Nations Unies

A/HRC/41/53

Assemblée générale

Distr. générale

16 mai 2019

Français

Original : anglais

Conseil des droits de l’homme

Quarante et unième session

24 juin-12 juillet 2019

Point 4 de l’ordre du jour

Situations relatives aux droits de l ’ homme qui requièrent l ’ attention du Conseil

Situation des droits de l’homme en Érythrée

Rapport de la Rapporteuse spéciale sur la situation des droits de l’homme en Érythrée *

Résumé

Le présent rapport est soumis en application de la résolution 38/15 du Conseil des droits de l’homme, dans lequel le Conseil a décidé de proroger le mandat de la Rapporteuse spéciale sur la situation des droits de l’homme en Érythrée pour une période d’un an, et prié la titulaire du mandat de lui présenter un rapport écrit à sa quarante et unième session.

Au cours de la période considérée, la Rapporteuse spéciale n’a pas été autorisée à se rendre en Érythrée pour y effectuer des visites. Elle a suivi la situation des droits de l’homme dans le pays en effectuant des missions de terrain dans d’autres pays et en dialoguant avec un grand nombre d’acteurs. Si la Rapporteuse spéciale se réjouit d’avoir purencontrer la délégation érythréenne en marge de la quarantième session du Conseil des droits de l’homme en mars 2019, elle constate que le Gouvernement continue de refuser de coopérer avec la titulaire de mandat sur des questions de fond et d’accorder à cette dernière l’accès au pays.

Depuis la signature, en juillet 2018, de la Déclaration conjointe de paix et d’amitié par l’Érythrée et l’Éthiopie, les deux pays ont continué de progresser vers la réalisation d’une paix durable. L’Érythrée, en outre, a amélioré ses relations avec ses voisins régionaux, s’est associée aux efforts visant à promouvoir l’intégration et les liens économiques en Afrique de l’Est, et a manifesté une volonté accrue de normaliser ses relations bilatérales avec divers pays. En novembre 2018, le Conseil de sécurité a levé ses sanctions contre l’Érythrée.

La dynamique positive de paix et sécurité que connaît la région a suscité certaines attentes en Érythrée et au sein de la communauté internationale quant au fait que le Gouvernement érythréen entreprenne des réformes politiques et institutionnelles. Néanmoins, les autorités érythréennes n’ont pas encore engagé de processus de réforme sur le plan interne et la situation des droits de l’homme reste inchangée. Dans le présent rapport, la Rapporteuse spéciale recense les principaux domaines qui restent en suspens et définit les critères d’après lesquels des progrès significatifs et durables pourront être accomplis sur le plan des droits de l’homme.

I.Introduction

1.Le présent rapport est soumis en application de la résolution 38/15 du Conseil des droits de l’homme, dans lequel le Conseil a décidé de proroger le mandat de la Rapporteuse spéciale sur la situation des droits de l’homme en Érythrée pour une période d’un an, et prié la titulaire du mandat de lui présenter un rapport écrit à sa quarante et unième session.

2.Depuis sa désignation en octobre 2018, la Rapporteuse spéciale s’est employée à exécuter son mandat de manière indépendante, impartiale et constructive. Elle rend compte de ses activités dans le présent rapport. Elle relève aussi les faits nouveaux pertinents au niveau régional et indique dans quelle mesure le Gouvernement érythréen a coopéré avec la titulaire de mandat ainsi qu’avec les organes internationaux chargés des droits de l’homme. Elle propose une vue d’ensemble de la situation des droits de l’homme en Érythrée, en mettant l’accent sur les domaines prioritaires, et certains critères d’amélioration de la situation des droits de l’homme en Érythrée. Le présent rapport couvre la période allant du 1er novembre 2018 au 6 mai 2019.

3.Au cours de la période considérée, la Rapporteuse spéciale n’a pas été autorisée à se rendre en Érythrée. Elle a suivi la situation des droits de l’homme dans le pays en effectuant des missions de terrain dans un certain nombre d’autres pays et en dialoguant avec un grand nombre d’acteurs, parmi lesquels des responsables du Gouvernement érythréen à Genève, des représentants de l’Organisation des Nations Unies et d’autres institutions internationales, des membres du corps diplomatique, des représentants d’administrations publiques et de ministères de divers pays, des organisations de la société civile, des universitaires, des chercheurs, des responsables locaux, des représentants d’institutions religieuses, des membres de la diaspora érythréenne et des particuliers. Le présent rapport est fondé sur les conclusions de ces missions ainsi que sur les renseignements reçus dans le cadre d’entretiens menés pendant toute la période considérée.

II.Activités

4.Depuis novembre 2018, la Rapporteuse spéciale a conduit quatre missions. En novembre 2018, elle s’est rendue à Genève pour participer à une manifestation d’une semaine organisée par le Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme (HCDH) pour l’entrée en fonction de nouveaux titulaires de mandat au titre des procédures spéciales. Pendant la semaine qui a suivi, elle a aussi rencontré des membres du corps diplomatique, les représentants de différents organismes des Nations Unies et des membres de la diaspora érythréenne. En janvier 2019, la titulaire du mandat s’est rendue en Suède et au Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord pour participer à toute une série de réunions et de consultations sur des questions intéressant son mandat. En mars 2019, elle a pris part au dialogue renforcé sur la situation des droits de l’homme en Érythrée, dans le cadre de la quarantième session du Conseil des droits de l’homme. Pendant cette mission, elle a aussi participé à des réunions bilatérales avec des membres du corps diplomatique et à des réunions avec les représentants de divers organismes internationaux et organisations de la société civile. Début avril 2019, la Rapporteuse spéciale s’est rendue en Allemagne et en Belgique pour rencontrer différents acteurs et évoquer la situation des droits de l’homme en Érythrée et la protection des réfugiés.

5.La Rapporteuse spéciale sait gré aux Gouvernements de l’Allemagne, de la Belgique, du Royaume-Uni, de la Suède et de la Suisse de la coopération qu’ils lui ont apportée au cours de ses missions.

6.Faute de pouvoir se rendre en Érythrée, le 25 janvier 2019, la Rapporteuse spéciale a demandé au Gouvernement éthiopien à effectuer une visite de pays aux fins de visiter la région et s’entretenir de questions intéressant son mandat avec, notamment, des responsables du Gouvernement éthiopien, des responsables du Gouvernement érythréen à Addis-Abeba et des représentants de l’Union africaine. Le Gouvernement éthiopien n’a toujours pas répondu officiellement à cette demande.

III.Évolution régionale

7.La période considérée a été marquée par des évènements importants dans la Corne de l’Afrique. Depuis la Déclaration conjointe de paix et d’amitié signée entre l’Érythrée et l’Éthiopie en juillet 2018, les deux pays ont continué d’œuvrer pour améliorer leurs relations diplomatiques et ont redoublé d’efforts pour parvenir à une paix durable. L’Érythrée a aussi amélioré ses relations avec Djibouti et la Somalie, et des représentants de l’État ont pris part aux efforts menés pour favoriser l’intégration régionale et accroître les liens économiques dans l’ensemble de la région de l’Afrique de l’Est. Le Gouvernement érythréen s’est montré plus disposé à normaliser ses relations bilatérales avec un certain nombre d’autres pays. Plusieurs représentants, émissaires, diplomates et parlementaires de haut niveau originaires de divers pays se sont rendus à Asmara au cours des derniers mois. Compte tenu de cette évolution encourageante, en novembre 2018, le Conseil de sécurité a voté à l’unanimité la levée des sanctions contre l’Érythrée. En mars 2019, le Secrétaire général a désigné un Envoyé spécial pour la Corne de l’Afrique, chargé de coopérer avec l’Autorité intergouvernementale pour le développement et les organisations régionales et sous régionales concernées à la consolidation des progrès récents sur le plan de la paix et de la sécurité (S/2019/227 et S/2018/955).

8.À la suite de la signature de la Déclaration conjointe susmentionnée, le transport aérien et terrestre a repris entre l’Érythrée et l’Éthiopie, ce qui a permis la libre circulation des personnes et des marchandises. Ce progrès a permis de nouveaux débouchés commerciaux et des échanges économiques, a rendu les produits alimentaires et les articles ménagers de base plus accessibles dans les principales villes d’Érythrée, et en a fait diminuer le prix. Au niveau local, les communautés et les familles dispersées de part et d’autre de la frontière ont pu renouer les liens. Cependant, depuis décembre 2018, les autorités érythréennes ont fermé unilatéralement divers points de franchissement de la frontière avec l’Éthiopie et rétabli l’obligation pour les ressortissants érythréens d’être en possession d’un visa de sortie.

9.Si ce nouveau climat politique représente un tournant pour la région, et pour l’Érythrée en particulier, plusieurs questions restent en suspens. Au moment de la rédaction du présent rapport, le processus de paix entre l’Érythrée et l’Éthiopie n’a pas encore été institutionnalisé par l’adoption d’un cadre bilatéral formel. En outre, il n’a pas encore été conclu d’accords bilatéraux pour régler le commerce, les droits de douane et les changes. Surtout, les deux pays n’ont toujours pas arrêté officiellement de frontière ni réglé le litige frontalier qui les oppose de longue date.

10.Djibouti et l’Érythrée également ont des tensions non réglées, concernant un litige frontalier datant de 2008. En outre, l’Érythrée n’a toujours pas communiqué d’information concernant des prisonniers de guerre djiboutiens dont on est sans nouvelles depuis les heurts survenus entre les deux pays en juin 2008. Après avoir levé les sanctions contre l’Érythrée en novembre 2018, le Conseil de sécurité a invité le Secrétaire général à le tenir informé au sujet de la normalisation des relations entre ces deux pays. En février 2019, le Secrétaire général a indiqué que Djibouti souhaitait que son litige frontalier avec l’Érythrée soit réglé au moyen d’un arbitrage international contraignant (S/2019/154).

IV.Coopération avec la Rapporteuse spéciale et collaboration avec les organes internationaux chargés des droits de l’homme

11.Depuis le début de son mandat, la Rapporteuse spéciale s’efforce d’avoir un dialogue constructif avec le Gouvernement érythréen. Elle se réjouit d’avoir pu rencontrer la délégation érythréenne en marge de la quarantième session du Conseil des droits de l’homme. Si cette réunion a été productive, le chef de la délégation a signifié que le Gouvernement érythréen restait opposé au mandat concernant l’Érythrée et n’accorderait pas l’accès au pays à la Rapporteuse spéciale. La Rapporteuse spéciale regrette que bien qu’ayant donné des signes de coopération, le Gouvernement ne lui accorde pas l’accès pour effectuer une visite de pays.

12.Depuis début 2019, l’Érythrée collabore activement avec les organes internationaux chargés des droits de l’homme. Le 28 janvier, l’Érythrée a participé au troisième cycle de l’examen périodique universel et présenté un rapport de pays (A/HRC/WG.6/32/ERI/1). Également en janvier, l’Érythrée est devenue membre du Conseil des droits de l’homme, et en mars, elle a participé à la quarantième session du Conseil. Le 11 mars, le chef de la délégation érythréenne est intervenu au cours du dialogue renforcé tenu par le Conseil sur la situation des droits de l’homme en Érythrée. Les 12 et 13 mars, la délégation a participé à la 125e session du Comité des droits de l’homme, à laquelle la situation des droits civils et politiques en Érythrée a été examinée (CCPR/C/ERI/CO/1).

13.La Rapporteuse spéciale salue ces progrès car ils indiquent que l’Érythrée a conscience du rôle central et de la mission fondamentale des organes précités dans le domaine des droits de l’homme et reconnaît qu’il est important d’y prendre part. Néanmoins, pour que sa coopération soit significative et concrète, des progrès tangibles sont nécessaires s’agissant de l’exercice par les ressortissants érythréens de leurs droits fondamentaux, particulièrement de leurs droits civils et politiques. Comme indiqué aux paragraphes 16 à 63 ci-dessous, les autorités doivent d’urgence prendre des mesures pour remédier aux atteintes aux droits de l’homme qui continuent d’être commises dans le pays.

14.Pour aider le pays à progresser dans le développement et l’application de sa stratégie en matière de droits de l’homme, la Rapporteuse spéciale invite le Gouvernement à renforcer sa coopération avec le Haut-Commissariat aux droits de l’homme, les titulaires de mandat au titre des procédures spéciales du Conseil des droits de l’homme et les organes spécialisés chargés des droits de l’homme, y compris en autorisant des visites de pays régulières. Elle invite aussi le Gouvernement à renforcer sa coopération avec la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples, et invite le rapporteur de la Commission pour l’Érythrée à mener une visite de pays.

15.En sa qualité de membre du Conseil des droits de l’homme, l’Érythrée doit satisfaire aux exigences les plus élevées s’agissant de la promotion et de la protection des droits de l’homme, et doit aussi coopérer pleinement avec le Conseil et ses mécanismes. Au moment de la rédaction du présent rapport, l’Érythrée ne n’avait pas encore signé la déclaration par laquelle les nouveaux membres s’engagent à renforcer les travaux du Conseil par de bonnes pratiques et par la promotion d’un cadre sûr et favorable pour les droits de l’homme.

V.Principales difficultés relatives aux droits de l’homme

16.Si elle salue les progrès encourageants relevés plus haut, la Rapporteuse spéciale reste préoccupée par les violations des droits de l’homme qui continuent d’être commises en Érythrée et appelle l’attention sur les domaines prioritaires ci-après, qui restent en suspens et qui nécessitent des réformes urgentes et une réaction des autorités :

a)Arrêt des pratiques de détention arbitraire pour une durée indéterminée et de disparition forcée ;

b)Réforme du service national/militaire ;

c)Mise en place d’un cadre constitutionnel et juridique de promotion et de protection des droits de l’homme ;

d)Renforcement du respect de la liberté de religion et de conviction ;

e)Lutte contre la violence sexiste et promotion des droits des femmes et de l’égalité des sexes ;

f)Renforcement du respect des droits des minorités ethniques ;

g)Promotion de la liberté de réunion et d’association pacifiques ;

h)Promotion de la liberté d’expression et de presse ;

i)Règlement de la situation des Djiboutiens prisonniers de guerre en Érythrée ;

j)Amélioration de la liberté de circulation et des possibilités d’accès accordés aux organismes internationaux œuvrant dans le pays.

La Rapporteuse spéciale prend note des observations formulées au sujet du présent rapport par la Mission permanente de l’Érythrée auprès de l’Office des Nations Unies et des autres organisations internationales à Genève, dans une lettre datée du 3 mai 2019. Dans cette lettre, la Mission permanente a indiqué que le rapport était déséquilibré et ne tenait pas compte des progrès manifestes qui ont été accomplis ni des difficultés réelles auxquelles se heurte l’Érythrée, répétait les suppositions des titulaires de mandat précédents, reposait sur des informations sélectives qui renforçaient ces suppositions et formulait des recommandations qui s’écartaient des principes de non-ingérence dans les affaires intérieures et de droit souverain des États en dictant certaines priorités et certaines critères. La Mission permanente a affirmé que le Gouvernement érythréen continuait de s’employer à mettre en place les moyens humains et institutionnels nécessaires afin que tous les Érythréens puissent mener une vie digne à l’abri du besoin et de la peur. Si elle accueille avec intérêt ces observations, la Rapporteuse spéciale note que la Mission permanente n’a pas répondu aux questions de fond soulevées dans le présent rapport.

A.Arrêt des pratiques de détention arbitraire pour une durée indéterminée et de disparition forcée

17.La Rapporteuse spéciale s’inquiète des cas d’arrestation arbitraire, de détention pour une durée indéterminée, de décès en détention et de disparition forcée qui ont été signalés en Érythrée. Elle note que l’Érythrée continue de détenir des prisonniers politiques et des prisonniers d’opinion. Elle constate avec préoccupation que des personnes continuent d’être détenues au secret et de rester en détention pour une durée indéterminée, en violation de leur droit fondamental à une procédure régulière, dont le droit d’être informées des chefs d’accusation retenus contre elles, le droit d’être traduites rapidement devant un juge, le droit de faire soumettre leur décision à un contrôle juridictionnel, le droit d’avoir accès à un conseil et à une prise en charge médicale et le droit de recevoir la visite de leurs proches. Une caractéristique commune de ces affaires est le manque d’accès à un recours judiciaire effectif pour les victimes et leurs familles. De telles violations continuent d’avoir cours dans l’impunité, en dépit des appels répétés de divers organes et mécanismes des Nations Unies pour que le droit à une procédure régulière soit respecté et que les responsabilités soient établies (voir notamment CCPR/C/ERI/CO/1, par. 27 et 28 ; résolution 38/15 du Conseil des droits de l’homme, par. 6 ; A/HRC/35/39, par. 78 et A/HRC/32/47, par. 122), et en dépit des recommandations concrètes formulées par les États Membres au cours du deuxième cycle de l’examen périodique universel (A/HRC/26/13, par. 122.134 à 122.137, 122.139, 122.140, 122.142 et 122.144 à 122.150). À sa soixante-troisième session ordinaire, tenue fin 2018, la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples a elle aussi exprimé sa préoccupation devant l’absence d’informations relatives à toute une série de garanties fondamentales concernant les personnes détenues en Érythrée.

18.Les pratiques de détention arbitraire pour une durée indéterminée et de disparition forcée sont contraires aux obligations contraignantes énoncées dans les instruments internationaux relatifs aux droits de l’homme auxquelles le Gouvernement est tenu, outre qu’elles sont incompatibles avec son intention déclarée de promouvoir activement le respect des droits de l’homme.

19.Tout au long de la période considérée, la Rapporteuse spéciale a reçu de nombreuses communications d’Érythréens qui recherchent des personnes incarcérées en Érythrée. Le nombre exact des personnes détenues arbitrairement et illégalement est difficile à estimer. Les autorités ne publient pas de renseignements sur les détenus. Le nombre de centres de détention civils et militaires officiels et non officiels actuellement en service est non moins difficile à déterminer. Les organisations humanitaires indépendantes, y compris le Comité international de la Croix-Rouge, ne sont pas autorisées à accéder aux centres de détention pour contrôler les conditions de détention.

20.Certains des détenus ont été arrêtés à un jeune âge. Une de ces affaires concerne Ciham Ali Abdu, ressortissante de l’Érythrée et des États-Unis d’Amérique, née aux États‑Unis, et détenue au secret en Érythrée depuis plus de six ans. Elle était âgée de 15 ans lorsqu’elle a été arrêtée, en décembre 2012, pour avoir tenté de quitter l’Érythrée sans visa de sortie. Son père, l’ancien ministre de l’information Ali Abdu Ahmed, a fui le pays fin 2012. Ciham, aujourd’hui âgée de 22 ans, reste incarcérée dans un lieu inconnu, sans avoir été inculpée ou jugée.

21.Un certain nombre de personnes perçues comme des dissidents politiques sont encore maintenues en détention pour une durée indéterminée. Une affaire emblématique est celle qui concerne 11 anciens hauts fonctionnaires qui appartenaient au groupe dit G‑15 et dont on ignore le sort depuis leur arrestation en septembre 2001. Un affaire plus récente est celle de Berhane Abrehe, ancien ministre des finances, arrêté à Asmara en septembre 2018 après avoir publié un ouvrage critique à l’égard du Gouvernement. Âgé de 74 ans, il serait en mauvaise santé. Son épouse Almaz Habtemariam, âgée de 60 ans, a été arrêtée à Asmara en janvier 2018, après qu’un membre de sa famille a quitté le pays sans autorisation officielle. Au moment de la rédaction du présent rapport, ces deux personnes sont toujours détenues sans avoir été inculpées et les autorités n’ont communiqué aucune information quant à leur lieu de détention. La Commission africaine des droits de l’homme et des peuples examine actuellement le cas de Berhane Abrehe et a rendu des mesures provisoires concernant sa détention en octobre 2018, auxquelles les autorités érythréennes n’ont pas donné suite.

22.Un nombre incalculable de personnes ont disparu après avoir été arrêtées par les forces de sécurité. Bien souvent, elles ont laissé derrière elles des proches qui restent gravement affectés et ne parviennent pas à faire leur deuil. À titre d’exemple, Teklebrhan Ghebresadick (également connu sous le nom de Wedi Bashai) et Woldemariam Bahlibi, qui auraient été arrêtés par les forces de sécurité érythréennes au Soudan et emmenés en Érythrée en avril 1992, n’ont pas été revus depuis. À l’époque, les deux hommes étaient membres du Front de libération de l’Érythrée − Conseil de la révolution. Des proches les ont recherchés en Érythrée pendant de nombreuses années, en vain. Dans une autre affaire, des proches de deux frères, âgés de 20 et 22 ans au moment de leur arrestation, attendent d’être informés du sort de ces derniers depuis que les forces de sécurité les ont arrêtés il y a dix‑huit ans. L’un des deux frères a été enlevé au domicile familial à Asmara, l’autre au camp d’entraînement militaire de Sawa. Ahmedsheik Faras a été arrêté à Massawa en mai 2007 à l’âge de 80 ans, et est mort en prison trois ans plus tard. À ce jour, sa famille n’a reçu aucune information sur les motifs de son arrestation, les circonstances de son décès ou son lieu d’inhumation. Bien d’autres familles continuent d’attendre que les autorités communiquent des informations sur le sort de leurs proches et l’endroit où ils se trouvent, et que des comptes soient demandés aux responsables de ces disparitions.

23.La Rapporteuse spéciale demande instamment au Gouvernement érythréen de se conformer pleinement à ses obligations internationales et de mettre fin au recours à la détention arbitraire pour une durée indéterminée et à la disparition forcée. Elle invite le Gouvernement à prendre, au minimum, les mesures suivantes :

a)Informer les proches des victimes de détention arbitraire pour une durée indéterminée du lieu où elles se trouvent ;

b)Libérer rapidement les prisonniers politiques et les prisonniers d’opinion ;

c)Offrir aux personnes détenues des garanties juridiques et des recours judiciaire effectifs ;

d)Permettre aux détenus de prendre contact avec leurs proches et autoriser les visites familiales régulières ;

e)Adopter et appliquer l’Ensemble de règles minima des Nations Unies pour le traitement des détenus (Règles Nelson Mandela) ;

f)Enquêter rapidement et de manière impartiale sur les cas de disparition forcée et en traduire les responsables en justice ;

g)Veiller à ce que les proches des victimes soient informés du sort de ces dernières et du lieu où elles se trouvent et bénéficient de réparations, s’il y a lieu.

24.La Rapporteuse spéciale recommande également aux autorités de signer et de ratifier la Convention internationale pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées, et d’en incorporer les dispositions dans le droit interne.

25.En respectant le droit à une procédure régulière et en libérant immédiatement les personnes détenues illicitement ou arbitrairement, les autorités érythréennes adresseront un signal clair de leur volonté de protéger droits de l’homme.

B.Réforme du service national/militaire

26.On comptait que l’évolution récente de la situation régionale en matière de paix et de sécurité conduirait à des réformes du service militaire/national et à la démobilisation de conscrits érythréens. Or, il n’y eu aucune annonce officielle à ce jour quant à la réduction de la durée du service militaire/national ou à un éventuel projet de démobilisation.

27.Les responsables érythréens estiment que le service militaire/national pâtit d’une image fausse, et est mal compris, et soutiennent qu’il s’agit d’un système permettant d’assurer à une nouvelle génération de jeunes l’égalité dans le domaine de l’éducation. Aux dires des conscrits anciens et actuels, la réalité semble toutefois différente.

28.Le service militaire/national est toujours fondé sur la conscription et sa durée est toujours indéterminée. Si la durée légale du service militaire/national est de dix-huit mois, en pratique, nombre d’Érythréens restent conscrits bien au-delà de cette période. Les élèves ont toujours l’obligation d’accomplir leur dernière année d’enseignement secondaire au camp d’entraînement militaire de Sawa et doivent prendre part à des entraînements militaires obligatoires. Ceux qui sont autorisés à suivre des études supérieures après leur formation militaire sont tenus d’effectuer un service national une fois diplômés. Les autres passent directement de la formation militaire au service national. Les conscrits accomplissent leur service national dans tous les secteurs de la société érythréenne, y compris dans des établissements publics comme les écoles et les hôpitaux, ainsi que dans la construction, l’extraction minière et le secteur privé. La solde est insuffisante pour couvrir des coûts de subsistance minimum et le soutien d’une famille, les conscrits ne bénéficient pas d’un logement suffisant. Certains sont forcés à travailler sans rémunération. Des cas de violence et de mauvais traitements à l’égard de conscrits du service militaire/national ont été signalés. Se soustraire à la conscription peut conduire à être arrêté et placé en détention. En outre, ainsi qu’il est indiqué au paragraphe 40 ci-après, les autorités érythréennes infligent des peines de prison aux objecteurs de conscience et n’offrent aucune possibilité de service civil en remplacement du service militaire.

29.Le service militaire/national a une incidence particulièrement néfaste sur la vie des femmes et des filles. La Rapporteuse spéciale a reçu des témoignages d’anciennes conscrites qui ont été maltraitées par leurs officiers supérieurs − y compris en étant soumises à des violences physiques et verbales et en étant contraintes de travailler comme domestiques − et qui ont rapporté que le harcèlement sexuel et les abus sexuels à l’égard des conscrites étaient courants, en particulier au camp d’entraînement militaire de Sawa. La Rapporteuse spéciale a aussi été informée de ce que des parents ont décidé de cesser d’envoyer leurs filles à l’école pour leur éviter la conscription obligatoire. Des adolescentes et des jeunes femmes ont décidé de se marier et d’avoir des enfants pour éviter la conscription.

30.Le service national/militaire reste une des principales causes de migration hors d’Érythrée. C’est aussi un des facteurs importants qui incitent les jeunes à abandonner l’école précocement et à ne pas terminer leurs études. L’impossibilité de préparer l’avenir, l’absence de perspective de suivre des études supérieures, la solde faible (avec laquelle il est impossible de soutenir une famille) et la durée indéterminée du service militaire/national continuent d’inciter nombre d’Érythréens à quitter leur pays.

31.Pendant la réunion avec la Rapporteuse spéciale tenue en mars 2019, des responsables érythréens ont indiqué que la réforme du service militaire/national commencerait quand les pouvoirs publics disposeraient des ressources nécessaires pour créer des emplois pour les conscrits et que la démobilisation serait progressive. Ils ont aussi indiqué que la situation économique du pays ne permettait pas de revoir à la hausse la solde des conscrits. Tout en étant consciente de ces difficultés, la Rapporteuse spéciale exhorte le Gouvernement à demander l’assistance technique des donateurs internationaux, y compris des institutions financières internationales, et d’autres partenaires, et à mettre en place un plan pluriannuel pour réformer le service militaire/national. Ce plan devrait viser à :

a)Démobiliser progressivement les conscrits, en commençant par ceux qui ont déjà accompli leurs dix-huit mois de service ;

b)Renforcer les capacités institutionnelles pour promouvoir des stratégies de croissance économique ;

c)Professionnaliser l’armée ;

d)Créer des postes dans la fonction publique ;

e)Soutenir les investissements dans la création d’emplois qui bénéficient directement aux conscrits.

La Rapporteuse spéciale exhorte aussi le Gouvernement à demander l’assistance technique d’institutions spécialisées telles que l’Organisation internationale du Travail, afin d’établir des principes directeurs et une réglementation appropriés sur le travail, qui reposent sur les principes d’un travail décent et de conditions de travail équitables, pour les employés de tous les domaines d’activité du secteur public et du secteur privé.

32.La Rapporteuse spéciale invite le Gouvernement à séparer l’enseignement secondaire de la formation militaire et à mettre en place des mécanismes de suivi pour empêcher et sanctionner les violences et les mauvais traitements dans les camps d’entraînement du service national/militaire. Elle exhorte le Gouvernement à libérer les objecteurs de conscience et à leur proposer un service civil.

33.Enfin, la Rapporteuse spéciale souligne que jusqu’à ce que la réforme du service militaire/national soit réalisée, les organisations internationales et les entreprises souhaitant réaliser des projets en Érythrée doivent exercer la diligence voulue en matière de droits de l’homme et prévoir des mesures pour veiller à ce que les droits fondamentaux des personnes employées à ces projets soient respectés, que la main d’œuvre y participe de son gré, et que les travailleurs reçoivent une rémunération adéquate.

C.Mise en place d’un cadre constitutionnel et juridique de promotion et de protection des droits de l’homme

34.La Rapporteuse spéciale constate avec préoccupation que l’Érythrée n’a toujours pas de constitution qui définisse le système de gouvernement du pays, prévoie un système institutionnel de poids et contrepoids et énonce les droits de ses citoyens. La Constitution ratifiée en 1997 n’est pas entrée en vigueur et les autorités n’ont pas encore adopté de nouvelle constitution. En outre, le pays ne dispose pas d’un organe législatif qui examine et adopte des lois en faveur de la promotion et de la protection des droits fondamentaux. L’Assemblée nationale est suspendue depuis 2002.

35.Pendant la réunion avec la Rapporteuse spéciale tenue en mars 2019, des responsables érythréens ont indiqué qu’en 2015, une instance a été mise sur pied afin de rédiger une nouvelle constitution. La Rapporteuse spéciale constate un manque de transparence et d’informations quant à la composition de cet organe, au calendrier du processus en question et aux modalités pertinentes. Elle exhorte le Gouvernement à publier des renseignements sur le processus de rédaction de la constitution, à rendre le processus inclusif en invitant le public à y participer et à y associer les principaux groupes intéressés, dont les femmes. La Rapporteuse spéciale recommande au Gouvernement érythréen de faire d’urgence de la rédaction d’une nouvelle constitution une priorité et d’appliquer la Constitution de 1997 à titre provisoire.

36.La Rapporteuse spéciale constate que l’Érythrée ne dispose pas d’une justice indépendante pour assurer la protection et le respect des droits fondamentaux ni d’un système de défense publique opérationnel. Comme on l’a vu plus haut, le droit au respect élémentaire des formes régulières est systématiquement enfreint. Pour rétablir les fondements de l’état de droit, restaurer la confiance dans les institutions judiciaires et améliorer l’accès à la justice, la Rapporteuse spéciale invite les autorités à renforcer la formation au droit. En particulier, elle les invite à rouvrir une faculté de droit et à créer un institut de formation judiciaire. Elle invite également les autorités à assurer une formation sur les droits de l’homme afin de renforcer les capacités des policiers, des procureurs, des magistrats, des juristes et des chefs traditionnels de façon à promouvoir et à protéger l’exercice de ces droits.

37.La Rapporteuse spéciale constate qu’en 2015, les autorités érythréennes ont publié le Code civil, le Code pénal, le Code de procédure civile et le Code de procédure pénale. Néanmoins, ces codes ont été promulgués dans un vide constitutionnel et en l’absence d’une assemblée nationale. Bien que les autorités soutiennent que les nouveaux codes sont entrés en vigueur, on ne sait pas dans quelle mesure ils sont appliqués, et il semble que des lois de transition antérieures soient toujours en vigueur.

38.Enfin, la Rapporteuse spéciale constate que l’Érythrée ne dispose pas d’une institution nationale chargée de surveiller la situation des droits de l’homme dans le pays. Elle invite le Gouvernement à créer un organisme national des droits de l’homme indépendant conformément aux Principes concernant le statut des institutions nationales pour la promotion et la protection des droits de l’homme (Principes de Paris), disposant de compétences étendues dans le domaine des droits de l’homme et d’effectifs et de ressources financières suffisants pour promouvoir et protéger les droits de l’homme dans le pays.

D.Renforcer le respect de la liberté de religion et de conviction

39.Pendant la période considérée, la Rapporteuse spéciale a continué de recevoir des informations faisant état de graves restrictions à la liberté de religion et de conviction en Érythrée. L’État reconnaît seulement quatre groupes religieux − les coptes orthodoxes, les catholiques romains, les luthériens évangéliques et les musulmans sunnites − et les membres d’autres confessions non enregistrées ne sont pas autorisés à pratiquer librement leur foi ou à prendre part à des rassemblements religieux. Les communautés chrétiennes évangéliques et pentecôtistes continuent de se heurter à de graves restrictions à la pratique de leur foi. Des fidèles des groupes enregistrés et non enregistrés sont arrêtés et détenus arbitrairement en raison de leurs convictions religieuses. Plusieurs membres de groupes religieux sont décédés en détention récemment.

40.Les Témoins de Jéhovah se heurtent à de graves persécutions, dont le déni de citoyenneté et de documents de voyage, en raison de leur neutralité politique et de leur objection de conscience au service militaire. À l’heure actuelle, 53 membres de cette congrégation sont détenus à la prison de Mai Serwa, dans la banlieue d’Asmara. Parmi eux figurent 11 femmes, ainsi que 15 hommes âgés de plus de 60 ans. Depuis juin 2018, ces détenus n’ont pas été autorisés à recevoir de visites de membres de leur famille. Trois hommes, Paulos Eyasu, Negede Teklemariam et Isaac Mogos, sont en prison depuis plus de vingt-quatre ans sans avoir été inculpés ou jugés, et 10 autres sont en détention depuis plus de dix ans. Certains membres de cette congrégation ont fui l’Érythrée et ceux qui sont restés dans le pays doivent pratiquer leur foi dans le secret. À l’instar de bien d’autres détenus érythréens, les Témoins de Jéhovah emprisonnés n’ont pas de recours juridique et donc ne peuvent pas contester leur détention indéfinie. La Rapporteuse spéciale exhorte le Gouvernement érythréen à engager un dialogue avec cette congrégation et à libérer ceux de ces membres qui sont emprisonnés. Elle exhorte aussi le Gouvernement à proposer aux membres de cette congrégation une forme de service civil qui soit compatible avec leurs convictions religieuses.

41.Les responsables des religions enregistrées sont aussi exposés à l’arrestation arbitraire et à la détention prolongée. Ainsi, le Patriarche de l’Église orthodoxe érythréenne, Abune Antonios, qui est âgé de plus de 90 ans, est assigné à résidence depuis 2007, après s’être opposé à l’ingérence de l’État dans son église et avoir demandé la libération des prêtres orthodoxes incarcérés. En juillet 2017, il a été emmené sous escorte à la cathédrale Enda Mariam d’Asmara pendant un service liturgique, et est en détention depuis lors. Quarante religieux et érudits musulmans saho sont détenus arbitrairement depuis 2008. Comme il est indiqué au paragraphe 54 ci-après, des responsables locaux de l’école islamique Al Diaa d’Asmara ont été arrêtés en octobre 2017, après avoir protesté contre l’ingérence de l’État dans les affaires de l’école et ses tentatives d’interdire l’enseignement religieux. Deux notables âgés de cette communauté musulmane sont décédés depuis en détention.

42.En juillet 2018, 35 chrétiens (11 femmes et 24 hommes) ont été libérés sous caution de la prison de Mai Serwa. Ils y étaient détenus pour appartenance à des confessions chrétiennes non enregistrées.

43.La Rapporteuse spéciale rappelle que le droit à la liberté de religion est consacré par l’article 18 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, auquel l’Érythrée est partie. Elle invite le Gouvernement à permettre aux érythréens d’exercer leur droit à la liberté de religion et à libérer les personnes incarcérées pour leurs convictions religieuses.

44.En libérant immédiatement les personnes emprisonnées pour avoir pratiqué leur foi, l’Érythrée montrera qu’elle est résolue à respecter ses obligations internationales relatives aux droits de l’homme.

E.Lutter contre la violence sexiste et promouvoir les droits des femmes et l’égalité des sexes

45.La Rapporteuse spéciale prend note des mesures prises par le Gouvernement pour remédier à la violence sexiste. Elle salue ses mesures visant à interdire des pratiques néfastes comme les mutilations génitales féminines, et à mettre fin aux mariages d’enfants. Elle note cependant que la discrimination et la violence à l’égard des femmes restent largement répandues en Érythrée. Elle souligne que l’Érythrée ne dispose pas d’un cadre systématique pour traiter la violence à l’égard des femmes, qui comporte des dispositions pénales répondant à toutes les formes de violence sexuelle et sexiste et offre des recours juridiques appropriés aux victimes. Elle constate également que le Gouvernement n’a pas encore adopté de plan d’action national pour donner suite à la résolution 1325 (2000) du Conseil de sécurité. La Rapporteuse spéciale constate en outre que le Code pénal de 2015 interdit les relations entre personnes de même sexe, ce qui ne respecte pas et ne protège pas les droits des personnes de diverses orientations sexuelles, identités de genre ou expressions de genre. La Rapporteuse spéciale invite le Gouvernement à adopter une politique globale et une législation appropriée pour incriminer toutes les formes de violence à l’égard des femmes et y mettre fin et promouvoir l’égalité des sexes.

46.La Rapporteuse spéciale déplore que les femmes et les filles érythréennes continuent d’être exposées à la traite des personnes et à l’exploitation sexuelle, en particulier par des réseaux dirigés par des Érythréens agissant dans le pays et à l’étranger. La Rapporteuse spéciale note que si l’Érythrée a ratifié le Protocole additionnel à la Convention des Nations Unies contre la criminalité transnationale organisée visant à prévenir, réprimer et punir la traite des personnes, en particulier des femmes et des enfants, ses autorités n’ont pas encore mis en place de cadre juridique approprié et de politique globale pour remédier à la traite des personnes. Elle invite le Gouvernement : à poursuivre l’action qu’il mène pour lutter contre la traite des personnes en renforçant la coopération avec les autorités des États voisins ; à prendre des mesures pour mener des enquêtes et poursuivre les auteurs ; et à élaborer une législation contre la traite qui protège véritablement les droits des victimes.

47.La Rapporteuse spéciale a été informée au sujet des obstacles auxquels les femmes et les filles continuent de se heurter pour accéder à la justice. Elle s’inquiète que des mesures ne soient pas prises pour garantir l’indépendance et l’absence de sexisme du pouvoir judiciaire. D’après les renseignements reçus, les détenues se heurtent à différentes formes de violence sexiste et les règles régissant le traitement et la protection des détenues présentent des lacunes, en particulier pour ce qui est de l’accès aux soins de santé, des conditions de détention et du traitement humain. La Rapporteuse spéciale a reçu des témoignages selon lesquels les détenues risquent de subir des viols, des violences sexuelles et des humiliations, en particulier de la part des gardiens. Elle invite le Gouvernement à élaborer une politique globale pour supprimer les obstacles à la justice, garantir des recours appropriés et prévoir un accès à l’aide juridictionnelle pour les femmes. Elle invite aussi le Gouvernement à prendre des mesures pour appliquer les Règles des Nations Unies concernant le traitement des détenues et l’imposition de mesures non privatives de liberté aux délinquantes (Règles de Bangkok).

48.La Rapporteuse spéciale prend note des efforts accomplis par le Gouvernement pour accroître la participation des femmes à tous les aspects de la vie publique et promouvoir la parité des sexes. Elle constate cependant que les femmes sont absentes des initiatives actuelles du Gouvernement pour promouvoir la paix et de la sécurité régionales. Les femmes restent sous-représentées aux postes ministériels de haut niveau, aux grades supérieurs de l’armée et dans le système judiciaire. Seules les femmes qui partagent la ligne du Front populaire pour la démocratie et la justice actuellement au pouvoir sont nommées à des postes dans l’administration, et les femmes ne sont pas autorisées à s’organiser de manière indépendante pour défendre leurs intérêts ou pour former des organisations locales non agrées par les autorités ou en être membres. Compte tenu des éléments soulignés précédemment au paragraphe 29, la Rapporteuse spéciale attire aussi l’attention sur l’incidence néfaste du service militaire/national sur la vie des femmes et des filles, en particulier s’agissant de leur accès à l’éducation et à des emplois dignes et de leur exposition à la violence et au mariage précoce.

49.La participation des femmes aux activités économiques peut être décisive pour stimuler la productivité et la croissance économique de l’Érythrée. La Rapporteuse spéciale prend note du soutien apporté par le Gouvernement aux entrepreneuses pour les aider à développer et maintenir leur activité. Elle invite le Gouvernement à renforcer la participation des femmes aux activités économiques en atténuant les obstacles juridiques à leur participation, dont les frais d’autorisation onéreux demandés aux entreprises et la limitation des retraits mensuels en espèces. Elle souligne que si des textes réglementaires internes garantissent les droits des femmes en matière d’héritage et d’accès à la terre, l’égalité de traitement n’est pas garantie aux femmes en pratique pour les questions d’héritage et les droits de propriété dans certaines localités, en particulier après le mariage. La Rapporteuse spéciale rappelle que favoriser l’émancipation économique des femmes peut stimuler la productivité et réduire les inégalités de revenus.

F.Renforcer le respect des droits des minorités ethniques

50.La Rapporteuse spéciale continue de recevoir des informations selon lesquelles des groupes ethniques minoritaires d’Érythrée sont en butte à la discrimination, à l’exclusion et au déni de leurs droits fondamentaux, et sont exposés à la violence. Elle note que certains groupes minoritaires, dont les groupes ethniques Afar et Kunama, sont exclus des efforts menés par le Gouvernement pour atténuer la pauvreté et parvenir au développement économique.

51.D’après les renseignements reçus, la situation de la population afar des régions côtières de l’Érythrée reste précaire. Depuis la création de la base des Émirats arabes unis à Assab, les droits des Afar à mener leurs activités de subsistance traditionnelles, dont la production de sel et la pêche, ont été sérieusement diminués. En outre, les projets en cours de réaménagement du port d’Assab et de développement des infrastructures routières de la région ont des conséquences pour les terres ancestrales de ce groupe. Comme les autorités ne reconnaissent pas les droits fonciers des Afar, ces projets, d’après certaines informations, seraient réalisés sans y associer les Afar ni les consulter. En outre, la Rapporteuse spéciale a été informée par diverses sources d’agressions contre des pêcheurs afar dans les eaux côtières de l’Érythrée. Au cours de différents incidents survenus entre octobre 2016 et août 2018, au moins 10 pêcheurs afar auraient été tués et plusieurs autres auraient été blessés après que des hélicoptères des Émirats arabes unis eurent tiré sur leurs bateaux en mer. Lors d’un incident survenu en février 2018, 10 pêcheurs de Bori, à proximité de Massawa, ont disparu en mer. Début février 2019, trois pêcheurs de Makkaka, près d’Assab, auraient disparu en mer et, en mars, des proches auraient trouvé en mer les corps de deux autres pêcheurs. Les Érythréens afar sont nombreux à avoir quitté le pays depuis plusieurs années. Quelque 20 000 d’entre eux vivent comme réfugiés en Éthiopie.

52.La Rapporteuse spéciale exhorte le Gouvernement à promouvoir les droits des minorités ethniques, y compris par des politiques de développement équitable et d’inclusion sociale. Elle invite le Gouvernement à veiller au respect des droits des minorités ethniques en garantissant leur participation à la prise des décisions qui les concernent et leur intégration dans les stratégies de développement économique et de réduction de la pauvreté.

G.Promotion de la liberté de réunion et d’association pacifiques

53.La Rapporteuse spéciale se déclare préoccupée par les restrictions imposées par les autorités érythréennes à la liberté de réunion et d’association pacifiques des défenseurs des droits de l’homme et des organisations de la société civile. Le Gouvernement affirme que les organisations de la société civile exercent librement leurs activités en Érythrée. Dans la pratique cependant, la réglementation en vigueur limitent les activités des organisations de la société civile et des organisations de secours d’urgence et de relèvement. Les organisations de la société civile peuvent seulement exécuter des projets en partenariat avec les ministères et seules celles qui partagent la ligne du Gouvernement sont autorisées à exercer leurs activités. Le seul parti politique reconnu juridiquement est le Front populaire pour la démocratie et la justice.

54.Les acteurs de la société civile qui expriment leur désaccord sont soumis à des arrestations arbitraires, des mauvais traitements et des périodes de détention prolongées. C’est ainsi qu’en octobre 2017, les forces de sécurité ont arrêté les membres du conseil d’administration et les responsables de l’école islamique Al Diaa d’Asmara après qu’ils eurent protesté contre la décision du Gouvernement de prendre le contrôle de l’école. En janvier 2019, un des membres du conseil d’administration, Haji Ibrahim Younis, septuagénaire, est décédé en prison. Il était détenu arbitrairement, sans avoir été inculpé, à la prison de Mai Serwa. Son décès a suivi celui de Haji Musa Mohamednu, le président de l’école, âgé de 93 ans, qui est mort en détention en mars 2018. La Rapporteuse spéciale garde à l’examen des informations selon lesquelles plusieurs parents et élèves de l’école se trouvent encore à la prison d’Adi Abeito, ayant été arrêtés pour avoir pris part au cortège funèbre de Haji Musa Mohamednur. La Rapporteuse spéciale est d’avis que toutes les personnes qui se trouvent en détention ont droit à une procédure régulière, que les décès en détention doivent donner lieu rapidement à une enquête et que les familles des personnes décédées en détention doivent être informées de la cause du décès.

55.La Rapporteuse spéciale exhorte le Gouvernement érythréen à ménager et préserver un espace à la société civile, en particulier aux organisations qui défendent la liberté d’opinion et d’expression et la protection des droits de l’homme. Elle exhorte aussi le Gouvernement à soutenir la diversité de la société civile et à empêcher les menaces, les agressions, les arrestations arbitraires, les placements en détention et toute autre forme de représailles. Elle rappelle qu’instaurer et maintenir un environnement dans lequel la société civile peut agir sans entrave et en toute sécurité aidera l’État à s’acquitter de ses obligations et engagements internationaux actuels en matière de droits de l’homme.

H.Promotion de la liberté d’expression et de presse

56.La Rapporteuse spéciale demeure préoccupée par les informations faisant état de graves restrictions à l’exercice de la liberté d’expression et de presse. Elle constate que le Gouvernement est en mesure de censurer l’ensemble des médias de masse, de fixer des exigences draconiennes à l’obtention d’une autorisation d’émettre et d’imposer des contenus. De plus, les dispositions pénales qui régissent la diffamation sont utilisées pour restreindre la liberté d’expression et la liberté des médias et portent atteinte au droit des citoyens d’exprimer leur opinion. Les seuls organes de presse autorisés en Érythrée sont la chaîne de télévision et les journaux d’État, qui sont surveillés de près. Il a été mis fin aux activités de la presse privée en 2001. En Érythrée, seule une petite partie de la population a accès à Internet. Quelques chaînes de télévision privées par satellite ont récemment commencé à émettre en Érythrée depuis l’étranger, ce qui permet à ceux qui possèdent une parabole de suivre l’évolution de l’actualité dans d’autres pays.

57.D’après diverses sources, au moins 16 journalistes sont en détention en Érythrée. Dawit Isaak, ressortissant érythréen et suédois, arrêté à Asmara le 23 septembre 2001 pendant une vague de répression de la presse indépendante menée par le Gouvernement au cours de laquelle d’autres journalistes ont été arrêtés, est détenu au secret depuis lors. Dans une décision de 2016, la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples a considéré que l’Érythrée devait libérer ou juger rapidement les journalistes détenus depuis septembre 2001, leur accorder un accès immédiat à leur famille et à leurs avocats, et garantir le paiement de l’indemnisation des détenus. Le Gouvernement érythréen n’a pas encore donné suite à cette décision.

58.La Rapporteuse spéciale a reçu plusieurs témoignages concernant les restrictions imposées aux journalistes et les violences qu’ils subissent en détention. Une journaliste a raconté qu’elle avait été détenue pendant près de six ans à la prison de Mai Serwa. Des agents de sécurité l’ont arrêtée, ainsi que 25 collègues, en février 2009, après que la station de radio où elle travaillait eut été fermée. Au cours de sa détention, elle a été mise à l’isolement à plusieurs reprises, battue et torturée. Sous la torture, elle a été interrogée sur ses liens avec les organes de presse éthiopiens. Elle a séjourné plusieurs mois dans un hôpital local, en raison des mauvais traitements qu’elle avait subis, avant de retourner en prison. Elle a finalement été libérée en 2015. Ses collègues auraient également été libérés.

59.La Rapporteuse spéciale invite le Gouvernement à mettre un terme au harcèlement, à l’arrestation et à la détention de personnes au seul motif qu’elles expriment leur opinion, y compris critiquent le Gouvernement, et à libérer immédiatement toutes les personnes détenues pour avoir exercé leur droit à la liberté d’opinion. Elle exhorte aussi le Gouvernement à permette aux journalistes aux autres employés des médias, y compris à des services privés, de mener leurs activités en toute liberté et indépendance dans le pays.

I.Règlement de la situation des prisonniers de guerre djiboutiens en Érythrée

60.La Rapporteuse spéciale se déclare préoccupée par la situation des treize derniers prisonniers de guerre djiboutiens en Érythrée dont on est sans nouvelles depuis le 12 juin 2008. Le Conseil de sécurité et le Conseil des droits de l’homme ont soulevé ce problème à maintes reprises. Les familles attendent depuis plus de dix ans de connaître le sort de ces prisonniers. La Rapporteuse spéciale fait observer que le Secrétaire général a proposé ses bons offices pour régler les problèmes en suspens entre l’Érythrée et Djibouti, dont le sort des prisonniers djiboutiens disparus au combat (S/2019/154).

61.Dans une lettre datée du 3 mai 2019 (voir paragraphe 16 ci-dessus), la Mission permanente de l’Érythrée auprès de l’Office des Nations Unies à Genève et d’autres organisations sises à Genève a fait savoir qu’aucun prisonnier de guerre djiboutien ne se trouvait en détention en Érythrée, que l’Érythrée ignorait le sort des personnes susmentionnées et que tous les prisonniers de guerre djiboutiens avaient été libérés en mars 2016. La Rapporteuse spéciale fait observer que cette lettre ne répond pas aux préoccupations concernant les prisonniers de guerre djiboutiens disparus et invite le Gouvernement à mener une enquête sur cette affaire et à faire part de ce qu’il en ressortira.

J.Amélioration de la liberté de circulation et de l’accès dont jouissent les organismes internationaux qui opèrent en Érythrée

62.La Rapporteuse spéciale fait observer que les déplacements du personnel des organismes humanitaires internationaux et des organismes des Nations Unies sont toujours soumis à restriction en Érythrée. L’ensemble des travailleurs humanitaires internationaux, membres du personnel des Nations Unies, diplomates et étrangers sont toujours tenus de demander aux autorités l’autorisation de sortir d’un rayon de 25 kilomètres autour du centre de la ville d’Asmara. Ces restrictions en matière de circulation et d’accès empêchent les organismes internationaux de s’acquitter de leur mandat.

63.La Rapporteuse spéciale fait observer que l’Érythrée peut bénéficier d’une assistance technique renforcée de la part des organismes humanitaires internationaux et des institutions spécialisées des Nations Unies, dont le HCDH. Différents partenaires internationaux et organisations internationales s’emploient à renforcer leur coopération technique avec le Gouvernement érythréen en vue de promouvoir le développement et de consolider les institutions nationales. Pour parvenir à des progrès et à un développement durables, y compris dans le domaine des droits de l’homme, les autorités érythréennes doivent instaurer les conditions voulues pour que les institutions, les donateurs et les autres partenaires internationaux puissent exercer leurs activités dans le pays et disposent sans restriction de la liberté de circulation et d’accès.

VI.Situation des migrants et des réfugiés érythréens

A.Migrants et réfugiés en déplacement

64.Au cours de la période considérée, les Érythréens ont continué de fuir le pays. L’ouverture de la frontière entre l’Érythrée et l’Éthiopie en septembre 2018 a entraîné une augmentation massive du nombre de migrants et de réfugiés érythréens se rendant en Éthiopie. Entre septembre et décembre 2018, quelque 45 000 réfugiés érythréens se seraient rendus en Éthiopie, essentiellement dans la région du Tigré. D’après les estimations, le nombre réel de départs au cours de cette période serait plus important, beaucoup d’Érythréens s’étant rendus directement dans plusieurs villes éthiopiennes sans s’enregistrer auprès des autorités de contrôle aux frontières ou des autorités chargées des réfugiés. La majeure partie des réfugiés pendant cette période ont été des femmes et des enfants, dont bon nombre cherchaient à rejoindre leurs proches vivant à l’étranger. Il y a eu un nombre élevé de mineurs non accompagnés ou séparés de leur famille parmi les personnes qui ont fui le pays.

65.Fin décembre 2018, les autorités érythréennes ont rétabli, pour les Érythréens, l’obligation d’obtenir une autorisation de sortie. La Rapporteuse spéciale craint que cette décision ne pousse les Érythréens qui n’obtiennent pas de visa de sortie à se tourner vers les réseaux de trafiquants, s’exposant ainsi à la traite, à l’exploitation et aux violences.

66.D’après différentes sources, en février et mars 2019, entre 250 et 300 personnes ont en moyenne traversé chaque jour la frontière entre l’Éthiopie et l’Érythrée. D’après les renseignements reçus, environ 30 % des personnes ayant traversé la frontière à cette période étaient des conscrits du service national/militaire. Nombre de ceux qui tentent de traverser la frontière sans visa de sortie comptent sur des « accompagnateurs » ou des trafiquants pour éviter la police des frontières et les postes-frontières officiels.

67.L’Éthiopie mène une politique de la porte ouverte à l’égard des réfugiés. La Rapporteuse spéciale accueille avec satisfaction le fait qu’en février 2019 l’Éthiopie a adopté une nouvelle proclamation relative aux réfugiés qui renforce les droits des réfugiés dans le pays et facilite leur intégration sur place. Ces nouvelles dispositions visent notamment à élargir la politique « hors camp » en permettant aux réfugiés d’obtenir des permis de travail et des licences commerciales, d’avoir accès à la terre, de suivre des études et de vivre en dehors des camps. Fin décembre 2018, l’Éthiopie accueillait environ 173 000 réfugiés érythréens.

68.Fin janvier 2019, le Soudan a annoncé qu’il rouvrait sa frontière avec l’Érythrée. Les Érythréens qui souhaitent se rendre au Soudan doivent néanmoins toujours obtenir une autorisation de sortie. Des migrants et des réfugiés ont continué d’affluer au Soudan pendant la période considérée ; leur nombre a cependant diminué. D’après les renseignements que la Rapporteuse spéciale a reçus, les réseaux de trafiquants restent bien présents le long de la frontière entre l’Érythrée et le Soudan. En novembre 2018, les autorités soudanaises ont dit qu’une force conjointe avait libéré plus de 80 Érythréens victimes de traite dans la partie orientale de l’État de Kassala, dont une cinquantaine de femmes, qui étaient détenus depuis plusieurs semaines et victimes de violences et d’extorsion.

69.La Rapporteuse spéciale demeure vivement préoccupée par la situation des migrants et réfugiés érythréens bloqués en Libye. Dans un rapport conjoint publié en décembre 2018, la Mission d’appui des Nations Unies en Libye et le HCDH ont décrit les conditions de vie dramatiques des migrants et des réfugiés qui sont en transit en Libye ou qui y séjournent, ainsi que les atrocités inimaginables qu’ils subissent, en particulier en captivité. Après les affrontements survenus près de Tripoli début avril 2019, nombre de réfugiés et de migrants se sont retrouvés pris au piège dans des centres de détention, sans nourriture ni eau ni produits de base. Des organismes humanitaires ont fait le nécessaire pour les réinstaller en urgence loin des zones de combat actif.

70.Au cours de la période considérée, la Rapporteuse spéciale a reçu le témoignage d’Érythréens prisonniers de différents groupes et milices armés en Libye d’après lequel ils seraient astreints au travail forcé, torturés et battus. Elle a également pris connaissance du cas de femmes et de filles érythréennes que des éléments armés exploitaient sexuellement ou forçaient à se prostituer. Certaines ont eu des enfants nés à la suite d’un viol. Plusieurs sources ont indiqué que les garçons et les filles non accompagnés qui traversaient la Libye étaient très exposés à la violence et à l’exploitation sexuelles auxquelles se livraient différents acteurs armés, en particulier quand ces enfants se trouvaient en détention.

71.Les Érythréens risquent également d’être enlevés par des trafiquants et des éléments armés qui les torturent pour extorquer de l’argent à leurs proches ou qui les vendent à d’autres groupes. Cette pratique, devenue systématique, a été attestée, ces dernières années, dans plusieurs pays du Sahel. Les trafiquants et les éléments armés se jettent sur les migrants et les réfugiés érythréens parce qu’ils comptent obtenir de fortes rançons via les réseaux de la diaspora. La Rapporteuse spéciale a pris connaissance de cas récents où des réseaux de trafiquants en Libye avaient envoyé des demandes de rançon à des familles érythréennes vivant en Europe occidentale contre la libération de leurs proches. Certaines familles ont dû payer des sommes importantes à plusieurs reprises avant que leurs proches ne soient libérés. Fait nouveau positif, en juin 2018, pour la première fois, le Conseil de sécurité et l’Union européenne ont imposé des sanctions à six trafiquants d’êtres humains en Libye, dont deux Érythréens.

72.Le conflit en cours en Libye et les interceptions de migrants et de réfugiés auxquelles les garde-côtes libyens procèdent en Méditerranée ont entraîné une forte diminution du nombre de ceux qui empruntent la route de la Méditerranée centrale pour gagner l’Europe. Les Érythréens continuent néanmoins de vivre des situations qui mettent leur vie en danger lorsqu’ils essaient de trouver refuge dans des pays tiers. D’après les renseignements reçus, les migrants et réfugiés érythréens empruntent d’autres routes pour gagner la Grèce (via la Turquie) ou le sud de l’Europe (via l’Algérie et la Tunisie). D’autres sont partis vers le sud et ont traversé l’Éthiopie avant d’arriver au Kenya et en Ouganda.

B.Politiques d’asile applicables aux demandeurs d’asile érythréens

73.La Rapporteuse spéciale est préoccupée par le fait que certains États durcissent la réglementation en matière d’asile qui s’applique aux Érythréens. Dans des rapports précédents, la Rapporteuse spéciale avait signalé que plusieurs pays avaient modifié leurs politiques de protection des demandeurs d’asile érythréens (par exemple, A/HRC/35/39, paragraphes 39 et 40, et A/HRC/38/50, paragraphes 99 à 104).

74.L’Érythrée fait partie des principaux pays d’origine des demandeurs d’asile en Suisse. Ces dernières années, les autorités suisses chargées de la migration ont durci les critères d’admission à la protection accordée aux demandeurs d’asile érythréens. En janvier 2017, le Tribunal administratif fédéral suisse a statué que le fait de quitter clandestinement l’Érythrée ne pouvait plus justifier en soi l’octroi du statut de réfugié et que d’autres facteurs devaient intervenir. Cette approche plus restrictive a été confirmée en août 2017 par un arrêt dans lequel le Tribunal a conclu que les Érythréens qui avaient effectué le service national érythréen ne courraient pas nécessairement le risque d’être rappelés ou sanctionnés s’ils retournaient dans leur pays. En juillet 2018, le Tribunal a statué qu’être contraint à la conscription militaire dès son retour en Érythrée ne constituait pas en soi un motif suffisant pour obtenir l’asile. Depuis début 2018, le Secrétariat d’État aux migrations réexamine l’admission temporaire d’Érythréens ; depuis septembre 2018, des permis d’admission provisoire ont été annulés dans 9 % des 250 cas examinés. Le Secrétariat d’État aux migrations prévoit de réexaminer 2 800 autres cas d’ici mi-2019. La Rapporteuse spéciale fait observer que l’annulation de permis d’admission provisoire a des conséquences graves, les personnes concernées perdant le droit de travailler, d’étudier ou de bénéficier de l’aide sociale. Cette situation limite donc leurs moyens de subsistance. S’ils rentrent en Érythrée, nombre d’entre eux risquent d’être arrêtés, harcelés ou victimes de violences. En décembre 2018, lorsqu’il a examiné la situation d’un demandeur d’asile érythréen en Suisse, le Comité contre la torture a conclu que le renvoi du requérant en Érythrée constituerait une violation de l’article 3 de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants.

VII.Conclusions et critères pour l’évaluation des progrès accomplis en ce qui concerne la situation des droits de l’homme

75.La dynamique positive en faveur de la paix et de la sécurité dans la région a suscité des attentes au sein de la communauté internationale, ainsi qu’en Érythrée, quant à l’engagement de vastes réformes politiques et institutionnelles par le Gouvernement érythréen. Cependant, comme décrit dans le présent rapport, des préoccupations importantes subsistent dans le domaine des droits de l’homme. La paix ouvre de larges possibilités ; les autorités érythréennes devraient tirer parti de leur nouvel engagement dans la région pour mettre en place les réformes nationales dont le pays a grand besoin. Le peuple érythréen devrait être le premier à bénéficier des retombées de la paix.

76.Dans sa résolution 38/15, le Conseil des droits de l’homme a invité la Rapporteuse spéciale à établir des critères pour l’évaluation des progrès accomplis en ce qui concerne la situation des droits de l’homme et un plan d’action assorti de délais pour leur mise en œuvre. La Rapporteuse spéciale croit comprendre que ces critères sont les normes minimales en matière de droits de l’homme nécessaires pour répondre aux préoccupations relatives aux droits de l’homme en Érythrée. Elle a mené des consultations approfondies pour les élaborer et pris note des recommandations que différents organes et mécanismes des Nations Unies chargés des droits de l’homme avaient déjà formulées. Elle considère que ces critères devraient se traduire par des politiques et des mesures qui définissent et facilitent la réalisation des droits de l’homme en Érythrée. À cette fin, elle a inclus des indicateurs de progrès dans la liste ci-après. Elle fait observer que cette liste ne vise pas l’exhaustivité et invite le Gouvernement à élaborer d’autres critères qu’il juge nécessaires pour améliorer la situation dans le domaine des droits de l’homme.

77.Sur la base des conclusions et recommandations figurant dans le présent rapport, et vu les normes et principes internationaux relatifs aux droits de l’homme, ces cinq critères et les indicateurs y relatifs ci-après sont nécessaires pour parvenir à améliorer effectivement et durablement la situation en matière de droits de l’homme.

78. Critère n o 1  : amélioration de la promotion de l’état de droit et renforcement de la justice et des institutions chargées de l’applica tion des lois (voir paragraphes  23 à 25, 35 à 38 et 61 ci-dessus). Les indicateurs ci-après y sont associés  :

a) Libération des prisonniers politiques, des prisonniers d’opinion et des personnes illégalement et arbitrairement détenues  ;

b) Progrès dans la protection des droits civils et politiques, y compris grâce à l’établissement de bases solides pour des services de police démocratiques à même d’assurer le maintien de l’ordre  ;

c) Lancement d’un processus participatif d’élaboration de la constitution et mise en place de réformes juridiques visant à garantir l’exercice des droits civils et politiques  ;

d) État d’avancement de la mise en place des institutions démocratiques assurant l’état de droit, y compris d’une institution nationale des droits de l’homme, d’une faculté de droit et d’une école de la magistrature, et progrès dans l’accès de tous à la justice  ;

e) Mesures prises pour rétablir une Assemblée nationale.

79. Critère n o 2  : preuve de l’engagement en faveur de la mise en place de réformes du service natio nal/militaire (voir paragraphes  31 et 32 ci-dessus). Les indicateurs ci ‑ après y sont associés :

a) Réduction de la durée du service national/militaire à dix-huit mois  ;

b) Élaboration d’un plan pluriannuel visant à démobiliser progressivement les conscrits, à promouvoir la création d’emplois et à instaurer des conditions de travail justes.

80. Critère n o 3  : efforts importants déployés pour garantir la liberté de religion, d’association, d’expression et de presse, ainsi que pour mettre un terme à la discrimination religieus e et ethnique (voir paragraphes  4 0, 43 et 44, 48, 52, 55 et 59 ci ‑ dessus). Les indicateurs ci-après y sont associés  :

a) Libération de journalistes et de militants de la société civile emprisonnés, ainsi que des personnes incarcérées à cause de leur foi  ;

b) Amélioration des conditions d’activité des défenseurs des droits de l’homme, des membres de l’opposition politique, des journalistes et des acteurs de la société civile, et création d’un espace pour la société civile  ;

c) Création d’organisations de la société civile, religieuses et politiques indépendantes  ;

d) Délivrance d’autorisations d’émettre aux chaînes de radio et de télévision privées  ;

e) Élaboration de principes directeurs afin de parvenir à l’épanouissement et à l’inclusion sociale des minorités ethniques, sur la base de l’égalité avec les autres, en particulier dans l’optique du développement économique et de la réduction de la pauvreté.

81. Critère n o 4  : preuve de l’engagement en faveur de la lutte contre toutes les formes de violence fondée sur le genre et de la promotion des droits des femmes et de l’égalité femmes-hommes (voir paragraphes  45 à 49 ci-dessus). Les indicateurs ci ‑ après y sont associés  :

a) Adoption d’une politique et d’une législation complètes visant à combattre toutes les formes de violence fondée sur le genre  ;

b) Adoption d’un plan d’action national visant à mettre en œuvre la résolution 1325 (2000) du Conseil de sécurité  ;

c) Progrès accomplis dans le cadre de l’action menée en vue de veiller à ce que les femmes participent pleinement et effectivement aux fonctions de direction à tous les niveaux de décision, dans la vie politique, économique et publique, et y accèdent sur un pied d’égalité.

82. Critère n o 5  : renforcement de la coopération avec les organes de l’ONU chargés des droits de l’homme, les organismes internationaux et la Commission africaine des droits de l’homme e t des peuples (voir paragraphes  14 et 63 ci-dessus). Les indicateurs ci-après y sont associés  :

a) Levée des restrictions imposées aux déplacements et à l’accès pour les organismes internationaux présents dans le pays  ;

b) Invitation permanente à effectuer une visite de pays adressée aux titulaires de mandat au titre d’une procédure spéciale du Conseil des droits de l’homme et aux membres de la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples  ;

c) Élaboration d’un plan de coopération technique pluriannuel avec le HCDH .

83.Dans son rapport, la Rapporteuse spéciale a formulé plusieurs recommandations invitant le Gouvernement érythréen à prendre immédiatement les mesures nécessaires pour susciter la confiance autour de l’engagement qu’il a publiquement pris en faveur de la promotion et de la protection des droits de l’homme. Ces recommandations portent notamment sur la libération de toutes les personnes détenues arbitrairement et illégalement, ainsi que sur la levée des restrictions imposées en matière de circulation et d’accès aux organismes internationaux qui opèrent ou souhaitent opérer en Érythrée. La Rapporteuse spéciale a également mis en évidence des domaines dans lesquels les consultations, la coopération technique, l’investissement sur le plan financier et le renforcement des capacités devaient être élargis, dont : la réforme du service national/militaire, le renforcement de l’état de droit, l’élaboration de principes directeurs et d’une réglementation sur le travail appropriés pour les employés du secteur public et du secteur privé, et la mise au point d’un plan national pour réaliser des réformes visant à promouvoir les droits des femmes. Elle exhorte le Gouvernement à engager les travaux pour le règlement de ces questions.

84.Enfin, la Rapporteuse spéciale signale qu’elle entend continuer de suivre les progrès accomplis s’agissant des critères susmentionnés jusqu’à la fin de son mandat et rendra compte oralement sur ces questions à la quarante et unième session du Conseil.