Communication présentée par :

A. H. G. (représenté par un conseil, Carole Simone Dahan) et M. R., sa nièce et tutrice à l’instance

Au nom de :

L’auteur

État partie :

Canada

Date de la communication :

28 août 2011 (date de la lettre initiale)

Références :

Décision prise par le Rapporteur spécial en application de l’article 97 du règlement intérieur, communiquée à l’État partie le 29 août 2011 (non publiée sous forme de document)

Date des constatations :

25 mars 2015

Objet :

Expulsion du Canada vers la Jamaïque

Question(s) de procédure :

Allégations insuffisamment étayées; incompatibilité ratione materiae avec le Pacte

Question(s) de fond :

Droit à un recours utile; droit à la vie; interdiction de la torture et des traitements cruels, inhumains ou dégradants; droit à la liberté et à la sécurité de la personne; droit de toutes les personnes privées de liberté d’être traitées avec humanité et avec le respect de la dignité inhérente à la personne humaine; droit au respect de la vie privée, de la famille et de la réputation; protection de la famille

Article(s) du Pacte:

2 (par. 3), 6 (par. 1), 7, 17 et 23 (par. 1)

Article(s) du Protocole facultatif:

2 et 3

Annexe

Constatations du Comité des droits de l’homme au titre du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques (113e session)

concernant la

Communication no 2091/2011 *

Présentée par:

A. H. G. (représenté par un conseil, Carole Simone Dahan) et M. R., sa nièce et tutrice à l’instance

Au nom de:

L’auteur

État partie:

Canada

Date de la communication:

28 août 2011 (date de la lettre initiale)

Le Comité des droits de l’homme, institué en vertu de l’article 28 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Réuni le 25 mars 2015,

Ayant achevé l’examen de la communication no 2091/2011, présentée au nom de A. H. G. en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Ayant tenu compte de toutes les informations écrites qui lui ont été communiquées par l’auteur de la communication et l’État partie,

Adopte ce qui suit :

Constatations au titre du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif

1.1L’auteur de la communication est A. H. G., de nationalité jamaïcaine, né le 27 juillet 1962 à Kingston, qui était sur le point d’être expulsé du Canada vers la Jamaïque quand la communication a été présentée. Il affirme que, s’il l’expulsait, l’État partie violerait les articles 2 (par. 3), 6 (par. 1), 7, 17 et 23 (par. 1) du Pacte. L’auteur est représenté par Carole Simone Dahan.

1.2Le 29 août 2011, en application de l’article 92 de son règlement intérieur, le Comité, agissant par l’intermédiaire de son Rapporteur spécial chargé des nouvelles communications et des mesures provisoires, a demandé à l’État partie de ne pas expulser l’auteur tant que la communication était à l’examen.

1.3Le 29 février 2012, l’État partie a informé le Comité que sa Mission permanente à Genève avait reçu notification de la demande de mesures provisoires du Comité dans la matinée du 29 août 2011 et qu’elle l’avait transmise sans délai aux agents concernés à Ottawa, qui l’avaient reçue à 9 h 36 (heure locale). Cependant, cette demande était parvenue trop tard pour empêcher l’expulsion, car le vol par lequel l’auteur était renvoyé à la Jamaïque devait décoller le même jour à 9 h 25. L’auteur est arrivé à la Jamaïque l’après-midi du 29 août 2011.

Rappel des faits présentés par l’auteur

2.1Étant donné que l’auteur est incapable de comprendre la nature de la procédure judiciaire et de mandater un avocat, M. R., sa nièce, a été désignée comme tutrice à l’instance. Elle a chargé son représentant légal de représenter son oncle dans les procédures internes et dans la procédure devant le Comité.

2.2L’auteur est arrivé au Canada en qualité d’immigrant admis le 27 octobre 1980, à l’âge de 18 ans. En 1993, une schizophrénie paranoïde a été diagnostiquée et il a été hospitalisé au Centre de toxicomanie et de santé mentale à Toronto pendant un an et demi. Par la suite, il a été traité en ambulatoire, sous surveillance. Il souffre aussi de diabète.

2.3Après sa sortie du Centre en 1995, l’auteur a mené une vie indépendante et sans incident jusqu’en 2005. Son comportement délictueux est apparu en 2005, quand il a été expulsé de son appartement et a commencé à vivre dans des foyers. Il lui est devenu difficile de gérer sa schizophrénie et son diabète et d’observer son traitement. Cela s’est traduit par la réapparition des symptômes schizophréniques et par des problèmes avec la justice.

2.4En 2005, l’auteur a été reconnu coupable d’agression armée et d’agression simple et a été condamné à une journée de prison en plus des quatre-vingts jours passés en détention avant jugement. En 2006, il a été reconnu coupable de défaut de comparution. Il a été arrêté par l’Agence des services frontaliers du Canada en mai 2007 et il est resté sous la surveillance des services de l’immigration jusqu’à son expulsion vers la Jamaïque. Après l’enquête tenue le 24 avril 2007, la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a ordonné son expulsion, à la suite de sa condamnation pour agression armée. Un recours contre cette décision a été déposé devant la Section d’appel de l’immigration et rejeté le 31 janvier 2008. Il a été noté que l’auteur avait commis trois agressions en 2005, en l’espace de quelques mois, qu’à partir de 2003, il avait refusé les injections et prenait uniquement des comprimés, et qu’aucun élément médical n’expliquait la détérioration de son état ni ne portait à croire qu’un changement de médicament pourrait stabiliser son état de façon à ce que le risque de récidive soit moindre. La Section d’appel de l’immigration a souligné la gravité de l’infraction et a établi que les perspectives de réadaptation étaient faibles, alors que les risques pour la population étaient élevés. Concernant la famille de l’auteur au Canada, les éléments dont la Section d’appel de l’immigration était saisie montraient que l’auteur était en contact avec l’une de ses sœurs mais n’avait pas vu ses autres frères et sœurs depuis des années. L’auteur avait un fils au Canada, mais ne l’avait pas vu depuis de nombreuses années et ignorait même son nom. La Section d’appel de l’immigration a conclu qu’il n’y aurait pas d’éclatement de la famille si l’auteur était expulsé. L’auteur n’avait donné à la Section d’appel de l’immigration aucune preuve de la gravité des difficultés auxquelles il risquait de devoir faire face s’il était renvoyé à la Jamaïque. La demande d’autorisation de présenter une demande de contrôle judiciaire a été rejetée par la Cour fédérale le 3 juin 2008.

2.5Le 26 février 2008, l’auteur a déposé une demande d’examen des risques avant renvoi, dans laquelle il a fait valoir que sa vie et son bien-être seraient sérieusement menacés s’il était renvoyé à la Jamaïque. Il a souligné, en particulier, qu’il n’avait pas de famille dans ce pays, que les soins de santé mentale y étaient inappropriés, qu’il avait besoin d’un soutien et d’une assistance continus, faute de quoi son état de santé mentale se dégraderait encore, ce qui entraînerait son exclusion et sa marginalisation et, partant, un risque élevé qu’il soit agressé ainsi qu’une probabilité accrue de contacts physiques violents avec la police jamaïcaine. La demande d’examen des risques avant renvoi a été rejetée le 30 avril 2008, car les autorités ont considéré que l’auteur n’était ni un réfugié ni une personne ayant besoin de protection. En conséquence, l’arrêté d’expulsion est devenu exécutoire.

2.6Le 28 novembre 2008, l’auteur a présenté pour rester au Canada une demande pour considérations d’ordre humanitaire, qui a été rejetée le 22 avril 2010 après que la nature et de la gravité des infractions qu’il avait commises aient été évaluées en regard de ses possibilités de réadaptation, ainsi que des facteurs humanitaires pertinents. L’agent chargé du dossier a établi, en particulier, que la rupture avec la famille de l’auteur au Canada serait minime si celui-ci était expulsé, qu’il pouvait recommencer à avoir un comportement dangereux, que le traitement nécessaire était disponible à la Jamaïque et que le Gouvernement canadien avait pris des dispositions pour qu’il soit accueilli à la Jamaïque, notamment pour qu’il reçoive ses médicaments pendant trois mois et qu’il soit placé dans un foyer communautaire pendant trente jours.

2.7Une évaluation psychiatrique datée du 28 septembre 2009 a confirmé que le comportement délictueux de l’auteur était dû à sa maladie mentale, qui, comme l’observance de son traitement, exigeait une surveillance étroite. L’évaluation psychiatrique la plus récente avait été réalisée en octobre 2010, alors que l’auteur ne prenait pas de médicaments. Il avait arrêté son traitement par frustration après le rejet de sa demande pour considérations d’ordre humanitaire en avril 2010. Il avait été établi que l’auteur souffrait de « symptômes psychotiques aigus dus à une schizophrénie non traitée ». Il était également souligné que l’auteur avait bien réagi aux médicaments par le passé et que ce serait sans doute le cas à nouveau s’il était traité pour sa schizophrénie chronique.

2.8Le 18 juillet 2011, la Cour fédérale a rejeté la demande de contrôle judiciaire de la décision de rejet de sa demande pour considérations d’ordre humanitaire, qu’elle a estimée être raisonnable. En conséquence de cette décision négative, la date de l’expulsion de l’auteur du Canada a été fixée au 29 août 2011. Le 23 août 2011, l’auteur a fait une demande de report de son expulsion auprès de l’Agence des services frontaliers du Canada, sur la base d’une nouvelle demande d’examen des risques avant renvoi déposée à la même date. En vertu de l’article 165 de la loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, cependant, une deuxième demande d’examen ou une demande ultérieure n’est pas en soi un obstacle à l’expulsion. La demande de report a donc été rejetée.

2.9L’auteur a ensuite demandé à la Cour fédérale un sursis à exécution de l’arrêté d’expulsion, mais a été débouté le 27 août 2011. Il affirme donc que tous les recours internes disponibles ont été épuisés.

2.10Le 22 août 2011, l’auteur a été informé par l’Agence des services frontaliers du Canada qu’il serait renvoyé à Kingston le 29 août 2011 à 9 h 25, qu’il serait escorté par deux agents de l’Agence qui le conduiraient dans un foyer communautaire, où il pourrait rester trente jours, qu’on lui donnerait des médicaments pour trois mois ainsi que des vêtements neufs et des articles de toilette. Le 28 août 2011, l’auteur a soumis sa communication au Comité, accompagnée d’une demande de mesures provisoires pour empêcher son expulsion, prévue le lendemain.

Teneur de la plainte

3.1L’auteur affirme que, s’il était renvoyé à la Jamaïque, il serait exposé au risque d’être arbitrairement privé de sa vie, en violation de l’article 6 (par. 1) du Pacte, et d’être persécuté et soumis à la torture ou à d’autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, en violation de l’article 7 du Pacte.

3.2Il est bien établi dans la littérature médicale que les personnes atteintes de schizophrénie sont plus susceptibles de devenir victimes de la violence et de la criminalité que de commettre elles-mêmes des actes de violence. D’après un avis médical produit par l’auteur, celui-ci finirait sans abri à la Jamaïque et serait très probablement maltraité ou tué. Dans un rapport de 2011 soumis par le Directeur des Services de la santé mentale et de la prévention et du traitement de l’abus de drogues du Ministère jamaïcain de la santé, il était noté qu’à la Jamaïque, les auteurs d’infractions graves atteints de maladie mentale étaient traités dans les établissements pénitentiaires. D’après ce rapport, ces insuffisances, conjuguées à l’absence de soutien familial dans un environnement étranger, exposeraient l’auteur à un risque élevé de détérioration de son état de santé, à l’exclusion sociale et à l’isolement et à devenir sans-abri.

3.3Selon la même source, d’une manière générale, il n’y a pas à la Jamaïque assez de ressources pour traiter les personnes souffrant de schizophrénie. Ce pays s’oriente vers un système de soins de santé mentale dans la communauté, qui suppose que les patients disposent d’un soutien familial. Ce principe pose un problème grave en ce qui concerne l’auteur, qui n’a pas de soutien familial à la Jamaïque. Les foyers communautaires offrent un hébergement de trente jours aux expulsés. Après cette période, l’intéressé peut : a) s’il est malade, être admis à l’hôpital psychiatrique, qui a une capacité très limitée et dont les responsables sont très réticents à admettre des expulsés; ou b) aller dans un foyer. La plupart des personnes qui sont dans cette situation finissent dans la rue au bout de trois mois.

3.4D’après un rapport de 2006 du Directeur des Services de la santé mentale et de la prévention et du traitement de l’abus de drogues du Ministère jamaïcain de la santé, il n’y a pas à la Jamaïque de foyers pour les personnes ayant eu des comportements violents; le traitement psychiatrique en prison est au stade embryonnaire; la maladie mentale est fortement stigmatisée; la protection est, pour tous, celle qui est assurée par le système juridique.

3.5L’auteur affirme que, faute de traitement médical et de soutien familial, il sera exposé à une détérioration de sa santé physique et mentale, à d’autres rechutes et à des épisodes psychotiques plus graves, accroissant ainsi le risque qu’il commette des actes de violence susceptibles d’appeler l’attention des autorités jamaïcaines sur lui et de l’exposer à des conditions inhumaines en prison, à la torture, et même à la mort en raison de la violence de la police. La police jamaïcaine a été accusée de commettre des exécutions extrajudiciaires et elle prend souvent pour cible les personnes souffrant de troubles mentaux qui vivent dans la rue.

3.6S’il était détenu parce que soupçonné d’avoir commis une infraction, l’auteur risquerait la détention indéfinie parce qu’il est incapable d’assurer sa propre défense. À la Jamaïque, les sans-abri et les personnes souffrant de troubles mentaux subissent des violences graves et risquent d’être victimes de viol dans les prisons.

3.7En outre, les conditions de détention à la Jamaïque sont assimilables à un traitement cruel et dégradant, en raison de la surpopulation, des mauvaises conditions sanitaires et des mauvais traitements. Ces constatations ont été confirmées par le Rapporteur spécial des Nations Unies sur la question de la torture, qui a noté que les personnes atteintes d’invalidités mentales qui sont privées de liberté ne sont pas détenues dans des établissements psychiatriques séparés, mais dans les quartiers réservés de différents centres pénitentiaires (voir A/HRC/16/52/Add.3, par. 64).

3.8L’auteur affirme que son expulsion vers la Jamaïque constitue une immixtion arbitraire ou illégale dans sa famille, rompant les liens avec sa seule famille, qui est au Canada, en violation des articles 17 et 23 du Pacte. Au Canada, l’auteur a une relation relativement étroite avec deux de ses sœurs, ainsi qu’avec sa nièce. Ses deux parents sont décédés et la plupart de ses autres frères et sœurs sont au Canada. Une de ses sœurs et un frère vivent aux États-Unis d’Amérique. À la Jamaïque, l’auteur a deux demi-frères et une demi-sœur, avec lesquels il n’a pas de relation (voir par. 5.10 ci-dessous).

3.9Même lorsqu’elles ont accès à des médicaments efficaces, les personnes souffrant de schizophrénie chronique ont besoin de plans de traitement à long terme, pour lesquels la participation des familles est essentielle car elle améliore la guérison clinique et la réadaptation fonctionnelle et réduit notablement les taux de rechute.

3.10L’auteur renvoie aux constatations du Comité dans les communications no 1792/2008, Dauphin c. Canada et no 1959/2010, Warsame c. Canada. Il fait valoir que son expulsion vers la Jamaïque, où il sera privé de soutien familial, est disproportionnée par rapport à la nature des infractions qu’il a commises, d’autant plus que celles-ci étaient directement liées à sa maladie mentale.

3.11En ce qui concerne l’article 2 (par. 3) du Pacte, l’auteur fait valoir que, malgré plusieurs décisions et contrôles judiciaires dans son affaire, il n’a pas disposé d’un recours utile. L’approche administrative appliquée par la Cour fédérale dans l’examen de la décision de rejet de la demande pour considérations d’ordre humanitaire repose sur le principe que même si la décision en cause est incorrecte, elle est confirmée du moment qu’elle est raisonnable. En outre, dans la décision relative à la demande d’examen des risques avant renvoi, la question de l’accès aux soins médicaux à la Jamaïque n’a pas été prise en considération.

Renseignements supplémentaires fournis par l’auteur

3.12Le 2 janvier 2013, l’auteur a fourni les renseignements supplémentaires suivants. Au sujet des conditions qui prévalent à l’hôpital Bellevue, où il a séjourné pendant plus d’un mois après son arrivée à Kingston, il affirme que les droits qu’il tient des articles 7 et 10 ont été violés, compte tenu du manque de soins, de la pénurie de personnel (15 médecins et 150 infirmiers seulement pour 800 patients), du manque d’hygiène et de l’insalubrité des locaux (qui seraient sales et infestés de ravageurs), ainsi que du traitement humiliant et inapproprié des patients, notamment les douches collectives. Ces conditions constituaient des atteintes à la dignité et à l’intégrité physique et mentale.

3.13En ce qui concerne l’article 9 (par. 2 et 3), l’auteur affirme qu’il a été arrêté et détenu en novembre 2011 par la police jamaïcaine pour un vol qu’il n’avait pas commis. Il n’a jamais été informé d’aucune charge pesant contre lui et a été détenu pendant six jours sans justification. Il a été privé de médicaments pendant sa détention et on lui a donné des coups de matraque sur le pied.

Observations de l’État partie sur la recevabilité et le fond

4.1En date du 29 février 2012, l’État partie a présenté ses observations sur la recevabilité et le fond. Il rappelle que l’auteur a été interdit de territoire au Canada conformément à l’article 44 (par. 1) de la loi sur l’immigration et la protection des réfugiés en raison des infractions graves qu’il avait commises, en particulier, sa condamnation de juin 2005 pour agression armée. La Commission de l’immigration et du statut de réfugié a en conséquence pris un arrêté d’expulsion contre l’auteur et l’a informé de son droit de faire appel. L’audience d’appel devant la Section d’appel de l’immigration de la Commission s’est tenue le 23 janvier 2008. L’auteur n’a pas contesté la validité de la mesure de renvoi prise contre lui, mais s’est borné à tenter de convaincre la Section d’appel de l’immigration d’exercer sa compétence discrétionnaire en vertu du paragraphe 1 c) de l’article 67 de la loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, qui permet de faire droit à un appel si « des considérations d’ordre humanitaire justifi[ent], vu les autres circonstances de l’affaire, la prise de mesures spéciales ».

4.2Selon l’État partie, le grief que l’auteur tire de l’article 2 (par. 3) du Pacte doit être déclaré irrecevable, car cette disposition ne peut pas être invoquée isolément et par elle-même. Subsidiairement, l’État partie affirme que ce grief devrait être déclaré irrecevable pour défaut de fondement, étant donné que l’auteur a eu accès à plusieurs voies de recours internes, notamment au contrôle judiciaire, pour faire valoir ses droits.

4.3L’État partie note que les allégations de l’auteur sont les mêmes que celles qu’il a soumises devant les organes nationaux, et rappelle qu’il n’appartient pas au Comité de procéder à une nouvelle appréciation des faits et des éléments de preuve, sauf si l’appréciation par les autorités internes a été manifestement arbitraire ou a représenté un déni de justice. Les éléments soumis par l’auteur ne sauraient conduire à la conclusion que les décisions du Canada ont été entachées de telles irrégularités.

4.4En ce qui concerne les griefs tirés de l’article 6 (par. 1) et de l’article 7, l’État partie objecte que l’auteur n’a pas suffisamment étayé ses allégations aux fins de la recevabilité. Ses allégations sont fondées sur un certain nombre de faits hypothétiques qui peuvent se produire, ou non.

4.5Selon l’État partie, ces allégations sont de pures spéculations, et le Comité devrait les déclarer irrecevables ou dénuées de fondement. C’est à l’auteur qu’il incombe d’établir qu’il y a des motifs sérieux de croire qu’il court un « risque réel de subir un préjudice irréparable », ce qui signifie qu’il ne doit pas seulement faire des conjectures. La responsabilité de l’État partie ne peut s’étendre à des violations extraterritoriales des droits de l’auteur que si la violation était une « conséquence nécessaire et prévisible » de l’expulsion, compte tenu de ce que le Canada savait ou aurait dû savoir au moment de l’expulsion. Contrairement au scénario du pire présenté par l’auteur, il est tout aussi plausible, ou probable, que la famille de l’auteur sera en mesure de collaborer avec les médecins et organismes de santé mentale jamaïcains pour veiller à ce qu’il dispose d’un logement stable et reçoive durablement les médicaments nécessaires.

4.6Au moment de l’expulsion, des dispositions appropriées ont été prises en vue de l’accueil de l’auteur à la Jamaïque, notamment son séjour dans un foyer communautaire pendant le mois suivant son arrivée. Les membres de sa famille au Canada ont reçu les coordonnées des personnes à contacter dans le foyer où il serait placé.

4.7Selon l’État partie, cette opinion est étayée par le soutien que l’auteur a effectivement reçu à son arrivée à la Jamaïque. Plusieurs mois après son expulsion, le Canada a reçu des informations indiquant qu’à son arrivée, l’auteur avait été hospitalisé trois ou quatre semaines à l’hôpital Bellevue. Une fois que son état était stabilisé, il avait été adressé à l’Open Arms Center, un centre qui s’occupe de malades mentaux et de sans-abri. Après plusieurs jours, des membres de sa famille de Franklintown avaient emmené l’auteur chez eux.

4.8L’État partie fait valoir que, selon les éléments produits par l’auteur lui-même, il est possible de se procurer gratuitement les médicaments psychotropes nécessaires auprès des services publics de santé mentale, et que les arguments de l’auteur reposent entièrement sur la prétendue absence de soutien familial à la Jamaïque. Même si l’État partie n’a pas d’informations sur l’identité des membres de la famille qui l’ont recueilli chez eux, le fait est que l’auteur a bel et bien de la famille à la Jamaïque, et que celle-ci peut prendre des dispositions pour qu’il soit pris en charge sans interruption. En outre, ses sœurs et sa nièce au Canada, qui ont montré qu’elles se souciaient de son bien-être et sont disposées à l’aider, peuvent se rendre à la Jamaïque pour prendre des dispositions en sa faveur, ou même le faire à distance. En conséquence, l’État partie rejette l’affirmation de l’auteur, qui prétend ne pas avoir de soutien familial à la Jamaïque.

4.9L’État partie ajoute qu’un nombre croissant d’organisations gouvernementales et d’organisations non gouvernementales (ONG) aident les expulsés et les sans-abri à la Jamaïque. L’hôpital Bellevue prend en charge les personnes atteintes de troubles mentaux aigus qui ont besoin de soins spécialisés. En conséquence, il n’y a pas assez d’éléments à l’appui de l’assertion de l’auteur, qui prétend qu’il serait exposé à un « risque réel » de violation des articles 6 et 7 du Pacte à la Jamaïque; ce grief devrait être déclaré irrecevable en vertu de l’article 2 du Protocole facultatif.

4.10L’État partie renvoie aux Observations générales nos 15, 16 et 19 du Comité et, rappelant que les gouvernements ont un pouvoir discrétionnaire étendu en ce qui concerne l’expulsion d’étrangers de leur territoire, fait valoir que les articles 17 et 23 du Pacte ne garantissent pas qu’un individu ne puisse jamais être éloigné si la mesure devait avoir des conséquences pour sa vie de famille. L’expulsion d’un individu – et la perturbation concomitante de ses relations familiales – est permise, du moment que la décision est autorisée par la loi et n’est pas manifestement arbitraire.

4.11Ces vingt dernières années, l’auteur n’avait vécu avec aucun membre de sa famille au Canada, qui ne s’est guère occupée, voire pas du tout, de son traitement ou de la gestion de son état. Ce n’est que lorsqu’il a été menacé d’expulsion que sa nièce a proposé de l’accueillir. La perturbation minime infligée à la famille de l’auteur est sans commune mesure avec l’intérêt qu’avait l’État à l’expulser. L’expulsion était raisonnable et proportionnée à la gravité des infractions et au danger que l’auteur représentait pour la population. L’État partie conclut que l’auteur n’a pas étayé, aux fins de la recevabilité, les griefs qu’il tire des articles 17 et 23.

4.12Subsidiairement, pour les mêmes raisons, la communication dans son ensemble devrait être considérée comme dénuée de fondement.

Commentaires de l’auteur sur les observations de l’État partie

5.1Dans une lettre du 2 janvier 2013, l’auteur a présenté ses commentaires sur les observations de l’État partie relatives à la recevabilité et au fond.

5.2En ce qui concerne les mesures provisoires, l’auteur fait observer qu’au moment où l’État partie a reçu la demande de mesures provisoires du Comité, le 29 août 2011 à 9 h 36, il se trouvait encore dans l’espace aérien du Canada, et donc sous juridiction canadienne. En outre, comme l’avion devait retourner à Toronto une heure après son arrivée à Kingston, l’auteur aurait pu être facilement renvoyé au Canada le même jour. En ne respectant pas la demande de mesures provisoires, l’État partie a créé un risque de préjudice irréparable, qui constitue une violation des obligations qui lui incombent en vertu du Pacte et du Protocole facultatif. À titre de réparation, il demande à être autorisé à retourner au Canada.

5.3L’auteur maintient ses arguments initiaux, soulignant que sa maladie, associée à l’insuffisance des centres de traitement et à l’absence de soutien familial à la Jamaïque, crée un risque qu’il soit exposé à une violation des droits qu’il tient des articles 6, 7, 17 et 23 du Pacte. Il rappelle en particulier les éléments de preuve indiquant que les personnes souffrant de schizophrénie ont besoin d’un soutien professionnel et familial fort et continu, et qu’il y a un risque associé élevé que ces personnes se retrouvent sans abri et indigentes et se suicident.

5.4L’auteur rejette l’affirmation de l’État partie, qui prétend que les allégations de risque ont un caractère spéculatif. Ce sont des déductions logiques fondées sur des éléments de preuve. Il rejette aussi l’argument de l’État partie, qui affirme que les dispositions prises en vue de son arrivée à Kingston étaient appropriées, étant donné que le foyer communautaire ne loge normalement les personnes que pendant trente jours, et que l’auteur a besoin de médicaments à vie, pas seulement pendant trois mois. Si la responsabilité de l’État partie ne s’étend pas à tous les événements négatifs qui se produiront dans son histoire, elle couvre les risques qui étaient prévisibles au moment de son expulsion. Un grand nombre de ces risques se sont matérialisés, et l’État partie devrait en être tenu directement pour responsable car il avait connaissance de ces risques. Les événements qui, selon l’auteur, se sont produits à la suite de son expulsion vers la Jamaïque sont retracés ci-après.

5.5À son arrivée à Kingston, l’auteur a été retenu à l’aéroport pendant plusieurs heures. Ensuite, il a finalement été autorisé à entrer à la Jamaïque et, le 29 août 2011, a été conduit à l’hôpital Bellevue, où il est resté pendant plus d’un mois. On l’en a ensuite fait sortir parce qu’il n’y avait pas assez de place pour le garder.

5.6L’auteur a été remis par l’hôpital Bellevue aux bons soins de sa demi-sœur B., avec qui il est resté pendant un mois environ. Le 21 novembre 2011, il a été adressé à « Open arms shelter », mais l’organisation a jugé qu’elle ne pouvait pas le prendre en charge en raison de sa grave maladie mentale. Il a ensuite vécu quelque temps avec son demi-frère, qui l’a agressé sexuellement alors qu’il était sous sa garde. L’auteur a ensuite vécu deux mois environ dans un hôtel. En octobre 2011, il a été violemment pris à partie dans la rue par deux individus qui l’ont menacé avec une bouteille de rhum cassée et ont tenté de le voler. En novembre 2011, il a été battu par la police, arrêté sans fondement juridique et détenu arbitrairement pendant six jours. Il a été privé de ses médicaments pendant sa détention et ne les a pas récupérés lorsqu’il a été libéré. Pendant sa détention, on lui a donné des coups de matraque sur le pied. En avril 2012, il a été victime de vol et poignardé à la main.

5.7L’auteur affirme que l’État partie a manqué à l’obligation qui lui incombe en vertu des dispositions de l’article 6 du Pacte. Seule a été organisée la délivrance de médicaments pour trois mois, mais rien n’a été fait pour prévoir comment et où il se procurerait ensuite des médicaments pour sa schizophrénie et son diabète. En outre, un séjour dans un foyer a été organisé pour trente jours, après quoi l’auteur n’aurait nulle part où aller, sinon dans la rue. L’auteur souligne le lien entre le fait d’être sans abri et le droit à la vie. Compte tenu de son extrême vulnérabilité et de l’importance primordiale du droit à la vie, les mesures prises par le Canada n’étaient pas assez solides pour protéger les droits qu’il tient de l’article 6.

5.8L’auteur a d’abord résidé dans un foyer communautaire en avril 2012, grâce à l’aide financière fournie par sa famille au Canada. Cependant, comme le foyer fermait, on lui a demandé de quitter les lieux et il est sans abri depuis lors. Il a vécu dans un parc décrit comme une « décharge à ciel ouvert », dormant « dans les buissons, entre les tas d’ordures et un arbre ». Il a été examiné en avril 2012 par le docteur Wendel Abel, qui a déclaré que l’auteur « était négligé et portait des vêtements sales; il n’était pas rasé et il était évident qu’il ne s’était pas lavé depuis des jours ».

5.9En ce qui concerne les articles 17 et 23, l’auteur souligne qu’il était jeune quand il est arrivé au Canada. Pendant trente et un ans, il s’est appuyé sur le soutien assuré par sa mère et ses sœurs et, plus tard, sa nièce. Il ne s’est jamais marié et n’a aucune relation avec l’enfant ou les enfants qu’il a engendrés. À cause de sa maladie mentale, il est plus dépendant des membres de sa famille que ne le sont en général les hommes de son âge. L’assertion de l’État partie, qui prétend que l’auteur n’avait pas de relation avec sa famille, est fausse. Après son arrivée au Canada, l’auteur a vécu avec sa mère à Brampton. Ses sœurs et sa nièce vivaient à l’étage du dessous, dans le même bâtiment. Il a continué à vivre avec sa mère et ses sœurs ou près d’elles jusqu’à ce qu’il soit arrêté puis placé en institution en raison d’accusations portées contre lui dans les années 1980. S’il est peut-être vrai que l’auteur n’avait plus de contact régulier avec le reste de sa famille pendant certaines phases de sa maladie, en 2009 les membres de sa famille se sont rapprochés de lui. Sa nièce est devenue sa tutrice à l’instance. Son attachement à l’auteur est mis en évidence par le fait que pendant qu’il était en détention, elle s’est entretenue au téléphone avec lui régulièrement et lui a rendu visite. Depuis qu’elle a pris pleinement conscience de la situation de son oncle, elle a été pour lui une formidable source de soutien.

5.10L’auteur a trois parents à la Jamaïque : deux demi-frères qui n’ont pas de lien de sang entre eux et une demi-sœur. Il n’a eu aucune relation avec eux pendant les trente et une années où il a résidé au Canada. Ces parents refusent de s’occuper de lui et de le soutenir, ou en sont incapables. La demi-sœur de l’auteur, B., s’est occupée de lui brièvement mais n’y tenait guère. Son demi-frère, S. est incapable de s’occuper de l’auteur, car il est extrêmement pauvre et il souffre d’un handicap. Son autre demi-frère, T., l’a agressé sexuellement.

5.11L’auteur, s’appuyant sur la jurisprudence du Comité, estime que la définition de la famille devrait être suffisamment large pour permettre de conclure que ses frères et sœurs et sa nièce au Canada, avec qui il a eu des liens familiaux proches et solidaires pendant trente et un ans, doivent être considérés comme sa famille aux fins des articles 17 et 23.

5.12L’auteur affirme que son expulsion vers la Jamaïque était excessive par rapport à l’objectif de l’État partie consistant à prévenir la commission d’infractions pénales au Canada. Si les infractions commises n’étaient pas mineures, elles sont assorties de circonstances atténuantes qui amoindrissent l’importance des condamnations et doivent être mises en regard de l’intérêt qu’avait le Canada à l’expulser. La relation entre sa maladie mentale et les actes qu’il a commis est essentielle et a été reconnue dans la décision relative à sa demande pour considérations d’ordre humanitaire. Lorsque l’auteur prend son traitement, son comportement tend à être stable et prévisible. Il est donc illogique d’envisager sa délinquance sans tenir compte de sa maladie mentale. Il y a de bonnes raisons de croire que s’il était autorisé à ne pas vivre en détention, en ayant accès à un traitement et en bénéficiant du soutien de sa famille, sa maladie resterait dans l’ensemble gérable.

5.13Les peines d’emprisonnement qui ont été infligées à l’auteur étaient très courtes et reflètent le point de vue des juges, qui estimaient qu’il ne représentait pas un danger pour la population canadienne. En 1984, il a été condamné à une peine de cinq jours d’emprisonnement. Depuis, même s’il a passé beaucoup plus de jours en détention provisoire, il n’a jamais été condamné à plus d’une journée d’emprisonnement, alors qu’il a été reconnu coupable d’infractions qui semblent graves. En outre, les juges ont toujours condamné l’auteur à des peines en milieu ouvert, ce qui porte à croire qu’il n’était pas considéré comme dangereux.

5.14La décision de s’immiscer dans la vie de famille de l’auteur était arbitraire. Le rejet, en 2008, de sa demande pour considérations d’ordre humanitaire était largement fondé sur la relation que l’auteur avait dit avoir avec son père à la Jamaïque, lequel est décédé en 2009. La décision était aussi en grande partie fondée sur l’hypothèse que l’auteur ne traiterait pas sa maladie efficacement sous la supervision de sa nièce et elle partait également du principe que sa famille au Canada lui apporterait un soutien financier et d’autre nature, à la Jamaïque. Toutefois, l’auteur a été victime de vol à chaque fois qu’il a dû retirer de l’argent dans une banque et même avec le soutien de sa famille, il est sans abri. L’auteur conclut que la décision de 2008 était arbitraire et que son expulsion a constitué une violation des articles 17 et 23 du Pacte.

5.15À titre de réparation, l’auteur demande une indemnisation pour les mauvais traitements subis du fait de son expulsion. Il demande également à l’État partie de lui accorder un permis de séjour.

Observations supplémentaires de l’État partie

6.1En date du 19 août 2013, l’État partie a présenté des observations supplémentaires en réponse aux commentaires de l’auteur datés du 2 janvier 2013.

6.2En ce qui concerne les mesures provisoires, l’État partie fait valoir que : a) il est irréaliste de s’attendre à ce que quelques minutes après avoir reçu une demande non contraignante de mesures provisoires, les autorités canadiennes ordonnent à l’avion de retourner à Toronto; b) une fois que l’avion a atterri à Kingston, l’État partie n’avait pas de compétence sur l’auteur, qui est Jamaïcain et se trouvait sur le territoire jamaïcain; c) si les conséquences de l’expulsion ont bien été examinées à la lumière de la demande de mesures provisoires, comme l’État partie a conclu que la demande de mesures provisoires ne se justifiait pas dans cette affaire, rien n’a été fait pour tenter de ramener l’auteur au Canada.

6.3En ce qui concerne les nouveaux éléments de preuve présentés par l’auteur, postérieurs à l’expulsion, l’État partie fait valoir que pour apprécier l’affaire, c’est la date de l’expulsion que le Comité doit prendre en considération. Il était impossible de prévoir que l’auteur serait victime de violences sexuelles, que la police ne lui rendrait pas ses médicaments lorsqu’elle l’a remis en liberté ou que le foyer de groupe communautaire allait fermer. Même si tous les faits allégués sont vrais, l’État partie ne peut pas être considéré comme responsable car il n’y a aucun lien de causalité entre l’expulsion et les événements ultérieurs. Et même s’il est affirmé que ce lien existe, ce que l’État partie conteste, il reste qu’il est trop indirect et éloigné pour donner lieu à une violation du Pacte par le Canada.

6.4En ce qui concerne les articles 9 et 10, l’État partie réaffirme que, au moment de l’expulsion, le risque de détention n’était qu’une spéculation et une hypothèse et que sa responsabilité ne saurait s’étendre à la détention d’une personne par un autre État. Il invite donc le Comité à déclarer cette partie de la communication irrecevable ratione materiae.

6.5En ce qui concerne les allégations de manque d’hygiène à l’hôpital Bellevue et les griefs que l’auteur a tiré des articles 7 et 10, l’État partie ne saurait être empêché d’expulser un étranger vers son pays d’origine uniquement parce que la situation hospitalière n’y est pas bonne. Cette partie de la communication devrait être déclarée irrecevable ratione materiae.

6.6En ce qui concerne le logement, les éléments de preuve portent à croire que l’auteur a eu diverses formes de logement à sa disposition à la Jamaïque. Au Canada, il était aussi enregistré comme « sans domicile fixe ». Même si sa nièce a proposé de le prendre chez elle, l’opportunité de sa présence chez elle a été mise en cause parce qu’elle avait de jeunes enfants dont la sécurité aurait pu être mise en péril. De même en ce qui concerne les médicaments, l’auteur ne suivait pas son traitement même quand il était au Canada, ce qui contribue à l’instabilité de son état mental, quelle que soit la qualité des soins de santé mentale disponibles, que ce soit au Canada ou à la Jamaïque.

6.7L’État partie fait valoir que les nouveaux griefs que l’auteur tire de l’article 6 du Pacte, dans lesquels il a cherché à rattacher sa condition de sans-abri et la détérioration de sa santé au droit à la vie, sortent du champ d’application de ces dispositions, ratione materiae, et devraient être déclarés irrecevables en vertu de l’article 3 du Protocole facultatif. Le droit à la vie ne comprend pas l’obligation positive de fournir un logement et de garantir un certain état de santé, encore moins quand il s’agit de conditions de vie offertes dans un autre État.

6.8En ce qui concerne les articles 17 et 23 du Pacte, l’État partie réaffirme ses arguments antérieurs.

Commentaires de l’auteur sur les observations supplémentaires de l’État partie

7.1En date du 14 juillet 2014, l’auteur a réitéré ses arguments antérieurs et a affirmé que les risques auxquels il a été effectivement exposé étaient prévisibles. S’il n’était peut-être pas possible de prévoir qu’il serait violé précisément par la personne qui l’a agressé, le fait que l’auteur était exposé à un risque sérieux de préjudice irréparable était sans nul doute évident compte tenu des éléments connus au moment de l’expulsion. Le fait que, sans logement convenable ni soutien suffisant pour gérer les symptômes de la schizophrénie, sa santé mentale se détériorerait, l’exposant à la violence de la communauté et de la police ainsi qu’à des traitements cruels, inhumains ou dégradants, était parfaitement prévisible.

7.2Que l’État partie lui ait trouvé un logement temporaire dans un foyer pour sans-abri indique qu’il avait bien conscience que l’auteur ne disposait pas d’un soutien approprié à la Jamaïque. De même, le fait qu’il ait pris des dispositions pour que l’auteur reçoive un traitement pendant trois mois porte à croire que le Canada avait bien conscience des obstacles auxquels se heurtent les personnes dans la situation de l’auteur pour se procurer les médicaments nécessaires.

7.3En ce qui concerne le logement, l’auteur affirme que c’est sur la base de simples conjectures que l’État partie écarte la possibilité pour l’auteur d’habiter avec sa nièce au Canada. Il reconnaît qu’il a été sans domicile fixe pendant un certain temps au Canada mais, contrairement à la Jamaïque, il existe au Canada un vaste réseau de centres communautaires et de centres de soutien médical qui offrent un logement, des vêtements et une nourriture convenables et qui veillent à l’observance du traitement.

7.4L’auteur rejette l’assertion de l’État partie, pour qui c’est sa non-observance du traitement qui contribue à l’instabilité de son état mental. Il est trompeur de laisser entendre que l’auteur fait le choix conscient de suivre son traitement ou non, et d’essayer d’obtenir des soins médicaux appropriés. Le fait d’éprouver des difficultés à maintenir l’observance thérapeutique sans assistance appropriée est un symptôme fréquent de la schizophrénie. En conséquence, la qualité des soins médicaux disponibles dans un État n’est certainement pas sans incidence sur le fait qu’une personne schizophrène parvient ou non à gérer des symptômes comme la non-observance. Les moyens d’appui, tels que ceux qui existent au Canada, sont donc essentiels à cette fin. À l’inverse, un système de soins de santé à base communautaire tel que celui qui existe à la Jamaïque ne convient pas à l’auteur, qui n’a ni soutien ni réseau familial dans ce pays.

7.5En ce qui concerne l’article 6, l’auteur précise qu’il ne prétend pas que le droit à la vie emporte pour le Canada une obligation de le protéger de la pauvreté et de lui assurer un logement et des soins de santé appropriés à la Jamaïque. Il n’a pas peur d’être sans abri : il a peur de mourir. En l’envoyant à la Jamaïque, l’État partie n’a pas protégé son droit à la vie parce qu’une personne qui présente son profil particulier –celui d’un sans-abri atteint de troubles mentaux qui n’a pas accès à un logement ni à des soins appropriés – ne peut pas gérer les symptômes de la maladie mentale. À ce titre, l’auteur était exposé à un risque majeur pour son intégrité physique et sa vie à la Jamaïque.

7.6En ce qui concerne les articles 17 et 23 du Pacte, l’auteur répète ses observations antérieures.

Délibérations du Comité

Mesures provisoires de protection

8.Le Comité note l’argument de l’État partie qui affirme qu’il n’était pas matériellement en mesure de donner effet à la demande tendant à surseoir à l’expulsion de l’auteur tant que la communication serait à l’examen, étant donné que les autorités compétentes n’avaient reçu la requête qu’après le décollage de l’avion qui emmenait l’auteur à la Jamaïque. Néanmoins le Comité regrette que, considérant que dans cette affaire il n’était pas opportun de demander des mesures provisoires de protection, l’État partie n’ait pas envisagé la possibilité de faire revenir l’auteur au Canada. Le Comité rappelle que conformément à l’article 92 de son règlement intérieur l’application de mesures provisoires est essentielle au rôle qui lui a été confié par le Protocole facultatif et que l’inobservation des mesures provisoires est incompatible avec l’obligation de respecter de bonne foi la procédure d’examen des communications individuelles établie par le Protocole facultatif.

Examen de la recevabilité

9.1Avant d’examiner toute plainte soumise dans une communication, le Comité des droits de l’homme doit, conformément à l’article 93 de son règlement intérieur, déterminer si la communication est recevable en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.

9.2Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément au paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif, que la même question n’était pas déjà en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

9.3Le Comité note que l’État partie conteste la recevabilité de la communication au motif que l’auteur n’a pas suffisamment étayé les griefs qu’il tire de l’article 2 (par. 3) du Pacte, de l’article 6 (par. 1), des articles 7 et 17 et de l’article 23 (par. 1), et affirme que les griefs tirés des articles 6, 7, 9 et 10, concernant des faits qui se sont produits après son expulsion à la Jamaïque, devraient être déclarés irrecevables ratione materiae.

9.4Le Comité considère que l’auteur n’a pas étayé, aux fins de la recevabilité, les griefs de violation des articles 9 et 10 en ce qui concerne son arrestation et sa détention supposées par la police jamaïcaine. L’auteur n’a pas établi, à première vue, que c’étaient des risques que l’État partie connaissait, ou aurait dû connaître, au moment de son expulsion, de sorte que l’État partie pourrait en être tenu pour responsable. Le Comité déclare donc cette partie de la communication irrecevable en vertu de l’article 2 du Protocole facultatif.

9.5Le Comité note également les griefs de violation de l’article 6 mais considère que l’auteur ne les a pas suffisamment étayés aux fins de la recevabilité, et il déclare donc cette partie de la communication irrecevable en vertu de l’article 2 du Protocole facultatif.

9.6Le Comité considère que les autres arguments invoqués par l’État partie à l’appui de la non-recevabilité sont intimement liés au fond de l’affaire et qu’ils devraient donc être examinés à ce stade.

9.7Le Comité déclare que la communication est recevable en ce qu’elle semble soulever des questions au regard de l’article 2 (par. 3), des articles 7 et 17 et de l’article 23 (par. 1) du Pacte, et il procède à son examen sur le fond.

Examen au fond

10.1Conformément au paragraphe 1 de l’article 5 du Protocole facultatif, le Comité a examiné la présente communication en tenant compte de toutes les informations qui lui ont été communiquées par les parties.

10.2Le Comité prend note du grief de l’auteur qui affirme que son expulsion du Canada vers la Jamaïque l’a exposé à un risque de préjudice irréparable en violation de l’article 7 du Pacte.

10.3Le Comité note que l’auteur est arrivé au Canada à l’âge de 18 ans et qu’il y a vécu sans interruption pendant trente et un ans, jusqu’à ce qu’il soit expulsé vers la Jamaïque le 29 août 2011; qu’en 1993 une maladie mentale grave – schizophrénie paranoïde – a été diagnostiquée, pour laquelle il a été hospitalisé pendant un an et demi et que par la suite il a continué d’être traité en ambulatoire; qu’en 2005, quand il a été expulsé de son appartement et a commencé à vivre dans des foyers, il lui est devenu difficile de suivre son traitement et qu’il a eu des épisodes psychotiques; que le 23 mars 2006 l’auteur a été interdit de territoire au Canada conformément à l’article 44 (par. 1) de la loi sur l’immigration et la protection des réfugiés en raison des infractions graves qu’il avait commises, en particulier d’une agression armée qui lui avait valu en juin 2005 d’être condamné à une journée de prison en plus des quatre-vingts jours passés en détention avant jugement. Le Comité note en outre que la relation entre les actes délictueux commis par l’auteur et sa maladie mentale a été reconnue dans la décision du 22 avril 2010 relative à la demande pour considérations humanitaires.

10.4Le Comité rappelle que les dispositions de l’article 7 du Pacte ont pour but de protéger la dignité et l’intégrité physique et mentale de l’individu. Dans les circonstances de l’espèce, et tout en reconnaissant l’intérêt légitime qu’ont les États parties à assurer la protection de leur population, le Comité considère que l’expulsion vers la Jamaïque de l’auteur, un homme atteint d’une maladie mentale nécessitant une protection spéciale et qui a passé la majeure partie de sa vie au Canada, en raison d’infractions pénales reconnues comme étant liées à sa maladie mentale, expulsion qui avait eu pour résultat concret de lui retirer brutalement le soutien médical et familial dont une personne en pareille situation de vulnérabilité est nécessairement dépendante, a constitué une violation par l’État partie de ses obligations en vertu de l’article 7 du Pacte.

10.5Ayant constaté une violation de l’article 7, le Comité décide de ne pas examiner séparément les griefs de l’auteur au regard des articles 17 et 23, seuls et lus conjointement avec l’article 2 (par. 3) du Pacte.

11.Le Comité, agissant en vertu du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte, constate que l’expulsion de l’auteur vers la Jamaïque a constitué une violation des droits que celui-ci tient de l’article 7 du Pacte.

12.Conformément au paragraphe 3 a) de l’article 2 du Pacte, l’État partie est tenu d’assurer à l’auteur un recours utile. L’État partie est tenu d’offrir une réparation à l’auteur, lui permettant de revenir au Canada s’il le souhaite et d’accorder une indemnisation appropriée à l’auteur. L’État partie est en outre tenu de veiller à ce que des violations du même type ne se reproduisent pas.

13.Étant donné qu’en adhérant au Protocole facultatif, l’État partie a reconnu que le Comité avait compétence pour déterminer s’il y a ou non violation du Pacte et que, conformément à l’article 2 du Pacte, il s’est engagé à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant de sa juridiction les droits reconnus dans le Pacte, le Comité souhaite recevoir de l’État partie, dans un délai de cent quatre-vingts jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet aux présentes constatations. L’État partie est invité en outre à rendre celles-ci publiques.

Appendice I

Opinion individuelle (concordante) de Mme Anja Seibert-Fohr

1.Je suis entièrement d’accord avec les constatations du Comité, mais j’y joins la présente opinion dans le but d’apporter un éclairage supplémentaire sur l’analyse juridique de l’affaire. Les paragraphes 10.3 et 10.4 des constatations exposent les raisons qui, ensemble, ont conduit le Comité à constater une violation de l’article 7 du Pacte, à savoir le fait que l’auteur ait vécu trente et un ans dans l’État partie, qu’il souffre de troubles mentaux graves et ait impérativement besoin d’une assistance médicale et d’un soutien familial, les difficultés qu’il a éprouvées à observer son traitement après avoir été expulsé de son appartement, et l’expulsion dont il a fait l’objet à la suite de sa condamnation pour une infraction qui était liée à sa maladie et pour laquelle il n’a été condamné qu’à une courte peine.

2.Dans ces circonstances, l’expulsion de l’auteur a constitué un traitement inhumain en ce qu’il n’a pas été suffisamment tenu compte de son grave handicap mental, du fait que les infractions pénales qu’il avait commises étaient liées à sa santé mentale et de la possibilité de suivre un traitement volontaire pour éviter la commission de nouvelles infractions. Bien que l’auteur n’ait été condamné qu’à une courte peine, les autorités ont pris leur décision en supposant que de nouvelles infractions auraient lieu, et ont traité l’auteur uniquement comme une source de danger potentiel. En l’expulsant pour ce motif alors qu’il avait passé toute sa vie d’adulte au Canada et en ne tenant pas compte du fait que l’auteur était une personne particulièrement vulnérable et que son expulsion entraînerait un bouleversement de sa vie privée, le priverait de l’aide médicale et du soutien familial dont il ne pouvait se passer compte tenu de sa situation et lui causerait une profonde souffrance morale, l’État partie n’a pas traité l’auteur avec le respect dû à la dignité de la personne. Un tel traitement est contraire aux principes énoncés dans le Pacte, qui défend la dignité inhérente à la personne humaine et exige que la dignité de chacun soit respectée et que nul ne soit traité comme un simple objet de l’État.

3.Je tiens à souligner que les constatations du Comité sont fondées sur les circonstances particulières de l’espèce. L’expulsion ne constitue pas en soi une violation de l’interdiction des traitements cruels, inhumains ou dégradants. Elle ne constitue une violation de l’article 7 que s’il existe des motifs sérieux de croire qu’il y a un risque réel de préjudice irréparable, tel le préjudice envisagé aux articles 6 et 7 du Pacte, dans le pays vers lequel doit être effectué le renvoi (principe de non-refoulement) ou si le processus de décision de l’État expulsant est lui-même cruel, inhumain ou dégradant, comme en l’espèce. Dans ce dernier type de cas, le Comité doit tenir compte des circonstances particulières de chaque communication pour déterminer si le processus de décision était ou non cruel, inhumain ou dégradant, et il doit statuer sur cette question en toute indépendance. Dans ce type d’affaires, c’est le comportement de l’État partie vis-à-vis de la personne qui est en cause; il n’y a donc pas de place pour la déférence à l’égard des autorités nationales. Le traitement réservé à la personne que l’on expulse doit respecter strictement l’interdiction des traitements cruels, inhumains ou dégradants. Ceci ne signifie pas qu’une erreur dans l’appréciation des intérêts contradictoires constitue automatiquement une violation de l’article 7, mais si, comme dans le cas d’espèce, le traitement réservé à l’intéressé atteint le seuil interdit par l’article 7, une violation doit être constatée.

4.Ce raisonnement est conforme à la jurisprudence établie du Comité concernant le caractère absolu de l’article 7. L’interdiction de la torture et des traitements cruels, inhumains ou dégradants ne saurait être ni subordonnée ni assimilée à une simple analyse de proportionnalité. La préservation du caractère sans équivoque et inaliénable de l’article 7 en dépend. Les constatations du Comité dans le cas présent sont fondées sur cette interprétation et je ne doute pas que ce raisonnement continue d’être suivi dans l’avenir.

Appendice II

Opinion individuelle (concordante) de M. Yuval Shany

1.Je suis d’accord avec le raisonnement suivi par le Comité dans ses constatations et avec ses conclusions, mais je souhaiterais apporter des précisions sur deux aspects de la décision à propos desquels il me semble que le Comité aurait pu entrer davantage dans le détail.

2.Au paragraphe 10.4 de ses constatations, le Comité passe en revue les divers éléments qui doivent à son avis être pris en compte pour décider si le traitement réservé par l’État partie à l’auteur est conforme à l’article 7 du Pacte. Parmi ces considérations figurent, d’une part, l’intérêt légitime qu’a l’État partie à protéger sa population et, de l’autre, la situation personnelle de l’auteur – en l’occurrence un homme atteint de maladie mentale vivant au Canada depuis plus de trente ans, ayant impérativement besoin de l’aide médicale et du soutien familial dont il bénéficiait au Canada, et dont le comportement délictueux était dû à sa maladie mentale. Je suis d’avis, au vu des intérêts contradictoires en présence, que la décision d’expulser l’auteur, dans les circonstances de l’espèce, était une réaction à la fois injustifiée et excessive de l’État partie à la menace que représentait l’auteur. Cette conclusion est encore étayée, à mon sens, par la réelle possibilité, que les autorités canadiennes n’ont pas contestée, que le traitement auquel l’auteur pouvait se soumettre volontairement au Canada – un programme communautaire de santé mentale, un traitement par voie orale et la surveillance de son état par sa nièce – permette de réduire, voire d’éliminer complètement, le danger qu’il faisait peser sur la société.

3.La question générale à propos de laquelle je souhaite apporter des précisions a trait à la relation entre l’article 7 et l’analyse de la proportionnalité. Il est bien établi que l’article 7 du Pacte a un caractère absolu, en ce que la peine ou le traitement qui, en soi, est jugé cruel, inhumain ou dégradant, ou s’apparente à la torture, ne peut en aucun cas être justifié. Toutefois, il existe un deuxième type de violations de l’article 7 : les violations contextuelles. Ainsi, une peine ou un traitement qui en soi ne constitue pas une violation de l’article 7 mais qui, dans les circonstances de l’espèce, constitue une réaction excessive par rapport à la nécessité de faire respecter ou de garantir les droits d’autrui ou de protéger l’intérêt général peut aussi être jugé contraire à l’article 7, précisément en raison de son caractère disproportionné. Par exemple, une peine qui n’est pas cruelle, inhumaine ou dégradante en soi peut relever de l’article 7 si elle est excessive dans les circonstances de l’espèce, et l’usage de la force par la police, qui peut se justifier dans certaines circonstances, peut être considéré comme contraire à l’article 7 dans des circonstances où la force dont il est fait usage est jugée excessive. Autrement dit, le caractère absolu de l’article 7 s’applique principalement à la peine ou au traitement qui est injustifiable en soi et ne peut donc pas être subordonné à une appréciation extérieure des intérêts contradictoires destinée à justifier la peine ou le traitement cruel, inhumain ou dégradant. Cela étant, l’article 7 n’empêche pas de recourir, dans d’autres cas, à une appréciation interne des intérêts pour déterminer si une peine ou un traitement qui peut être justifié dans certaines circonstances (et qui n’est donc pas en soi injustifiable) constitue ou non une peine ou un traitement cruel, inhumain ou dégradant dans d’autres circonstances particulières. Néanmoins, lorsqu’une peine ou un traitement a été jugé contraire à l’article 7, il ne peut pas être justifié sur la base d’un quelconque motif externe et il a lui aussi d’une certaine façon un caractère absolu. Par exemple, l’usage excessif de la force ne peut pas être justifié par des considérations d’ordre général comme un manque de ressources pour assurer la formation des policiers, et une peine excessive ne peut pas être justifiée par une détérioration générale des conditions de sécurité.

4.Ainsi, il me semble que les constatations du Comité suggèrent que la décision de l’État partie d’expulser l’auteur a constitué une violation de l’article 7 parce qu’elle relevait du second type de violations de l’article 7, les violations contextuelles. Dans les circonstances de l’espèce, l’expulsion était une réaction excessive dans la mesure où elle a causé un préjudice grave à une personne extrêmement vulnérable pour un danger dont l’intéressé n’était responsable que de façon limitée, et où il n’a pas été envisagé d’autres moyens, moins préjudiciables, de parer au danger. Il n’est pas impossible que dans d’autres circonstances, dans le cas d’une personne moins vulnérable, représentant un risque plus important pour la société et qui ne pourrait pas bénéficier d’un traitement dans l’État partie, le Comité estime que la décision d’expulser l’auteur ne constitue pas une violation de l’article 7 du Pacte.

5.L’autre aspect de cette affaire qui n’est pas développé dans les constatations concerne la relation entre l’examen du fond de la communication par le Comité et son examen par les instances compétentes de l’État partie. Comme il ressort de la jurisprudence bien établie du Comité, celui-ci ne fait pas office de « quatrième cour d’appel » et n’intervient pas dans les conclusions factuelles des juridictions locales, y compris dans l’appréciation que celles-ci font du risque, à moins que leurs décisions soient manifestement arbitraires ou constituent un déni de justice.

6.L’examen du dossier laisse cependant penser que les organes judiciaires et quasi-judiciaires canadiens qui ont examiné le cas de l’auteur ont manifestement agi de façon arbitraire. Il ressort du paragraphe 13 de l’arrêt de la Cour fédérale du 18 juillet 2011 que les deux raisons qui ont motivé le rejet du plan de traitement proposé par l’auteur étaient son insistance à refuser d’être traité par injections et le caractère volontaire du plan proposé. Cependant, il n’est pas contesté que durant de nombreuses années, l’auteur a pris un traitement par voie orale régulièrement et que pendant cette période, il n’a représenté aucun danger pour la société, et il apparaît que sa rechute de 2005 était due au fait qu’il était alors sans-abri. En conséquence, on comprend mal pourquoi les autorités canadiennes n’ont pas jugé que la solution d’hébergement proposée dans le plan de traitement – à savoir que l’auteur résiderait chez sa nièce (qui était bien placée pour surveiller son état de santé puisqu’elle avait une compétence professionnelle dans le domaine de l’appui aux familles de personnes souffrant de maladie mentale) – garantissait que l’auteur prendrait régulièrement son traitement. En outre, la nature volontaire du plan de traitement est une exigence du droit canadien, et il était injuste que les autorités canadiennes utilisent le caractère volontaire du programme contre l’auteur, en particulier dans la mesure où rien dans le dossier ne laisse penser que l’auteur risquait de retirer son consentement au plan de traitement. Enfin, les autorités de l’État partie ont pris une décision qui n’accordait que très peu de poids aux réelles chances de succès du plan de traitement proposé, tout en accordant une importance considérable au risque hypothétique que l’auteur arrête de prendre son traitement et se retire du programme de soins. De plus, il ne semble pas que l’État partie ait sérieusement envisagé la possibilité d’un suivi du programme de traitement de l’auteur comme moyen moins préjudiciable de protéger la population.

7.Par voie de conséquence, les organes de contrôle de l’État partie n’ont manifestement pas trouvé l’équilibre raisonnable entre les intérêts antagoniques en jeu dans l’affaire en cause, qui aurait nécessité d’accorder suffisamment de poids aux droits que l’auteur tenait du Pacte, et sont parvenus à une décision qui, dans les circonstances de l’espèce, était manifestement disproportionnée et donc arbitraire. En conséquence, cette décision entre dans la catégorie exceptionnelle des cas dans lesquels le Comité peut s’interposer dans les affaires des institutions judiciaires d’un État partie et constater une violation du Pacte.

Appendice III

[Original : espagnol]

Opinion individuelle (partiellement dissidente) de M. Víctor Manuel Rodríguez-Rescia

1.Dans la présente opinion individuelle portant sur la communication no 2091/2011, je souscris à la décision du Comité des droits de l’homme, qui a constaté une violation des droits consacrés à l’article 7 du Pacte.

2.Cependant, après avoir analysé la situation de l’auteur dans sa globalité – en tenant compte de son handicap mental et des effets de son expulsion vers la Jamaïque, décidée sans que le cas de l’auteur soit examiné au regard du principe de l’aménagement raisonnable décrit à l’article 2 de la Convention relative aux droits des personnes handicapées –, j’estime que le Comité aurait dû tenir compte de cette circonstance dans le cadre de l’article 26 du Pacte, même si l’auteur n’a pas invoqué cette disposition. Comme je l’ai affirmé à diverses reprises dans des opinions individuelles, je suis d’avis que le Comité devrait appliquer le principe iura novit curia, en particulier lorsqu’il est question de situations dans lesquelles les États devraient promouvoir et protéger les droits de personnes vulnérables.

3.En outre, je ne suis pas d’accord avec la décision du Comité figurant au paragraphe 10.5 « de ne pas examiner séparément les griefs de l’auteur au regard des articles 17 et 23, seuls et lus conjointement avec le paragraphe 3 de l’article 2 du Pacte ». La pratique du Comité qui consiste à ne pas analyser des articles invoqués par les auteurs parce qu’il a déjà constaté une violation d’un autre article me semble aller à l’encontre de l’analyse globale qui devrait caractériser l’examen d’une communication en général, sans parler même du fait que la vulnérabilité de l’auteur exigeait que des aménagements raisonnables soient réalisés. Je ne pense pas que des raisons d’« économie de procédure » puissent justifier cette pratique. Dans le cas d’espèce, la famille de l’auteur au Canada, en particulier sa nièce et tutrice à l’instance, a montré qu’elle se souciait de lui éviter d’être envoyé en Jamaïque. Selon la jurisprudence du Comité (Dauphin c. Canada et Warsame c. Canada), la définition de la famille devrait être suffisamment large pour permettre de conclure que les sœurs et la nièce de l’auteur au Canada, avec qui celui-ci entretient des liens familiaux étroits, et de qui il a reçu de l’aide pendant trente et un ans, devraient être considérées comme la famille de l’auteur aux fins des articles 17 et 23. Par conséquent, le Comité aurait dû constater que l’expulsion de l’auteur, dans les conditions dans lesquelles elle a eu lieu, constitue une immixtion arbitraire de l’État dans la vie privée et la famille allant au-delà des limites raisonnables requises dans une affaire comme celle-ci : il existait des circonstances atténuantes aux infractions commises par l’auteur car son comportement délictueux était lié à sa maladie mentale; de surcroît, si l’État et la famille dispensaient chacun de l’aide à l’auteur, celui-ci pourrait avoir une meilleure qualité de vie en bénéficiant d’un traitement médical et psychiatrique tenant dûment compte de l’ensemble de ses droits et de son handicap.