NATIONS UNIES

CCPR

Pacte international relatif aux droits civils et politiques

Distr.RESTREINTE*

CCPR/C/93/D/1436/200531 juillet 2008

FRANÇAISOriginal: ANGLAIS

COMITÉ DES DROITS DE L’HOMMEQuatre‑vingt‑treizième session7‑25 juillet 2008

CONSTATATIONS

Communication n o 1436/2005

Présentée par:

Vadivel Sathasivam et Parathesi Saraswathi (représentés par un conseil, M. V. S. Ganesalingam et Interights)

Au nom de:

Les auteurs et leur fils Sathasivam Sanjeevan

État partie:

Sri Lanka

Date de la communication:

15 septembre 2005 (date de la lettre initiale)

Références:

Décision prise par le Rapporteur spécial en application de l’article 97 du Règlement intérieur, communiquée à l’État partie le 21 novembre 2005 (non publiée sous forme de document)

Date de l’adoption des constatations:

8 juillet 2008

Objet: Mauvais traitements et décès en garde à vue

Question s de fond: Privation arbitraire de la vie − Torture et mauvais traitements − Enquête en bonne et due forme − Utilité du recours

Questions de procédure: Absence de coopération de l’État partie

Article s du Pacte: 2 (par. 3), 6 et 7

Article du Protocole facultatif: Néant

Le 8 juillet 2008, le Comité des droits de l’homme a adopté le texte figurant en annexe en tant que constatations concernant la communication no 1436/2005 au titre du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif.

[ANNEXE]

ANNEXE

CONSTATATIONS DU COMITÉ DES DROITS DE L ’ HOMME AU TITRE DU PARAGRAPHE 4 DE L ’ ARTICLE 5 DU PROTOCOLE FACULTATIF SE RAPPORTANT AU PACTE INTERNATIONAL RELATIF AUX DROITS CIVILS ET POLITIQUES

Quatre ‑vingt ‑treizième session

concernant la

Communication n o 1436/2005**

Présentée par:

Vadivel Sathasivam et Parathesi Saraswathi (représentés par un conseil, M. V. S. Ganesalingam et Interights)

Au nom de:

Les auteurs et leur fils Sathasivam Sanjeevan

État partie:

Sri Lanka

Date de la communication:

15 septembre 2005 (date de la lettre initiale)

Le Comité des droits de l ’ homme, institué en vertu de l’article 28 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Réuni le 8 juillet 2008,

Ayant achevé l’examen de la communication no 1436/2005 présentée au nom de Vadivel Sathasivam, Parathesi Saraswathi et leur fils Sathasivam Sanjeevan en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Ayant tenu compte de toutes les informations écrites qui lui ont été communiquées par les auteurs de la communication et l’État partie,

Adopte ce qui suit:

Constatations au titre du paragraphe 4 de l ’ article 5 du Protocole facultatif

1.Les auteurs de la communication sont M. Vadivel Sathasivam et Mme Parathesi Saraswathi, qui la présentent en leur nom propre et au nom de leur fils Sathasivam Sanjeevan, décédé le 15 octobre 1998, ou autour de cette date, à l’âge de 18 ans. Ils se déclarent victimes de violations par la République démocratique socialiste de Sri Lanka (ci-après «Sri Lanka») des articles 2 (par. 3), 6 et 7 du Pacte. Ils sont représentés par un conseil, M. V. S. Ganesalingam et Interights.

Rappel des faits présentés par les auteurs

2.1Le 13 octobre 1998, le fils des auteurs, Sathasivam Sanjeevan, alors âgé de 18 ans, a quitté le domicile familial à Kalmunai pour faire une course et n’est pas revenu. Le lendemain vers 9 heures, la police a informé le premier auteur que son fils avait été arrêté et qu’il était en garde à vue. Le premier auteur n’a pas été informé des motifs de l’arrestation. Il s’est rendu au poste de police de Kalmunai, mais n’a pas été autorisé à voir son fils. Vers 16 heures, il est revenu accompagné d’un avocat et a pu alors voir son fils. Celui-ci était dans un très mauvais état, il était incapable de marcher ou de manger, et son oreille droite était enflée et saignait. Il a dit à son père et à l’avocat qu’après avoir été arrêté par deux policiers il avait été jeté contre un poteau téléphonique puis encore maltraité et torturé.

2.2Le 15 octobre vers 17 heures, le premier auteur et sa sœur ont de nouveau rendu visite à Sathasivam Sanjeevan. On leur a dit que celui-ci n’avait pas été conduit à l’hôpital, mais avait été soigné par un médecin, de sorte qu’il n’y avait pas de rapport médical sur son état ou sur les soins administrés. Le jeune homme se trouvait encore plus mal en point que la veille et suppliait qu’on le libère. Assis, incapable de lever les mains, il a raconté de nouveau que deux policiers l’avaient jeté brutalement contre un poteau téléphonique et qu’à cause de cela il n’arrivait plus à marcher ni à boire ou manger. Le premier auteur a constaté que son fils avait la nuque enflée et les deux épaules en sang. Le jeune homme, qui ne tenait pas debout, a répété que ses blessures étaient dues aux brutalités des policiers. Le premier auteur a demandé au policier présent comment son fils avait été blessé; on lui a répondu qu’il y aurait une enquête et que son fils serait ensuite relâché. Lorsque le premier auteur est revenu voir son fils le 15 octobre, l’état du jeune homme avait empiré. Il ne tenait pas debout et pouvait à peine parler, manger ou boire. Tout ce qu’il a pu dire, c’est qu’on l’avait conduit chez un médecin la veille au soir et qu’on lui avait donné des médicaments.

2.3Le 16 octobre, le premier auteur n’a pas été autorisé à voir son fils. Le soir, il a reçu un message du poste de police, lui demandant de se rendre immédiatement à l’hôpital d’Ampara. Le lendemain, le premier auteur s’est rendu à Ampara, où on lui a montré le corps de son fils à la morgue. On pouvait voir des points de suture sur la langue, et le corps avait été ouvert du torse à l’estomac. Le premier auteur a été informé que l’autopsie et l’enquête sur les causes de la mort étaient terminées et qu’il pouvait donc emporter le corps, à condition de rester à Ampara. Plus tard, il a été autorisé à ramener le corps à Kalmunai pour l’inhumer.

2.4Par la suite, le premier auteur a appris qu’après que la police eut notifié le décès de son fils, le juge du Magistrates ’ Court (tribunal d’instance) de Kalmunai avait ouvert une enquête sur les causes de la mort, le 15 octobre. D’après un rapport établi par la police de Sammanthurai dont était saisi le juge, le 15 octobre vers 21 heures, huit policiers qui transféraient le jeune homme de Kalmunai au poste de police d’Ampara avaient été attaqués par des combattants des Tigres de libération de l’Eelam tamoul (LTTE). Le rapport indiquait, sans autre précision, que deux policiers et le garçon avaient été blessés, et que le véhicule avait été endommagé. Les trois blessés avaient été hospitalisés à Ampara, où le jeune homme était mort; les deux policiers avaient survécu. Le juge a ordonné une autopsie et l’ouverture d’une enquête sur les causes de la mort, dont les résultats devaient lui être envoyés avant le 21 octobre en vue d’une enquête exhaustive.

2.5Le 16 octobre, le juge du Magistrates ’ Court de Kalmunai a conduit l’enquête sur les causes de la mort après s’être rendu sur les lieux des faits allégués. Il a noté dans son rapport d’enquête que le corps du jeune homme présentait cinq blessures par balle, mais pas d’autres lésions. Il a constaté qu’une fusillade avait bien eu lieu mais n’a pas conclu qu’il s’était agi d’une attaque comme celle décrite par la police. Il a ordonné qu’une autopsie soit réalisée par le médecin chef du district d’Ampara et que le corps soit ensuite remis à la famille.

2.6Le médecin chef du district d’Ampara a procédé à l’autopsie le même jour. Il fait état dans son rapport de lésions à la partie inférieure de l’abdomen, à la vessie et au fémur droit, ainsi que d’une fracture de l’os pelvien droit. Il conclut à une mort par choc faisant suite à des hémorragies provoquées par des blessures par balle. Il ne mentionne pas de tortures. Il ne précise pas non plus si les blessures mortelles par balle ont été infligées avant ou après le décès de la victime, ou auraient pu l’être, bien que la question soit posée dans le formulaire utilisé pour le rapport.

2.7N’ayant pas reçu le rapport d’autopsie à la date de l’audience préliminaire le 21 octobre 1998, le juge a dû reporter celle-ci au 29 octobre puis au 12 novembre, puis de nouveau au 26 novembre pour s’assurer la présence des policiers de Kalmunai. Les auteurs n’avaient pas été informés de l’ouverture d’une enquête et n’étaient donc pas présents ni représentés aux audiences des 21 et 29 octobre. Ils ont été informés par une source indépendante de la tenue de l’audience du 12 novembre et ont été représentés à partir de cette date.

2.8Les auteurs ont porté l’affaire devant la Commission des droits de l’homme, par l’intermédiaire du bureau de Kalmunai qui l’a transmise au siège à Colombo. Le 2 novembre 1998, le conseil des auteurs a écrit au Président de la Commission pour lui demander de prendre des mesures conformément aux articles 14 et 15 de la loi de 1996 portant création de la Commission des droits de l’homme de Sri Lanka, et notamment: a) de demander à l’Inspecteur général adjoint de la police pour la région de Kalmunai d’ordonner une enquête, et b) de tenir le juge local informé. La Commission n’a pas accusé réception de la lettre ni pris de mesures.

2.9À l’audience devant le juge, le 26 novembre, le premier auteur et sa sœur ont décrit la nature et l’étendue des tortures infligées au jeune homme d’après ce qu’ils avaient vu et entendu de la bouche de celui-ci. Le premier auteur a évoqué les blessures corporelles qu’il avait observées et l’incapacité de son fils de marcher ou de se tenir debout, et a décrit les violences physiques que son fils lui avait dit avoir subies lorsqu’il était venu le voir. Il a également évoqué l’état déplorable dans lequel se trouvait le jeune homme à sa deuxième visite.

2.10Les représentants des auteurs ont fait valoir que le médecin chef du district avait commis une erreur en ne concluant pas que la victime avait subi des tortures et des mauvais traitements, alors qu’il était manifeste, d’après les blessures énumérées dans le rapport et le témoignage des auteurs, que le jeune homme avait subi des violences avant d’être tué. Le juge a accepté cet argument et a ordonné que le corps soit exhumé pour être réexaminé par le médecin légiste à Batticaloa, conformément à l’article 373 (par. 2) du Code pénal.

Le 27 novembre 1998, le corps a été exhumé en présence du juge et envoyé au médecin légiste. Dans son rapport, celui-ci constate la présence de neuf blessures antérieures au décès qui ont été causées par un instrument contondant avant la fusillade, et des lésions au cou qui ont pu avoir été causées par pression des doigts. Il conclut que quatre blessures par balle ont été mortelles.

2.11Le 21 octobre 1999, le juge du Magistrates ’ Court a rendu ses conclusions, déclarant qu’il y avait eu homicide et que la victime avait été torturée avant de succomber à une hémorragie due à des blessures par balle. Il a ordonné au responsable de l’organe de contrôle de la police de Sammanthurai de prendre des dispositions pour que le Département des enquêtes criminelles ouvre une enquête aux fins d’arrêter et de juger les coupables. En 1999 également, dans un rapport sur la torture à Sri Lanka, Amnesty International a cité l’affaire comme «illustrant la manière dont la police a essayé de dissimuler un cas de torture en garde à vue alors même qu’une enquête sur les causes de la mort avait été conduite conformément au droit ordinaire».

2.12Le 10 juillet 2002, plus de deux ans et demi après cette décision et malgré plusieurs rappels, le Directeur du Département des enquêtes criminelles a écrit au juge pour l’informer qu’une enquête avait été réalisée à la suite d’une lettre adressée au Procureur général, au sujet de l’affaire, par le Rapporteur spécial des Nations Unies sur la question de la torture.

2.13Le 19 août 2002, le Procureur général a adressé une lettre au Directeur du Département des enquêtes criminelles, avec copie au greffier du Magistrates ’ Court, dans laquelle il déclarait que l’examen de tous les éléments de preuve disponibles avait clairement montré que la version de l’arrestation et du décès donnée par la police était fausse et fabriquée de toutes pièces. Cependant, ces éléments justifiaient uniquement des mesures disciplinaires, n’étant pas suffisants pour que l’on engage contre les policiers en cause une procédure pénale pour torture et meurtre. Le Directeur était prié par conséquent de transmettre la lettre et le rapport d’enquête à l’organe disciplinaire compétent, afin que celui-ci prenne les mesures voulues. À la connaissance des auteurs, rien n’a été fait dans ce sens.

2.14En 2000, le Rapporteur spécial sur la question de la torture a évoqué l’affaire dans son rapport annuel à la Commission des droits de l’homme des Nations Unies. En 2002, le nouveau Rapporteur spécial sur la question de la torture a noté dans son rapport annuel à la Commission des droits de l’homme que le Procureur général, après avoir conclu à l’absence de preuves suffisantes pour engager des poursuites au pénal, avait recommandé des mesures disciplinaires. Le Rapporteur spécial constatait avec préoccupation que le Gouvernement n’avait pas répondu au sujet de plusieurs cas de torture portés à son attention.

2.15Malgré l’attention internationale accordée à l’affaire, l’État partie a refusé d’admettre sa responsabilité, de mettre en examen les responsables présumés ou d’indemniser la famille de la victime.

Teneur de la plainte

3.1Les auteurs affirment que les faits exposés font apparaître des violations des articles 2 (par. 3), 6 et 7 du Pacte.

3.2Au titre de l’article 6, ils font valoir que l’État partie a manqué à plusieurs égards à son obligation de prendre des mesures suffisantes pour protéger le droit à la vie. En premier lieu, les éléments de preuve montrent que la victime est décédée en garde à vue des suites de blessures par balle qu’elle aurait reçues, d’après la police, au cours d’un transfert. Même si, en l’absence d’enquête exhaustive et indépendante, il est difficile d’établir qui était l’auteur des tirs mortels, les éléments de preuve montrent clairement que l’État partie a au moins manqué à son devoir incontestable de protéger la victime pendant qu’elle était en garde à vue.

3.3Les auteurs renvoient à ce propos à la jurisprudence du Comité des droits de l’homme et de la Cour européenne des droits de l’homme, d’où il ressort que: i) l’État partie a l’obligation de préserver le bien-être des personnes dont il a la surveillance ou la charge, en particulier lorsqu’elles se trouvent en garde à vue; et ii) l’État, lorsqu’il existe de fortes présomptions qu’il est responsable d’un décès en garde à vue, doit fournir une explication satisfaisante et convaincante pour réfuter cette hypothèse. En l’espèce, l’État n’a pas donné d’explication pour corroborer la thèse selon laquelle la victime aurait été tuée par les LTTE. Cette absence de justification est renforcée par les conclusions du Procureur général, qui a considéré que la police avait inventé sa version des circonstances du décès. Par conséquent, la présomption que l’État est seul responsable doit l’emporter.

3.4Toujours en ce qui concerne l’obligation découlant de l’article 6, les auteurs font valoir en second lieu que, d’après les éléments de preuve, la victime a subi de graves tortures de nature à provoquer sa mort. L’État partie n’a pas pris les mesures voulues pour protéger la vie et le bien‑être de Sathasivam Sanjeevan. Par exemple, à aucun moment le jeune homme n’a été présenté à une autorité judiciaire, ce qui est pourtant une mesure réputée essentielle non seulement pour vérifier la légitimité des motifs de l’arrestation, mais également pour surveiller la manière dont est traité le détenu.

3.5Enfin, les auteurs font valoir que l’État partie a manqué à un troisième aspect de l’obligation découlant de l’article 6 en s’abstenant, après le décès de la victime, de conduire une enquête et de traduire en justice les responsables. Le Département des enquêtes criminelles, malgré les demandes répétées du juge local, est resté plus de deux ans sans ouvrir d’enquête et ne l’a finalement fait qu’à la suite d’une lettre du Rapporteur spécial des Nations Unies sur la question de la torture. Il existait pourtant de solides éléments de preuve qui auraient pu être examinés immédiatement, puisque plusieurs policiers dûment identifiés se trouvaient à bord du véhicule au moment de la fusillade.

3.6Les auteurs relèvent que, d’après la jurisprudence du Comité, de la Cour européenne des droits de l’homme et de la Cour interaméricaine des droits de l’homme, le droit à la vie, conjugué au droit à un recours utile, exige des États parties qu’ils prennent des mesures efficaces pour protéger ce droit, notamment par des garanties procédurales appropriées incluant l’ouverture d’une enquête et l’engagement de poursuites dans le cas d’homicides imputables à des agents de l’État. L’absence de telles garanties peut constituer une violation du droit à la vie même s’il n’existe pas de preuves suffisantes pour attribuer à l’État la responsabilité du décès en question.

3.7Les auteurs font valoir que, même si des doutes demeuraient quant au rôle de la police dans la mort de la victime, l’État partie a néanmoins manqué à ses obligations au titre de l’article 6 puisqu’il n’a pas empêché ce décès ni pris de mesures après qu’il se fut produit. Même après qu’une enquête sommaire eut finalement été effectuée, le Procureur général a refusé de recommander des poursuites, optant pour une procédure disciplinaire − mesure manifestement insuffisante − qui n’a d’ailleurs même pas été engagée. De simples mesures disciplinaires, qui ont pour effet de banaliser une infraction aussi grave, ne sauraient remplacer l’enquête et les poursuites pénales auxquelles doit donner lieu toute privation arbitraire de la vie. En outre, en violation de son obligation d’indemniser la famille de la victime, l’État partie n’a pas présenté d’excuses ni offert de réparation pour ce décès, pas même après que le Procureur général eut reconnu que la police en était responsable.

3.8Au titre de l’article 7 du Pacte, les auteurs font valoir que la victime a été torturée dans des circonstances qui engagent clairement la responsabilité de l’État, étant donné qu’il est amplement démontré que le jeune homme a subi des actes constitutifs d’un traitement cruel et inhumain et, du fait de leur gravité, constitutifs également de torture. Le premier auteur et sa sœur, qui sont allés voir la victime au poste de police dans les vingt‑quatre heures suivant l’arrestation, ont témoigné que le jeune homme avait été gravement blessé pendant sa garde à vue, au point qu’il était incapable de se tenir debout, de boire ou de manger. Ce témoignage a été étayé par les conclusions de l’autopsie, qui font état de blessures précises et détaillées pouvant avoir été causées par de graves violences. Selon la jurisprudence du Comité, il y a eu violation manifeste de l’article 7 du fait que la victime a subi le traitement décrit par le médecin légiste. En l’absence d’explication plausible de la part de l’État partie, il y a lieu de conclure que des tortures et des mauvais traitements ont bien été infligés.

3.9Les auteurs font valoir que rien ne prouve que la victime ait bénéficié d’une quelconque protection contre la torture, hormis la possibilité de recevoir deux visites de ses plus proches parents. Il n’y a pas eu de surveillance judiciaire de la détention, ni de compte rendu de l’état de santé du détenu, ni le moindre contrôle de la part de policiers de rang supérieur ou de personnels de santé. Les auteurs invoquent l’Observation générale no 20 du Comité (par. 11) et l’Ensemble de principes des Nations Unies pour la protection de toutes les personnes soumises à une forme quelconque de détention ou d’emprisonnement, qui énoncent les mesures à prendre pour garantir la protection contre la torture.

3.10Non seulement l’État partie n’a pas fourni des garanties suffisantes contre la torture, mais en outre il n’a pas enquêté sur la conduite des policiers et ne les a pas déférés à la justice. L’enquête a été ouverte avec plus de deux ans de retard, et uniquement parce que le Rapporteur spécial des Nations Unies sur la question de la torture l’avait réclamée. À l’issue de l’enquête, le Procureur général, bien qu’ayant établi que la police était responsable des tortures infligées à la victime, a refusé de poursuivre les coupables, banalisant le crime en décidant de le traiter plutôt comme une affaire de discipline. Le Comité a affirmé que le devoir de protéger les personnes contre tout acte contraire à l’article 7 suppose que l’État partie prenne des mesures pour prévenir la torture ainsi que pour enquêter sur les cas de torture et les sanctionner, qu’ils se soient produits dans l’exercice de fonctions officielles ou dans un autre contexte. Les auteurs, parents de la victime, n’ont pas été indemnisés, ce qui aggrave encore la violation de l’article 7.

3.11Au titre du paragraphe 3 de l’article 2, les auteurs font valoir que, d’après la jurisprudence du Comité, une enquête pénale et des poursuites judiciaires constituaient la seule mesure utile compte tenu des circonstances du décès de la victime, qui ont consisté en une arrestation et une détention arbitraires suivies de tortures et d’un homicide illégal et arbitraire. L’État partie a donc manqué à ses obligations en s’abstenant de prendre les dispositions voulues, notamment sur le plan juridique, administratif et judiciaire, pour traduire en justice les responsables des tortures subies par la victime et de son décès. Le Comité contre la torture a lui aussi souligné que le droit à un recours exigeait qu’une enquête effective, indépendante et impartiale soit conduite sur les allégations de torture.

3.12La décision du Procureur général de ne pas engager de poursuites et de recommander plutôt une procédure disciplinaire est à l’évidence une mesure insuffisante qui n’équivaut pas à un recours utile. La violation qui s’ensuit est aggravée par le fait que, à la connaissance des auteurs, cette procédure disciplinaire n’a même pas été engagée. Les auteurs ne se sont jamais vu offrir des excuses ou une réparation, alors que l’État partie, en la personne du juge du Magistrates ’ Court et du Procureur général, a reconnu que les policiers étaient responsables des tortures subies par la victime et de son décès.

Absence de coopération de l ’ État partie

4.Dans des notes verbales datées du 21 novembre 2005, du 25 juillet 2006 et du 6 novembre 2007, l’État partie a été prié de communiquer au Comité des informations sur la recevabilité et le fond de la communication. Le Comité constate que ces informations ne lui sont pas parvenues. Il regrette que l’État partie n’ait apporté aucun éclaircissement sur la recevabilité ou le fond des griefs des auteurs. Il rappelle que, conformément au Protocole facultatif, l’État partie concerné est tenu de soumettre par écrit au Comité des explications ou déclarations éclaircissant la question et indiquant, le cas échéant, les mesures qu’il pourrait avoir prises pour remédier à la situation. En l’absence de réponse de la part de l’État partie, il y a lieu d’accorder le crédit voulu aux allégations des auteurs, pour autant que celles-ci aient été suffisamment étayées.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

5.1Avant d’examiner une plainte contenue dans une communication, le Comité des droits de l’homme doit, conformément à l’article 93 de son règlement intérieur, déterminer si cette communication est recevable en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.

5.2N’ayant reçu aucune observation de l’État partie sur la recevabilité de la communication et constatant que rien d’autre ne semble y faire obstacle, le Comité doit accorder le crédit voulu aux informations qui lui ont été soumises. Il conclut que les auteurs ont suffisamment étayé, aux fins de la recevabilité, les plaintes qu’ils formulent au titre des articles 6, 7 et 2 (par. 3) du Pacte, lesquelles peuvent donc être examinées sur le fond.

Examen au fond

6.1Le Comité des droits de l’homme a examiné la présente communication en tenant compte de toutes les informations qui lui ont été soumises par les parties, conformément au paragraphe 1 de l’article 5 du Protocole facultatif.

6.2En ce qui concerne le grief tiré de l’article 6 du Pacte au motif que le décès de la victime serait directement imputable à l’État partie, le Comité rappelle que, d’après les informations qui lui ont été fournies et qui n’ont pas été contestées, la victime était en bonne santé avant d’être placée en garde à vue au poste de police, où des témoins ont vu peu après qu’elle souffrait de nombreuses blessures graves. Les raisons avancées pour expliquer le décès ultérieur de la victime − qu’elle avait été tuée dans une attaque des LTTE − ont été rejetées par les propres autorités judiciaires et exécutives de l’État partie. Dans ces conditions, le Comité doit accorder le crédit voulu à l’hypothèse que les blessures infligées à la victime en garde à vue, et a fortiori sa mort, doivent être considérées comme imputables à l’État partie lui-même. Le Comité en conclut que l’État partie est responsable d’avoir arbitrairement privé la victime de la vie, en violation de l’article 6 du Pacte.

6.3En ce qui concerne le grief tiré de l’article 7 du Pacte au motif que les blessures infligées à la victime avant sa mort équivalent à une violation de cette disposition, le Comité rappelle que l’État partie n’a pas contesté les éléments de preuve qui ont été produits pour montrer que la victime avait été gravement blessée pendant sa garde à vue et qu’elle avait elle-même désigné les policiers comme étant les auteurs de ce traitement. Compte tenu de la présomption de responsabilité qui ressort du paragraphe 6.2 ci-dessus, et au vu de la gravité des blessures décrites, le Comité conclut que l’État partie a soumis la victime à un traitement inhumain contraire à l’article 7 du Pacte.

6.4En ce qui concerne les griefs tirés des articles 6 et 7 du Pacte au motif que l’État partie a manqué à l’obligation de mener une enquête en bonne et due forme sur les tortures infligées à la victime et sur son décès, et de prendre les mesures correctives voulues, le Comité rappelle que, selon sa jurisprudence établie, une enquête pénale suivie de poursuites est indispensable pour remédier aux violations de droits de l’homme tels que ceux qui sont protégés par les articles 6 et 7 du Pacte. En l’espèce, les propres autorités de l’État partie ont rejeté les raisons avancées par les policiers pour expliquer le décès du jeune homme dont ils avaient la garde, et les autorités judiciaires de l’État partie ont demandé l’ouverture d’une procédure pénale contre les policiers en cause. En l’absence d’explications de la part de l’État partie et au vu des éléments de preuve détaillés qui lui ont été fournis, le Comité doit conclure que la décision du Procureur général d’engager une procédure disciplinaire au lieu d’une procédure pénale était manifestement arbitraire et constituait un déni de justice. Par conséquent, il convient de considérer que l’État partie a manqué à l’obligation qui lui est faite en vertu des articles 6 et 7 de mener une enquête en bonne et due forme sur les tortures infligées à la victime et sur son décès, et de prendre les mesures voulues contre les responsables de ces actes. Pour ces mêmes motifs, l’État partie a manqué à l’obligation que lui impose le paragraphe 3 de l’article 2 d’assurer un recours utile aux auteurs.

7.Le Comité des droits de l’homme, agissant en vertu du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques, est d’avis que les faits constatés font apparaître des violations par Sri Lanka des articles 6, 7 et de l’article 2 (par. 3), interprété à la lumière des articles 6 et 7 du Pacte.

8.Conformément au paragraphe 3 a) de l’article 2 du Pacte, l’État partie est tenu d’assurer aux auteurs un recours utile, consistant notamment à engager une procédure pénale, et à verser une réparation appropriée à la famille de la victime. L’État partie est également tenu de veiller à ce que des violations analogues ne se reproduisent pas à l’avenir.

9.Étant donné qu’en adhérant au Protocole facultatif l’État partie a reconnu que le Comité a compétence pour déterminer s’il y a ou non violation du Pacte et que, conformément à l’article 2 du Pacte, il s’est engagé à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant de sa juridiction les droits reconnus dans le Pacte et à assurer un recours utile et exécutoire lorsqu’une violation a été établie, le Comité souhaite recevoir de l’État partie, dans un délai de cent quatre‑vingts jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet à ses constatations. L’État partie est invité en outre à rendre publiques les présentes constatations.

[Adopté en anglais (version originale), en français et en espagnol. Paraîtra ultérieurement aussi en arabe, en chinois et en russe dans le rapport annuel du Comité à l’Assemblée générale.]

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