu.

2.5En septembre 2017, soit trois ans après leur arrivée illégale dans le logement, les auteurs ont présenté une demande de régularisation de leur situation auprès de l’Office du logement social. Leur demande a été rejetée en raison du non‑respect des conditions de régularisation, notamment parce qu’ils avaient été condamnés pour occupation sans titre du logement concerné.

2.6Une deuxième date d’expulsion a été fixée au 15 novembre 2017. Il a été sursis une nouvelle fois à l’exécution de la mesure. Une troisième date d’expulsion a été fixée au 2 avril 2019, mais il a été sursis encore une fois à l’exécution de la mesure d’expulsion.

2.7Le 2 avril 2019, le tribunal a fixé une quatrième date d’expulsion, à savoir le 7 mai 2019. Le 24 avril 2019, les auteurs ont demandé au tribunal d’interrompre la procédure jusqu’à ce qu’ils aient trouvé un logement de remplacement, en joignant à l’appui de leur requête un rapport que les services sociaux avaient établi à leur demande le 16 avril 2019 et dans lequel figurait l’historique de leurs échanges avec ces services.

Teneur de la plainte

3.1Les auteurs affirment que, étant donné qu’ils ne se sont pas vu proposer de logement de remplacement et ne peuvent pas accéder à autre chose qu’un logement social faute de revenus suffisants, leur expulsion violerait les droits qu’ils tiennent de l’article 11 du Pacte.

3.2Les auteurs précisent qu’ils n’ont pas de solution de relogement, car : a) ils ne peuvent pas demander un logement à l’Office du logement social parce qu’ils occupent illégalement un logement appartenant à celui-ci ; b) ils ne peuvent pas demander à l’Office du logement social de régulariser leur situation puisqu’ils ont été condamnés pour occupation sans titre ; c) le Conseil communal d’Arroyomolinos, avec le représentant duquel ils ont eu un entretien le 16 février 2019, leur a fait savoir qu’il n’y avait pas de logement social disponible ; d) la solution de remplacement proposée par les services sociaux, à savoir une chambre dans un foyer de la Croix-Rouge pour les femmes ayant subi des violences sexistes, n’est pas une solution convenable, puisque seuls l’auteure et ses enfants pourraient avoir accès à cette chambre, ce qui ne permettrait pas de maintenir l’intégrité de la cellule familiale ; e) leur revenu, soit 900 euros par mois provenant du salaire de l’auteur, employé d’une chaîne de restauration rapide, ne leur permettrait pas de payer un loyer au prix du marché.

Informations complémentaires fournies par les auteurs

4.Le 23 juillet 2019, les auteurs ont fait savoir au Comité que, le jour même de l’enregistrement de la communication et de l’octroi des mesures provisoires (3 mai 2019), ils avaient été informés qu’à la demande du maire d’Arroyomolinos, l’exécution de la mesure d’expulsion prévue le 7 mai 2019 était reportée de deux mois. Une cinquième date d’expulsion a donc été fixée au 5 juillet 2019. Les auteurs ont de nouveau demandé au tribunal de surseoir à l’exécution de la mesure d’expulsion ; par décision du tribunal du 19 juin 2019, l’expulsion a été suspendue « en attendant la décision du Comité ».

Observations de l’État partie sur la recevabilité et sur le fond

5.1Le 6 novembre 2019, l’État partie a informé le Comité qu’il respectait les mesures provisoires. Il a fait observer que le tribunal avait sursis à l’expulsion à cinq reprises et que la procédure était suspendue dans l’attente de la décision finale du Comité, de sorte que les auteurs ne faisaient l’objet d’aucune mesure d’expulsion.

5.2L’État partie rappelle néanmoins que, selon le Protocole facultatif, des mesures provisoires ne peuvent être accordées que dans des circonstances exceptionnelles. Or, dans le cas présent, comme il ressort du rapport établi par les services sociaux du Conseil communal d’Arroyomolinos, l’auteur a un salaire compris entre 900 et 1 000 euros par mois et l’auteure perçoit également 430 euros par mois au titre du revenu d’insertion active, ce qui correspond à des revenus bien supérieurs au salaire minimum professionnel (contrairement à ce que les auteurs ont affirmé), auxquels il faut ajouter les transferts gratuits en nature (assistance sanitaire et juridique et scolarisation des enfants) auxquels ont droit les membres de la famille. De plus, l’État partie rappelle que dans son observation générale no 7 (1997), le Comité a indiqué que l’expulsion était appropriée dans certains cas, au nombre desquels figurait l’occupation d’un bien par la force, mais qu’elle devait se faire conformément à la loi, que la personne concernée devait disposer de recours juridiques adéquats et qu’il devait y être procédé en présence de fonctionnaires compétents.

5.3L’État partie affirme que la communication devrait être déclarée irrecevable au motif que les auteurs n’ont pas épuisé les recours internes en ne cherchant pas d’autre logement avant d’occuper illégalement un logement appartenant à autrui et en n’acceptant pas les solutions de remplacement proposées par les services sociaux après avoir occupé illégalement ce logement. Comme il ressort du rapport établi par les services sociaux du Conseil communal d’Arroyomolinos, les auteurs ont rejeté les solutions de remplacement suivantes : a) centres d’accueil mère-enfant (« solution non acceptée par l’intéressée ») ; b) hébergement d’urgence géré par le service d’urgence sociale ( solution non acceptée par l’intéressée ») ; c) recherche d’autres logements sur le marché privé dans d’autres communes (l’auteure « ne manifeste aucun intérêt pour cette proposition et fait savoir qu’elle ne souhaite pas quitter la commune » dans laquelle résident sa famille et celle de l’auteur). L’État partie indique en outre que selon le rapport social établi par les services sociaux à la demande des auteurs et joint en annexe à la lettre initiale : a) en août 2016, les services sociaux ont interrogé les auteurs sur la possibilité de vivre avec leurs parents, qui habitent dans la même commune, option que les auteurs ont rejetée sans donner d’explication ; b) en avril 2019, les auteurs ont été informés de la disponibilité de logements fournis par la société municipale de gestion de services d’Arroyomolinos S.A., mais ils ont fait savoir qu’ils n’avaient pas cherché à obtenir l’un de ces logements parce qu’ils ignoraient leur existence. L’État partie précise également que les auteurs ont bénéficié d’une aide financière de 500 euros destinée à faciliter leur accès au logement, mais qu’ils ne l’ont pas utilisée à cette fin puisqu’ils sont restés dans le logement qu’ils occupaient.

5.4En ce qui concerne le fond de la communication, l’État partie affirme qu’il n’y a pas de violation du Pacte, car aucun traité ne couvre les occupations illégales par la force de la propriété d’autrui. Il rappelle que, sans avoir préalablement demandé un logement social, les auteurs occupent, sans titre légitime, un bien appartenant précisément à l’Office du logement social. À cet égard, il précise que l’article 11 du Pacte n’impose pas aux États l’obligation de fournir un logement à toutes les personnes si les ressources sont insuffisantes pour le faire. Le droit au logement n’est pas un droit subjectif exécutoire, il impose simplement aux États l’obligation de prendre les mesures appropriées et d’adopter les politiques voulues pour faciliter l’accès à un logement convenable. Ainsi, le droit au logement est un « mandat ou une ligne directrice constitutionnelle » qui doit guider les autorités publiques dans l’exercice de leurs fonctions. Plus précisément, la constitution d’un parc de logements sociaux est encouragée puisque des terrains sont cédés gratuitement à cette fin et que des moyens financiers sont alloués à la construction de tels logements. En outre, des mesures ont été prises pour faciliter l’accès au marché résidentiel privé, tant en qualité de propriétaire (allégements d’impôt sur le revenu ou bonifications de prêts et aides pour les jeunes) qu’en qualité de locataire (aides à la location de logements privés). L’État partie a également pris des mesures en vue d’éviter les saisies immobilières, puisqu’il a mis en place un moratoire sur les expulsions en cas de non-remboursement de créances hypothécaires et a établi un code de bonnes pratiques bancaires devant permettre la renégociation des échéances en cas de défaut de paiement. À cet égard, il précise qu’entre 2012 et 2017, plus de 24 000 mesures d’expulsion ont été suspendues, 38 500 opérations de restructuration de dette et 7 000 dations en paiement ont été réalisées et 9 020 logements ont été attribués grâce au Fonds pour le logement social. Enfin, des dispositions ont été adoptées dans le but de répondre aux besoins urgents des personnes faisant l’objet d’une mesure d’expulsion légitime, et les organes juridictionnels ont établi des protocoles de coordination qui leur permettent de coopérer avec les services sociaux avant une expulsion afin que les besoins des intéressés soient évalués et qu’un logement d’urgence leur soit proposé. Les services sociaux sont chargés d’évaluer les besoins des familles et de suivre l’évolution des situations, et la Communauté de Madrid a mis en place pour les personnes en situation de grande précarité des procédures administratives qui tendent à garantir un accès ordonné aux logements sociaux selon une évaluation objective des besoins des demandeurs. Les logements disponibles sont donc attribués selon les critères d’évaluation établis.

5.5L’État partie fait valoir qu’il peut arriver que les ressources publiques ne permettent pas de répondre aux besoins, auquel cas le demandeur lésé pourra invoquer devant les tribunaux, non pas son droit à tel ou tel logement, mais son droit de voir ses besoins dûment évalués et soumis au barème, et satisfaits dès que les ressources disponibles le permettent.

5.6De plus, l’État partie soutient qu’il n’y a pas eu violation de l’article 11 du Pacte puisque les revenus des auteurs sont supérieurs au salaire minimum interprofessionnel, et que le revenu du ménage comprend les revenus des auteurs (en l’espèce, entre 900 et 1 000 euros par mois provenant du travail salarié de l’auteur auxquels s’ajoutent 430 euros par mois correspondant au revenu d’insertion active que perçoit l’auteure) et les transferts gratuits en nature (services éducatifs, juridiques et sanitaires, par exemple).

5.7L’État partie affirme également qu’il n’y a pas eu violation de l’article 11 du Pacte puisque les auteurs n’auraient pas dû accomplir des actes ou des omissions qui les auraient empêchés d’obtenir l’aide publique. Selon l’État partie, le fait que les auteurs ne disposent pas d’un logement convenable est du exclusivement aux actes ou omissions des intéressés et non à l’inaction des autorités publiques. Il rappelle que les auteurs ont rejeté plusieurs solutions de remplacement proposées par les services sociaux (centres d’accueil mère-enfant, hébergement d’urgence, recherche de logements dans d’autres municipalités, et logements fournis par la société municipale de gestion de services d’Arroyomolinos). De plus, il ressort du rapport établi par les services sociaux du Conseil communal d’Arroyomolinos que les autorités ont tenté de convaincre les auteurs d’accepter une situation réelle d’expulsion afin d’appuyer une solution de remplacement viable permettant de préserver la cellule familiale, mais, en raison de la suspension de la dernière procédure d’expulsion, ces efforts ont été interrompus, car les auteurs ne souhaitent pas se mobiliser dans ce sens, en attendant l’issue du recours formé. Les services sociaux estiment que les auteurs doivent continuer à chercher un autre logement compte tenu de l’issue incertaine du recours et de la précarité du marché actuel du logement à Madrid, qui rendent le processus de recherche complexe et long.

5.8Enfin, l’État partie soutient également qu’il n’y a pas eu violation de l’article 11 du Pacte puisque l’expulsion n’a pas eu lieu et que les plaintes doivent porter sur des violations effectives et non pas simplement hypothétiques ou potentielles. Il rappelle que l’expulsion de la famille a été suspendue cinq fois.

5.9Compte tenu de ce qui précède, l’État partie considère que pour qu’il y ait violation du Pacte, il aurait fallu que les auteurs prouvent : a) qu’ils sont dans le besoin ; b) que les autorités n’ont pas consacré toutes les ressources dont elles disposaient à la satisfaction de leurs besoins ; c) que, si les ressources maximales disponibles ont été utilisées sans que tous les besoins soient couverts, elles n’ont pas été allouées selon des critères rationnels et objectifs ; d) qu’ils ne se sont pas délibérément placés dans la situation dont ils se plaignent, se privant ainsi eux-mêmes de toute aide publique.

Commentaires des auteurs sur les observations de l’État partie concernant la recevabilité et le fond

6.1Le 2 janvier 2021, les auteurs ont présenté une nouvelle fois les allégations formulées dans la lettre initiale, en insistant sur le fait qu’ils ne pouvaient pas demander un logement social à l’Office du logement social de la Communauté de Madrid parce qu’ils occupaient illégalement le logement dans lequel ils se trouvaient. De l’avis des auteurs, cela signifiait que leur droit fondamental à un logement décent et convenable avait été violé.

6.2En ce qui concerne les logements de remplacement proposés, les auteurs ont souligné ce qui suit : la solution du centre d’accueil mère-enfant aurait entraîné la séparation de la famille ; l’hébergement d’urgence dans un des foyers gérés par le service d’urgence sociale n’aurait pas non plus été une solution adéquate parce que ces logements ne constituent pas des lieux dignes, sains ou adaptés aux enfants et qu’il s’agit d’une solution de très courte durée ; l’aide financière de 500 euros qu’ils ont reçue pour faciliter leur accès au logement « n’a aucun sens » étant donné que le montant d’un loyer dans la région est d’environ 700 euros par mois ; ils ont cherché des solutions de remplacement dans d’autres municipalités, en particulier dans la municipalité voisine d’El Móstoles, mais les loyers y avoisinent également les 700 euros.

B.Examen de la recevabilité

7.1Avant d’examiner tout grief formulé dans une communication, le Comité doit, conformément à l’article 10 de son règlement intérieur relatif au Protocole facultatif, déterminer si cette communication est recevable.

7.2Le Comité constate que l’État partie affirme que la communication doit être déclarée irrecevable pour non-épuisement des recours internes, compte tenu du fait qu’avant d’occuper illégalement leur logement, les auteurs n’avaient pas cherché d’autre logement et qu’après, ils n’ont accepté aucune des solutions proposées par les services sociaux (centre d’accueil mère-enfant, hébergement d’urgence, recherche d’un logement dans une autre commune plus accessible) et n’ont pas demandé de logement à la société municipale de gestion de services d’Arroyomolinos lorsque les services sociaux les ont informés de cette possibilité. Il prend note des arguments des auteurs, à savoir qu’accepter une place dans un centre d’accueil mère-enfant aurait entraîné la séparation de la famille, que l’hébergement d’urgence à court terme ne constituait pas une solution de logement dans un lieu digne, sain ou adéquat pour la famille, et qu’ils avaient effectivement cherché des solutions de remplacement dans d’autres municipalités, en particulier dans la municipalité voisine, sans succès, car les loyers y étaient également élevés.

7.3Le Comité considère qu’en l’espèce, la question de la recevabilité est intimement liée à celle du fond de l’affaire, étant donné qu’il s’agit de déterminer si les auteurs ont fait preuve de la diligence voulue pour se conformer aux règles établies par l’État partie concernant l’accès à un logement de remplacement. Appliquant le principe in dubio pro actione, le Comité déclare donc la communication recevable et passe à son examen quant au fond.

C.Délibérations du Comité sur le fond

Faits et points de droit

8.1Conformément à l’article 8 du Protocole facultatif, le Comité a examiné la présente communication en tenant compte de tous les renseignements que lui ont communiqués les parties.

8.2Le Comité note que selon les auteurs, leur expulsion du logement qu’ils occupent violerait les droits qu’ils tiennent de l’article 11 du Pacte étant donné que : a) leurs revenus ne leur permettent pas de trouver un logement sur le marché privé ; b) ils ne disposent pas de solution de relogement, car : i) ils ne peuvent pas demander un logement à l’Office du logement social parce qu’ils occupent illégalement un logement appartenant à celui-ci ; ii) ils ne peuvent pas demander à l’Office du logement social de régulariser leur situation puisqu’ils ont été condamnés pour occupation sans titre ; iii) le Conseil communal d’Arroyomolinos leur a fait savoir qu’il n’y avait actuellement pas de logement social disponible ; iv) la solution de remplacement proposée par les services sociaux, à savoir une chambre dans un foyer pour femmes de la Croix-Rouge, n’est pas une solution convenable, car elle suppose la séparation de la famille.

8.3Le Comité note également que selon l’État partie, il a été sursis à l’exécution de la mesure d’expulsion à cinq reprises et la procédure est suspendue dans l’attente de sa décision finale, conformément aux mesures provisoires qu’il avait demandées. L’État partie indique que selon l’observation générale no 7 (1997), l’expulsion est appropriée dans certains cas, au nombre desquels figure l’occupation d’un bien par la force, mais qu’elle doit se faire conformément à la loi, que la personne concernée doit disposer de recours juridiques adéquats et qu’il doit y être procédé en présence de fonctionnaires compétents, comme cela avait été envisagé en l’espèce avant qu’il soit sursis à l’expulsion. Il affirme en outre qu’il n’y a pas eu violation de l’article 11 du Pacte, et ce, pour les motifs suivants : a) non seulement les revenus des auteurs sont bien supérieurs au salaire minimum interprofessionnel, mais ceux‑ci bénéficient en outre de services éducatifs, juridiques et sanitaires gratuits ; b) les auteurs ont commis des actes ou omissions qui les ont empêchés d’obtenir l’aide publique, vu qu’ils ont rejeté plusieurs solutions de remplacement proposées par les services sociaux (centres d’accueil mère-enfant, hébergement d’urgence, recherche de logements dans d’autres communes, et logements fournis par la société municipale de gestion de services d’Arroyomolinos) et qu’ils n’ont pas voulu collaborer avec le Conseil communal d’Arroyomolinos qui a tenté de les aider à trouver un logement de remplacement convenable (par. 5.7) ; c) le Pacte ne couvre pas les occupations illégales et par la force de la propriété d’autrui. Qui plus est, l’État partie fait observer que les auteurs occupent illégalement un bien appartenant à l’Office du logement social sans avoir préalablement demandé un logement social. Il estime que le droit au logement n’est pas un droit exécutoire, mais plutôt un droit qui oblige les États parties à prendre les mesures appropriées pour promouvoir des politiques publiques visant à améliorer l’accès à un logement convenable : c’est le droit de voir ses besoins dûment évalués et satisfaits dès que les ressources publiques disponibles le permettent. Il précise qu’il existe, pour les personnes en situation de grande nécessité, des procédures administratives d’évaluation qui tendent à garantir un accès ordonné aux logements sociaux selon une évaluation objective des besoins des demandeurs. En conclusion, l’État partie considère que pour qu’il y ait violation du Pacte en l’espèce, il aurait fallu que les auteurs prouvent : a) qu’ils sont dans le besoin ; b) que les autorités n’ont pas consacré toutes les ressources dont elles disposaient à la satisfaction de leurs besoins ; c) que, si les ressources maximales disponibles ont été utilisées sans que tous les besoins soient couverts, elles n’ont pas été allouées selon des critères rationnels et objectifs ; d) qu’ils ne se sont pas délibérément placés dans la situation dont ils se plaignent.

8.4Au vu de ce qui précède, le problème juridique que soulève la présente communication est celui de savoir si, en l’espèce, l’État partie a agi au maximum des ressources disponibles pour assurer la réalisation du droit des auteurs à un logement convenable, qui est garanti par l’article 11 (par. 1) du Pacte. Pour répondre à cette question, le Comité commencera par rappeler que les États parties au Pacte sont tenus d’élaborer des politiques publiques visant la pleine réalisation du droit au logement et qu’ils peuvent avoir à imposer l’accomplissement de certaines démarches raisonnables et nécessaires au succès de ces politiques. Il examinera ensuite les faits de l’espèce, afin de déterminer s’il y a eu ou non violation du droit au logement des auteurs.

Politiques publiques relatives au logement et démarches à effectuer par les bénéficiaires

9.1Le Comité rappelle que l’article 2 (par. 1) du Pacte impose aux États parties une obligation positive d’agir au maximum de leurs ressources disponibles, en vue d’assurer progressivement le plein exercice des droits reconnus dans le Pacte par tous les moyens appropriés. Dans son observation générale no 4 (1991), il affirme que chaque État partie est tenu de prendre toutes les mesures nécessaires pour garantir la pleine réalisation du droit à un logement convenable, ce qui suppose l’adoption d’une stratégie nationale en matière de logement. Il considère en effet que lorsque la réalisation effective d’un droit fondamental doit être progressive, l’autorité chargée de protéger ce droit doit précisément, et à tout le moins, se doter d’un programme ou d’un plan à cette fin. En particulier, ainsi qu’il ressort des Lignes directrices relatives à la réalisation du droit à un logement convenable élaborées par la Rapporteuse spéciale sur le logement convenable en tant qu’élément du droit à un niveau de vie suffisant ainsi que sur le droit à la non-discrimination à cet égard, les mesures prises doivent être délibérées, concrètes et orientées vers la réalisation du droit au logement dans un délai raisonnable.

9.2Le Comité considère par ailleurs que les auteurs d’une communication qui affirment être victimes d’une violation des droits qu’ils tiennent de l’article 11 (par. 1) du Pacte doivent démontrer qu’ils ont fait preuve de diligence dans leur recherche de logement, ce qui suppose d’avoir fait savoir aux autorités compétentes qu’ils avaient besoin d’un logement convenable. Il rappelle à cet égard que les États parties peuvent établir des moyens administratifs pour faciliter la protection du droit au logement, y compris en demandant aux individus d’engager certaines démarches administratives pour informer les autorités de leur besoin d’assistance concernant la protection de leur droit en la matière. Bien que ces démarches ne doivent pas imposer aux particuliers de charge excessive ou superflue et ne doivent pas avoir d’effet discriminatoire, le Comité estime que le fait qu’une personne n’ait pas exercé la diligence voulue en sollicitant l’aide des autorités administratives pour trouver un autre logement constitue un élément important tant au regard de la règle voulant que l’allégation selon laquelle l’État partie a manqué à ses obligations soit suffisamment étayée (ainsi que l’exige l’article 3, par. 2 e), du Protocole facultatif) que pour ce qui est de déterminer, si la communication s’avère recevable, s’il y a eu ou non violation, par l’État partie, du droit concerné, à savoir le droit au logement.

9.3Le Comité précise que pour déterminer si les auteurs ont exercé ou non la diligence voulue en sollicitant l’aide des autorités, il faut toujours prendre en compte la situation concrète des intéressés, étant donné qu’on ne peut exiger d’une personne vulnérable qu’elle fasse preuve de la même diligence qu’une personne qui ne se trouve pas dans cette situation. Il précise également que cet examen ne suppose pas qu’il adopte la doctrine des « mains propres », car si celle-ci peut être applicable dans d’autres domaines, elle est inacceptable dès lors qu’il s’agit de déterminer si une personne a été ou non victime d’une violation de ses droits humains.

L’espèce

10.1En l’espèce, le Comité note que l’État partie encourage la constitution d’un parc de logements sociaux en cédant des terrains en vue de la construction de tels logements et en allouant des moyens financiers à cette fin, qu’il a pris des mesures pour faciliter l’accès au marché résidentiel privé, tant en qualité de propriétaire qu’en qualité de locataire, et qu’il a également pris des mesures en vue d’éviter les saisies immobilières, notamment l’adoption d’un moratoire sur les expulsions en cas de non-remboursement de créances hypothécaires et d’un code de bonnes pratiques bancaires devant permettre la renégociation des échéances en cas de défaut de paiement. En outre, l’État partie a pris des mesures visant à répondre aux besoins urgents des personnes faisant l’objet d’une mesure d’expulsion légitime, et il a mis en place des protocoles visant à ce que les organes juridictionnels et les services sociaux se coordonnent avant une expulsion afin que les besoins des intéressés soient évalués et qu’un logement de remplacement leur soit proposé. À cet égard, les services sociaux sont chargés d’évaluer les besoins des familles selon des procédures qui tendent à garantir un accès ordonné aux logements sociaux.

10.2Le Comité constate en outre que les auteurs n’expliquent pas pourquoi, avant de faire appel à lui, ils n’ont pas demandé un logement à la société municipale de gestion de services d’Arroyomolinos lorsqu’ils ont été informés de cette possibilité. Il constate également que les auteurs n’expliquent pas pourquoi ils n’ont pas sollicité l’aide de l’administration publique dans leur recherche de logement avant septembre 2017, époque à laquelle ils ont demandé à l’Office propriétaire du logement de régulariser leur situation, alors que la procédure pénale pour occupation sans titre était terminée. Il fait aussi remarquer que les auteurs ont rencontré le Conseil communal d’Arroyomolinos afin de trouver une solution le 16 février 2019, soit après avoir passé cinq ans dans une situation précaire, à savoir l’occupation sans titre d’un logement.

10.3.Le Comité partage l’avis des auteurs selon lequel la chambre dans un foyer de la Croix-Rouge pour les femmes ayant subi des violences sexistes ne constituait pas une solution convenable, principalement parce que cela aurait supposé la séparation de la famille. De même, il pense aussi que l’hébergement d’urgence dans un des foyers gérés par le service d’urgence sociale n’aurait pas non plus été une solution adéquate, principalement parce qu’il ne s’agissait que d’une solution à court terme. Il considère toutefois que les auteurs n’ont pas expliqué pourquoi un logement dans une autre commune ou un logement proposé par la société municipale de gestion de services d’Arroyomolinos ne constituaient pas des solutions viables qui auraient permis de réaliser leur droit à un logement convenable.

10.4.Au vu de ce qui précède, le Comité estime que les auteurs n’ont pas prouvé qu’ils avaient fait preuve du minimum de diligence requise en sollicitant l’aide des autorités administratives pour trouver, dans un premier temps, un logement social puis, dans un second temps, un logement de remplacement face à la perspective de leur expulsion. En outre, il ne considère pas que les démarches prévues par l’État partie concernant l’accès à un logement social ou à un logement de remplacement imposaient aux auteurs une charge excessive ou discriminatoire à laquelle ils n’auraient pas pu faire face. Par conséquent, le Comité considère, compte tenu du manque de diligence des auteurs, qu’il n’est pas possible de conclure que la situation dans laquelle ils se trouvent est imputable à l’État partie et qu’il n’existe aucun élément prouvant que l’État partie a pris des mesures arbitraires qui portent atteinte au droit à un logement convenable qu’ils tiennent de l’article 11 (par. 1) du Pacte.

D.Conclusion

11.Compte tenu de tous les renseignements communiqués, le Comité, agissant au titre du Protocole facultatif, estime que les faits dont il est saisi ne font pas apparaître de violation de l’article 11 (par. 1) du Pacte.

12.Par conséquent, le Comité décide que, conformément à l’article 9 (par. 1) du Protocole facultatif, la présente décision sera communiquée aux auteurs de la communication et à l’État partie.