Nations Unies

E/C.12/72/D/26/2018

Conseil économique et social

Distr. générale

8 mars 2023

Français

Original : espagnol

Comité des droits économiques, sociaux et culturels

Constatations adoptées par le Comité au titre du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels concernant la communication no 26/2018 * , **

Communication présentée par :

Josefa Hernández Cortés et Ricardo Rodríguez Bermúdez (représentés par des conseils)

Victime(s) présumée(s) :

Les auteurs et leurs filles

État partie :

Espagne

Date de la communication :

7 mars 2018 (date de la lettre initiale)

Date des constatations :

10 octobre 2022

Objet :

Expulsion d’une famille pour occupation illégale

Question(s) de procédure :

Non-épuisement des recours internes

Question(s) de fond :

Droit à un logement convenable

Article(s) du Pacte :

11 (par. 1)

Article(s) du Protocole facultatif :

2 et 5

1.1Les auteurs de la communication reçue le 7 mars 2018 sont Josefa Hernández Cortés et Ricardo Rodríguez Bermúdez, de nationalité espagnole et nés respectivement le 29 novembre 1977 et le 16 août 1969. Ils présentent la communication en leur nom propre et au nom de leurs filles mineures S. et I., nées respectivement le 25 octobre 2008 et le 14 août 2013. Ils affirment que leur expulsion, ainsi que celle de leurs filles, constituerait une violation des droits qu’ils tiennent de l’article 11 du Pacte. Le Protocole facultatif est entré en vigueur pour l’Espagne le 5 mai 2013. Les auteurs sont représentés par des conseils, Alejandra Jacinto Uranga et Francisco Javier Rubio Gil.

1.2Le 13 mars 2019, l’État partie a demandé au Comité de suspendre l’examen de la communication. Le 12 avril 2019, les auteurs se sont opposés à la suspension de l’examen. Le 23 janvier 2020, le Comité, agissant par l’intermédiaire de son groupe de travail, a décidé de ne pas suspendre l’examen de la communication, au motif que l’appel avait été rejeté et que la procédure d’expulsion avait repris.

A.Résumé des renseignements et des arguments présentés par les parties

Exposé des faits

Faits antérieurs à l’enregistrement de la communication

2.1Les auteurs indiquent qu’ils ont demandé un logement social à l’Institut du logement de Madrid à plusieurs reprises depuis 2008, sans succès. Ils ont loué un appartement sur le marché privé de 2010 à 2014, puis, en 2014, ils ont perdu leur emploi et se sont retrouvés dans l’impossibilité de payer leur loyer. D’après eux, ils n’ont eu d’autre choix que d’emménager dans un appartement qui appartenait à une banque, car ils n’avaient pas de solution de relogement et que leurs demandes de logement social n’avaient pas abouti. Ils affirment que l’appartement en question était inhabité.

2.2À une date non précisée, la banque propriétaire de l’appartement a déposé auprès du tribunal d’instruction no 50 de Madrid une plainte contre l’auteure pour occupation sans titre. Dans le cadre de la procédure, l’auteure a affirmé ce qui suit : elle s’était installée dans l’appartement parce qu’il était vide et que, n’ayant pas les moyens de payer un loyer, c’était le seul moyen d’offrir un toit à ses filles ; elle avait contacté la banque concernée pour lui demander de les autoriser à vivre dans l’appartement et à verser un loyer équivalent à celui d’un logement social ; elle avait demandé à bénéficier d’un logement social ; l’une de ses filles avait des « problèmes » qui nécessitaient une assistance spéciale.

2.3Le 4 décembre 2015, l’auteure a fait une demande de logement auprès de l’Office municipal du logement et du sol de la ville de Madrid. Sa demande a été acceptée et elle a été placée sur la liste d’attente.

2.4Le 15 décembre 2015, le tribunal a déclaré l’auteure coupable de l’infraction d’occupation sans titre visée à l’article 245 (par. 2) du Code pénal. L’auteure a été condamnée aux dépens et à une peine de trois mois-amende à raison de 3 euros par jour. En cas de non‑paiement, la sanction était fixée à un jour d’emprisonnement pour deux paiements journaliers manqués. Le tribunal a également ordonné que l’auteure et sa famille quittent le logement et que les services sociaux soient informés de cette décision afin qu’ils puissent leur venir en aide. L’auteure a fait appel de cette décision devant l’Audiencia Provincial de Madrid.

2.5Le 23 mars 2016, l’Audiencia Provincial a partiellement annulé la décision du tribunal et a acquitté l’auteure de l’infraction mineure d’occupation sans titre, considérant que l’intéressée était totalement exonérée de sa responsabilité en raison de son état de nécessité dû à sa précarité économique. À cet égard, l’Audiencia Provincial a fait observer que les auteurs avaient deux filles âgées de 7 et 2 ans, qu’ils étaient sans emploi et qu’ils avaient demandé en vain un logement social. Elle a considéré que, compte tenu de la vulnérabilité socioéconomique de la famille et des efforts que les auteurs avaient déployés pour trouver une solution, le besoin était plus important que l’atteinte à l’intérêt juridique protégé. Elle a également considéré que cela ne dispensait pas les auteurs de se plier à l’obligation de libérer le logement, puisqu’ils l’occupaient illégalement.

2.6Le 21 février et le 28 juin 2017, le tribunal a ordonné l’expulsion des auteurs. Dans les deux cas, l’expulsion a été suspendue comme suite aux demandes déposées par les auteurs et les services sociaux dans lesquelles il était fait référence à la situation socioéconomique de la famille et à l’absence de solution de relogement.

2.7Le 10 juillet 2017, les auteurs ont à nouveau demandé à la banque de les autoriser à rester dans l’appartement et ont proposé de verser un loyer équivalent à celui d’un logement social. La banque ne leur a pas répondu et a demandé leur expulsion. Le même jour, ils ont réitéré leur demande de logement auprès de l’Office municipal du logement et du sol.

2.8Le 3 juillet 2017, l’auteure a déposé auprès de la Communauté de Madrid une demande de logement social dans laquelle elle déclarait se trouver dans une situation de grande précarité. Le 2 novembre 2017, se fondant sur l’article 14 (par. 1 f)) du décret no 52/2016 du 31 mai relatif au parc de logements d’urgence sociale, la Communauté de Madrid a rejeté la demande au motif que l’auteure occupait illégalement un logement.

2.9Le 4 janvier 2018, le tribunal a fixé au 9 mars 2018 l’exécution de la mesure d’expulsion dont les auteurs et leurs filles faisaient l’objet. Au moment de l’enregistrement de la communication, les auteurs indiquaient qu’il n’existait aucun recours leur permettant de contester la mesure d’expulsion ou de demander sa suspension et que, par conséquent, ils avaient épuisé tous les recours internes.

Faits postérieurs à l’enregistrement de la communication

2.10Le 8 mars 2018, le Comité a enregistré la communication et a demandé à l’État partie de prendre des mesures provisoires pour éviter que d’éventuels préjudices irréparables soient causés aux auteurs et à leurs filles pendant l’examen de la communication, notamment de suspendre la mesure d’expulsion ou de mettre à leur disposition un logement de remplacement adapté à leurs besoins après les avoir réellement et convenablement consultés.

2.11Le 8 mars 2018 également, la banque propriétaire du logement a demandé la suspension de la mesure d’expulsion pour une période d’un mois, car la municipalité recherchait un autre logement pour les auteurs. Le 13 mars 2018, le tribunal a accédé à la demande de la banque.

2.12Le 13 novembre 2018, le tribunal a ordonné l’expulsion de l’auteure et des autres occupants du logement. L’auteure a déposé un recours en révision contre cette décision. Le 11 décembre 2018, le tribunal a rejeté le recours et a confirmé la mesure d’expulsion. L’auteure a fait appel de cette décision et elle a été déboutée le 7 février 2019 par l’Audiencia Provincial. Cette dernière a examiné la demande de mesures provisoires émise par le Comité. À cet égard, elle a fait observer que le Comité avait offert deux possibilités à l’État partie : soit suspendre l’expulsion des auteurs, soit mettre à leur disposition un logement de remplacement convenable. Elle a considéré que la première option avait été raisonnablement épuisée, sans toutefois que les autorités administratives proposent de solution au problème du logement, et qu’il ne pouvait être sursis indéfiniment à l’exécution de la mesure d’expulsion, car cela causerait un préjudice indu au propriétaire.

2.13À partir du 10 décembre 2018, le tribunal a ordonné à plusieurs reprises l’expulsion des auteurs, avant de surseoir à chaque fois à son exécution pour différentes raisons liées à la situation socioéconomique de la famille. Le 29 juin 2021, il a sursis à l’expulsion prévue le 7 juillet 2021, les auteurs ayant déposé une demande au titre du décret‑loi royal no 8/2021 du 4 mai portant adoption de mesures sanitaires, sociales et juridictionnelles d’urgence à appliquer à la sortie de l’état d’urgence. Le 2 novembre 2021, il a fixé au 1er décembre 2021 l’exécution de la mesure d’expulsion visant les auteurs. Ceux-ci ont demandé la suspension de l’exécution, invoquant les dispositions du décret-loi royal no 21/2021 du 26 octobre prorogeant les mesures de protection sociale adoptées pour faire face aux situations de vulnérabilité sociale et économique.

Teneur de la plainte

3.1Les auteurs affirment que l’État partie a violé le droit à un logement convenable qu’ils tiennent de l’article 11 du Pacte, les autorités judiciaires ayant ordonné leur expulsion sans leur proposer de logement de remplacement. Ils soutiennent que, bien qu’ils perçoivent une allocation de revenu minimum de la part de la Communauté de Madrid et que l’auteur ait un emploi à temps partiel, leurs revenus ne leur permettent pas de subvenir aux besoins de la famille et de louer un logement sur le marché privé.

3.2Les auteurs avancent qu’alors que les organes judiciaires de l’État partie étaient au courant de leur situation − et que l’Audiencia Provincial avait estimé qu’ils étaient vulnérables et se trouvaient dans un état de nécessité − les autorités n’ont pas pris en compte leur situation et les répercussions que l’expulsion aurait sur leurs droits. En outre, la législation de l’État partie ne permet pas aux juges d’évaluer les effets qu’une mesure d’expulsion est susceptible d’avoir sur une personne dans la situation des auteurs.

3.3De plus, les auteurs estiment qu’il existe un risque que leur droit à un logement convenable soit violé s’ils sont expulsés sans disposer d’une solution de relogement. Ils font observer qu’en dépit de leur situation de grande vulnérabilité, toutes les demandes de logement social qu’ils ont déposées auprès de la Communauté de Madrid ont été rejetées. Qui plus est, le 2 novembre 2017, la demande de logement social déposée par l’auteure a été refusée parce que celle-ci occupait illégalement un appartement, sans qu’il ait été tenu compte du fait que l’Audiencia Provincial l’avait exonérée de toute responsabilité pénale au motif qu’elle était en état de nécessité.

Observations de l’État partie sur la recevabilité et sur le fond

4.1Dans des notes en date du 10 septembre 2018, du 13 mars 2019 et du 15 juillet 2020, l’État partie a fait part de ses observations sur la recevabilité et sur le fond de la communication.

4.2L’État partie affirme que les auteurs ne coopèrent pas avec les services sociaux et ne prennent part à aucun des dispositifs mis en place pour leur trouver un autre logement, et joint un rapport des services sociaux allant dans ce sens. Les services sociaux indiquent notamment que la famille a rejeté leurs propositions de logement partagé et a exprimé le souhait de régulariser sa situation dans le logement dont elle allait être expulsée. Les auteurs sont toujours inscrits sur la liste de l’Office municipal du logement et du sol de la ville de Madrid, qui ne leur a pas encore proposé de logement. De plus, ils ont sollicité un logement social d’urgence auprès de l’Office du logement social de la Communauté de Madrid, mais leurs demandes ont été rejetées le 10 octobre 2018, le 14 février 2020 et le 16 décembre 2020. La première demande a été rejetée parce que la famille occupait illégalement un logement, ce qui empêche le traitement des demandes de logement conformément à l’article 19 (par. 1 d)) du décret no 52/2016. Les autres l’ont été parce que les auteurs n’avaient pas fourni tous les documents requis, en particulier ceux prouvant qu’ils n’occupaient pas illégalement leur logement. En juillet 2020, la famille disposait d’un revenu mensuel de 584 euros, et l’État partie affirme que si elle percevait le revenu minimum de subsistance créé par le décret‑loi royal no 20/2020 du 29 mai, leur revenu pourrait atteindre 1 015 euros par mois.

4.3Le 22 février 2021, l’État partie a envoyé des observations supplémentaires dans lesquelles il affirmait que les auteurs avaient admis qu’ils n’avaient pas finalisé leur demande de logement auprès de la Communauté de Madrid, car ils n’avaient pas fourni tous les documents nécessaires. Il précisait en outre que les auteurs avaient déposé une nouvelle demande de logement le 16 décembre 2020, qui était elle aussi pendante dans l’attente de la soumission des informations requises.

4.4En ce qui concerne la recevabilité de la communication, l’État partie considère que les auteurs n’ont pas épuisé tous les recours internes en ne donnant pas suite à la demande de l’Office du logement social de la Communauté de Madrid de prouver qu’ils n’occupaient pas illégalement leur logement. Il affirme en outre que la procédure judiciaire n’est pas encore terminée, puisque la mesure d’expulsion n’a pas encore été exécutée.

4.5En ce qui concerne le fond, l’État partie rappelle que les auteurs et leurs filles bénéficient de la gratuité des soins de santé et de la justice et ont accès à des produits de première nécessité gratuits ou subventionnés. En outre, la famille est suivie par les services sociaux depuis 2016. Les besoins de la famille sont donc satisfaits, dans la mesure des moyens disponibles, grâce à des ressources publiques.

4.6L’État partie souligne que le droit de propriété est un droit de l’homme fondamental consacré par l’article 17 de la Déclaration universelle des droits de l’homme et l’article33 de la Constitution espagnole. Il estime que le Pacte ne saurait être utilisé pour protéger les actes d’occupation de la propriété d’autrui, car cela serait contraire au droit à la propriété privée. Il affirme que selon l’observation générale no 7 (1997) du Comité, les expulsions sont appropriées dans certaines circonstances, notamment en cas d’occupation de la propriété d’autrui.

4.7L’État partie affirme que le droit au logement n’est pas le droit absolu d’occuper tel ou tel logement appartenant à autrui ou de se voir accorder un logement par les autorités si celles‑ci ne disposent pas de ressources suffisantes. Il considère que l’article 25 (par. 1) de la Déclaration universelle des droits de l’homme et l’article 11 (par. 1) du Pacte n’énoncent pas un droit subjectif exécutoire, mais confèrent aux États la charge d’adopter des mesures stratégiques adaptées pour faciliter l’accès de tous à un logement décent. Selon la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne, l’article 34 (par. 3) de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne ne garantit pas le droit au logement, mais le droit à une aide au logement dans le cadre des politiques sociales fondées sur l’article 153 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne. Cette charge imposée aux États est expressément consacrée par l’article 47 de la Constitution espagnole et divers statuts d’autonomie. Selon cet article et la jurisprudence de la Cour constitutionnelle, le droit au logement est une obligation ou une directive constitutionnelle dont la teneur est surtout d’ordre social, mais qui n’entre pas dans le champ des compétences directes de l’État. Les pouvoirs publics sont donc tenus de créer les conditions nécessaires et d’établir les règles pertinentes pour donner effet au droit des Espagnols à un logement décent et convenable, notamment en réglementant l’utilisation du sol conformément à l’intérêt général afin d’empêcher la spéculation. Le droit au logement étant un droit à réalisation progressive, l’État partie estime qu’il respecte pleinement ses obligations internationales en la matière et renvoie aux communications comparables à la présente dans lesquelles les mesures qu’il a prises dans le domaine du logement sont exposées.

4.8L’État partie conclut en affirmant que les deux points fondamentaux à prendre en compte pour déterminer s’il s’acquitte des obligations que le Pacte met à sa charge sont les suivants : a) il participe, à hauteur des ressources dont il peut raisonnablement disposer compte tenu de l’état des finances publiques, au paiement des frais de logement de ceux qui n’ont pas des moyens suffisants pour accéder à un logement ; b) quand ces ressources ne permettent pas de couvrir tous les besoins, les demandes sont traitées sur la base de critères objectifs et du principe d’égalité, de manière à ce qu’elles soient satisfaites par ordre de priorité.

4.9L’État partie croit comprendre que, pour qu’une communication émanant d’un particulier soit recevable au regard de l’article 11 (par. 1) du Pacte, l’auteur doit établir de manière suffisante : a) qu’il est dans le besoin car ses ressources sont inférieures au minimum nécessaire pour accéder au marché du logement ; b) que les autorités compétentes de l’État partie n’ont pas mobilisé toutes les ressources dont elles disposaient pour répondre aux besoins en matière de logement des familles en réelle situation d’exclusion sociale (notamment qu’elles n’ont pas pris de mesures pour faciliter l’accès au marché résidentiel privé et pour prévenir la sortie de celui-ci, qu’elles n’ont pas pris des mesures d’urgence dans les cas où les personnes concernées devaient légalement sortir de ce marché pour accéder à un logement social et qu’elles n’ont pas suffisamment investi dans le logement social) ; c) que, dans le cas où les ressources publiques disponibles ne suffisaient pas à répondre à tous les besoins existants, la répartition de ces ressources limitées n’a pas été fondée sur des critères rationnels et objectifs et les situations où les besoins étaient les plus importants n’ont pas été traitées en priorité ; d) qu’il n’a pas, volontairement ou consciemment, commis des actions ou des omissions qui l’ont empêché de percevoir les aides publiques proposées.

4.10Compte tenu de ce qui précède, l’État partie conclut que pour qu’il y ait violation du Pacte, il aurait fallu, simultanément et cumulativement, que la famille des auteurs se trouve dans une situation d’exclusion sociale, qu’on ne leur ait pas proposé d’hébergement d’urgence et que les logements sociaux ne soient pas attribués sur la base d’une procédure objective garantissant le traitement des demandes par ordre de besoin. L’État partie affirme avoir pris de nombreuses mesures pour faire face à la crise économique et faciliter l’accès des personnes au marché résidentiel privé par la propriété ou la location, éviter leur sortie de ce marché et gérer les situations d’urgence, notamment grâce à des protocoles de coordination qui permettent aux organes judiciaires de coopérer avec les services sociaux municipaux avant les expulsions afin que les besoins des personnes concernées puissent être évalués et qu’un logement d’urgence leur soit proposé. Les services sociaux sont chargés d’évaluer les besoins des familles et d’assurer un suivi.

4.11L’État partie considère qu’en appliquant ce qui précède au cas présent, on peut conclure qu’il n’y a pas eu violation de l’article 11 du Pacte, puisque les services sociaux étaient présents aux dates d’exécution de la mesure d’expulsion et ont assuré le suivi de la famille, et les autorités judiciaires ont sursis à plusieurs reprises à l’expulsion sans qu’une nouvelle date soit fixée. Il rappelle que les auteurs occupent un bien appartenant à autrui depuis 2014, ne coopèrent pas avec les services sociaux et refusent les propositions socioprofessionnelles de ces derniers, n’envisageant que l’option de continuer à occuper illégalement le bien. Ayant constaté que les autorités avaient pris toutes les mesures possibles pour aider les auteurs, l’État partie considère qu’il s’est acquitté des obligations mises à sa charge par le Pacte et que la communication est sans fondement.

Commentaires de l’auteure sur les observations de l’État partie concernant la recevabilité et le fond

5.1Dans des notes en date du 11 janvier 2019, du 12 avril 2019, du 29 mai 2019, du 4 juillet 2019 et du 31 décembre 2020, les auteurs ont fait part de leurs observations sur la recevabilité et le fond de la communication ; le 30 juin, le 9 août et le 23 novembre 2021, ils ont fait parvenir des commentaires supplémentaires.

5.2Les auteurs soulignent tout d’abord qu’ils ne se sont installés dans le logement qu’ils occupent illégalement qu’en dernier recours, n’ayant pas d’autre solution, ce qui a été confirmé par l’Audiencia Provincial, qui a acquitté l’auteure et l’a totalement exonérée de sa responsabilité compte tenu de son état de nécessité.

5.3Les auteurs affirment en outre que, bien que l’expulsion n’ait pas eu lieu et soit suspendue, ce sursis n’est dû qu’à la demande de mesures provisoires du Comité et cela ne signifie pas qu’ils ne seront pas expulsés à l’avenir.

5.4Les auteurs signalent que le 22 décembre 2020, ils ont été admis au bénéfice du revenu minimum de subsistance, qui s’élève dans leur cas à 843 euros par mois et remplace l’ancien revenu minimum d’insertion.

5.5Les auteurs affirment avoir fait tout ce qui était en leur pouvoir pour obtenir un logement par les voies légales, notamment en adoptant trois lignes d’action. Premièrement, entre 2009 et 2020, ils ont déposé régulièrement et assidûment des demandes de logement auprès de la Communauté de Madrid. Néanmoins, cette démarche est sans issue, la réglementation applicable disposant que les personnes qui occupent un logement sans titre légal ne peuvent pas prétendre à un logement social. Les auteurs soulignent que leur demande a été rejetée le 2 novembre 2017 pour ce motif. La raison avancée pour justifier le rejet de leurs demandes était qu’ils n’avaient pas fourni tous les documents nécessaires, mais, en réalité, ils ont été déboutés parce qu’ils occupaient illégalement leur logement, puisqu’ils avaient bien fourni tous les documents requis, à l’exception de celui prouvant qu’ils n’occupaient pas leur logement sans disposer d’un titre légal. Les auteurs estiment que l’administration cherche ainsi à masquer le fait qu’elle exclut du régime d’attribution de logements sociaux les familles dans leur situation. Ils jugent préoccupant qu’on leur refuse l’accès à un logement social au motif qu’ils occupent illégalement un logement, alors même que la justice a reconnu qu’ils agissaient par nécessité. Ils rappellent que le Comité a recommandé à l’État partie d’abroger cette exigence qui prive du bénéfice d’un logement social les personnes qui occupent leur logement sans titre légal. Ils signalent que le Défenseur du peuple s’est également prononcé dans ce sens, considérant que cette exclusion constituait le principal obstacle à la satisfaction des besoins des groupes vulnérables de la population madrilène en matière de logement. Ils ajoutent que même lorsqu’une demande est acceptée, cela ne veut pas dire qu’un logement est immédiatement attribué au demandeur concerné, mais seulement que celui-ci est inscrit sur une liste d’attente parfois longue de plusieurs années, étant donné l’inquiétante pénurie de logements sociaux dans la Communauté de Madrid.

5.6Deuxièmement, les auteurs ont déposé des demandes de logement auprès de la ville de Madrid en 2018 et 2020. À cet égard, ils souhaitent préciser que, bien que l’État partie ait fourni des documents indiquant qu’ils avaient rejeté la possibilité d’un logement partagé, ils n’ont jamais rejeté une telle proposition. Ils affirment que la ville ne dispose d’aucun logement partagé dans leur district et que les services sociaux ont seulement proposé d’évaluer leurs chances d’accéder à un logement partagé, indiquant que ces chances étaient très minces et que la famille pourrait être séparée. Ils estiment donc qu’on ne saurait considérer qu’ils ont rejeté une telle proposition et qu’une telle option n’aurait de toute manière pas constitué une solution décente pour la famille. L’auteure fait observer que le 4 février 2021, 398 logements ont été proposés à 28 200 demandeurs de logements sociaux à Madrid, et qu’aucun d’entre eux ne lui a été attribué.

5.7Troisièmement, les auteurs ont négocié avec l’entité propriétaire du logement pour tenter de régulariser leur situation en signant un contrat de location. Ils indiquent en outre qu’ils ont contacté plusieurs associations caritatives et humanitaires telles que Caritas ou la Croix‑Rouge, qui a mis en place un programme de logement, et qu’ils ont toujours maintenu un dialogue cordial et constructif avec l’entité financière propriétaire du bien, qui a changé pendant la période concernée.

5.8Les auteurs affirment que ce n’est pas parce qu’ils bénéficient de la scolarisation et d’une assistance dans les domaines de la santé et de la justice que d’autres de leurs droits, tels que le droit à un logement convenable, ne peuvent pas être violés. Ils rappellent que ces droits sont interdépendants et que toute atteinte au droit à un logement convenable peut avoir des répercussions sur d’autres droits de l’homme. Ils soulignent en outre que la réalisation progressive des droits économiques et sociaux, y compris le droit à un logement convenable, est une obligation de l’État partie qui ne saurait pâtir de restrictions injustifiées ou d’asymétries. Dans l’État partie, qui est relativement développé sur le plan social, les inégalités et injustices flagrantes entre les citoyens et entre les territoires font que les familles comme la leur ont beaucoup de mal à se loger. Ils considèrent que l’éclatement de la bulle immobilière en 2008 a donné lieu à une vague d’expulsions et rappellent que le Comité est parvenu à la même conclusion dans ses observations finales du 18 mai 2012. À cet égard, ils affirment que le plan national de logement 2018-2021, qui contient des mesures visant à remédier à cette situation, n’a pas été mis en œuvre dans certaines communautés autonomes, dont la Communauté de Madrid.

5.9Qui plus est, les auteurs considèrent que l’État partie oppose la propriété privée en tant que droit absolu à l’occupation sans titre de leur logement. Ils soulignent, d’une part, que le propriétaire du logement n’est pas une personne physique, mais une institution financière qui détient un grand nombre de logements et, d’autre part, que l’Audiencia Provincial a déjà mis en balance le droit à la propriété privée et leur état de nécessité et qu’elle a statué en leur faveur en les exonérant totalement de leur responsabilité, tout en ordonnant leur expulsion.

5.10Les auteurs concluent que l’État partie aurait pu leur fournir un logement de remplacement et que la procédure judiciaire devrait comporter une étape permettant de présenter et de faire examiner les allégations relatives aux droits économiques et sociaux des personnes expulsées. Ils estiment donc que leur expulsion sans solution de relogement et le refus de leur donner accès à un logement social constituent une violation de leur droit à un logement convenable.

B.Examen de la recevabilité

6.1Avant d’examiner tout grief formulé dans une communication, le Comité doit, conformément à l’article 9 de son règlement intérieur provisoire relatif au Protocole facultatif, déterminer si cette communication est recevable.

6.2Le Comité rappelle que, conformément à l’article 3 (par. 1) du Protocole facultatif, il ne peut examiner une communication sans s’être assuré que son auteur(e) a épuisé tous les recours internes disponibles. L’État partie affirme que les auteurs n’ont pas épuisé tous les recours internes parce qu’ils n’ont pas présenté tous les documents exigés par la Communauté de Madrid pour compléter leur demande de logement social. Le Comité considère qu’aux fins de l’application de l’article 3 (par. 1) du Protocole facultatif, les « recours internes » sont tous les recours dont dispose l’auteur(e) qui ont un rapport direct avec les faits à l’origine de la violation alléguée et peuvent être raisonnablement considérés, à première vue, comme utiles pour remédier efficacement aux violations alléguées du Pacte. Il note qu’en l’espèce, le principal grief des auteurs est que leur expulsion serait contraire au Pacte étant donné qu’ils n’ont pas d’autre logement et que les autorités sont restées passives malgré leurs demandes. Par conséquent, les recours qui doivent être épuisés sont, tout d’abord, ceux qui sont en rapport direct avec l’expulsion, par exemple ceux qui visent à éviter la mesure d’expulsion ou à en retarder l’exécution, ainsi que ceux par lesquels les instances judiciaires sont informées de l’absence de logement de remplacement. À cet égard, le Comité constate que les auteurs ont épuisé tous les recours disponibles visant à empêcher ou à retarder l’expulsion, puisqu’au moment de la soumission de la communication, l’auteure avait fait appel du jugement de condamnation par lequel le tribunal lui ordonnait de quitter le logement, épuisant ainsi ce recours, et elle avait demandé qu’il soit sursis à la mesure d’expulsion, sursis qui avait été refusé jusqu’à ce que la banque propriétaire le demande à son tour. En ce qui concerne la demande de logement social adressée à la Communauté de Madrid, il note que selon l’État partie, les personnes qui occupent illégalement un logement, comme c’est le cas des auteurs, ne peuvent pas demander un logement social à cet organisme. Il rappelle qu’il a déjà considéré dans une communication précédente que cette règle constituait une entrave à l’accès au logement qui était contraire au Pacte. Par conséquent, le Comité considère que l’État partie n’a pas dûment démontré que ce recours était utile dans les circonstances de l’espèce. Aussi estime-t-il que les auteurs ont épuisé tous les recours internes s’agissant de ce grief et déclare celui-ci recevable au regard de l’article 3 (par. 1) du Protocole facultatif.

6.3Le Comité note que l’État partie affirme que les auteurs n’ont pas suffisamment étayé leurs allégations − étant donné qu’ils ont rejeté la proposition d’hébergement temporaire – et qu’il a pris toutes les mesures nécessaires, au maximum des ressources disponibles. Le Comité note aussi que les auteurs demandent en vain un logement social depuis 2008 et que toutes leurs demandes ont été rejetées. Il considère donc que les allégations des auteurs sont suffisamment étayées et les déclare recevables au regard de l’article 3 (par. 1) du Protocole facultatif.

6.4Le Comité constate que le reste de la communication satisfait aux autres critères de recevabilité prévus aux articles 2 et 3 du Protocole facultatif et, par conséquent, la déclare recevable et passe à son examen au fond.

C.Examen au fond

Faits et points de droit

7.1Conformément à l’article 8 du Protocole facultatif, le Comité a examiné la présente communication en tenant compte de tous les renseignements que lui ont communiqués les parties.

7.2Le Comité commence par examiner les faits qu’il considère comme avérés. Les auteurs demandent un logement depuis 2008. La demande qu’ils ont adressée à la Communauté de Madrid a été rejetée au motif qu’ils occupaient illégalement un logement, tandis que celle déposée auprès de la ville de Madrid, dont le parc immobilier est limité, est toujours pendante. Jusqu’à présent, leur expulsion a été suspendue pour diverses raisons.

7.3Les auteurs affirment que les expulser alors qu’ils n’ont pas de solution de relogement, la Communauté de Madrid ayant rejeté leurs demandes, porterait atteinte au droit à un logement convenable qu’ils tiennent de l’article 11 (par. 1) du Pacte. L’État partie soutient qu’il a fourni une assistance à la famille en utilisant toutes les ressources dont il disposait.

7.4Compte tenu des faits pertinents jugés par le Comité et des arguments des parties, la question soulevée par la communication est celle de savoir si la mesure d’expulsion prise, puis suspendue, à l’égard des auteurs et leurs filles constitue ou non une violation du droit à un logement convenable énoncé à l’article 11 (par. 1) du Pacte. Pour répondre à cette question, le Comité commencera par rappeler sa doctrine en ce qui concerne la protection contre les expulsions forcées. Il analysera ensuite le cas concret de l’expulsion de l’auteure et formulera ses conclusions concernant la question soulevée par la communication.

Protection contre les expulsions forcées

8.1Le droit à un logement convenable est un droit fondamental sur lequel repose la jouissance de tous les droits économiques, sociaux et culturels, et est intégralement lié à d’autres droits de l’homme, y compris à ceux qui sont consacrés par le Pacte international relatif aux droits civils et politiques. Le droit au logement doit être assuré à tous, sans distinction de revenus ou d’accès aux ressources économiques, et les États parties sont tenus de prendre toutes les mesures nécessaires et d’agir au maximum de leurs ressources disponibles pour parvenir à la pleine réalisation de ce droit.

8.2Les expulsions forcées sont à première vue contraires aux dispositions du Pacte et ne peuvent être justifiées que dans les situations les plus exceptionnelles ; les autorités compétentes doivent veiller à ce qu’elles soient exécutées conformément à une législation compatible avec le Pacte et aux principes généraux qui veulent que toutes mesures prises soient raisonnables et proportionnées au regard de l’objectif légitime de l’expulsion et de ses conséquences pour les personnes concernées. Cette règle découle de l’interprétation des obligations de l’État partie au regard de l’article 2 (par. 1) du Pacte, lu conjointement avec l’article 11 et compte tenu des prescriptions de l’article 4, qui précise les conditions dans lesquelles l’exercice des droits consacrés par le Pacte peut être limité.

8.3Ainsi, pour qu’une expulsion soit légitime, elle doit remplir les critères suivants. Premièrement, elle doit être établie par la loi. Deuxièmement, elle doit favoriser le bien-être général dans une société démocratique. Troisièmement, elle doit être adaptée au but légitime invoqué. Quatrièmement, elle doit être nécessaire, en ce sens que, s’il existe plusieurs mesures permettant raisonnablement d’atteindre le même but, il faut utiliser celle qui est la moins restrictive pour le droit considéré. Enfin, la mesure dans laquelle l’expulsion contribue à favoriser le bien-être général doit plus que compenser l’incidence sur la jouissance du droit soumis à cette limitation. Plus ses effets sur les droits protégés par le Pacte sont importants, plus la justification de la mesure doit faire l’objet d’un examen scrupuleux. La possibilité de disposer d’un logement de remplacement convenable, la situation personnelle des occupants et des personnes dont ils ont la charge et leur coopération avec les autorités dans la recherche d’une solution qui leur soit adaptée constituent des facteurs décisifs dans cet examen. Il est aussi indispensable d’opérer une distinction entre le bien immobilier d’une personne qui a besoin de s’y loger ou d’en tirer un revenu vital, et le bien appartenant à une entité financière ou de toute autre nature. Ainsi, l’État partie portera atteinte au droit à un logement convenable s’il dispose que la personne dont le contrat de bail est résilié doit être immédiatement expulsée, quelles que soient les circonstances d’exécution de la mesure d’expulsion. Cet examen de la proportionnalité de la mesure doit être effectué par une autorité judiciaire ou une autre autorité impartiale et indépendante ayant compétence pour faire cesser la violation et accorder un recours effectif. Cette autorité doit déterminer si l’expulsion est conforme au Pacte, y compris aux éléments de l’examen de la proportionnalité prévus à l’article 4 du Pacte et décrits plus haut. Le fait de conclure qu’une expulsion n’est pas une mesure raisonnable à un moment donné ne signifie pas nécessairement que les occupants ne peuvent pas faire l’objet d’une ordonnance d’expulsion. Toutefois, en vertu des principes de raisonnabilité et de proportionnalité, il est possible de suspendre ou de reporter l’expulsion afin d’éviter que les personnes visées tombent dans l’indigence ou qu’il soit porté atteinte à d’autres droits consacrés par le Pacte. Une ordonnance d’expulsion peut également être assortie d’autres conditions, notamment l’obligation pour les services administratifs de venir en aide aux intéressés afin d’atténuer les répercussions de l’expulsion.

8.4De surcroît, il faut qu’il n’y ait pas d’autre solution ni de mesure qui porte moins atteinte au droit au logement, qu’il y ait une véritable consultation préalable entre les autorités et la personne touchée et que celle-ci ne se retrouve pas dans une situation qui constitue une violation d’autres droits garantis par le Pacte ou d’autres droits de l’homme, ou qui l’expose à pareille violation.

Obligation de l’État de fournir un logement de remplacement en cas de nécessité

9.1Il ne faudrait pas que, suite à une expulsion, une personne se retrouve sans toit ou puisse être victime d’une violation d’autres droits de l’homme. Lorsqu’une personne expulsée ne peut subvenir à ses besoins, l’État partie doit, par tous les moyens appropriés et au maximum des ressources disponibles, veiller à ce que d’autres possibilités de logement, de réinstallation ou d’accès à une terre productive, selon le cas, lui soient offertes. L’État partie est tenu de prendre des mesures raisonnables en vue de reloger les personnes qui se retrouvent sans abri par suite d’une expulsion, et ce que cette mesure ait été prise à l’initiative des autorités publiques ou d’entités privées, par exemple le propriétaire. Lorsqu’une personne est expulsée sans que les autorités lui octroient ou lui garantissent un autre logement, l’État partie doit démontrer qu’il a examiné les circonstances de l’affaire et que, bien qu’il ait pris toutes les mesures raisonnables et agi au maximum des ressources disponibles, il n’a pas pu garantir l’exercice du droit au logement de l’intéressé. Les informations fournies par l’État partie doivent permettre au Comité de déterminer si les mesures adoptées sont raisonnables, comme le prévoit l’article 8 (par. 4) du Protocole facultatif.

9.2L’obligation de fournir un logement de remplacement aux personnes expulsées ayant besoin d’être relogées suppose que, conformément à l’article 2 (par. 1) du Pacte, les États parties prennent toutes les mesures nécessaires et agissent au maximum de leurs ressources disponibles pour garantir le droit au logement. À cette fin, ils peuvent opter pour des politiques très diverses. Cependant, toute mesure prise doit être délibérée et concrète, et viser aussi clairement que possible la réalisation du droit au logement, de la manière la plus rapide et la plus efficace possible. Les mesures de relogement après expulsion doivent être proportionnées à l’état de nécessité des personnes touchées et à l’urgence de la situation, et doivent respecter la dignité de la personne.

9.3Le logement de remplacement doit être convenable. Si l’on évalue le caractère convenable du logement en fonction, notamment, de facteurs sociaux, économiques, culturels, climatiques, écologiques et autres, le Comité est d’avis qu’en tout état de cause, on peut recenser certains aspects du droit à un logement convenable qui doivent être pris en considération à cette fin dans n’importe quel contexte. Ce sont notamment la sécurité légale de l’occupation, l’existence de services, matériaux, équipements et infrastructures, la capacité de paiement, l’habitabilité, la facilité d’accès, l’emplacement − qui doit permettre l’accès aux services sociaux (éducation, emploi et services de santé) − et le respect du milieu culturel (l’objectif étant de permettre l’expression de l’identité culturelle et de la diversité).

9.4Dans certaines circonstances, les États parties peuvent démontrer que, bien qu’ils aient fait tous les efforts possibles et agi au maximum de leurs ressources disponibles, il a été impossible de fournir un logement de remplacement permanent à une personne expulsée qui en avait besoin. En pareilles circonstances, il est possible d’octroyer un hébergement d’urgence temporaire qui ne réponde pas à toutes les exigences en matière de logement de remplacement convenable. Les États doivent toutefois veiller à ce que cet hébergement temporaire respecte la dignité des personnes expulsées, réponde à toutes les exigences de sécurité et ne devienne pas une solution permanente, mais constitue une étape vers un logement convenable. Ils doivent aussi tenir compte du droit des membres de la famille de ne pas être séparés et de bénéficier d’un niveau raisonnable d’intimité.

Conformité de la mesure d’expulsion

10.1Le Comité va maintenant analyser si la mesure d’expulsion prise contre les auteurs a constitué une violation de leur droit à un logement convenable. Les auteurs n’ont pas dit qu’ils n’avaient pas bénéficié des garanties d’une procédure régulière et rien dans les informations soumises au Comité ne laisse penser que la procédure était arbitraire.

10.2Le Comité note que, selon l’État partie, le Pacte ne saurait être utilisé pour protéger les actes d’occupation de la propriété d’autrui, car cela serait contraire au droit à la propriété privée. Il reconnaît l’intérêt légitime qu’a l’État partie à garantir la protection de tous les droits existants dans son système juridique, pour autant que cela ne soit pas contraire aux droits consacrés par le Pacte. Puisque l’infraction d’occupation sans titre a été établie par un tribunal, le Comité estime qu’il existait un motif légitime pouvant justifier la mesure d’expulsion décidée à l’égard des auteurs.

10.3Le Comité note que les auteurs ont demandé plusieurs fois que leur expulsion soit suspendue en raison de leur situation socioéconomique, et que le tribunal a sursis à leur expulsion à plusieurs reprises au cours des cinq dernières années pour des raisons humanitaires et, ces dernières années, en application des dispositions législatives adoptées par l’État partie dans le domaine de la protection sociale. Il note également que l’État partie affirme avoir pris toutes les mesures nécessaires et agi au maximum des ressources dont il disposait pour assurer la réalisation des droits des auteurs au moyen de ressources publiques. Parmi ces mesures, on peut citer le versement à la famille d’un revenu minimum de subsistance de 834 euros par mois, établi par la loi, visant à assurer aux auteurs et à leurs filles un niveau de vie adéquat et à répondre à leurs besoins en matière de nourriture, de vêtements et de logement convenable. Le Comité note que, d’après les informations publiquement disponibles, le revenu minimum de subsistance est une mesure destinée à garantir que tous les citoyens peuvent vivre dignement. En outre, la famille bénéficie d’un accompagnement des services sociaux depuis 2016. Le Comité considère donc qu’en dépit de la mesure d’expulsion ordonnée, les autorités de l’État partie ont procédé à un examen de raisonnabilité et de proportionnalité, en tenant compte de la situation socioéconomique des auteurs et des répercussions que la mesure aurait sur leur droit au logement, en décidant de surseoir à l’expulsion pour ne pas exposer les auteurs à une situation d’indigence ou à des violations d’autres droits consacrés par le Pacte (voir par. 8.3 ci-dessus).

10.4Néanmoins, le Comité rappelle que l’obligation des États parties de garantir la réalisation du droit à un logement adéquat repose sur le respect de deux types d’obligations de fond. Premièrement, les États parties ne peuvent priver des personnes et leur famille de leur logement, en les expulsant ou d’une autre manière, sans qu’une solution de remplacement soit proposée en cas de besoin et sans que des conditions strictes soient respectées (par. 8.1 et suiv.). Comme il a été établi, l’État partie n’a pas violé cette obligation, car il a accepté de suspendre l’expulsion, conformément à la demande de mesures provisoires du Comité. Deuxièmement, les États parties ont l’obligation positive de prendre des mesures appropriées pour assurer la réalisation du droit à un logement convenable. Ce droit est défini, selon les critères énoncés par le Comité dans son observation générale no 4 (1991), comme le droit de vivre en paix, en sécurité et dans la dignité dans son logement et devrait « recouvrir la sécurité de l’occupation, l’existence de services, la capacité de paiement, l’habitabilité, la facilité d’accès, l’emplacement et le respect du milieu culturel. En l’espèce, l’État partie n’a pas démontré qu’il avait pris des mesures adéquates pour garantir le droit des auteurs au logement conformément aux critères énoncés. Le Comité note à cet égard que les auteurs, une famille avec deux filles mineures, se trouvent dans un « état de nécessité » − comme le tribunal l’a reconnu en 2016 − et ont déployé des efforts considérables pendant plusieurs années auprès des autorités de l’État pour faire connaître cette situation. En outre, bien que l’État partie ait suspendu la l’expulsion des auteurs, leur permettant de rester dans le logement qu’ils occupent, cette suspension répétée d’une mesure d’expulsion toujours en vigueur a créé une situation incompatible avec l’exigence de sécurité d’occupation.

10.5Cette situation est aggravée par le critère énoncé à l’article 19 (par. 1 d)) du décret no 52/2016 selon lequel une personne occupant un logement sans l’accord du propriétaire ne peut demander un logement social. Le Comité rappelle qu’il a déjà constaté dans une communication similaire qu’une telle disposition pouvait avoir pour effet de maintenir des personnes en état de nécessité dans la précarité. Il a estimé que l’application du critère en cause était incompatible avec la nature du droit à un logement convenable. C’est à cause de leur état de nécessité, reconnu par l’Audiencia Provincial, que les auteurs ont occupé le logement sans titre, mais toute possibilité de demander un logement social leur a été refusée. Le Comité réitère sa précédente recommandation selon laquelle l’État partie devrait modifier cette disposition pour la mettre en conformité avec le Pacte.

10.6Pour toutes ces raisons, le Comité considère qu’en l’espèce l’État a violé l’article 11 (par. 1) du Pacte.

D.Conclusion et recommandations

11.Le Comité, agissant au titre de l’article 9 (par. 1) du Protocole facultatif, conclut que l’État partie a violé le droit que les auteurs tiennent de l’article 11 (par. 1) du Pacte. À la lumière des constatations formulées dans la communication à l’examen, il adresse à l’État partie les recommandations qui suivent.

Recommandations concernant les auteurs et leurs filles

12.L’État partie est tenu d’accorder une réparation effective aux auteurs et à leurs filles, en particulier : a) s’ils ne disposent pas d’un logement convenable, de réévaluer leur état de nécessité et leur rang de priorité dans la liste d’attente pour un logement, compte tenu de la date de dépôt de leur demande auprès des services de la Communauté de Madrid, afin de leur attribuer un logement public ou de les faire bénéficier de toute autre mesure qui leur permette de vivre dans un logement convenable, selon les critères établis dans les présentes constatations ; b) d’indemniser les auteurs et leurs enfants pour les violations subies ; c) de rembourser aux auteurs les frais de justice qui ont raisonnablement pu être engagés dans le cadre de la présente communication, au plan interne comme au plan international.

Recommandations générales

13.Le Comité estime que les réparations recommandées dans le contexte de communications émanant de particuliers peuvent comprendre des garanties de non‑répétition et rappelle que l’État partie est tenu d’empêcher que des violations analogues ne se reproduisent. L’État partie doit veiller à ce que sa législation et les mesures prises pour l’appliquer soient conformes aux obligations énoncées dans le Pacte. En particulier, il est tenu :

a)De veiller à ce que le cadre normatif permette aux personnes visées par une ordonnance d’expulsion qui risque de les faire tomber dans l’indigence ou d’entraîner une violation des droits qu’elles tiennent du Pacte, y compris aux personnes qui occupent illégalement un logement, de contester cette décision devant les autorités judiciaires ou une autre autorité impartiale et indépendante ayant compétence pour ordonner qu’il soit mis fin à la violation et offrir un recours utile, de sorte que ces autorités examinent la proportionnalité de la mesure à la lumière des critères prévus à l’article 4 du Pacte concernant les limitations auxquelles peuvent être soumis les droits consacrés par cet instrument ;

b)De prendre les mesures nécessaires pour mettre un terme à la pratique consistant à éliminer automatiquement des listes de requérants toutes les personnes qui occupent un logement sans titre pour cause d’état de nécessité, afin, en supprimant toute exigence déraisonnable susceptible d’exclure une personne exposée à un risque d’indigence, de permettre à chacun d’accéder, dans des conditions d’égalité, au parc de logements sociaux ;

c)De prendre les mesures nécessaires pour que les ordonnances d’expulsion frappant des personnes n’ayant pas les moyens de se reloger ne soient mises à exécution qu’après que les intéressés ont été véritablement et effectivement consultés et que l’État partie a fait tout ce qui s’imposait, en utilisant toutes les ressources à sa disposition, pour que ceux‑ci soient relogés, en particulier lorsque l’expulsion concerne des familles, des personnes âgées, des enfants ou d’autres personnes en situation de vulnérabilité ;

d)D’élaborer et d’appliquer, en concertation avec les communautés autonomes et en agissant au maximum des ressources disponibles, un plan global et détaillé visant à garantir le droit à un logement convenable aux personnes à faible revenu, conformément à l’observation générale no 4 (1991) du Comité. Dans ce plan devront figurer les ressources qui seront mobilisées et les mesures qui seront appliquées pour garantir de manière raisonnable et vérifiable le droit au logement de ces personnes, ainsi que les délais à observer et les critères d’évaluation.

14.Conformément à l’article 9 (par. 2) du Protocole facultatif et à l’article 21 (par. 1) du règlement intérieur provisoire relatif au Protocole facultatif, l’État partie doit adresser au Comité, dans un délai de six mois, des renseignements écrits sur les mesures prises pour donner effet aux présentes constatations et recommandations du Comité. L’État partie est invité en outre à rendre celles-ci publiques et à les diffuser largement, sur des supports accessibles, afin que tous les groupes de la population en prennent connaissance.